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Article de revue

Géostratégies et écostratégies : le Tibet

Pages 203 à 214

Notes

  • [1]
    Août 2008.
  • [2]
    Directeur de recherche émérite au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS).
  • [3]
    <www. senat. fr/ ga/ ga50/ ga50. html#toc0>.
  • [4]
    The Washington Post, reproduit dans Courrier International du 20 juillet 2008.
  • [5]
    Cf. Alexandra David-Néel, Le vieux Tibet face à la Chine nouvelle, Paris, Plon, 1953, pp. 12,18, cité par Pierre Chapoutot, <www. cafe-geo. net/ article. php3 ? id_article= 125>.
  • [6]
    Sa Sainteté le XIVe dalaï-lama, lors de la remise du prix Nobel de la Paix, 11 décembre 1989 à Oslo.
  • [7]
    Cf. Laurent Deshayes, Histoire du Tibet, Paris, Fayard, 1997, p. 351 353, cité par Pierre Chapoutot, ibid.
  • [8]
    Cf. Michael Parenti, Friendly Feudalism : The Tibet Myth, 1e éd. Michael Parenti Archive, <www. dissidentvoice. org,27 décembre 2003>.

Le Tibet comme cible

1Le Tibet se trouve depuis plusieurs années, et plus encore en 2008, dans le collimateur de plusieurs organisations dans le monde, bien que l’on puisse se demander si, à travers le Tibet, ce n’est pas la Chine qui est visée. Aucun de ces acteurs n’est neutre. L’époque actuelle est au changement rapide. Chacun, en tentant de deviner ce qui va advenir, prend des positions qui défendent soit des intérêts, soit des valeurs. C’est à la lumière de ces deux postures, pas tout à fait exclusives l’une de l’autre, que l’on peut, que l’on doit interpréter les faits, à condition qu’ils soient établis. Ce qui pose en soi un problème : faute d’un accès libre au pays, les sources – quells qu’elles soient – sont matière à débat. La moindre donnée est aussitôt utilisée pour ou contre, et non pas pour ce qu’elle est. L’interprétation n’échappe ni au parti pris de l’intérêt, ni à celui des valeurs.

2Le Tibet est sans cesse scruté par des stratèges. Et tout bois doit permettre de faire feu. Le moindre événement étant instrumentalisé, le présent l’est certainement, mais tout autant le passé. L’histoire du Tibet, même écrite à partir de mêmes faits, nourrit des polémiques où chaque acteur conteste les interprétations adverses.

3Il faut, bien entendu, entendre par Tibet à la fois un territoire et le ou les peuples qui l’occupent. À la fois une culture et des ressources. À la fois un présent en évolution et une histoire. Ces six ingrédients principaux constituent la cible, l’objectif qu’il faut atteindre et dont il faut s’assurer l’appropriation. Il s’agit bien entendu comme territoire du Tibet historique, à l’Ouest le Ngari, au Centre le Ü-Tsang, et à l’Est l’Amdo et le Kham, soit environ 2 500 000 km² redistribués aujourd’hui pour l’essentiel sur trois provinces chinoises. Mais ce territoire n’est pas défini par des caractères physiques. Il l’est par l’extension spatiale d’une civilisation à base ethnique et religieuse.

RELATIONS ENTRE LE TIBET HISTORIQUE, LES FRONTIÈRES DES PROVINCES CHINOISES ET CELLES DES ÉTATS HIMALAYENS

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RELATIONS ENTRE LE TIBET HISTORIQUE, LES FRONTIÈRES DES PROVINCES CHINOISES ET CELLES DES ÉTATS HIMALAYENS

