Couverture de OUTE_018

Article de revue

Patria Grande vs Hémisphère occidental

Pages 179 à 190

Notes

  • [1]
    Strategic Energy Initiative, Task Force on Western Hemisphere, 2 octobre 1998, <www. csis. org/ sei/ work/ WHtfreport. html>,téléchargé le 20 mars 2005.
  • [2]
    Z. Brzezinski, The Grand Chessboard : American Primacy and Its Geostrategic Imperatives, New York, Basic Books, 1997.
  • [3]
    450 millions de citoyens dans 25 États membres de l’UE produisent, à titre de comparaison, entre 9 000 et 11 000 milliards de dollars.
  • [4]
    Testimony of General Peter Pace (USMC), commander-in-chief, U.S. Southern Command, Senate Armed Services Committee, 27 mars 2001; consultable sur le site du Center for International Policy, <www. ciponline. org/ colombia/ 032701. htm>.
  • [5]
    H.Dieterich, « Con Bolívar y el pueblo. Entrevista a Hugo Chávez », Caracas, 23 mars 1999, in id. (éd.), La cuarta vía al poder, Buenos Aires, Editorial 21,2000, p. 181-209.
  • [6]
    Voir, à propos de la politique US contre Chávez, Eva Golinger, The Chávez Code. Cracking U.S. Intervention in Venezuela, La Havane, José Martí, 2005. Sur la place du Venezuela dans un monde unipolaire et sur la théorie et la pratique du coup d’État au XXIe siècle, voir Ingo Niebel, Venezuela not for sale. Visionäre gegen neoliberale Putschisten, Berlin, Kai Homilius, 2000.
  • [7]
    La CSN est devenue l’UNASUR (Union des nations sud-américaines) en avril 2007.

1« Nuestro norte es el sur » [notre Nord, c’est le Sud], tel est le slogan de la chaîne de télévision multinationale vénézuélienne Telesur. Celui-ci indique l’orientation du nouveau mouvement politique qui grandit en Amérique latine depuis l’élection de Hugo Chávez à la présidence du Venezuela en 1998. Chávez a proposé de créer Telesur afin d’émanciper l’Amérique latine du Nord en faisant concurrence à l’édition espagnole de CNN avec une nouvelle chaîne d’information. Le slogan de Telesur traduisant aussi l’orientation générale de la géopolitique de Chávez.

2Les citoyens qui vivent dans l’hémisphère Nord doivent, s’ils veulent comprendre la politique étrangère de Chávez, se placer du point de vue du Sud vis-à-vis du Nord. Très souvent, les médias du Nord prêtent une trop grande attention à sa rhétorique aux dépens de sa politique. Ils ont apparemment plus à cœur de lancer une campagne contre le personnage, qu’ils s’imaginent pouvoir renverser, que d’offrir une analyse de fond. Leurs attaques permanentes contre Chávez nuisent à la compréhension de ce qui se passe dans la région, alors que l’Amérique du Sud connaît des transformations politiques qui pourraient compter autant d’ici quelques années que les guerres d’Indépendance des colonies espagnoles au XIXe siècle. À l’époque, le Libertador Simón Bolívar n’avait pas réussi à réaliser son rêve des « États-Unis d’Amérique du Sud ». Sa Patria Grande le céda par homologie renversée à la doctrine de James Monroe : « America to the Americans » qui allait depuis orienter la politique étrangère des États-Unis dans ce qu’ils nomment officiellement « hémisphère occidental », mais qu’ils appellent officieusement leur « arrière-cour » (patio trasero). Alors que les États-Unis d’Amérique élargissaient leur hégémonie politique, économique et militaire aux colonies naguère espagnoles, les projets de Bolívar sombrèrent dans l’oubli, et la postérité en déforma l’image. Justement, à la fin des années 1990, Hugo Chávez allait redécouvrir les idées de Bolívar, en particulier le projet à peu près oublié de Patria Grande d’Amérique.

3Le fait est que l’homme d’État vénézuélien ne se contente pas de mener une politique étrangère autonome, il a également tracé le cadre d’une géopolitique propre. Premier objectif : protéger sa révolution bolivarienne des agressions du Nord. Second objectif : faire émerger au sein d’un monde multipolaire un pôle nouveau où d’autres États américains et des Caraïbes pourront gérer leur propre destin avec moins de pression subie à partir des États-Unis et de l’Union européenne (UE).

