1Le D?r Sila joue, de manière quelque peu inattendue, un rôle central dans les crises qui secouent l’Ouest du Soudan, l’Est du Tchad et la République centrafricaine (RCA). Le département du D?r Sila, qui forme le coin sud-est du Tchad, est historiquement l’une des régions les plus reculées et les plus oubliées du pays. Marécages, brousse et reliefs en rendent l’accès difficile, particulièrement pendant la saison des pluies. Malgré la présence d’un des plus anciens royaumes de la région, l’endroit était décrit, il n’y a pas plus de vingt ans, comme une région sauvage et inaccessible où le relief et la faune sauvage rendaient difficiles la circulation et l’agriculture, et où la mouche tsé-tsé entravait l’élevage. Bien sûr, au cours des dernières deux décennies, les arrivées massives de populations « nordistes » (Ouaddaïens, Arabes, etc.) fuyant les sécheresses répétées des années 1980 et 1990, ont « ouvert » la région. La présence humaine et l’agriculture y ont connu une expansion inédite, mais le D?r Sila est resté dans la périphérie tchadienne aux niveaux tant physique qu’économique et politique.
2Récemment, le D?r Sila a pris place sur la carte des crises africaines du fait de différents facteurs :
- Dès 2003, mais surtout à partir de 2006, des communautés non-arabes, en particulier les Daju, y sont l’objet d’attaques de la part de milices janjawid composées d’Arabes soudanais et tchadiens, mais aussi de non-Arabes tchadiens arrivés récemment dans région.
- À partir de 2005, les attaques des janjawid vont souvent de pair avec celles des groupes rebelles tchadiens qui reçoivent un soutien important du régime soudanais. La plupart de ces groupes ont utilisé la région comme couloir d’entrée au Tchad, notamment lors des raids sur N’Djamena d’avril 2006 et février 2008.
- Encouragés par le pouvoir à N’Djamena, les rebelles du Darfour adoptent le D?r Sila comme l’une de leurs bases arrière au Tchad.
- La communauté internationale a commencé à s’intéresser à la région. Ceci passe d’abord par l’implantation de programmes humanitaires, dont certains avaient débuté avec l’arrivée des premiers réfugiés du Darfour en 2003 et s’étendront ensuite en 2006 aux quelque 200 000 déplacés tchadiens concentrés essentiellement au D?r Sila. En 2006, organisations de défense des droits de l’homme et médias commencent aussi à témoigner de ces mouvements de population et des violences qui les ont causés.
4C’est justement là que le bât blesse. Obnubilée par le Darfour, la communauté internationale dans son ensemble a tendance à présenter les violences au D?r Sila comme de simples attaques de janjawid arabes soudanais sur des populations civiles non-arabes tchadiennes, et donc une exportation au Tchad du conflit du Darfour. Cette présentation simplificatrice, reprise et instrumentalisée par certains des acteurs du conflit, passe sous silence une partie importante des faits et des facteurs qui les expliquent. Nous essaierons ici de montrer quels sont les liens et les ressemblances entre les violences du D?r Sila et celles du Darfour, et aussi quelles sont les différences entre ces deux conflits qui s’influencent l’un l’autre sans être pour autant totalement interdépendants.
Origines du conflit
Des tensions entre premiers occupants et nouveaux arrivants
5Tout comme le Darfour et le Ouaddaï, le D?r Sila, au sud-ouest du premier et au sud du second, est d’abord une entité territoriale ancienne. Tous trois sont des sultanats fondés il y a plusieurs siècles (entre 1650 et 1700) et dominés depuis par des dynasties appartenant à des communautés non-arabes (les Four au Darfour, les Maba au Ouaddaï et les Daju au D?r Sila) islamisées et tirant en grande partie leur richesse du commerce des esclaves, et donc de la force militaire qui leur permettait d’être les auteurs plutôt que les victimes de razzias.
6Si le sultanat daju est le plus petit et le plus récent des trois cités, sa dynastie est aussi sans doute la plus ancienne, remontant au xiiie siècle. À l’époque, les Daju fondent un royaume au sud-est du Jebel Marra, dans la région de Nyala. Les Tunjur puis les Four, fondateurs du sultanat du Darfour, les obligent à se disperser, en particulier vers le Tchad. Selon la tradition orale, ils seraient arrivés au D?r Sila vers 1700. Aux XVIIIe et XIXe siècles, le sultanat daju constitue un État tampon entre les sultanats rivaux du Ouaddaï et du Darfour. Le D?r Sila est le dernier État ancien à avoir été colonisé par les Français, en 1916, soit cinq ans après le Ouaddaï, et la même année que la conquête du Darfour par les Britanniques.
