1Le silence…
2Le silence est père de l’ignorance et l’ignorance est mère de l’injustice.
3Le silence étouffe les cris des victimes.
4Le silence a bien des formes. Celui de l’indifférence, mort abyssale, celui des experts qui étalent leurs explications au cœur des massacres, le silence des bavards : il raconte les problèmes tribaux et ethniques auxquels, pauvres béotiens, nous ne pouvons rien comprendre, sans parler des problèmes économiques. C’est très compliqué… Circulez, il n’y a rien à voir !
5Compliqué, c’est vrai, bien sûr, et c’est faux. C’est vrai quand on ne connaît ni la géographie ni l’histoire et les particularités de la pénétration de l’islam en terre noire. C’est un conflit globalement racial : certains créditent les autres d’une plus grande négritude qu’eux ! Des musulmans massacrent d’autres musulmans. Ce n’est pas un conflit de religion.
6C’est vrai encore quand un gouvernement central islamiste qui a pris le pouvoir par les armes est reconnu par tous les États de la planète et qu’on a pris l’habitude de voir ce pouvoir central mener des guerres au sud contre des animistes et des chrétiens, au centre dans les Monts Nouba contre des animistes, sans parler ni de la région du Nil-Bleu ni des Beja de l’Est et maintenant, à l’ouest, au Darfour. On s’habitue tellement aux malheurs des autres quand ils sont un peu loin et qu’il n’y a pas d’enjeu économique flagrant ou que la crainte l’emporte sur la raison.
7Voilà en quoi il est vrai que la situation n’est pas simple ! Alors, pas d’ingérence s’il vous plaît, et n’utilisez pas de grands mots. Il n’y a pas de génocide au Darfour… il n’y a que des gens qui sont massacrés par centaines de milliers… On verra plus tard si c’était un génocide.
8Bien sûr, comme d’habitude dans les histoires des hommes, rien n’est manichéen, il n’y a pas d’un côté des bourreaux et de l’autre seulement de pauvres victimes. Et alors ? Faut-il pour autant abandonner des populations à leur sort et notre âme aux vents ? Levinas disait que la morale, c’est regarder la victime et se laisser aller à l’élan naïf du cœur, mais que l’éthique, c’est identifier le bourreau, prendre conscience du mal ; et il concluait que la justice est impossible à l’ignorant.
9Alors, tentons de briser l’ignorance.
10Le Soudan est un fait colonial turco-égyptien récent (1821). Le sultanat du Darfour perd son indépendance en 1916 dans une guerre avec les Britanniques.
11Le Darfour est intégré à la République du Soudan lors de l’indépendance, en 1956. Depuis, le Soudan n’a pratiquement pas connu un jour de paix. Parce que le Soudan est peu peuplé : 33 millions d’habitants sur un territoire immense de 2,5 millions de km2 (soit cinq fois la France) et n’a aucune unité géographique, ethnique, religieuse, culturelle. Le principal facteur de division est antique et d’une profondeur insondable : les Arabes esclavagistes du Nord squattent l’appareil d’État et imposent leur loi à de prétendus concitoyens du Sud qu’ils méprisent et qu’ils ont vendus pendant des siècles comme esclaves aux mieux offrants.
12Le Darfour est une région grande comme la France, pauvre, loin de Khartoum et de ses élites arabes qui détiennent le pouvoir, peuplée d’Africains et d’Arabes musulmans. Le Darfour, marginalisé, ne bénéficie d’aucune infrastructure économique ou sociale. Malgré une homogénéité religieuse (tout le monde est musulman), il a évidemment toujours existé des différends entre agriculteurs et nomades ; la terrible sécheresse et la famine de 1984 les ont aggravés (90 000 morts et disparition des trois quarts du cheptel). Notons au passage que le Jebel Marra est pourtant le château d’eau de toute la région, jusqu’au Tchad et à la Libye. Ce sont le sous-équipement et l’absence de gestion qui sont les principaux facteurs du drame.
