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Article de revue

Rencontre avec Sastra, pirate indonésien

Pages 125 à 130

Notes

  • [1]
    Enquêtes de terrain dans les îles Riau en 2008-2009.
  • [2]
    Chargé d’études au Centre d’Enseignement Supérieur de la Marine (CESM).
  • [3]
    Ethnie Batak, au nord de Sumatra.
  • [4]
    Littéralement : port-souris, surnom donné aux ports de contrebande et repaires pirates.
  • [5]
    William Somerset Maugham, Un gentleman en Asie, Paris, Éditions du Rocher, 1993 (1930), p. 146.
  • [6]
    SIJORI : Singapour, Johor (État fédéré au sud de la Malaysia), Riau (province indonésienne).
  • [7]
    1 euro = 12667 rupih au 4 mars 2010, Banque de France : <www.banque-france.fr/fr/statistiques/taux/parites-quotidiennes.htm>, consulté le 5 mars 2010.

1 Bienvenue dans le quartier de Tanjung Uma, sur l’île de Batam en Indonésie, dans l’arrière-cour de Singapour, de l’autre côté du détroit de Malacca. Le marché vient de fermer et la chaleur pèse. La rue est déserte et les échoppes somnolent. Dans celle de l’ethnie des Karo  [3], l’un des jeunes se détache du lot, trop maigre pour être malhonnête. Sastra – c’est son nom – propose un café. Il porte un pantalon, des chaussettes et une montre à l’heure de Singapour, ce qui est suffisant pour éveiller l’attention dans ce petit port de misère voué à la contrebande. Acceptons donc. Une fois passé les préliminaires à propos de Zidane et Chirac, ce trentenaire encore affûté ne cherche pas à cacher les pratiques locales. Il confirme la localisation des pelabuhan tikus [4] de l’île. Il connait beaucoup de choses et de monde, sans doute des pirates. Mais comme pour les braises cachées sous la cendre, il faut souffler doucement, délicatement et sans précipitation pour ranimer la flamme et raviver les contacts. On touche à l’humain. Il ne s’agit pas de feuilleter des rapports ou d’additionner des statistiques ; la manœuvre est plus subtile et exaltante. « Les êtres humains sont plus intéressants que les livres, mais on ne peut pas, hélas, en sauter des passages (…). Il faut les lire quand l’occasion s’en présente (…). Peut-être n’êtes-vous pas d’humeur à les écouter, ou bien, dans votre hâte, il se peut que vous laissiez échapper la seule chose qu’ils avaient à vous apprendre »  [5]. Prendre des notes ? On aurait peur de le perturber. Écoutons-le plutôt raconter son histoire.

2 Ce jeune de banlieue indonésien ne paye pas de mine, il est sans esbroufe ni manières. Il est arrivé il y a douze ans de Berastagi, village loti dans les montagnes qui dominent Medan au nord de Sumatra. Sa famille croyait aux promesses d’embauches de ce côté du triangle de croissance SIJoRI  [6] qui devait fournir la main-d’œuvre aux projets et capitaux singapouriens. Lui et son père ont cherché du travail, notamment en tant que marins, mais sans succès. On lui a alors proposé d’intégrer une bande pirate quand c’était en vogue dans le détroit. S’en sont suivis quelques détournements de navires jusque vers Balikpapan, sur la côte est de Kalimantan. Total et d’autres compagnies pétrolières y sont en effet implantées, ce qui entraîne sur place un important trafic de tankers. Déjà au XIXe siècle, les pirates des Riau menaient des opérations jusqu’à Bornéo avec un calendrier gouverné par la mousson. En revanche, Sastra ne compte plus le nombre de navires simplement rançonnés.