RELATIONS ENTRE LE TIBET HISTORIQUE, LES FRONTIÈRES DES PROVINCES CHINOISES ET CELLES DES ÉTATS HIMALAYENS

4Il y a un siècle la Grande-Bretagne et la Russie s’intéressaient plus au Tibet qu’aujourd’hui. Et les États-Unis pas du tout. De nos jours, il n’y a plus que deux puissances pour s’intéresser visiblement au Tibet, la Chine et les États-Unis. L’Inde semble avoir déclaré forfait depuis 1947-1948 et abandonné ses revendications sur le Tibet, alors que l’Arunachal Pradesh, territoire tibétain, y reste dans une situation précaire (disons vulnérable). Le Japon a d’autres chats à fouetter (les États-Unis, Sakhaline, la Corée, Taiwan…). La Grande-Bretagne a quitté Hong Kong, ce n’est pas pour revenir à Lhassa. L’Union européenne se focalise sur un axe Nord-Sud et manque par trop de puissance. Le reste de l’Asie s’intéresse plus que modérément au Tibet. D’ailleurs, il n’y a pas d’Asie. Quels points communs entre les Mongols et les Philippins ? Entre les Kazakhs et les Birmans ? Sans parler des Balinais ? Aujourd’hui, seules les deux puissances en concurrence potentielle pour l’hégémonie planétaire sont contraintes de ranger le Tibet parmi leurs objectifs à long terme. Pour régler leurs rivalités à elles, pas pour le Tibet.

5La Chine, quel qu’en soit le gouvernement et quel qu’en soit le régime – fait à souligner – bénéficie d’un avantage probablement décisif : le Tibet en est partie intégrante et la cause, de son point de vue, est entendue. Il faudrait que le pays éclate pour que la situation redevienne ce qu’elle fut au XIXe siècle, et l’on connaît bien des stratèges qui en rêvent au point de l’annoncer périodiquement. Mais dans une Chine éclatée le Tibet étique, glacé et venteux ne se transformerait pas pour autant en priorité des prédateurs à l’affût. À l’époque des sous-marins atomiques, des fusées transcontinentales et des satellites tueurs, l’idée d’un Tibet château fort où un État pourrait disperser ses missiles sur 360 degrés demeure tout simplement un héritage périmé du XIXe siècle. Ce qui menace le Tibet, à terme ? L’oubli. L’isolement bienheureux entre yacks à dresser et moulins à prière. Libre à qui le veut de présenter cet avenir comme une chance.

6Aucun État, fût-il fondamentalement hostile à la Chine ou à son régime politique actuel, ne remet d’ailleurs en cause l’appartenance du Tibet à la Chine, quelles que soient les conditions dans lesquelles celle-ci a été acquise. Cela n’empêche évidemment pas toutes sortes de manœuvres destinées à modifier un jour ou l’autre, sait-on jamais, l’ordre actuel du monde. Et certains pays ou régimes de rêver au jour où, à la suite d’évolutions qu’ils peuvent encourager, le Tibet tomberait dans leur escarcelle, voire seulement sous leur influence.

Le rôle de l’écostratégie

7Désert, en comparaison d’une Asie fourmillante, le Tibet est aujourd’hui décrit comme victime d’une apocalypse. Le texte publié par les sénateurs français en témoigne : « Les Tibétains sont noyés sous un afflux de colons han, encouragés par des primes d’éloignement, des facilités de logement et d’éducation. Le salaire moyen des colons chinois est 87 % plus élevé que celui qu’ils percevraient en Chine. On estime le nombre de colons à 7,5 millions, dont 2 millions au Tibet central, 2,5 millions en Amdo et 3 millions au Kham, contre respectivement 1,9 million, 800 000 et 3,3 millions de Tibétains. En 1985, des sources officielles chinoises ont fait état d’un objectif d’accroissement de la population au Tibet de 60 millions en trente années. D’ores et déjà, les Tibétains sont minoritaires dans les villes ».  [3]

8Que viennent donc faire ces colons chinois dans l’espace tibétain ? Il suffit de considérer les faits : le Tibet est un immense réservoir de matières premières. Nous ne savons des réserves en minerais que ce que le gouvernement chinois veut bien en dire. Les analyses effectuées depuis les satellites d’observation de la terre sont tenues secrètes par toutes les nations qui possèdent les moyens de s’informer.

9L’industrie chinoise travaille à partir de trois groupes de matières premières minérales. Celles qui sont importées sous forme de minerais et de concentrés pour être réexportées sous forme de métal ou d’alliage (transformation) : aluminium, acier, ferro-alliages ; celles qui sont importées pour satisfaire une demande intérieure explosive ou réexportées sous forme de produits finis : cuivre, nickel, manganèse ; celles dont la Chine est producteur et exportateur dominant voire monopolistique : antimoine, étain, tungstène, wolfram, bismuth, molybdène, magnésium, etc, dont les faibles cours internationaux résultent d’une surproduction chronique.