4En Amérique, on observe un affrontement récurrent entre deux types de géopolitique : d’un côté, celle des États-Unis, qui entendent conserver leur hégémonie politique, économique et militaire sur l’hémisphère occidental. Les agressions répétées contre Cuba, le coup d’État contre le président chilien Salvador Allende (1973) ou encore la « guerre sale » contre le Nicaragua (1978-1990) sont trois exemples parmi d’autres qui montrent jusqu’où les États-Unis sont prêts à aller pour rester hégémoniques dans la région. Semblable géopolitique et la géostratégie qui lui correspond sont de nature offensive et destinées à contrôler un espace donné pour des raisons économiques. Il en a résulté comme par contrecoup une autre géopolitique de nature défensive qui tend à protéger un projet politique et à édifier un système international autour de ses frontières : la géopolitique bolivarienne était née.

Chávez – le pire des scénarios en politique étrangère pour les États-Unis

5En décembre 1998, l’ancien officier Hugo Chávez est élu président du quatrième exportateur de pétrole en direction des États-Unis, soit le plus grand consommateur de pétrole au monde. Les États-Unis importent de 11 % à 15 % de leur pétrole du Venezuela parce qu’il ne faut que cinq jours de transport. Plus de 50 % des 3 millions de barils produits chaque jour au Venezuela sont vendus aux États-Unis. L’inconvénient, c’est que, si les importations du Venezuela étaient suspendues pendant plus de trois semaines, l’industrie américaine et, partant, l’économie américaine rencontreraient de sérieux problèmes. Les géostratèges de Washington confèrent donc à ce pays d’Amérique du Sud un intérêt stratégique. En 1998, juste avant le triomphe de Chávez, les spécialistes du Center for Strategic and International Studies (CSIS) posaient que l’Amérique latine resterait longtemps une source cruciale pour les marchés énergétiques US et mondiaux [1]. Ils craignaient que Chávez n’arrête de rembourser les dettes du Venezuela envers l’étranger et que d’autres pays de la région ne suivent son exemple. Le Vénézuélien pouvait également nuire au projet américain de Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA; en anglais Free Trade Area of the Americas, FTAA; ALCA en espagnol). Mais les stratèges de ce think tank néoconservateur signalaient aussi qu’il pouvait rapidement tomber. Le directeur de la structure n’est autre que l’ancien conseiller à la sécurité nationale auprès du président américain, Zbigniew Brzezinski, auteur, dans Le grand échiquier, d’un plaidoyer en faveur d’un monde unipolaire dominé par les États-Unis. Selon cette géopolitique néoconservatrice, « la dynamique de l’économie américaine produit les conditions nécessaires à la mise en œuvre de la domination mondiale [2] ». Ce qui signifie que l’économie américaine a besoin des divers marchés mondiaux pour y écouler sa surproduction. Une baisse des exportations pourrait avoir pour conséquence un abandon d’hégémonie, de cette hégémonie dont les États-Unis ont besoin pour conquérir de nouveaux marchés et maintenir leur position dans les régions placées sous leur contrôle.

6La croissance économique est devenue une nécessité depuis que les États-Unis sont au bord de la faillite. Il est important de trouver de nouveaux marchés en Amérique centrale et en Amérique du Sud. Les néoconservateurs attribuent au Sud de ce qu’ils appellent l’hémisphère occidental autant d’importance qu’à leur propre marché. Pour le protéger des présences européenne et chinoise, le président américain George W. Bush a conçu une Zone de libre échange des Amériques (ZLEA ) qui englobe les deux continents américains. Faire fonctionner la ZLEA permettrait à l’économie US de dominer un marché de 800 millions de consommateurs produisant eux-mêmes des biens et des services à hauteur de 10 000 milliards de dollars américains [3]. La ZLEA avait pour mission de prolonger l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA, en anglais North American Free Trade Area, NAFTA ) entre les États-Unis, le Mexique et le Canada. Quand l’ALENA fut lancée en 1994, les exportations de l’UE en direction du Mexique chutèrent de 34 %. Simultanément, les fermiers mexicains apprenaient qu’ils ne pouvaient pas concurrencer les produits agricoles « made in USA », fortement subventionnés.