PERSONNES INTÉRIEUREMENT DÉPLACÉES ET MIGRATIONS DES POPULATIONS À TRAVERS LA FRONTIÈRE SOUDANO-TCHADIENNE EN AOÛT 2006
PERSONNES INTÉRIEUREMENT DÉPLACÉES ET MIGRATIONS DES POPULATIONS À TRAVERS LA FRONTIÈRE SOUDANO-TCHADIENNE EN AOÛT 2006
7Comme le Darfour et le Ouaddaï, le D?r Sila était un royaume multiethnique où cohabitaient des communautés de différents groupes, y compris des Arabes, fréquemment nomades. Dans ces royaumes se construisaient des identités qui transcendaient souvent les groupes ethniques : des membres d’autres groupes installés anciennement dans la région ont ainsi pu « devenir des Daju » par le jeu de l’assimilation et des intermariages – ainsi les Daju-Galfigé, d’origine four. Comme au Darfour, le fossé arabe/non-arabe est plutôt récent, car les Arabes de la région, comme le rappelle l’ancien sultan Saïd Brahim, « sont tous des métis ». La fracture est d’ailleurs encore moins prononcée qu’au Darfour, car elle ne recoupe pas une autre fracture plus importante : entre les premiers occupants et les nouveaux arrivants.
8Parmi les non-Arabes, sont ainsi considérés comme « autochtones » les Daju mais aussi les Mas?l?t, Muro, Kadjakse, Runga, Sinyar et Fongoro. Les Sinyar étaient les détenteurs d’un autre sultanat à cheval sur le Tchad (Daguessa) et le Darfour (Foro Buranga), un « État-tampon » vassal du Darfour jusqu’en 1879, date à laquelle il fut annexé par le D?r Sila. Les Fongoro (ou Gelege) habitent le D?r Fongoro (frontière Tchad-RCA-Darfour), jadis un bassin d’esclaves pour le sultanat du Darfour, donné au D?r Sila entre 1860 et 1880. Pour se libérer de leur origine servile, les Fongoro se sont assimilés aux Four et préfèrent souvent se dire four plutôt que fongoro.
9Parmi les Arabes, plusieurs groupes fréquentant depuis longtemps le D?r Sila se considèrent et sont considérés par les non-Arabes comme « autochtones », en particulier les Hemat, mais aussi les Salam?t, les Mess?riya et certaines branches de la grande confédération des Rizayq?t, ainsi que les Awatfe.
10D’autres groupes, certains importants, sont considérés comme des nouveaux venus dans la région. Ils sont, pour l’essentiel, arrivés du Nord lors de la grande sécheresse de 1984. Parmi les nouveaux venus non-Arabes, les plus nombreux sont les Waddaïens : ce nom regroupe en fait différents groupes ethniques, en particulier les Maba, le principal groupe du Ouaddaï. Ils cohabitent avec des Mimi et des Tama venus du nord du Ouaddaï. Des Zagh?wa sont également descendus au D?r Sila et y font paître d’importants troupeaux de bovins, bénéficiant de la forte présence de Zagh?wa dans l’administration et les forces de sécurité depuis l’arrivée au pouvoir d’Idriss Déby en 1990. Enfin, les Mubi et les Kibet, venus de l’Ouest, se sont, contrairement aux groupes précédents, facilement assimilés aux premiers occupants.
11Du côté arabe, il n’est pas toujours facile de distinguer premiers occupants et nouveaux arrivants, car ils appartiennent parfois aux mêmes groupes. On compte notamment, parmi les nouveaux arrivants arabes, de nombreux Rizayq?t Abbala et Beni H?alba.
La crise du système traditionnel
12Le pouvoir traditionnel est nettement dominé par les Daju, détenteurs historiques du sultanat du D?r Sila. Le sultan daju est le chef traditionnel le plus élevé, au-dessus de tous les autres chefs du D?r Sila, quel que soit leur groupe ethnique. L’administration coloniale avait respecté l’organisation traditionnelle, se contentant de rebaptiser les territoires « cantons », et leurs chefs « chefs de canton ». Sur les neuf chefs de canton, six sont des Daju, dont deux appartiennent à la proche famille du sultan. Les trois autres cantons sont détenus par les Muro, les Kadjakse et les Sinyar : il s’agit de trois groupes non-arabes d’agriculteurs sédentaires, considérés comme « autochtones » et rattachés aux Daju.
13Comme au Darfour, il est difficile de trouver au D?r Sila une entité territoriale mono-ethnique. Le sultan et les chefs de canton ont autorité sur l’ensemble des communautés vivant sur les territoires qu’ils administrent, et ne sont pas censés favoriser leur communauté d’origine.