13Ces différends ont été instrumentalisés par le colonel Kadhafi, qui a envoyé
l’armée libyenne occuper le Darfour avec l’accord du premier ministre soudanais
Sadiq al-Mahdi, dont il avait largement financé la campagne électorale. Kadhafi
voulait arabiser le Darfour ; il y avait créé une légion islamique et souhaitait en
faire une base arrière pour partir à l’assaut du Tchad d’Hissène Habré. Il y eut
une guerre civile avec 3 000 morts qui se termine peu avant le coup d’État militaire des Frères musulmans au Soudan. En effet, le parti islamiste de Hassan al-Turabi perd les élections avec 17 % des voix, et c’est par les armes que le général
Omar al-Bashir installe le Front national islamique (FNI) au pouvoir. Ce nouveau pouvoir veut imposer la sharî’a (loi religieuse musulmane) partout, relance
la guerre dans le Sud chrétien et animiste, lance un djihad dans les Monts Nouba
et organise une répression dans la région du Nil-Bleu et chez les Beja à l’est.
14En 1992, Abdelwahid al-N?r crée, avec dix-sept autres étudiants et étudiantes de toutes les régions du Soudan à l’université de Khartoum, le SLM (Mouvement de libération du Soudan), dont l’objectif est politique : un État démocratique, unifié, fédéral et laïque. Laïcité incontournable dans la mosaïque de peuples qui constituent le Soudan. L’ennemi des islamistes au pouvoir.
15Pour compléter le tableau identitaire du régime soudanais, il n’est pas inutile de rappeler quelques dates.
161994 : exfiltration à Khartoum par les services secrets français du terroriste Illich Ramirez Sanchez, alias Carlos, recherché pour un triple meurtre commis en 1975 à Paris ;
171995 : l’Égypte accuse le Soudan d’être impliqué dans une tentative d’assassinat d’Hosni Moubarak ;
181996 : l’ONU accuse le pays de soutenir le terrorisme. Expulsion du dirigeant islamiste Oussama ben Laden ;
191998 : les États-Unis bombardent une usine de produits pharmaceutiques présentée comme produisant des armes chimiques, en riposte aux attentats antiaméricains au Kenya et en Tanzanie ;
20Décembre 1999 : le président al-Bashir dissout le Parlement.
21À la même période, un Frère musulman four, Da?d Bolad, explique que parce qu’il était noir il était ostracisé à la mosquée, où on lui interdisait certains endroits. Il déclenche une révolte, est rapidement arrêté et torturé à mort à Khartoum. Un mouvement de libération du Darfour est né qui, en 2003, se ralliera pour l’essentiel au Mouvement de libération du Soudan (Sudan Liberation Movement, SLM/ SLA – le SLA étant la fraction armée du SLM créée en 2002). L’essentiel du travail d’Abdul Wahid al-N?r avait permis au Darfour de rassembler les diverses ethnies. À côté de ce mouvement laïque et démocratique, il existe dans la région une rébellion islamiste, le Mouvement pour l’égalité et la justice, JEM, autour du Dr. Ibr?h?m Khal?l. Les gens du Darfour sont nombreux à Khartoum et la guérilla sait tout ce qui se passe dans la capitale, ce qui inquiète particulièrement le pouvoir central.
La catastrophe humanitaire du début du XXIe siècle
22En 2002 l’opposition au président soudanais Omar al-Bashir fait entendre sa voix. Elle veut des écoles, des hôpitaux, des routes ; le Darfour ne veut pas être oublié. Le pouvoir central lance les janjawid, des milices arabes dont les humanitaires et les diplomates affirment qu’elles ont été armées et payées par le gouvernement. Le « chef des janjawid » est un ancien officier de l’armée soudanaise. Ils détruisent tout : maisons, bétail, vivres, arbres appartenant aux cultivateurs africains… Ils pillent et brûlent les villages au cri de : « Tuez les Noirs ». Ceux qui se résistent sont désarmés par les autorités. Pour récupérer leurs armes, ils attaquent les postes de police ; mais comme ils n’ont pas d’avocat, ils sont sans défense et condamnés par des tribunaux spéciaux à l’amputation d’une main et d’un pied avant d’être pendus. Les viols sont une stratégie généralisée, les meurtres de masse fréquents, les puits empoisonnés, les mosquées incendiées, les Corans profanés. Les élus darfouris demandent en vain au gouvernement de désarmer les milices.
23Pendant l’hiver 2003, le conflit s’aggrave. Les attaques sont soutenues par l’aviation et l’armée soudanaise, qui bombardent aveuglément les villages. Les populations sont victimes de bandes armées. Meurtres, viols y compris de fillettes sont rapportés par les témoins dans les camps de réfugiés. Des femmes violées enceintes seront condamnées à la flagellation pour adultère ! Les destructions, les villages rasés, la politique de la terre brûlée (attaque et vol du bétail, champs incendiés) forcent les populations à fuir.