7En mars 2001, le commandant de l’U.S. Southern Command (USSOUTH - COM ), le général Peter Pace (U.S. Marine Corps), expliquait de la sorte l’importance de l’hémisphère occidental pour la politique américaine :

8

L’hémisphère occidental représente plus de 39 % de nos échanges. De plus, 49 cents de chaque dollar dépensé en Amérique latine va aux biens et services importés des
États-Unis. L’Amérique latine et les Caraïbes fournissent plus de pétrole aux États-
Unis que tous les pays du Moyen-Orient réunis [4].

9Mais en 2001, pendant le Sommet des Amériques de Québec, Chávez va refuser de signer l’avant-projet d’accord sur la ZLEA. Il propose à la place la création d’un bloc économique sud-américain qui permettrait aux pays de la région de faire concurrence au Nord. En 2005, lors du Sommet des Amériques de Mar del Plata en Argentine, le projet de ZLEA a échoué. Le Vénézuélien a de la sorte atteint un de ses objectifs.

La renaissance de Bolívar

10En 1998, Chavez remporte l’élection présidentielle grâce au soutien d’un grand mouvement non organisé, composé de soldats progressistes comme lui-même et de civils issus des couches pauvres, soit 70 % à 80 % de la population. Sa réputation est liée à son coup d’État manqué contre le président corrompu Carlos Andrés Pérez en 1992. Au lieu de s’enfuir à l’étranger, Chávez reconnaît ses responsabilités et va en prison. Une majorité de Vénézuéliens commencent dès lors à lui apporter leur soutien. Chávez a inclus dans son message politique la vision bolivarienne d’une société plus juste, où l’esclavage a été aboli, sans exploitation ni misère. Il se réfère aussi aux contemporains du Libertador : Simón Rodríguez et Ezequiel Zamora. Le premier, un pédagogue, exigeait le droit à l’éducation gratuite pour toutes les classes sociales. Le second, un général, s’était rendu célèbre pendant les guerres civiles au Venezuela avec son slogan : « Liberté de la terre et du peuple, démocratie, à bas les oligarques ! » et avait également combattu pour une Union de l’Amérique du Sud. Chávez a adapté les idées anciennes aux circonstances présentes parce qu’il refuse d’introduire des idéologies « étrangères ». En tant que jeune militaire, il lui a fallu se battre contre la guérilla gauchiste, et il a vécu les atrocités commises de part et d’autre. L’expérience l’a amené à concevoir une autre solution aux problèmes immédiats de son pays. Il rejette le marxisme en tant qu’orientation idéologique et politique parce que celui-ci « ne change rien », au moins au Venezuela, tout en témoignant du respect pour le socialisme cubain [5]. Le Vénézuélien a donc fait du bolivarisme une idéologie « made in » Amérique latine, entre le socialisme historique et le néolibéralisme. Sa politique est une sorte de projet ouvert, non encore abouti, auquel tout le monde peut participer en l’adaptant à ses besoins particuliers. C’est cette « employabilité » qui rend l’idée bolivarienne si intéressante pour tous les mouvements d’Amérique latine incarnant une alternative au néolibéralisme, c’est-à-dire l’idéal économique appliqué par les États-Unis et l’Union européenne en Amérique centrale et du Sud juste avant la chute du mur de Berlin.

11Hugo Chávez ouvre la voie bolivarienne le 2 février 1999 en prêtant serment en tant que président du Venezuela. Son premier objectif est de donner une nouvelle Constitution à la République. Pour la première fois de leur histoire, la majorité des Vénézuéliens auront la possibilité de participer directement aux débats sur la nouvelle Carta Magna. « Nous y sommes arrivés », tel est le commentaire récurrent dans les quartiers pauvres. La nouvelle Constitution est approuvée par 71,7 % des électeurs fin 1999. La Ve République est née – et une des promesses de Chávez pendant sa campagne électorale remplie. D’où le nom de Movimiento Quinta República (MVR) – Mouvement Ve République – adopté par son organisation.