10Certains minerais chinois se trouvent pour leur quasi-totalité au Tibet, d’autres y sont en plus grande quantité que dans tout le reste de la Chine : chrome, fer, manganèse, or (80 000 petites mines), argent, cuivre, antimoine, lithium (la moitié des réserves mondiales). Et aussi charbon, sel, arsenic, bore, pétrole. Jamais les autorités chinoises ne publient d’informations sur l’uranium. Plus de cent espèces de minerais ont été découvertes au Tibet en quantités significatives ces dernières années. Les réserves de 136 gisements ont été évaluées par des géologues infatigables. Parmi ces gisements, 36 sont annoncés comme des mines de « grande » taille, 31 en tant que mines d’importance régionale et 82 en tant que mines locales. Dix-sept minerais extraits au Tibet figurent parmi ceux qui placent la Chine dans les dix premiers rangs mondiaux. Mais la prospection géologique et la mise en évidence de gisements en profondeur restent très incomplètes. Depuis 1999, les géologues chinois ont découvert seize grands gisements de cuivre, fer, plomb et zinc le long de la ligne de chemin de fer Qinghai-Tibet. Un millier de géologues ont sillonné le parcours Golmud-Lhassa. Ils y estiment les réserves à 40 millions de tonnes de plomb et de zinc, à 30/40 millions de tonnes de cuivre et à plusieurs millions de tonnes d’un minerai de fer si riche qu’il n’aurait pas besoin d’épuration préalable pour être traité. Un gisement de cuivre probablement plus riche que celui de Dexing, dans le Jiangxi, a été repéré à Qulong, dans la Région autonome ; ses réserves sont estimées à entre 8 et 18 milliards de tonnes. Les conditions de la structure profonde des empilements de couches brisées par les mouvements tectoniques sont favorables à la présence de gisements de pétrole et de gaz de grande taille, tels ceux qui ont été découverts au Xinjiang ces trois dernières décennies. La Chine, première consommatrice de minerai de fer au monde, en a importé en 2007 326 millions de tonnes, soit une croissance annuelle de plus de 15 % ; elle aimerait s’affranchir de cette tutelle. Il se dit que les environs de Lhassa contiendraient à eux seuls la moitié des réserves mondiales d’uranium et le bruit court qu’une des raisons pour lesquelles l’Armée populaire de libération de Mao s’est ruée sur le Tibet aurait été la découverte de ces gisements par des géologues anglo-américains dans les années 1950. Un continent néanmoins à explorer.

La situation du Tibet en 2008

11En 2008, le Tibet se trouve dans une situation inédite face à la Chine. Jusqu’en 1959, on peut dire que Tibet et Chine coexistaient, sans trop se préoccuper l’un de l’autre, sauf sur les marges tibétaines, Kham et Amdo, dans lesquelles la présence chinoise progressait au-delà des terres les plus basses. De 1959 à 1989 environ, le Tibet a subi le contrecoup des convulsions qui ont agité la Chine populaire ; d’abord le combat contre la société traditionnelle, fidèle à sa religion et à ses coutumes ; ensuite la Révolution culturelle – destruction des monastères, sécularisation forcée des moines et redistribution des biens. À partir des années 1990, la Chine est entrée dans une nouvelle phase, celle d’une expansion économique qui émerveille le monde. Et elle a pour des raisons évidentes plus que jamais besoin des ressources naturelles du Tibet. Constatant à la fois qu’une grande partie de la population tibétaine demeure irréductible aux changements qu’elle propose mais qu’elle a besoin sur place de moyens humains, elle a lancé un puissant mouvement de désenclavement, de développement économique et d’urbanisation dont Pékin espère bien tirer avantage. En outre, la nouvelle liberté de circulation accordée aux Chinois, avec référence explicite à l’appropriation des richesses économiques et des moyens de se les procurer, a amené des Han en plus grand nombre que jamais à aller tenter leur chance au Tibet. La direction politique chinoise les y incitait par ailleurs volontiers, car elle trouvait là un levier pour peupler les terres des Tibétains, des Mongols et des Ouïghours, soit la moitié du territoire national. Le Tibet fait donc partie d’un mouvement plus global qui consiste à « siniser » des territoires jusque-là occupés de manière extensive par des populations peu nombreuses dites « minorités nationales », shaoshu minzu. La Chine des Han a aujourd’hui les moyens économiques et financiers de peupler progressivement tout le territoire sous sa tutelle, ce qui n’était pas le cas par le passé. Il y a donc colonisation, au sens le plus général du terme, telle que l’ont connue bien des peuples dans l’histoire et encore très récemment, à toutes les échelles : depuis le peuplement du continent américain et de l’Australie par les Européens jusqu’à la mise en valeur de territoires de toutes tailles appartenant aux sociétés en place lors de la redistribution coloniale et la formation d’États pluriethniques aux frontières artificielles.