24En quelques mois, il y a eu 80 000 morts, 1 million de déplacés et 100 000 réfugiés.
25Septembre 2004 : 200 000 réfugiés au Tchad et 1,4 million de déplacés Début 2006 : 300 000 morts et 2,4 millions de personnes déplacées.
26Le Soudan, dès le début, fait tout pour entraver l’aide humanitaire : délais incroyables pour autoriser les ONG. à se rendre sur place, interdiction d’introduire de la nourriture, violences sur le personnel humanitaire.
27La chronologie de l’intérêt international est effrayante :
28 Février 2004 : vaste offensive militaire de l’armée soudanaise au Darfour. Selon Médecins sans Frontières (MSF), plus de 600 000 réfugiés sont en « extrême danger », faute d’une aide d’urgence suffisante.
29Avril 2004 : un cessez-le-feu est signé le 8 à N’Djamena, mais les violences gouvernementales se poursuivent bien que l’Union africaine soit chargée de mettre en place une mission d’observation du respect des engagements. Du fait de cette limitation du mandat, la mission ne peut que constater les exactions, mais pas intervenir… un haut responsable de l’ONU qualifiant de « nettoyage ethnique » la campagne de violences dans le Darfour.
30Le 4 juillet 2004, le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, vient à Khartoum, qui s’est engagé à désarmer les milices janjawid. Mais, le 21 juillet, Kofi Annan « regrette de devoir dire que des attaques de milices janjawid continuent d’avoir lieu ».
31Toujours en juillet 2004, le Congrès des États-Unis vote à l’unanimité une résolution qualifiant les exactions de « génocide ». Se référant à une enquête de l’été 2004 dans dix-neuf camps de réfugiés soudanais au Tchad, le secrétaire d’État américain Colin Powell qualifie lui aussi les événements du Darfour de génocide.
32L’ONU adopte la résolution 1556 menaçant le gouvernement soudanais de mesures de rétorsion s’il ne met pas fin aux exactions des milices janjawid.
33Des discussions avec les milices ont été organisées à partir du 23 août 2004 par l’Union africaine, qui a déployé 7 000 soldats. Elles ont pour but de les désarmer et de garantir la sécurité des populations locales. Cependant leur mandat leur interdit d’intervenir militairement.
34Le 18 septembre 2004, Le Conseil de sécurité de l’ONU adopte la résolution 1564 sur le Darfour et menace le Soudan de sanctions pétrolières s’il ne remplit pas l’engagement de restaurer la sécurité au Darfour et ne coopère pas dans ce but avec l’Union africaine. Le ministre des Affaires étrangères soudanais, Mustapha Osm?n Ismaïl, a fait savoir qu’il rejetait ce nouveau projet de résolution. FIN DE NON-RECEVOIR.
35Octobre 2004 : le secrétaire général de l’ONU annonce la création d’une commission d’enquête internationale chargée d’établir si des actes de génocide ont été commis au Darfour.
36Le 31 mars 2005, le Conseil de sécurité de l’ONU adopte la résolution 1593 sur la question du Darfour. Elle renvoie la situation à la Cour pénale internationale (CPI) pour que celle-ci engage des poursuites à l’encontre des responsables des crimes commis…
372005 : après vingt et un ans d’une seconde guerre au Sud, dans les Monts Nouba et ailleurs, un accord de paix est signé entre le gouvernement soudanais et les Sudistes de l’Armée populaire de libération du Soudan (SPLA). Retour à Khartoum de John Garang, leader du SPLM/SPLA, après vingt-deux ans d’absence. Nommé premier vice-président, il meurt trois semaines plus tard dans un accident d’hélicoptère.
38Dans l’est du pays, une rébellion ouverte chez les Beja est violemment réprimée.
39Au Darfour, les janjawid attaquent non seulement les villages, pour la plupart dévastés, mais aussi les camps de déplacés. Parmi ceux qui en sortent, ils tuent les hommes, enlèvent les enfants et les asservissent, enfin violent les fillettes et les femmes. L’armée soudanaise peint en blanc ses véhicules aux couleurs de l’Union africaine ou de l’ONU pour tromper les civils. L’année 2005 verra même l’élargissement des violences au Tchad et à la République centrafricaine.