12La « Grande Charte » rebaptise officiellement le pays en « République bolivarienne du Venezuela ». C’est là une étape essentielle dans la politique étrangère d’émancipation en Amérique latine. La Constitution bolivarienne interdit la privatisation des industries nationales clés (par exemple le pétrole et le gaz, les ressources naturelles), ainsi que de la sécurité sociale, de la santé et de l’éducation. Ce que proclament les Vénézuéliens, c’est à l’évidence que leur pays n’est en aucune manière « à vendre ». Le message est enregistré par les forces néolibérales de par le monde comme une déclaration de guerre. S’appuyant sur la Constitution bolivarienne, Chávez commence à avancer sur la réforme agraire et tente de récupérer le contrôle des bénéfices de l’entreprise pétrolière nationale PDVSA (Petróleos de Venezuela). Il a besoin de cet argent pour financer les programmes sociaux prévus, les fameuses « misiones ». Le président est alors confronté à un encadrement supérieur et moyen sous la coupe du réel pouvoir de la IVe République. Au cours des trente dernières années, un petit groupe de gens riches et influents ont distribué les bénéfices du pétrole sans rendre aucun compte, et en ont eux-mêmes largement profité. Une partie des pétrodollars s’est volatilisée, une autre, importante, est restée aux États-Unis, expliquant en partie la misère du Venezuela. Chávez était déterminé à changer les choses – d’où les réactions négatives de l’administration américaine. La Maison-Blanche n’ira pas le prévenir du coup d’État préparé par l’opposition vénézuélienne pour le mois d’avril 2002. Bien au contraire, le Département d’État, appuyé par le gouvernement espagnol, reconnaît le président par intérim, Pedro Carmona, les deux ambassadeurs se présentant à ce dernier après l’arrestation illégale de Chávez [6]. Étant donné que le président et chef des forces armées n’a jamais démissionné et que Carmona a aboli tous les pouvoirs constitutionnels, le regroupement massif des partisans de Chávez, combinaison des couches pauvres et des soldats loyaux, le libère et le ramène au pouvoir. À l’hiver 2002-2003, le chef politique bolivarien peut compter sur cette base politique quand ses opposants lancent une opération de déstabilisation, la fameuse « grève pétrolière », soit en fait un sabotage destiné à installer le chaos économique et logistique. Une fois encore, Chávez fait appel à la capacité des forces armées pour résoudre la situation : des véhicules et des avions décollent de leurs bases et acheminent de la nourriture et de l’essence, en provenance de l’étranger, à la population. Cette sorte de coopération entre militaires et civils représente un aspect très particulier de la voie bolivarienne, inconnu dans les autres pays d’Amérique latine où l’armée est le gardien des systèmes sociaux et politiques. En août 2004, la popularité de Chávez semble plus élevée que jamais : le « non » à la révocation du chef de l’État l’emporte par 58,25 % des suffrages au référendum voulu par l’opposition. En 2006, il sera réélu avec 61,35 % des voix.

13Chávez sait que sa politique bolivarienne équivaut non seulement à une offensive directe contre les intérêts de l’économie, de l’industrie et la politique US au Venezuela, mais qu’elle va tenir lieu d’exemple pour les autres pays d’Amérique latine confrontés aux mêmes problèmes.

14La période 2002-2003 démontre au Vénézuélien qu’il ne peut survivre qu’à condition de mettre en échec Washington sur la scène internationale. La politique étrangère des États-Unis a prouvé qu’il ne sera plus toléré. Il lui faut donc protéger son projet par une diplomatie. C’est la naissance de la géopolitique bolivarienne.

L’Alba : une alternative géopolitique à la Zlea

15Le centre de gravité de la politique étrangère de Chávez, c’est l’axe Venezuela~Cuba. Le président vénézuélien a eu besoin du soutien de Fidel Castro et du système cubain de santé et d’éducation quand il a lancé les programmes sociaux « Misión Barrio Adentro » (santé dans les quartiers défavorisés) et « Misión Robinson » (campagne d’alphabétisation avec la méthode du « Yo, sí puedo » cubain [j’y arriverai !]). Aucun autre pays dans la région ne pouvait lui fournir les médecins, le personnel paramédical et les enseignants pour remplir ces objectifs. Chávez avait également besoin d’un service très particulier de façon à survivre politiquement et physiquement : le savoir-faire en matière de sécurité. Cuba est le seul pays d’Amérique latine qui a su résister avec succès depuis cinquante ans aux interventions US en tous genres contre sa souveraineté.

16Chávez et Castro ont fait de l’Alternativa Bolivariana para las Américas (Alternative bolivarienne pour les Amériques, ALBA ) la réponse latinoaméricaine et caribéenne aux projets américains de ZLEA, d’abord par le biais de plusieurs traités entre le président du Venezuela et son homologue cubain dans différents secteurs économiques, sociaux et culturels.