3 Comment se passaient et se passent encore les attaques ? À première vue, il n’est pas question de gangs formels et pyramidaux. En réalité, un homme d’affaire crapuleux obtient des renseignements par le biais d’un agent infiltré dans les compagnies maritimes, généralement à Singapour, ou via un intermédiaire qui habite l’une des belles demeures de Batam. La piraterie ne constitue qu’un pan des activités de ce type de parrains. Parmi eux, Mr Pang ou Phang, un Chinois de Malaysia à la cinquantaine bedonnante, est un touche-à-tout. D’après Sastra, il est très difficile de l’identifier. À la différence de ses seconds couteaux, il n’affiche que très peu de signes extérieurs de richesse : nul bijou ni même de grosses cylindrées. Déjà arrêté, il a été relâché par manque de preuves, dit-on. Depuis, il adopte un profile bas et se cacherait à Batam sous un faux nom en attendant des jours meilleurs pour ses affaires. Un autre Chinois aurait pris le relais depuis Palembang, à Sumatra. Tout comme Mr Pang, sitôt informé de l’opportunité d’un détournement, il monte un coup et prépare l’attaque. Pour ce faire, il dispose de trois assistants répartis dans l’archipel des Riau. Ceux-ci relaient l’offre auprès d’agents recruteurs. Ils peuvent opérer par téléphone, par l’intermédiaire des tenanciers d’échoppes ou à travers les vendeurs de cigarettes comme celui en face du pub Steps, dans le quartier de Nagoya à Batam. C’est du moins ce qu’affirmait un marin attablé sur le même trottoir en attente de small business (comprendre un emploi en mer, même précaire, légal ou pas). Si les marins étaient autrefois jusqu’à 300 à animer la rue, les temps changent : ils ne sont aujourd’hui plus qu’une poignée à s’échanger des informations et à guetter d’éventuelles opportunités professionnelles ou criminelles.

4 En cas de proposition alléchante, les pirates freelance signalent leur intérêt. Au fur et à mesure l’équipe se constitue. Les candidats sont généralement regroupés par douzaines, selon qu’ils sont originaires de Palembang, de Florès ou de Sumbawa. On trouve aussi des Bugis et des Buton venus du sud de Sulawesi. Il y aurait une petite quinzaine de groupes de ce type entre Sumatra-Est et les îles Riau. Une fois la candidature retenue, rendez-vous leur est donné dans un hôtel, souvent de passe, comme le Fanesya dans le quartier de Seraya à Batam. Le tenancier, John, a lui-même opéré pour le compte de pirates en mer de Chine méridionale dans les années 1990. Sastra le connaît bien. Comme d’autres, il lui est arrivé d’attendre quelques jours durant, dans une des chambres, le reste de l’équipe ainsi qu’une enveloppe de liquide envoyée par le sponsor chinois. Avec cet argent les pirates achètent le matériel : passe-montagnes, cordes et carburant. Ils se procurent une embarcation et veillent à sa motorisation qui apportera vitesse et endurance. Enfin, ils louent les services d’un capitaine car si les pirates se satisfont de faux papiers pour un bateau détourné et éventuellement rebaptisé, pour la conduite du navire et en cas de contrôle, il préfèrent compter sur un vrai capitaine de marine marchande. Ils louent également les armes souvent acheminées depuis Aceh ; le prix oscillait en 2009 entre deux et sept millions de rupih  [7] pour la location ou l’achat d’une arme de poing.