40Le compteur de l’ONU porte alors à 200 000 l’effarant total des morts, dont la plupart ont succombé à la maladie, à la faim ou à l’épuisement, corollaires de l’exode ; voilà l’origine d’une première polémique : on ne meurt pas partout de mort violente survenue par les armes !
41Le 15 mars 2006 : pour le représentant spécial du secrétaire général de l’ONU au Soudan, Jan Pronk, la situation au Darfour « est sombre » et « des combats ont lieu tous les jours » ; « des miliciens montés sur des chameaux lancent des attaques contre les villages dans le sud du Darfour, ce qui a provoqué la mort de quelque 400 personnes depuis février » ; soit en quinze jours.
42Le 28 mars 2006, le Mouvement/Armée de libération du Soudan (SLM/A), principal groupe rebelle au Darfour, appelle les dirigeants présents au sommet de la Ligue arabe qui s’ouvre à Khartoum à « adopter une position claire concernant la crise au Darfour, en conformité avec le droit international », et à faire pression sur le gouvernement soudanais pour qu’il accepte le déploiement d’une force internationale de maintien de la paix au Darfour… RIEN.
435 mai 2006 à Abuja au Nigeria : une dissidence du SLM menée par Minni Minawi déclare accepter l’accord de paix proposé par l’Union africaine. Ce dirigeant sécessionniste fait son entrée au gouvernement soudanais. Malgré une forte pression internationale, le SLM refuse tout accord qui ne garantirait pas d’abord la sécurité des populations civiles.
441er septembre 2006 : le Conseil de sécurité adopte la résolution 1706 pour prendre la relève de l’Union africaine avec 17 300 Casques bleus. Le gouvernement soudanais rejette la proposition et menace même de tirer sur la force onusienne si elle se présente… Le Soudan bafoue l’ONU ! Il veut qu’on le laisse massacrer en paix.
45Le 17 septembre 2006 a lieu la Journée mondiale pour le Darfour. Des manifestations s’organisent en divers points du globe en faveur des populations de la région ouest-soudanaise. Cette mobilisation d’envergure internationale avait pour objectif de sensibiliser l’opinion publique mondiale.
46En octobre 2006, le représentant spécial du secrétaire général de l’ONU au Soudan, Jan Pronk, est expulsé par les autorités soudanaises ! Les ONG, le Programme alimentaire mondial (PAM ) et le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés se plaignent. Le manque de sécurité gêne leur action ; plusieurs travailleurs humanitaires soudanais ont été enlevés ou tués. Le président soudanais est accusé.
47Novembre : vaste offensive des forces soudanaises et de leurs milices dans le nord du Darfour.
48Décembre : la Commission des droits de l’homme de l’ONU décide à l’occasion d’une session extraordinaire sur le Darfour d’envoyer une mission pour y évaluer la situation. Khartoum tire son impunité du soutien qui lui est apporté par la Russie (qui exporte des armes au Soudan), par certains membres de la Ligue arabe (au nom d’une certaine solidarité) et surtout par la Chine, qui mène une politique cynique d’aide et d’investissements contre du pétrole, et parie sur la frilosité internationale, pari jusqu’à présent gagné. Le gouvernement soudanais continue à semer la division parmi les rebelles avec la complicité aveugle des envoyés internationaux, à harceler les humanitaires ; les violences se multiplient avec l’aide des groupes dissidents qu’il manipule, et l’anarchie s’installe dans les camps.
49En février 2007, le Parlement européen vote à l’unanimité une résolution invitant l’Union et les États membres à agir.
50Toujours en février 2007 : le procureur de la Cour pénale internationale, Luis Moreno-Ocampo, inculpe deux responsables soudanais (Ahmad H?r?n, ancien ministre de l’intérieur et ?Ali Kushayb, chef de milice) pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre dans la crise du Darfour.
51Mars : la mission d’évaluation sur le Darfour, décidée par le Conseil des droits de l’homme en décembre 2006, remet un rapport accusant Khartoum d’avoir, en armant les milices janjawid et en coopérant avec elles contre les rebelles, « orchestré » des crimes de guerre/des crimes contre l’humanité et participé à ceux-ci.
52En avril 2007, le Soudan annonce qu’il pourrait accepter quelques soldats onusiens – 3 000 sur les 17 300 prévus par la résolution 1706 – juste après avoir interdit l’accès des camps de déplacés au représentant spécial de l’ONU et après avoir redoublé les attaques et bombardements de villages !