17Une des caractéristiques de l’ALBA, c’est que ses membres échangent des ressources naturelles, par exemple du pétrole contre des denrées alimentaires, des services et des biens, plutôt que de les acheter avec des pétrodollars. À l’heure actuelle sont membres de l’ALBA le Venezuela, Cuba, la Bolivie et le Nicaragua. Il est possible que l’Équateur rejoigne bientôt l’organisation, de même que, le cas échéant, Haïti. Tous ces pays, à l’exception de Cuba, sont confrontés aux mêmes problèmes que le Venezuela d’avant Chávez : pauvreté, analphabétisme, inexistence d’un système de santé pour les pauvres, absence de contrôle sur les ressources naturelles et d’accès aux hautes technologies. Au cours des douze derniers mois, après l’élection des présidents marqués à gauche Evo Morales (Bolivie), Daniel Ortega (Nicaragua) et Rafael Correa (Équateur), l’ALBA est également devenue une alternative au MERCOSUR (Marché commun du Sud de l’Amérique), l’organisation sud-américaine pour le commerce, parce que les deux formules ne sont pas compatibles. Il semble ainsi contradictoire que Chávez, compte tenu de ses idées socialistes, ait voulu s’intégrer au MERCO - SUR. Mais en réalité sa démarche est motivée par des raisons économiques mais aussi géopolitiques : le Brésil et l’Argentine sont à la fois les nations les plus industrialisées de la région et des partenaires commerciaux importants pour un Venezuela qui tente de s’affranchir des importations américaines.

18Sur le plan économique et commercial interaméricain, l’ALBA est devenue un instrument géostratégique qui divise le « patio trasero » en deux blocs : l’un contrôlé par les États-Unis (Amérique centrale avec la Colombie, le Pérou, le Paraguay et le Chili) ; l’autre opposé (Nicaragua, Cuba, Venezuela, Équateur, Bolivie, Brésil, Uruguay, Argentine).

19Cuba n’incarne pas seulement l’alternative politique au modèle démocratique occidental, c’est aussi un avant-poste important : proche de la côte américaine, il gêne l’USSOUTHCOM au cas où celui-ci voudrait mener une opération militaire surprise contre le Venezuela. D’un autre côté, la république bolivarienne est devenue l’hinterland perdu par Cuba en 1990 quand une nouvelle ère s’est ouverte dans les relations internationales. La nouvelle alliance avec le Venezuela aide l’île à préparer l’ère post-Castro. Quand Castro mourra, Chávez héritera de son rôle et incarnera à son tour l’antipode politique des États-Unis dans la région. Grâce à l’aide cubaine, Caracas est en train de démontrer aux autres sociétés latino-américaines qu’un autre monde est réellement possible, à condition d’avoir le contrôle absolu sur l’exploitation des ressources naturelles de son pays et des bénéfices qui en découlent. Quand le Vénézuélien aide plusieurs pays de la région économiquement ou matériellement, il le fait avant tout pour protéger sa révolution bolivarienne.

20Le Nicaragua est l’avant-poste de Chávez en Amérique centrale. La longue période néolibérale depuis 1990 en a fait le pays le plus pauvre de la région – derrière Haïti. Seules les réserves en eau sont encore sous contrôle de l’État. Il dispose également d’une géographie qui permettrait le percement d’un second canal entre les océans Atlantique et Pacifique, soit une alternative à celui de Panama. La Havane aide Managua avec son savoir-faire en matière de médecine et d’éducation, et Caracas lui procure sa technologie. En avril 2007, quelques mois seulement après l’élection de Daniel Ortega, Chávez a lancé la construction d’une nouvelle raffinerie « Sandino-Bolívar » au Nicaragua. Celle-ci pourrait raffiner d’ici cinq ans 150 000 barils de pétrole par jour. Cette affaire, qui pourrait rapporter au gouvernement nicaraguayen d’Ortega 700 millions de dollars US, lui permettrait ainsi de créer une structure économique alternative mettant fin au concept néolibéral des « zonas francas ».