14Comme au Darfour, les communautés arabes ou arabisées ont un système administratif parallèle. Elles sont ici administrées par des « chefs de tribu », qui n’ont pas autorité sur un territoire en particulier, mais uniquement sur une communauté. Le D?r Sila compte onze chefs de tribu, qui administrent chacun tout ou partie d’un groupe ou d’un sous-groupe arabe particulier. Ce système est clairement lié au mode de vie nomade. Une communauté arabe nomade dépend ainsi d’une double autorité : celle de son chef de tribu d’une part, d’autre part celle du chef du territoire sur lequel elle vit ou qu’elle traverse.
15Tous les groupes ayant des chefs de canton et des chefs de tribu sont considérés comme « autochtones » ou du moins « occupants anciens ». Les nouveaux arrivants venus en nombre à partir des années 1980, quelle que soit leur importance démographique, ne détiennent aucune de ces chefferies. Les Waddaïens, les Mimi et différentes branches arabes ne bénéficient ainsi que de petits shaykh locaux, de « chefs de fraction » ou de représentants, officiels ou non, de rang inférieur aux chefs de canton et de tribu. Ces groupes revendiquent désormais souvent des chefferies indépendantes (chefs de tribu ou même de canton), ce qui est une cause de conflit entre les nouveaux arrivants et les anciens occupants, en particulier les Daju.
16Comme au Darfour, revendiquer des chefferies indépendantes ou des titres plus importants est aussi une manière de chercher à obtenir de la terre. On retrouve au D?r Sila l’inégalité historique fondamentale du système foncier du Darfour : les droits sur la terre sont concentrés entre les mains d’une partie des chefs traditionnels, en l’occurrence les neuf chefs de canton, au détriment des onze chefs de tribu. Comme au Darfour, cela n’empêche pas les chefs de canton d’attribuer de la terre à habiter, cultiver ou paître à des individus et des communautés de tous les groupes ethniques, arabes et non-arabes, « autochtones » ou nouveaux arrivants. Comme au Darfour, les communautés arabes ont ainsi obtenu des différents chefs de canton de nombreux damra : des centres sédentaires où tout ou partie de la population passe l’année.
17Cette fracture foncière recoupe celle entre sédentaires et nomades, et entre Arabes et non-Arabes – à ceci près qu’il existe un chef de tribu non-arabe (Born?), et que les Arabes sont de plus en plus sédentaires. Les nouveaux arrivants, quant à eux, qu’ils soient arabes ou non, n’ont pas de droits fonciers : c’est justement l’une des raisons pour lesquelles les nouveaux arrivants non-arabes se sont plutôt rangés du côté des Arabes contre les Daju, détenteurs des droits fonciers.
18L’afflux de nouveaux arrivants et la multitude de nouveaux chefs de plus en plus autonomes sont une des causes de l’affaiblissement de la chefferie traditionnelle, un phénomène qui, comme au Darfour, remonte surtout à la période post-coloniale. Au D?r Sila, il a atteint son paroxysme avec la destitution du sultan Saïd Brahim début 2007, après dix-sept ans de règne. Comme au Darfour, depuis la colonisation, les chefs traditionnels sont devenus des agents de l’administration qui peut donc les révoquer et les nommer à loisir. Cependant, les régimes successifs se sont généralement gardés de manipulations excessives, et tentent de se trouver des affidés dans les dynasties en place, en profitant de rivalités internes fréquentes – dues notamment au fait que non seulement les fils, mais aussi les frères peuvent être appelés à régner. Dans le cas présent, le régime s’est appuyé sur des rivalités déjà anciennes au sein de la famille royale, mais aussi sur l’impopularité croissante du sultan parmi son propre groupe ethnique, les Daju, à cause du conflit actuel. Le sultan a été accusé d’être indifférent au sort des déplacés daju, voire d’être carrément du côté des « agresseurs » ouaddaïens et arabes. Ses défenseurs et lui-même expliquent qu’il est le chef de toutes les communautés du D?r Sila et n’a pas à prendre parti pour les Daju. Ses détracteurs, en particulier des « durs » du camp daju, dont des intellectuels et hommes politiques daju de N’Djamena et des membres de la famille royale, estiment qu’il est lui-même à l’origine des problèmes pour avoir longtemps favorisé les nouveaux arrivants.
Sécheresses et vols de bétail
19Comme au Darfour, il faut souligner l’importance des événements climatiques. La grande sécheresse de 1984 a eu un impact considérable au D?r Sila qui n’a pas été directement touché, mais a été une zone de refuge pour des populations fuyant la sécheresse plus au Nord.