Les voisins : le Tibet est un soldat dans un jeu de go mondial

12Il serait naïf, de nos jours, de penser que le conflit se limite à une lutte entre le Tibet et la Chine, entre deux manières de vivre, entre deux peuples et deux histoires. Présenter la situation politique à l’intérieur du Tibet comme un affrontement entre deux adversaires résolus : le gouvernement chinois d’un côté, les Tibétains de l’autre, équivaudrait à une singulière réduction de l’état actuel des lieux, au point de le rendre incompréhensible. Qu’ont montré par exemple les rares images des émeutes du 14 mars 2008 ? Elles ont fait apparaître de grandes différences sociales à la fois à l’intérieur des groupes constitués et entre ceux-ci ; des conflits communautaires entre commerçants chinois venus gagner leur vie, mais dans une capitale régionale où les jeunes Tibétains s’estiment rejetés hors du marché du travail et de l’opulence par les nouveaux venus. Schéma classique de minorités de riches émergeant dans un océan de pauvres, lesquels subissent plus ou moins calmement leur mise à l’écart et leur soudain « déclassement ». La Région autonome est confrontée aux changements induits en Chine même par le succès économique et l’expansion que celui-ci induit dans tous les domaines, territoire inclus. Des vagues de Chinois de diverses provinces jeunes, actifs, solidaires apportent subitement des pratiques peu fréquentes au sein d’une population tibétaine fortement marquée par le retard économique. Le conflit, dès lors, est inévitable et pour les jeunes Tibétains sans travail ou rejetés vers des travaux subalternes, il est vital. Comme la division ethnique reste aiguë, la transformation en réaction nationaliste est aisée.

13Le changement est particulièrement visible à Lhassa ; il n’est que de comparer la représentation par Google Earth ou mieux par le satellite européen SPOT 5 à un(e) carte/plan d’il y a une dizaine d’années seulement. L’expansion est foudroyante, l’ensemble urbain étant passé depuis 2002 de 250 000 à 500 000 habitants ; les nouveaux venus sont des Han qui commencent à y passer l’hiver, et non pas des pasteurs tibétains en cours de sédentarisation-prolétarisation. Par les immeubles de bureaux qui ont remplacé les vieilles ruelles tibétaines pavées et bordées de maisons-masures badigeonnées de chaux, par l’immense et clinquant centre commercial situé presque en face du monastère du Jokhang lui-même enfermé dans ses murs, Lhassa est devenue une ville chinoise. Au niveau symbolique, le contraste est total entre l’ouverture de la Chine au monde et l’argent chinois, d’une part, la fermeture sur la tradition et la pauvreté tibétaines, de l’autre. Tous les secteurs de l’économie sont plus que jamais entre des mains chinoises, même les épiceries de quartier et les taxis. L’ouverture en juillet 2006 de la ligne de chemin de fer du Qinghai à Lhassa a rompu les dernières protections assurant la fermeture du Tibet, une posture qui avait si fort agacé Alexandra David-Néel au début du XXe siècle.