21Le soutien de l’Équateur et de la Bolivie autorise Chávez à exercer une certaine pression sur les alliés colombien, péruvien et chilien des États-Unis. L’Équateur a des problèmes liés à la fumigation de présumés champs de drogue avec la Colombie, et les rapports entre Chili et Bolivie sont tendus depuis que cette dernière veut récupérer l’accès perdu à l’océan Pacifique. L’Équateur et la Bolivie ont tous les deux une frontière commune avec le Pérou, dont le président Alan García est un des opposants de Chávez dans la région. La Bolivie compte également beaucoup en tant qu’exportateur de gaz vers le Brésil. Les États-Unis ont installé en Équateur une de leurs bases militaires les plus considérables en Amérique latine, mais le nouveau président Correa a annoncé qu’il ne renouvellerait pas le permis d’utilisation. La fermeture de la base de Manta obligerait l’armée américaine à se déplacer au Paraguay.

22Entre les pays proaméricains et les États membres de l’ALBA, il y a le Brésil, l’Argentine et le Chili. Leurs gouvernements tentent de se frayer leur chemin propre entre la Patria Grande de Chávez et le Western Hemisphere de Bush. L’Union européenne tente actuellement de séparer le Brésil et l’Argentine de l’ALBA et du Venezuela. Mais une telle opération ne sera pas facile dans la mesure où la république bolivarienne de Chávez est un marché intéressant pour les producteurs brésiliens et argentins.

CSN et Sato – les piliers politiques et militaires de la Grande Patrie

23En décembre 2004, les pays sud-américains ont créé la Communauté sudaméricaine des nations (CSN) [7]. Cette nouvelle organisation n’existait que sur le papier parce qu’on y trouvait à la fois des pays pro- et anti-américains. Dans un autre contexte, elle aurait pu se substituer à l’Organisation des États américains (OEA), basée à Washington et dominée par les États-Unis, donc en réalité inefficace. La crédibilité de la CSN dépendait en grande partie de l’évolution de l’ALBA et des problèmes concernant le MERCOSUR entre Venezuela et Brésil. Si l’ALBA incarnait le pilier social et économique du projet de Grande Patrie, la CSN aurait pu en devenir la base politique. Une branche militaire de type OTAN n’est encore qu’un rêve, même si plusieurs officiers de haut rang sont d’accord avec Chávez pour créer une force militaire susceptible d’empêcher les interventions étrangères dans la région. Si l’homme d’État bolivarien l’a appelée SATO (South Atlantic Treaty Organisation), c’est évidemment par allusion à l’OTAN (NATO en anglais).

24Même si ces projets ne sont pas encore opérationnels, l’ALBA de Chávez constitue une zone garantissant une certaine sécurité dans la région. Cette politique se fondant sur des accords bilatéraux non seulement avec des gouvernements « amicaux » comme le Brésil et l’Argentine, mais aussi avec l’« inamicale » Colombie. Ce pays, dirigé par Álvaro Uribe, reçoit un soutien politique, militaire et économique considérable de Washington, parce que son rôle est géopolitiquement essentiel en Amérique latine, tout comme celui d’Israël au Moyen-Orient.

Géopolitiques bolivariennes : l’ennemi de mon ennemi est mon ami

25Sur la scène internationale, Chávez a aussi dessiné les contours d’un système de sécurité censé prévenir les attaques de l’extérieur. Il a depuis 2004 renforcé ses liens avec la Russie et la Chine. Les deux membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU sont parties prenantes dans nombre de projets économiques au Venezuela. Le leader de la révolution bolivarienne s’est servi de ses pétrodollars pour concrétiser cet aspect de sa politique étrangère. D’un côté, il a acheté du matériel militaire à la Russie; de l’autre, il a réussi à ce que des entreprises russes investissent au Venezuela. Malgré l’achat de plusieurs dizaines de chasseurs Mig et de 100000kalachnikovs, la politique de sécurité du Venezuela n’est pas fondée sur une course à l’armement, mais sur des relations politiques et économiques à l’échelle internationale. Avec Moscou et Pékin de son côté, Chávez a deux alliés potentiels capables de faire valoir leur droit de veto au Conseil de sécurité de l’ONU si les États-Unis tentaient de mobiliser cette institution contre le Venezuela.

26Première manifestation de nouvelle confiance en soi, la bataille menée par les diplomates vénézuéliens en juin 2006, à New York, sur la question du siège non permanent au Conseil de sécurité des Nations unies. Washington soutenait le Guatemala. Après quarante-huit scrutins étalés sur trois semaines – phénomène sans précédent –, il fallut que Caracas et Ciudad Guatemala retirent leurs candidatures, celle du Panama étant avancée, pour que le problème se résolve.