20Ces phénomènes ont entraîné un net accroissement des tensions entre agriculteurs sédentaires et éleveurs nomades ou semi-nomades. Toutes les communautés s’accordent à décrire les relations comme ayant été autrefois excellentes, particulièrement entre certains groupes, par exemple Daju et Arabes Nawayba. Outre la complémentarité des modes de vie, cela se traduisait par le fait que les Daju confiaient leur bétail à garder aux Arabes, que les intermariages n’étaient pas rares, que des Arabes parlaient la langue daju et que l’on s’alliait pour se défendre en cas d’agression extérieure. Plus symboliquement encore, beaucoup de communautés du D?r Sila, en cas de meurtre d’un individu de l’une d’elles par une autre, ne pratiquaient pas nécessairement la diya (le « prix du sang » qui permet d’éteindre la vengeance), mais se contentaient souvent d’une simple karama (cérémonie funéraire) en commun.
21Ces bonnes relations n’ont pas résisté à l’accroissement démographique, face auquel les règles traditionnelles se sont peu à peu révélées obsolètes, et l’administration, inexistante. Les relations entre cultivateurs et éleveurs nomades étaient en principe régies par des règles simples – les mêmes qu’au Darfour – d’inspiration traditionnelle mais fixées par l’administration coloniale. Les éleveurs nomades devaient se déplacer en suivant des couloirs de migration fixes – il en existe en principe une dizaine au D?r Sila. Les agriculteurs ne devaient pas cultiver sur ces couloirs, et les nomades devaient attendre la récolte pour traverser éventuellement des champs – qu’ils venaient ensuite fertiliser. Les chefs des nomades avaient la responsabilité de prévenir les autorités administratives et traditionnelles. L’afflux de nouveaux arrivants, l’accroissement des troupeaux et des cultures, et la faiblesse des chefs traditionnels et de l’administration ont fait que ces règles ne sont plus respectées.
22Comme au Darfour, les non-Arabes sont plutôt des agriculteurs sédentaires et les Arabes des éleveurs nomades. Cependant, lors des trente dernières années, de nombreux non-Arabes ont acquis du bétail, et nombre d’Arabes se sont en partie sédentarisés et convertis à l’agriculture – remettant en cause la complémentarité interethnique traditionnelle. Les « causes brutes » des violences sont aussi liées à ces changements et au fait que tout le monde, désormais, possède du bétail. Toutes les communautés s’accordent à dire que les violences ont commencé, de 2003 à 2005, par des vols de bétail – sans destruction de villages comme au Darfour à la même époque. Les auteurs des premiers vols sont identifiés par tous comme étant « des Arabes du Soudan » ou des « janjawid », armés et actifs au Darfour dans le cadre de la répression violente des rebelles – essentiellement non-arabes – du Darfour par Khartoum. Tout en s’en prenant systématiquement aux civils non-arabes du Darfour Ouest, ceux-ci auraient transposé de l’autre côté de la frontière, sans trop prendre de risque, une de leurs pratiques les plus systématiques et les plus rentables au Darfour : le vol du bétail.
23Soumises à ces vols, les communautés tchadiennes ont affirmé des solidarités qui n’étaient pas aussi marquées en temps de paix. Au-delà des liens ethniques, l’insécurité a surtout poussé les civils à se rapprocher de groupes armés susceptibles de les protéger : tandis qu’Arabes et Ouaddaïens se tournaient vers les janjawid actifs au Darfour et les rebelles tchadiens, les Daju se rapprochaient des rebelles du Darfour.
Les groupes armés
Les janjawid
24Le terme de janjawid n’a pas, ou plus tout à fait le même sens au Soudan et au Tchad. Aujourd’hui, au Darfour, il désigne clairement des milices supplétives du gouvernement soudanais, recrutées en grande partie, mais pas seulement, parmi les Arabes abbala (« éleveurs de chameaux »), armées, entraînées et financées par Khartoum, et largement intégrées à des forces gouvernementales, en particulier les Gardes frontière (Haras al-Hodud) et les Forces de défense populaire (Difa ash-Shabi). Au Tchad, le terme est encore utilisé pour désigner de simples bandits de grand chemin, et particulièrement des bandes de voleurs de bétail : c’est aussi le sens qu’il avait originellement au Soudan, et que les responsables gouvernementaux persistent à lui donner afin de se désolidariser des agissements attribués aux janjawid.
25Qui sont les janjawid actifs au D?r Sila ? Si le gouvernement tchadien tend à mettre l’accent sur la présence d’éléments soudanais, les victimes directes des attaques s’accordent à dire que parmi leurs agresseurs se mêlent des Soudanais et des Tchadiens – dont des individus que les victimes identifient comme des « voisins », des « connaissances » ou d’anciens « amis ». Les éléments soudanais sont considérés comme mieux armés, tandis que les Tchadiens joueraient les rôles de guides, d’informateurs ou parfois d’exécutants de basses besognes – ce qu’on retrouve à l’intérieur du Darfour, où des janjawid « à plein temps » s’adjoignent souvent des éléments locaux comme guides.