5 Pour Sastra, un jour la chance a tourné. Des hommes armés l’ont accueilli sur le pont du navire abordé. C’était non loin de Tembilahan, dans le détroit de Berhala, au sud des Riau. Il a plongé, tenté de fuir à la nage, mais en vain. Donc la prison. Il encourait huit ans à Singapour et onze ans en Indonésie, mais n’a pris que deux-trois mois, son parrain préférant payer pour sa libération, car il est plus utile dehors que dedans. Heureusement, les autorités sont très arrangeantes et on parvient toujours à s’entendre à coups de rupih. Depuis, Sastra cherche à se reconvertir tout en restant connecté avec ses anciens comparses. Compte tenu des patrouilles, il lui semble désormais trop dangereux d’aller attaquer dans le détroit de Singapour. Bien qu’il soit impossible de connaître le nombre et la fréquence exacts de ces dernières, la psychose opère. La même télévision qui attise la rancœur des jeunes en déversant images et publicités de l’Occident les informe également des mesures anti-piraterie. Une abondante presse écrite prenant le relais. C’est pourquoi certains préfèrent migrer et mettre le cap au Sud pour rejoindre les hirondelles basées vers Kuala Enok, Kuala Tungkal et Muarasabak. Le climat y serait davantage propice aux activités criminelles, en attendant un possible retour de la belle saison dans le détroit de Malacca. Les récentes attaques au large des Anambas, en mer de Chine, auraient d’ailleurs été commises par une bande basée à Palembang, grande métropole de la moitié sud de Sumatra. Ils auraient opéré depuis un bateau-mère avant de regagner leur ville. De plus, la récente interdiction des paris clandestins à Batam, avec un contrôle plus serré de la police et la fermeture, par exemple, du site de Penguin à Baloi, aura rendu plus difficile le blanchiment de l’argent sale et des butins. Cependant, il est probable que les petits délinquants impliqués dans cette industrie du jeu auront cherché à se reconvertir dans d’autres domaines tout aussi illégaux. Pour en savoir plus sur les dernières tendances, Sastra propose d’aller à la rencontre de son ami Sidnen. Ainsi, de café en café, le voile se lève sur la piraterie du détroit de Malacca.

6 Ce n’est pas loin. Plus sûr qu’un taxi-moto à cette heure avancée de la nuit, lui et son deux-roues repeint en rose feront l’affaire pour filer jusqu’à Jodoh. Là, des palabres s’engagent dans un magasin qui fait office de sas. Tout excès de zèle ou de confiance serait immédiatement sanctionné. Il suffit de suivre Sastra. Il se dirige vers une autre échoppe. Lui et Sidnen se sont rencontrés en prison. Aprés être sorti, ce dernier a choisi de persévérer. Il est encore pirate.

7 Le voilà qui arrive de la pénombre. Il est borgne. Sastra lui répète le discours empathique récité ce matin : la crise économique, le chômage, la désillusion, les familles à nourrir et tant d’autres facteurs connexes qui peuvent mener à la piraterie sans pour autant l’excuser. Surtout, il lui répète les doutes émis sur la très hypothétique collusion entre pirates et terroristes. Un tel amalgame les blesse. Cela dit et une fois les tasses bues, Sidnen parle. Il s’enfonce dans son siège en plastique, tire sur sa cigarette au clou de girofle et prend son temps. Pas besoin de poser la moindre question, il va démarrer et sait ce qu’il veut dire. Les pirates soigneraient-ils leur image ? Auraient-ils besoin de se confier, de s’expliquer voire de se justifier ? Au terme de l’entrevue, Sidnen ne réclamera rien. Sastra conseillera simplement d’offrir un paquet de cigarettes en plus de la boisson.

8 Malgré tout le démarrage tarde. Le discours reste creux et les propos échangés sans intérêt. Il y a en réalité quelque chose qui tracasse les deux compères. Il faut changer d’échoppe. Et pour cause : sur le trottoir, attablés non loin, les deux seuls Indonésiens sobres et graves travaillent pour les RG locaux. Une fois plus à son aise, Sidnen se raconte. Il a presque quarante ans et est venu de Florès à Batam en 1993. Il est marié et père de quatre enfants. Ses parents enseignent, son frère est banquier, mais lui travaille comme vigile de nuit dans plusieurs magasins de Jodoh. Pour nourrir sa famille, il a attaqué des navires et détourné un remorqueur. Une nuit, des gardes l’attendaient, lui et ses comparses, à bord de la cible visée. Pas le choix : il faut plonger, nager et fuir de nuit dans les eaux du détroit pour tenter de leur échapper. Finalement, il sera livré quelques jours plus tard par un jaloux et arrêté chez lui à l’heure du dîner. C’est aux excès de fureur, de colère et de brutalité de la police qu’il doit la perte de son œil. Accusé de détentions d’armes – « avec des balles de ce calibre », dit-il en faisant rouler sa cigarette entre ses doigts noirs – il risquait jusqu’à quatre ans de prison ; il ne passera finalement que trois mois derrière les barreaux. Comme dans le cas de Sastra, son parrain préfère payer 15 millions de rupih (environ mille euros) et le savoir dehors. Depuis, Sidnen guette une prochaine opportunité de repartir en mer. Il en va de même pour Sastra et un troisième larron tout juste sorti de prison au bout de quatre années. Ce dernier, échaudé par ce séjour prolongé, ne gagne à présent pas plus de 45000 rupih par jour (soit quelque 3,5 euros) à garer les voitures dans un parking sous le soleil pesant de Batam. Quant à Sastra, lui et sa jeune épouse aimeraient pouvoir se lancer dans la vie et envisager sereinement l’avenir pour leur nouveau-né. Hélas ! manque le financement. Le jeune couple recherche une mise de départ. Sastra peine à trouver un emploi lucratif. Il tente de se lancer dans le commerce d’antiquités tirées d’épaves mais rien n’y fait ni ne prend.