14On peut réfléchir, qui plus est, à la présentation évidemment un peu abrupte par un Abraham Lustgarten : « L’image d’Épinal qu’entretient l’Occident à propos du Tibet diabolise le développement économique en soi, l’idée étant que la région doit rester telle qu’elle était il y a mille ans, un havre de paix idyllique. Pauvre, certes, mais tellement pittoresque. Cette image nourrit à son tour le cliché simpliste de Tibétains pacifistes adorant Bouddha et opprimés par une Chine athée. Et l’on part du principe que les Tibétains eux-mêmes partagent ce point de vue. Or, le son de cloche est très différent lorsqu’on discute avec certains d’entre eux. Beaucoup ont rêvé de modernisation et aspiré à tout ce qu’elle leur faisait miroiter : un meilleur niveau de vie, plus d’éducation, de meilleurs emplois. Dans un premier temps, ils voyaient d’un bon œil la baisse des prix et les perspectives qu’était censée entraîner la nouvelle liaison ferroviaire. Mais les améliorations se sont fait attendre, et les Tibétains ont perdu foi dans ce système si manifestement pensé pour faire d’eux des laissés-pour-compte »  [4].

Géopolitique et géostratégie

15Certains souhaiteraient voir le Tibet échapper à l’emprise de la Chine. L’indépendance fraîchement acquise du Tibet lui permettrait de rechercher sa propre voie dans le monde. Ce qui est assuré, c’est que ce Tibet indépendant s’inscrirait de nouveau dans le jeu mondial des rivalités géostratégiques. Cela lui serait-il profitable ? Le risque, en tout cas, est élevé.

16Il faut ici tenir compte de la crainte, fondamentale en matière de relations internationales, de l’encerclement. Dès lors que la Chine se serait retirée vertueusement du Tibet, pourrait-elle accepter sans combattre d’avoir juste au-dessus du Sichuan et du Yunnan un Kham tibétain allié de l’Inde et des États-Unis ? Pourrait-elle coexister tranquillement à côté d’un Ü-Tsang, Tibet central, que viendraient progressivement peupler des Indiens à démographie galopante, et se résoudre à l’exploitation d’un plateau riche de tous les minerais possibles par les grandes multinationales étatsuniennes ? Pourrait-elle considérer sans réagir un Amdo libre s’alliant à la Mongolie pour lui couper la route millénaire de la Soie ? Laisserait-elle du même coup le Xinjiang lui échapper, cet État enclavé ne manquant pas soit de passer aux Russes qui y songent depuis longtemps, soit de s’intégrer à un monde musulman s’étendant de la Mauritanie jusqu’à la « porte de Jade », à l’entrée du plateau de lœss ? Depuis 1950, les Chinois sont persuadés que le refuge indien du dalaï-lama n’est que position d’attente pour les décennies à venir. Hébergé par l’Inde, son « gouvernement en exil » défie ouvertement Pékin. Un gouvernement en exil qui a son rôle à jouer dans les projets de déstabilisation de la Chine élaborés sur le long terme par les États-Unis.

17La Chine est d’autant plus sensible à ce qui pourrait agiter le Tibet que sa situation, plus généralement, l’inquiète. Elle n’a aucun moyen de rétorsion efficace contre une pénétration étrangère dans la région. Elle est sur la défensive à Taiwan, malgré ses rodomontades et son habileté à utiliser le retour (provisoire ?) au pouvoir du Guomindang. Elle est sur la défensive au Xinjiang où la révolte gronde, une fois de plus. Elle est sur la défensive en ce qui concerne la Corée du Nord dont l’éclatement signifierait la perte d’un glacis de protection aux portes de la Mandchourie. En Asie du Sud-Est, après avoir aidé les Vietnamiens à se libérer des États-Unis, elle se trouve en concurrence directe avec l’Inde, cet État rival qu’elle ne peut prétendre contenir par le soutien – dérisoire en regard de ses ambitions de grande puissance – au Pakistan et à la Birmanie. En fait et si l’on ajoute à ce qui précède l’Asie centrale où les États-Unis sont bien décidés à consolider leurs avantages postsoviétiques, la Chine pourrait se trouver en cours d’étranglement. Alors qu’elle accuse encore une trop grande faiblesse face à des États-Unis qui l’ont désignée sans s’en cacher comme « l’adversaire stratégique principal », le seul qui leur reste, en fait.