26Il est difficile de déterminer l’ampleur de l’influence du gouvernement soudanais et des janjawid supplétifs de Khartoum dans les violences ayant eu lieu
au D?r Sila. L’importance des mouvements de populations arabes du Tchad vers
le Darfour, en particulier dans les années 1980, fait qu’il n’est pas toujours possible d’attribuer une nationalité aux membres de ces communautés qui peuvent
être qualifiés ou se qualifier eux-mêmes alternativement de « Soudanais » ou
de « Tchadiens » selon les circonstances. Des chefs arabes originaires du Tchad
auxquels le gouvernement soudanais a donné le titre d’am?r (« prince ») dans les
années 1990 sont aujourd’hui les principaux dirigeants des janjawid au Darfour
Ouest. Ils sont aussi souvent cités comme dirigeants ou coordinateurs des janjawid actifs en territoire tchadien. C’est le cas en particulier de deux d’entre eux
dont les territoires jouxtent la frontière : Abdallah Abu Shinebat et Hamid Ad-Daway. Cependant les chefs des janjawid sur le terrain, certains parfois observés
lors des attaques, sont essentiellement des chefs traditionnels arabes tchadiens
plus ou moins importants. Certains appartiennent à des groupes arrivés récemment dans la région, mais d’autres sont des « chefs de tribu », et donc des chefs
de groupes présents depuis longtemps au D?r Sila et jusqu’ici en plutôt bons
termes avec les Daju.
27En dehors des Arabes, les témoins des attaques s’accordent pour souligner l’importance numérique des combattants non-arabes parmi les janjawid. Au Darfour également, un certain nombre de groupes non-arabes ont rejoint les janjawid, pour différentes raisons : plus ou moins forte arabisation (Qmir), voire identification au mode de vie des Arabes (Fell?ta), conflit ancien avec d’autres groupes non-arabes très présents dans la rébellion, comme les Zagh?wa (c’est le cas des Qmir et des Tama), promesses gouvernementales (pouvoir, argent), et enfin peur d’être attaqués par les Arabes. Certains de ces facteurs sont aussi à l’origine de la participation de non-Arabes aux janjawid actifs au Tchad, encore plus nette qu’au Darfour. Les Waddaïens et les Mimi du D?r Sila sont peut-être un peu plus arabisés que les Daju, mais leur choix a été surtout motivé par des intérêts communs avec une partie des Arabes : besoin de terres et sentiment d’être marginalisés par rapport aux Daju. Il ne faut pas non plus négliger le fait que se ranger du côté des janjawid leur a permis de ne pas être attaqués par ces derniers.
Les rebelles tchadiens au D?r Sila
28Pour la plupart des groupes rebelles tchadiens, le D?r Sila est surtout un lieu de passage et une porte d’entrée pour des objectifs militaires plus importants. Entre janvier et avril 2007, cependant, la CNT (Concorde nationale du Tchad), le principal groupe rebelle arabe jusque fin 2007, y a contrôlé un morceau de territoire, essentiellement la zone de Daguessa. La CNT, dont le chef, Hassan Saleh « Al-Jineidi », et une grande partie des troupes étaient des Arabes hemat, a bénéficié de la présence importante de cette communauté dans la région. Les témoignages recueillis sur place montrent que la population sinyar et daju s’est sentie occupée et opprimée. Les rebelles et les janjawid venus dans leur sillage y ont perpétré en toute impunité des vols et des violences contre des civils. La violence a culminé avec la violente attaque de mars 2007 sur les bourgades daju de Tiero et Marena, attaque où la CNT aurait, d’après de nombreux témoignages, joué un rôle central. Peu après cette attaque, l’armée tchadienne a repris la zone de Daguessa.
Les rebelles du Darfour au D?r Sila
29À partir de 2005, le pouvoir tchadien commence à appuyer ouvertement les rebelles soudanais, en particulier le Mouvement pour la justice et l’égalité (JEM ), qui accroît ainsi son implantation au Tchad, notamment au D?r Sila. L’armée se retire alors de cette région pour se concentrer sur la défense de la frontière plus au nord. Le pouvoir tchadien entend utiliser les hommes du JEM en tant que supplétifs au sud-est du pays. Mais le JEM a lui un programme plus ambitieux : il espère se servir du D?r Sila comme base arrière pour attaquer le Darfour Ouest.
30En 2006 et 2007, la présence des rebelles soudanais au D?r Sila est flagrante. L’Armée de libération du Soudan (SLA) et surtout le JEM ont ouvert plusieurs camps d’entraînement dans la région. À partir de la mi-2006, les rebelles ne recrutent plus seulement parmi les réfugiés soudanais mais parmi les Daju tchadiens. Ces derniers, désormais confrontés à des attaques de janjawid, cherchent à se défendre et à s’armer, et voient dans les rebelles du Darfour des alliés naturels.