53Mai : la Cour pénale internationale lance deux mandats d’arrêt contre les responsables soudanais inculpés en janvier de crimes de guerre et crimes contre l’humanité… Sans conséquence ! Le gouvernement soudanais refuse toute extradition. L’un des accusés, Ahmad H?r?n, est nommé ministre des Affaires humanitaires, responsable de l’assistance aux victimes des crimes qui lui sont reprochés ! Il dispose de tous pouvoirs sur les opérations humanitaires et est responsable de la liaison avec la force internationale de maintien de la paix (UNA - MID ) chargée de protéger les civils de tels crimes… Ainsi donc aujourd’hui tous les humanitaires et les diplomates négocient avec un homme sous mandat d’arrêt international pour crimes contre l’humanité !
54Le 25 juin 2007, sur l’initiative de Bernard Kouchner, nouveau ministre français des Affaires étrangères, se réunit à Paris une conférence internationale sur le problème du Darfour. Elle sera suivie en juillet d’une réunion à Tripoli, sur invitation du colonel Kadhafi, qui institue comme négociateurs la Libye, le Tchad et l’Érythrée, autant de pays qui n’ont rien à prouver en matière de neutralité régionale et de respect des droits de l’homme !
55Enfin, le 1er août 2007, à peu de chose près le jour anniversaire de la résolution 1706 restée lettre morte, le Conseil de sécurité vote la résolution 1769. Avancées de cette résolution : elle est votée à l’unanimité (donc avec la participation de la Chine et de la Russie) et sous le chapitre VII de la Charte des Nations unies, c’est-à-dire qu’elle est contraignante pour le Soudan. Elle prévoit notamment le déploiement de Casques bleus avec enfin un vrai mandat de protection des populations. Il a été néanmoins mentionné en son préambule (pour obtenir l’assentiment des Russes et des Chinois) que ces troupes ne devraient en rien gêner le gouvernement soudanais… Le déploiement était prévu pour décembre 2007/ janvier 2008, mais jusqu’à présent seuls quelques éléments de logistique sont arrivés, le gouvernement de Khartoum refusant tout soldat non originaire de pays amis ; la communauté internationale ne démontre aucune pugnacité en la matière et n’a toujours pas réuni les fonds et le matériel nécessaire, notamment les hélicoptères.
56Jamais la communauté internationale n’a autant investi pour une cause humanitaire ! Mais il est juste question de fournir des soins médicaux et de la nourriture. Le président al-Bashir massacre et expulse, nous payons. Il n’est jamais question de soulever les causes réelles du conflit, mais seulement de masquer cette tache sur notre planète. Voici qu’on prépare des négociations de paix avec le gouvernement (de fait reconnu alors que le Front national islamique n’avait obtenu que 17 % des voix aux élections d’avril 1986 et qu’al-Bashir avait instauré par coup d’État une dictature militaire trois ans plus tard) pour les imposer à des résistants (ou rebelles) avec lesquels on ne se concerte jamais et qu’on veut même forcer à négocier dans des pays ennemis…
57Certains humanitaires institutionnels en sont même à minimiser la catastrophe et à prétendre qu’il ne s’agit que d’un conflit entre sédentaires et nomades exacerbé par la sécheresse… Les nouveaux nomades disposeraient de Mig et d’hélicoptères de combat ! Le pire s’est produit en 2004 ; il est donc derrière nous : « circulez, il n’y a plus rien à voir ! » Les meurtres et les exactions qui se poursuivent seraient donc contingents ? La situation serait-elle devenue satisfaisante parce que les humanitaires sont présents dans les camps de réfugiés et de déplacés (le Charity Business…) ? Est-il donc enviable ou même simplement acceptable de n’avoir pour avenir que les camps ? Alors que leurs villages ne sont pas si éloignés, mais qu’ils ne peuvent y retourner parce que leur gouvernement, dont le rôle naturel serait de les protéger, les en empêche et offre ces terres à des colons dits arabes. Voilà comment on suscite des projets émotionnels et, partant, désordonnés de sauvetage d’enfants ; c’est par exemple l’affaire de l’Arche de Zoé, qui a agi malgré les mises en garde du gouvernement. Le Quai d’Orsay été allé jusqu’à alerter la brigade des mineurs avant que cette association ne mette en œuvre son programme en se rebaptisant Children Rescue, de crainte de… Tout cela tient de la confusion de la morale (l’élan naïf du cœur, comme disait Levinas) et de l’éthique, qui exige le préalable de l’identification des bourreaux avant que l’on ne pense justice ; probablement le problème est-il là : le refus de dénoncer les bourreaux.