18Du point de vue militaire, la Chine est complètement déclassée vis-à-vis des États-Unis et elle le sait, tout en faisant ce qu’il faut pour faire croire qu’elle va bientôt accéder à la parité. En termes de stratégie économique, elle reste fortement dépendante d’une forte croissance pour financer sa modernisation et préserver la stabilité sociale à l’intérieur. Voilà pourquoi sa marge de manœuvre demeure étroite. Par exemple vis-à-vis de la monnaie étatsunienne ; la ferait-elle s’écrouler qu’elle s’écroulerait elle-même. Elle est piégée, assiégée et se ressent comme le tigre dans les enroulements lents et progressifs du boa constrictor.

19Même la revendication d’autonomie, telle que la propose par le dalaï-lama à l’État chinois centralisé, paraît inadaptée voire trompeuse. Cette autonomie ne va-t-elle pas faire place, quelque jour, à une revendication d’indépendance qui trouvera aussitôt maints soutiens ? Ne retrouverait-on d’ailleurs pas, à l’intérieur de cette province « autonome » du Tibet, le problème habituel des pouvoirs, du contrôle de ces pouvoirs, de l’application effective des lois, de la punition des délinquants, de la gestion correcte des conflits interethniques (on n’imagine pas qu’autonomie puisse signifier isolement ou pureté ethno-culturelle) ?

20L’indépendance même est illusoire. Totalement enclavé, le Tibet n’aurait aucune chance de faire mieux que les autres pays enclavés d’Asie : Mongolie, Laos, Bhoutan, Népal, Afghanistan, Kirghizstan, Tadjikistan, Ouzbékistan, Turkménistan. Tous dépendent de leurs voisins et ne sont donc indépendants qu’en façade. Même le Kazakhstan, le mieux doté d’entre eux, est contraint de se soumettre, en fait, à la bonne volonté russe. La géographie peut être cruelle aux hommes.

Les représentations mythiques du Tibet comme outil géopolitique

21Alexandra David-Néel, peu suspecte de propagande communiste et admiratrice militante du Tibet, commentait ainsi la progression des troupes de Mao Zedong vers Lhassa au début des années 1950 : « Qu’est-il arrivé au Tibet ? – Rien qui ne s’y soit déjà passé maintes fois au cours de son histoire. Ne disons pas occupation du Tibet ; l’expression convenable est : réoccupation ». Et plus loin : « Pas un coup de feu n’a été tiré contre les troupes chinoises au cours de leur avance [...], elles ont plutôt été accueillies avec enthousiasme par la majeure partie de la population. Le régime de brutalité et d’exaction qui prévalait dans le pays n’avait laissé d’engendrer du mécontentement parmi ceux qui en étaient les victimes. J’ai entendu exprimer bien des plaintes à ce sujet. Beaucoup de ceux qui [...] avaient fait l’expérience des deux régimes : celui de l’administration chinoise et celui de l’administration tibétaine, préféraient grandement la première à la seconde »  [5]. Pourquoi faut-il que ce témoignage, parmi d’autres allant dans le même sens, soit disqualifié aujourd’hui ?

22Le Tibet est devenu espace d’application d’une « nouvelle » morale géostratégique. Que dit le sénat français, déjà cité ? : « Notre pays a une responsabilité et une vocation historique à se porter défenseur des Droits de l’homme partout dans le monde. En l’espèce, on peut considérer que la France a contracté une dette morale envers le Tibet, en s’abstenant de réagir lors de l’invasion chinoise de 1949 et lors de la répression de la révolte tibétaine de 1959. Et puis la cause tibétaine a, par beaucoup de ses aspects, valeur de paradigme : droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, atteintes vitales à l’environnement, destruction du patrimoine traditionnel, transferts de populations, discriminations raciales, persécutions religieuses, atteintes aux libertés individuelles et familiales, etc. sans oublier le strict respect universel des Droits de l’homme ». Voilà qui se superpose avec les déclarations du dalaï-lama, parodiant sans doute involontairement Martin Luther King : « J’ai fait un rêve ! Ce serait que le plateau tibétain en entier devienne un lieu de refuge libre où l’humanité et la nature pourraient vivre en paix dans un équilibre harmonieux. Ce serait un endroit où des gens du monde entier pourraient venir chercher le vrai sens de la paix en eux-mêmes, loin de la tension et de la pression du reste du monde. Le Tibet pourrait en fait devenir un centre créatif pour la promotion et le développement de la paix »  [6]. Il est clair que, dans ces conditions, les mutations extrêmement rapides de la société traditionnelle et l’arrivée de populations chinoises qui ne partagent pas les valeurs tibétaines du respect de la vie sous toutes ses formes et qui pratiquent des méthodes industrielles agressives, polluantes et destructrices rencontrent un profond refus, sans que, par ailleurs, soient proposées en remplacement des solutions viables. Qui peut vraiment croire que ce soit enrichir une civilisation que de lui refuser l’électricité ?