31Dans leurs camps d’entraînement, la SLA et le JEM fournissent à des combattants daju traditionnels, équipés surtout d’armes blanches, un entraînement militaire sommaire, notamment au maniement de la kalach. Mais les rebelles soudanais ne laissent pas d’armes aux miliciens daju, à moins que ceux-ci ne rejoignent clairement leurs rangs. Car les objectifs des uns et des autres diffèrent. Les rebelles du Darfour entendent recruter des miliciens daju pour se battre au Darfour Ouest, alors que les Daju ne veulent que défendre leurs villages.
Les milices locales daju, sinyar, Mas?l?t, etc.
32L’un des faits marquants du conflit au D?r Sila est la mobilisation de milices locales parmi les Daju et d’autres groupes de cultivateurs proches (Mas?l?t, Sinyar), qui ont résisté et répliqué aux vols de bétail et aux attaques des janjawid, et ont elles-mêmes perpétré des violences et contribué à l’extension du conflit. Le terme de « milices » n’est pas idéal, car ces groupes armés reposent surtout sur une organisation traditionnelle.
33Dans chaque village, il y a un chef chargé d’organiser ces groupes, le warnang : le terme et la fonction existent aussi chez les Mas?l?t, les Ouaddaïens et les Four. En période de paix, ces groupes sont surtout mobilisés pour les travaux collectifs – agricoles mais aussi construction des maisons –, les fêtes, l’accueil des étrangers. En temps de guerre, les hommes en âge de combattre se rassemblent pour défendre le village, mais aussi pour poursuivre des voleurs de bétail (la faza) ou partir soutenir d’autres villages confrontés à un conflit. La crise actuelle a vite remis en avant cette fonction guerrière, restée latente durant les années précédentes, plus paisibles.
34Le maintien d’une tradition guerrière parmi les Daju ou sa résurgence récente à la faveur de la crise doit aussi se comprendre en parallèle avec l’implantation ancienne de groupes armés dans la région, en particulier les groupes rebelles des années 1970. Certains warnang ont été recrutés par ces groupes pour jouer un rôle local, ou ont été choisis pour leur expérience passée au sein de ces groupes. Au Darfour, chez les Four et les Mas?l?t, les warnang ont constitué les premières milices locales qui ont combattu dans les conflits interethniques locaux, en particulier la guerre entre Four et Arabes de 1987-89. Si, à l’époque, les milices arabes étaient déjà désignées par le terme janjawid, celles des Four étaient désignées par le terme, d’origine anglaise, de milishiya, qu’on retrouve aujourd’hui au D?r Sila pour désigner les milices daju et mas?l?t. Comme elles sont proches des rebelles du Darfour, les milices daju du Tchad ont aussi hérité du surnom de « Toro Boro » (de Tora Bora, la montagne afghane où Ben Laden aurait survécu à des bombardements américains intensifs). Au Darfour, les milishiya four et mas?l?t ont joué un rôle important dans l’émergence de la SLA.
35Les miliciens daju sont pour l’essentiel équipés d’armes traditionnelles – lances et surtout arcs et flèches empoisonnées. Ils ont cherché par tous les moyens à acquérir des armes à feu, s’adressant d’une part, aux rebelles du Darfour présents dans la région, d’autre part, au pouvoir tchadien qu’ils ont tenté d’approcher via les cadres daju à N’Djamena. En novembre 2006, une quinzaine de ces derniers ont demandé par écrit au gouvernement « armes d’assaut », uniformes et munitions pour « 2 000 jeunes formés manquant d’armement ». Le régime n’a pas répondu favorablement à cette demande. Si des militaires tchadiens sympathisants de la cause daju ont pu fournir aux milices des kalach, il s’agit d’initiatives personnelles et non d’une politique gouvernementale symétrique à l’armement des janjawid par le gouvernement soudanais. Deux raisons peuvent expliquer la réserve du pouvoir tchadien : d’une part, le souci d’éviter de se mettre à dos les Arabes qui représentent sur l’ensemble du Tchad des communautés autrement plus importantes que les Daju, et dont beaucoup ont jusqu’ici été plutôt de bons alliés d’Idriss Déby ; d’autre part, avant le conflit, les Daju n’étaient pas très favorables à un régime dont ils n’avaient pas particulièrement profité. Certains des « durs » daju ont été, au début des années 1990, parmi les premiers à entrer en rébellion contre Déby.
36La destruction en mars 2007 des villages de Tiero et Marena, bastions des milices daju, a particulièrement affaibli ces dernières. Nombre de combattants, déplacés, ont remis leurs vêtements civils et ne sortent plus avec leurs armes. De nombreux miliciens et organisateurs de milices daju ont aussi été intégrés à l’armée, ce que la plupart des Daju perçoivent comme un moyen de mieux lutter contre les Arabes, ou du moins de mieux protéger leurs villages. Le pouvoir entend surtout les contrôler et les utiliser pour son propre combat contre les rebelles.