58Aujourd’hui, le gouvernement soudanais tente de vider les camps de déplacés pour installer les Darfouriens dans des zones instables où ils sont en danger
immédiat et menace officiellement les humanitaires de l’ONU d’expulsion s’ils ne
l’assistent pas dans cette décision unilatérale. La purification ethnique continue.
25 mars 2008 : Le responsable pour le Soudan du PAM, Kenro Oshidari,
déplore la mort de trois de ses chauffeurs. L’un d’eux a été tué le 24 mars au Sud-Darfour sur une route menant à Nyala, les deux autres le 22 mars à Abiemnom,
dans la province d’Unité. En 2008,56 camions du PAM ont été attaqués ; 36 camions et 24 chauffeurs sont toujours portés disparus. Une importante offensive
gouvernementale aérienne et terrestre dans le Jebel M?n fait de nombreux morts
et des milliers de déplacés et réfugiés supplémentaires.
59Jusqu’à la fin janvier 2008, on ose demander aux représentants des victimes de négocier pendant que les attaques contre les civils se poursuivent. De nombreuses initiatives de paix s’effectuent sans qu’on sollicite réellement l’avis des Darfouris, en exerçant des pressions sur les « rebelles », voire en les menaçant, alors que les acteurs régionaux font tout pour que leurs groupes se multiplient à l’envi… C’est le moment où Jan Eliasson, envoyé spécial de l’ONU, et des représentants de l’Union africaine commencent enfin à affirmer que rien n’est possible tant que les exactions soudanaises continueront d’être perpétrées sur le terrain. Un tournant, dès lors, s’est produit.
60Mais les gouvernements, eux, ont tendance à suivre les humanitaires institutionnels dans leur refus de désigner les bourreaux et surtout à ne pas prendre la mesure de leur silence.
61Pourtant, le procureur de la Cour pénale internationale, Luis Moreno-Ocam-po, déclare le 2 juin 2008 :
« Les habitants du Darfour sont attaqués dans leurs villages et dans les camps. Ces attaques se déroulent en ce moment même. Les chefs de communautés sont arrêtés, les femmes violées, les écoles bombardées. Nous ne sommes pas en présence d’actions militaires, mais bien d’actes criminels […] L’impunité dont bénéficie M. H?r?n a des répercussions tangibles sur les efforts que la communauté internationale déploie afin d’apporter une aide humanitaire et d’encourager la sécurité au Darfour. Il entrave les secours portés aux victimes. Il concourt à ralentir le déploiement des soldats chargés du maintien de la paix. Pour les habitants du Darfour, l’impunité n’est pas une notion abstraite, mais un synonyme de mort et de destruction. »
63Mais le procureur est bien seul.
64C’est tout cela la catastrophe politique du début du XXIe siècle.
6518 mars 2008 : avec l’aide de la France, les représentants des cinq membres du Conseil de sécurité de l’ONU, les envoyés spéciaux de l’ONU et de l’Union africaine rencontrent enfin Abdelwahid al-N?r, président du SLM, et ses conseillers. Un consensus apparaît quant à la nécessité préalable à toute discussion de garantir la sécurité des populations civiles et d’assurer leur retour dans leurs villages.
66Même si mieux vaudrait l’implication politique de la communauté internationale, force est de reconnaître que celle-ci s’en tient pour l’essentiel aux déclarations, voire parfois aux condamnations, et qu’elle reste à peu près inexistante en ce qui concerne l’action… Le conflit dure depuis plus de cinq ans et l’ONU décompte maintenant jusqu’à 300 000 morts, jusqu’à 2,5 millions de réfugiés et de déplacés, sans que soit jamais fait état des populations – 1,5 million de personnes – errant parce qu’elles ne peuvent ou ne veulent pas rejoindre des camps de déplacés ; de même que ne sont jamais évoqués les colons dits arabes implantés à partir du Tchad, du Niger, de Mauritanie… Personne n’insiste non plus pour que les mises en examen par la CPI soient effectives.