Récit vraisemblable d’une solution manquée : les propositions de Hu Yaobang en 1980

23Les positions de Hu Yaobang, secrétaire général du Parti communiste chinois (PCC) plus tard éliminé par Deng Xiaoping sont rapportées par Laurent Deshayes, pourtant peu tendre pour les dirigeants chinois. À l’issue de son voyage au Tibet en 1980, « [Hu] reconnaît publiquement que la politique de la RPC [République populaire de Chine] se résume au " colonialisme " le plus obtus [...]. Après sa visite, le comité régional du PCC est épuré et le Comité central prend des mesures salutaires : exemption des impôts pendant trois ans, autonomie dans le choix des cultures dans les communes populaires, agrandissement des lopins privés dont la surface totale peut atteindre 10 % de la surface des terres collectives, stimulation de l’artisanat, prise de fonction de Tibétains à des postes à responsabilité, enfin sauvegarde de la culture. Surtout, Pékin propose au dalaï-lama de faire table rase du passé, et n’hésite pas à le présenter comme un des éléments stabilisateurs d’une Chine lancée dans une nouvelle voie de développement. Bientôt, grâce à l’impulsion donnée par Hu Yaobang, des milliers de détenus sont libérés et Lhassa, déclarée ville ouverte, devient accessible aux étrangers. Les différents degrés de l’administration [...] sont occupés par un nombre croissant de Tibétains. Lhassa s’enrichit d’un Institut d’études bouddhiques (1983), bâti aux pieds du monastère Drepung, et d’une université (1985). Le tibétain est de nouveau utilisé dans l’administration et les ouvrages de référence religieux ou historiques tibétains sont réédités. Décision symbolique : en 1987, le grand rassemblement du nouvel an, la Meunlam Tchenmo, est autorisé après avoir été interdit pendant une vingtaine d’années. Si Hu Yaobang ne remet pas en cause les implantations massives de colons chinois et ne laisse pas de doute sur l’appartenance du Tibet à la Chine, du moins permet-il au Tibet de ne pas sombrer définitivement »  [7]. Le dalaï-lama saluera son courage le 21 novembre 2005 : « Hu Yaobang était une voix solitaire de soutien au Tibet. Parmi ses propositions de réforme, négligées par le Parti, on peut noter : octroi d’une autonomie régionale au Tibet ; retrait des cadres superflus ; aide aux Tibétains pour l’élevage et l’agriculture ; remise en marche de l’économie par la diminution des charges fiscales pesant sur les citoyens ». Il s’agissait de réparer en urgence les dégâts commis par la vingtaine de milliers de gardes rouges qui s’étaient déchaînés au Tibet contre les « quatre vieilleries » (idées, culture, coutumes, habitudes).

24On peut se demander pourquoi ces déclarations apaisantes ont été ignorées alors que l’éventualité d’un accord existait. Dès 1961, le dalaï-lama fait adopter un projet constitutionnel fondé sur des principes démocratiques (pluralisme, élections libres, respect des droits fondamentaux, etc...) et dans lequel il annonce une vraie rupture avec le Tibet ancien, la séparation des pouvoirs temporel et religieux. En 1985-1986, probablement en écho aux positions de Hu Yaobang , il propose au PCC l’organisation d’un référendum d’autodétermination, la réunification du Tibet ethnique, la mise en œuvre d’une véritable autonomie permettant au Tibet de maîtriser son développement, tout en laissant à la Chine le contrôle des relations extérieures et autres pouvoirs régaliens. C’était une manière de renoncer à l’indépendance qui, à vrai dire, ne satisfaisait pas les religieux conservateurs hostiles à une conception laïque de la société. Ces propositions pouvaient-elles être acceptées par le PCC ? À l’époque, sans doute non. Dès janvier 1987, Hu Yaobang était démis de toutes ses fonctions, et la répression du mouvement étudiant à Pékin en mai-juin 1989 allait s’étendre jusqu’au Tibet lointain. Aujourd’hui, la lutte généralisée contre le terrorisme et la déstabilisation des États considérés comme « voyous » exacerbe les raidissements de part et d’autre.