9 Dans ces conditions, comment des jeunes hommes dans la force de l’âge pouvaient-ils ne pas répondre à l’appel d’un gang qui préparait début 2009 une attaque contre un pétrolier transportant trois mille tonnes de pétrole ? L’opération montée grâce à des renseignements venus de Singapour requérait treize pirates. Tous devaient être payés entre 10000 et 35000 euros selon leur poste et leur rang au sein du commando. De telles sommes comparées à la maigre paye quotidienne difficilement glanée dans les rues de Batam suffisent à convaincre les plus sceptiques. Pour donner le signal, l’initiateur de ce détournement attendait simplement que les prix du pétrole augmentent afin d’accroître sa marge à la revente du butin. Au-delà de cette seule opération, Sastra souligne le facteur politique au lendemain des scrutins régional, législatif et présidentiel de 2009-2010, l’attention se focalisant sur les stratégies partisanes à Java plutôt que sur la sûreté des détroits sumatranais. Le climat social pouvait qui plus est éclipser la donne sécuritaire. Dès lors, tout comme les pirates surgissent toujours dans l’histoire entre deux ordres internationaux stabilisés, ils pouvaient faire parler d’eux à nouveau si la transition gouvernementale – État ou régions – était amenée à se prolonger. Sastra évoque en outre le facteur singapourien, par ailleurs rarement mentionné, même à titre d’hypothèse. Lui et ses confrères avaient déjà eu par le passé l’occasion d’attaquer des navires pour le compte de sociétés maritimes cherchant à nuire à des concurrents. Il pourrait en être de même si les infrastructures portuaires de Batam se développaient au point d’écorner la mainmise du port de Singapour sur le trafic du détroit, quelques concurrents mal intentionnés étant tentés d’attester à tout prix l’insécurité des eaux indonésiennes.

10 Maintenant Sidnen doit aller travailler, légalement. Dans quelques heures, il se lèvera pour vendre ses salades, fruits et légumes sur le marché, en attendant – en espérant ? – un coup de téléphone de Mr Pang en vue d’une nouvelle attaque…

figure im1

Date de mise en ligne : 16/11/2010.

https://doi.org/10.3917/oute.025.0125

Notes

  • [1]
    Enquêtes de terrain dans les îles Riau en 2008-2009.
  • [2]
    Chargé d’études au Centre d’Enseignement Supérieur de la Marine (CESM).
  • [3]
    Ethnie Batak, au nord de Sumatra.
  • [4]
    Littéralement : port-souris, surnom donné aux ports de contrebande et repaires pirates.
  • [5]
    William Somerset Maugham, Un gentleman en Asie, Paris, Éditions du Rocher, 1993 (1930), p. 146.
  • [6]
    SIJORI : Singapour, Johor (État fédéré au sud de la Malaysia), Riau (province indonésienne).
  • [7]
    1 euro = 12667 rupih au 4 mars 2010, Banque de France : <www.banque-france.fr/fr/statistiques/taux/parites-quotidiennes.htm>, consulté le 5 mars 2010.
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