Influences extérieures
La « politique arabe » du pouvoir tchadien
37Il serait erroné de considérer comme parfaitement symétriques les relations des gouvernements de Khartoum et N’Djamena avec les groupes armés – groupes rebelles et milices – dont ils sont ethniquement proches. En réalité, les réticences tchadiennes à soutenir les rebelles du Darfour jusqu’en 2005, puis les milices daju en 2006-2007, tiennent moins à un manque de confiance dans ces forces, qui ont au demeurant leurs propres motivations, que dans la volonté de conserver de bonnes relations avec les Arabes.
38En 2007, le régime tchadien, voulant présenter les violences au D?r Sila comme purement orchestrées par le gouvernement soudanais, a tenu des discours présentant les Arabes tchadiens comme des janjawid armés par Khartoum. Mais il ne s’est pas laissé entraîner dans une véritable campagne anti-arabe, accentuant au contraire sa politique de séduction en direction des Arabes du Tchad partis au Darfour – et tant vis-à-vis de ceux partis depuis plusieurs décennies que de ceux ayant fui le D?r Sila lors des violences actuelles. Dans le contexte de la dégradation des relations entre Khartoum et N’Djamena, c’est une véritable compétition entre les deux pays pour les Arabes tchadiens qui s’est instaurée.
39Depuis plus de vingt ans, les gouvernements successifs à Khartoum ont bien accueilli les Arabes réfugiés du Tchad ; ils leur ont accordé la nationalité soudanaise, des chefferies et de la terre ainsi que de l’argent et des armes en échange de leur soutien au gouvernement et de leur participation aux janjawid. En 2006, plusieurs milliers d’Arabes du D?r Sila ont fui les violences au Tchad, attirés aussi par les promesses du gouvernement soudanais. En réponse, le gouvernement tchadien a tenté de les convaincre de revenir au Tchad en leur faisant des promesses similaires (titres, développement, argent, ainsi que l’impunité pour les crimes éventuellement commis). Fin 2007, de nombreux Arabes, conduits par leurs chefs de tribu, sont ainsi revenus en territoire tchadien, en particulier dans les régions d’Adé et Daguessa. Ils attendent beaucoup des promesses qui leur ont été faites. Un responsable arabe de la région d’Adé s’exprime sans détour : « Nous pensons que Déby peut nous aider à devenir comme Hamid Ad-Daway et Shinebat » – ces Arabes tchadiens devenus aujourd’hui des chefs importants au Darfour Ouest.
Le double jeu français
40Le D?r Sila est désormais l’un des principaux théâtres d’opérations, peut-être le principal, de l’EUFOR Tchad-RCA, la force européenne déployée dans les deux pays en 2008. La capacité de cette force à répondre à la violence dans la région va donc constituer un test à la fois pour la politique de défense européenne et pour la politique tchadienne de la France : Paris semble s’orienter vers la poursuite d’une politique traditionnelle de soutien au pouvoir en place à N’Djamena tout en internationalisant les risques, en l’occurrence sous drapeau européen. Paradoxe : une situation aux racines locales largement sous-estimées par la communauté internationale est ainsi appelée à avoir des répercussions internationales, jusqu’en Europe.
41L’EUFOR a pour mission de protéger, dans l’Est du Tchad et le Nord-Est de la RCA, l’ensemble des civils – résidents, déplacés, réfugiés – et de faciliter l’aide humanitaire. Or, de tous les civils de l’Est du Tchad, les réfugiés du Darfour constituent la population la moins vulnérable à l’insécurité et la plus facile à protéger, en raison de leur regroupement dans un petit nombre de camps. Il n’empêche : les promoteurs de l’EUFOR, en particulier le pouvoir français, et les médias insistent particulièrement sur leur protection. Cela témoigne d’une volonté de présenter l’EUFOR comme instituée pour le Darfour, alors qu’elle est essentiellement confrontée à des violences tchado-tchadiennes et qu’en réalité, la protection de réfugiés ne constituant qu’environ un dixième des populations déplacées au Darfour même, elle n’aura que peu d’impact sur la situation du côté soudanais de la frontière.
42Bien plus que les réfugiés soudanais, l’EUFOR aura à protéger les déplacés tchadiens. Elle devra en outre protéger ceux qui retourneront dans leurs villages, des retours vivement encouragés par le pouvoir tchadien mais bien plus délicats à sécuriser que les camps de déplacés. Enfin, l’EUFOR devra protéger les résidents restés sur place, sans distinction ethnique, et les Arabes qui reviennent du Soudan. Or, les Arabes et les Waddaïens peuvent être victimes de forces gouvernementales ou pro-gouvernementales qui les considèrent globalement comme des janjawid, voire comme des soutiens de la rébellion. Pour remplir sa mission de protection de tous les civils, sans discrimination, l’EUFOR sera-elle capable de s’opposer à ces forces ? Interrogé en janvier 2008 à N’Djamena, un représentant de l’EUFOR admettait que le cas n’avait pas été vraiment envisagé.