Un acteur permanent : les manœuvres durables de l’« ami » américain

25Dans son discours sur l’état de l’Union, en 2004, le président Bush annonçait le doublement du budget du National Endowment for Democracy (NED, Fondation nationale pour la démocratie), organisme créé par Ronald Reagan pour prolonger l’action de la CIA en soutenant financièrement et en encadrant des syndicats, des associations et des partis politiques dans les « États cibles », tout comme en promouvant l’accession au pouvoir d’hommes nouveaux dans l’intérêt de l’Amérique. Le Tibet, partie de la Chine, figure depuis longtemps parmi les objectifs du NED. On peut donc se demander avec le gouvernement chinois si la soudaine éruption de violence anti-chinoise au Tibet de mars 2008 (nouvel épisode d’activités téléguidées par l’entourage du « gouvernement en exilé » du dalaï-lama ou non) n’avait pas été fomentée, à la veille des Jeux olympiques d’août 2008, pour embarrasser Pékin sur le dossier des Droits de l’homme. Et puis n’y a-t-il pas Freedom House lié à la CIA, le Comité international pour le Tibet, la Fondation Trace financée par George Soros ? Ces activités durent depuis les années 1950  [8]. Des documents américains déclassifiés à la fin des années 1990 ont appris au monde que, pendant une grande partie des années 1960, la CIA avait financé le mouvement tibétain en exil à raison de 1,7 million de dollars par an pour des opérations contre la Chine. Le NED qui se présente aujourd’hui comme une ONG financerait selon le Washington Post la plus importante organisation de soutien au dalaï-lama pour l’indépendance du Tibet, l’International Campaign for Tibet (ICT), créée à Washington en 1988, ainsi qu’une autre organisation étatsunienne particulièrement active contre la Chine communiste, Students for a Free Tibet (SFT, créée en 1994 à New York).

26C’est que les États-Unis anticipent sur les progrès inévitables d’un pays qui se trouve encore entre faiblesse et puissance ; ils envisagent une menace chinoise à l’horizon 2030-2050, voire plus tard et s’emploient à l’aménagement d’un « cordon sanitaire » autour de la Chine. La diplomatie chinoise a fort bien compris le message : Washington veut d’ici quelques années parfaire le world shaping, la mise en forme du monde, à son avantage sous peine de ne plus pouvoir maîtriser celui-ci. Le prétexte de l’avancée nécessaire de la démocratie n’est même plus utilisé. Voilà le cadre dans lequel le Tibet a sa place.

Notes

  • [1]
    Août 2008.
  • [2]
    Directeur de recherche émérite au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS).
  • [3]
    <www. senat. fr/ ga/ ga50/ ga50. html#toc0>.
  • [4]
    The Washington Post, reproduit dans Courrier International du 20 juillet 2008.
  • [5]
    Cf. Alexandra David-Néel, Le vieux Tibet face à la Chine nouvelle, Paris, Plon, 1953, pp. 12,18, cité par Pierre Chapoutot, <www. cafe-geo. net/ article. php3 ? id_article= 125>.
  • [6]
    Sa Sainteté le XIVe dalaï-lama, lors de la remise du prix Nobel de la Paix, 11 décembre 1989 à Oslo.
  • [7]
    Cf. Laurent Deshayes, Histoire du Tibet, Paris, Fayard, 1997, p. 351 353, cité par Pierre Chapoutot, ibid.
  • [8]
    Cf. Michael Parenti, Friendly Feudalism : The Tibet Myth, 1e éd. Michael Parenti Archive, <www. dissidentvoice. org,27 décembre 2003>.
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