Des enjeux pourtant considérables
67Le Soudan est au cœur de l’Afrique, à la croisée des mondes arabe et africain,
à la limite entre Mashrek et Maghreb, entre les Afrique de l’Ouest et de l’Est de
même qu’entre les Afrique septentrionale et méridionale. C’est le lieu de rencontre entre les différentes civilisations, un espace de colonialisme, donc de confrontations, pas de tolérance. Il en sera ainsi tant que le colonialisme perdurera, c’est-à-dire tant que le Soudan existera socialement au XIXe siècle et que l’ensemble
des puissances du monde ne souhaitera pas fondamentalement que les choses
changent. Le Soudan actuel reste nécessairement un foyer d’instabilité. Alors
que les enjeux aussi bien stratégiques que géopolitiques y sont importants.
68Il y a bien sûr le Nil ou le Jebel Marra. Et les épisodes de sécheresse depuis les années 1980 n’ont pas été sans effets sur les relations entre nomades et sédentaires ; mais ces tensions ont été instrumentalisées d’abord par la Libye du colonel Kadhafi, qui y avait envoyé ses troupes, puis par le gouvernement central du Soudan. Sans compter l’inexistante planification de l’exploitation de l’eau au niveau national, les populations du Darfour protestant en partie justement contre l’absence d’infrastructures. Les experts et politiciens qui mettent en avant cette difficulté, certes majeure, et la conjuguent avec l’évolution parallèle de la démographie figent le temps et s’interdisent de remarquer, dans le meilleur des cas, une gestion indifférente aux populations par le pouvoir central.
69Les ressources en pétrole sont, elles aussi, considérables, principalement dans le sud du Soudan, et il est vrai que la Chine en est le principal exploitant : 70 % du pétrole soudanais part en Chine, où il représente 10 % des importations. C’est effectivement une donnée stratégique pour Pékin. Il faut aussi reconnaître que ces importations sont indispensables aux entreprises occidentales implantées en Chine pour s’ouvrir au plus grand marché du monde, et que EADS est actionnaire d’Avi-China qui livre ses avions au Soudan. Cela explique-t-il la mollesse de certaines réactions ? Cela relèverait de la complicité assassine. Fait curieux : aucun État de la planète n’a menacé de boycotter la moindre célébration chinoise en raison des massacres inouïs perpétrés au Soudan, alors que la répression au Tibet, pour terrible qu’elle soit, a immédiatement provoqué ce type de réaction.
70Et puis, il y a à cet égard les violentes tensions entre le gouvernement central et la région autonome du Sud-Soudan quant au pétrole d’Abyei, le pétrole du Darfour ne pouvant être exploité compte tenu de la situation de guerre. La région contient également de l’uranium. Sans parler du soleil, source d’énergie d’avenir, et de la gomme arabique, matière stratégique dont le Soudan est de loin le premier producteur mondial. Le Soudan est un géant à venir où tout est à équiper.
71Pour ce qui est de la géostratégie, l’islamisme est au cœur du problème. S’il est de bon ton de qualifier l’islamisme soudanais d’« affairiste », on ne saurait ignorer que des femmes y sont condamnées à la lapidation, qu’une institutrice anglaise y a été menacée d’un procès qui aurait pu lui coûter la vie et finalement expulsée pour avoir simplement laissé ses petits élèves nommer leur ours en peluche Mohammed. On n’oubliera pas non plus que, pour avoir extradé Carlos en direction de la France, le Soudan n’en a pas moins convié Oussama ben Laden et son organisation, de même que, récemment, le Hamas. Le président iranien est souvent venu en visite à Khartoum, où un accord de coopération militaire avec Téhéran vient d’être signé.
72Le Soudan est clairement mis en cause dans le contexte des troubles orchestrés aussi bien au Tchad qu’en République centrafricaine et au Kenya. Il est régulièrement suggéré qu’on retrouve sa patte dans les mouvements activistes au Nigeria, en Mauritanie, au Cameroun et au Sénégal. Charnière entre le Maghreb et le Mashrek… Et son amitié pour la Libye de Kadhafi n’a rien d’un hasard : la stratégie d’enveloppement de l’Égypte commençant à se faire jour. Une stratégie qui s’applique aussi bien à l’Éthiopie.