43L’EUFOR est en principe une « force de transition » destinée à être remplacée, au bout d’un an, par une force des Nations unies. Cependant il est peu probable que l’ONU, qui a déjà bien du mal à se déployer au Darfour en renfort de l’Union africaine dans le cadre de la force hybride ONU-UA de 26 000 hommes, parvienne à prendre les rênes du maintien de la paix au Tchad dans le délai imparti. D’un autre côté, certains des contributeurs de l’EUFOR ont déjà clairement exprimé le souhait de ne pas prolonger leur séjour au-delà de la durée prévue. Il existe donc un risque de retrait précipité qui peut avoir des conséquences fâcheuses, notamment pour des déplacés qui seraient rentrés chez eux encouragés par l’EUFOR et le gouvernement tchadien, et qui, les Européens partis et l’armée tchadienne absente, pourraient se retrouver rapidement soumis à de nouvelles violences. Car si l’EUFOR peut contribuer à prolonger le calme qui règne actuellement au D?r Sila, ni la force européenne, ni la relative neutralité du gouvernement tchadien ne sont à même de répondre aux causes profondes de la crise.
Conclusion
44La plupart des médias se sont contentés de décrire les violences au D?r Sila comme une simple extension de la guerre du Darfour de l’autre côté de la frontière tchadienne. La présentation simplificatrice du confit du Darfour – perçu non pas comme une guerre mais comme un enchaînement de simples massacres de civils non-arabes par des Arabes, voire dans le monde anglo-saxon comme un « génocide » – s’est de la sorte automatiquement transposée au Tchad. Pourtant, si les auteurs des attaques des villages sont également appelés janjawid, nombre d’entre eux n’ont pas grand chose à voir avec le Darfour et sa guerre : il s’agit en fait d’Arabes et de non-Arabes du Tchad, poussés de plus en plus vers ces terres moins arides par le changement climatique qui affecte particulièrement la région et qui sont entrés en conflit avec les premiers occupants, les Daju.
45Dans le discours politique et les médias français, l’existence de facteurs locaux propres au D?r Sila comme de facteurs tchado-tchadiens sans lien avec le Darfour est minimisée ou passée sous silence. L’Est du Tchad n’est plus qu’un second Darfour. De même que cela permet aux médias de travailler au D?r Sila, plus facile d’accès, tout en prétendant rendre compte du conflit du Darfour, cela permet au pouvoir français de continuer à intervenir au Tchad tout en prétendant venir en aide au Darfour. Une lecture simpliste également instrumentalisée par le pouvoir tchadien qui se présente désormais comme un rempart contre « l’agresseur soudanais et ses mercenaires tchadiens » – entendez les opposants aussi bien armés que légaux – en oubliant sa propre instabilité.
Bibliographie
Références
- Amnesty International, Chad/Sudan : sowing the seeds of Darfur : ethnic targeting in Chad by janjawid militias from Sudan, 2006
- Henri Berre, « Dajo », in R. V. Weekes, (éd.), Muslim Peoples, Greenwood Press, 1984, p. 219-23 ; Sultans daju du Sila (Tchad), Editions du CNRS, 1985
- René Joseph Bret, Vie du Sultan Mohamed Bakhit 1856-1916, la pénétration française au D?r Sila, Tchad, Editions du CNRS, 1987
- Paul Doornbos, « Fongoro », in R. V. Weekes (éd.), Muslim Peoples, op. cit., p. 255-257,1984 ; « Sinyar », ibid.
- Human Rights Watch, ‘They Came Here to Kill Us’: Militia Attacks and Ethnic Targeting of Civilians in Eastern Chad, New York, janvier 2007
- Lidwien Kapteijns, Mahdisme et tradition au Dar For, traduit de l’anglais par Geneviève d’Avout et Joseph Tubiana, Paris, L’Harmattan, 2006
- Albert Le Rouvreur, Sahéliens et Sahariens du Tchad, Paris, L’Harmattan, 1989.
- Jérôme Tubiana, « Après le Darfour, le Tchad ? », Alternatives internationales, n° 30,2006, p. 22– 26 ; Tchad-Darfour : enjeux transfrontaliers et exportation au Tchad du conflit du Darfour, Action contre la faim (ACF), rapport interne ; Echo Effects : Chadian instability and the Darfur Conflict, Small Arms Survey, 2008 ; The Chad-Sudan Proxy War and the « Darfurization » of Chad : Myths and Reality, Small Arms Survey, 2008