73Summum du cynisme, rapporté en ligne par UN Watch le 18 avril 2008 : « En dépit des rapports incessants montrant l’implication des autorités soudanaises dans les meurtres, viols et déplacements de milliers de personnes au Darfour, le régime de Khartoum a été félicité pour sa "coopération" dans une récente conclusion du Human Rights Council des Nations unies… »
74L’enjeu politique local est tout aussi important. Certes, les experts ne cessent de répéter que le problème des divisions tribales est majeur. C’est là une difficulté que les dirigeants du SLM affrontent ; ils ne peuvent gommer le tribalisme, mais affirment vouloir le dépasser dans le cadre d’une nation où les différents groupes, à défaut de s’aimer, pourraient vivre ensemble à égalité. Élément central, justement, l’équité en droit. Après tout, il n’est pas de nation moderne dont la population n’est pas ou ne fut pas une mosaïque ; ce qui n’empêche pas la cohésion. La présentation tribale chez certains experts revient à un simple instantané d’expérience pour le moins surmontable dans le creuset égalitaire et par un développement également réparti. La laïcité, conçue comme une séparation de la religion et de l’État, apparaît d’ailleurs comme un aspect fondamental quant à l’égalité des droits. De ce point de vue, le SLM semble crédible, et c’est le seul facteur local et régional de stabilité devant ce créateur d’instabilité chronique qu’est aujourd’hui Khartoum au Soudan et dans toute la région.
75Sur un plan géographique plus large, ce sont l’avenir de l’Occident et celui de l’Afrique qui se jouent là-bas. La guerre à la laïcité est, pour les islamistes, un combat sans merci. Le destin de toute l’Afrique en dépend, à commencer par sa moitié nord. Le Darfour constitue le dernier rempart musulman contre la déferlante islamiste d’est en ouest, de l’océan Indien à l’Atlantique. Entre le Soudan et la côte ouest de l’Afrique, les troubles provoqués par des islamistes impatients de dicter leurs vues moyenâgeuses et liberticides sont permanents. C’est le retour du grand colonialisme de l’épopée arabe des VIIe et VIIIe siècles avec son cortège d’exactions, d’asservissements et de conversions forcées. C’est que le colonialisme n’a pas été une affaire exclusivement occidentale. Le Pacte d’Omar avait créé les marques vestimentaires discriminatoires : le noir pour les zoroastriens, le jaune pour les juifs et le bleu pour les chrétiens… voilà la conception des tribunaux islamistes, de la Somalie au Sénégal, qui se profile devant nos yeux aveugles. Si les Occidentaux ont abandonné l’idée de conquérir la planète (un passé que nous avons du mal à assumer), il n’en est à l’évidence pas de même pour tous. Si nous avons quelque opinion sur ce que doivent être les rapports entre êtres humains, notre acception de la démocratie en tant que système le moins mauvais, nous ne nous donnons pas ici les moyens de les défendre ; et nous restons sourds aux cris de détresse venant d’ailleurs. La démocratie ne s’appliquerait-elle qu’aux seuls Blancs ? Ne serait-ce pas là le nouveau racisme ? À quoi ressemblera notre Europe avec pareil bloc en son Sud ? Et à quoi ressemblera le continent africain avec semblable bloc en son Nord ? Aujourd’hui, les bourreaux sont à Khartoum, mais leurs objectifs ne se limitent pas au Darfour. Au Darfour, des hommes luttent pour leur liberté et notre avenir. Allons-nous les abandonner, les abandonner à notre indifférence de nous-mêmes ?
76Là-bas, à l’écart du Nil qui fut un berceau de civilisations, des hommes noirs
et musulmans tuent dans le silence leurs frères musulmans mais noirs. Pas seulement dans leur silence, mais aussi dans le nôtre. Le silence des hommes reste
la violence primordiale, un silence des hommes qui laisse assassiner ! Souvenez-vous des silences qui tuèrent ! Ils retentissent encore et continuent d’assassiner
notre histoire, incapables que nous sommes de l’assumer.
77Nous nous taisons et pourtant nous savons ! Alors, sommes-nous les gardiens de nos frères ? Il ne s’agit pas, encore une fois, de se laisser à aller à la compassion pour les victimes dans l’élan naïf de nos cœurs, il ne s’agit pas de morale, mais d’éthique, de prendre conscience du mal et de faire face aux bourreaux, de prendre l’histoire en responsabilité.
78Au Darfour, des hommes luttent pour leur liberté et notre avenir. Allons-nous les abandonner, les abandonner à notre indifférence de nous-mêmes ? Ce serait moralement injuste, éthiquement scandaleux et politiquement stupide.