27C’est pour répondre à cette importance croissante du Venezuela dans la région que le directeur du renseignement de l’administration Bush, John Negroponte, a annoncé le 18 août 2006 la nomination d’un chargé de mission pour Cuba et le Venezuela. Ce dernier doit centraliser la documentation et les analyses concernant ces deux pays émanant de toute la communauté du renseignement américain. Le président Chávez allait pour sa part critiquer vivement la politique étrangère US, le 20 septembre, parler de George W. Bush comme du « diable » et affirmer que « les prétentions hégémoniques de l’impérialisme américain… mettaient en danger la survie même de l’espèce humaine ». De même, en juin 2007, la secrétaire d’État US, Condoleezza Rice, et le ministre des Affaires étrangères vénézuélien, Nicolás Maduro s’opposèrent vivement, Rice critiquant au cours de la 37e assemblée générale de l’OEAla politique médiatique du Venezuela, et Maduro répliquant que les États-Unis devaient laisser leurs chaînes de télévision filmer le centre de détention de Guantánamo à Cuba.

28Chávez entretient également des rapports étroits avec l’Iran et la Biélorussie. Téhéran est devenu un partenaire important dans les projets technologiques et industriels. Plusieurs entreprises iraniennes construisent des maisons et montent des tracteurs au Venezuela. Cette coopération a pour objectif de rendre le Venezuela moins dépendant des importations technologiques à partir du Nord. Sur la scène internationale, Chávez et Mahmoud Ahmadinejâd, son partenaire de l’OPEP, constituent deux cibles de l’administration Bush. Si l’Union européenne avait incarné un second pôle de pouvoir distinct des États-Unis, elle aurait représenté aux yeux du Vénézuélien une alternative à la coopération avec l’Iran. Mais avec l’élection de la proaméricaine Angela Merkel en Allemagne (2005) et le triomphe de Nicolas Sarkozy en France (2007), il est plus probable que Bruxelles cherche à coopérer avec Washington au lendemain de l’élection présidentielle US de2008. En 2006, Chávez a pu évaluer le poids des États-Unis sur la politique européenne dès lors qu’il ne put acheter d’avions militaires à l’Espagne parce que la technologie de ceux-ci était en partie « made in USA ». Le Premier ministre espagnol, José Luis Rodríguez Zapatero, n’avait pu résister aux pressions de Washington. L’Espagne est un pont entre l’Union européenne et le Sud du nouveau monde. L’épisode des avions CASA a montré que l’Union européenne ne saurait être un partenaire de la géopolitique de Chávez, qui tend, elle, à neutraliser les ingérences US dans le monde. Le Vénézuélien doit donc jouer la carte d’un Iran dont le pétrole compte autant pour le monde occidental que celui de son pays pour les États-Unis, sans d’ailleurs négliger la nouvelle puissance politique et commerciale qui émerge en Asie : la Chine.

Conclusion

29Chávez a mis en place un système de sécurité qui rend l’intervention américaine plus difficile mais n’en a pas totalement éliminé la possibilité. Reste à savoir ce que fera l’administration Bush jusqu’à l’élection présidentielle de 2008. Va-t-elle se concentrer sur la résolution des problèmes en Irak et en Afghanistan ? Si cela passe par une attaque contre l’Iran, il y aura des conséquences pour le Venezuela. Personne ne sait si dans pareil cas Chávez suspendrait les importations de pétrole aux États-Unis afin de protéger le partenaire iranien. Ce scénario pourrait impliquer une nouvelle opération américaine contre Caracas avant l’attaque contre l’Iran. La situation ressemble à celle de 2002 : le complot contre Chávez avait pour fonction de garantir les importations de pétrole vénézuélien nécessaires à la guerre en Irak. Autre éventualité : Washington pourrait préparer un retrait militaire du Moyen-Orient pour tenter de récupérer le contrôle de l’Amérique latine. Question subsidiaire : les États-Unis continueront-ils d’agir seuls sur le plan international, ou bien vont-ils rechercher la collaboration avec l’Union européenne ? Les néoconservateurs préfèrent la doctrine Monroe, mais les démocrates pourraient, eux, faire le choix de l’alliance avec l’UE. Un proaméricain comme l’Allemand Matthias Wissmann ne propose-t-il pas l’union transatlantique entre les États-Unis et l’UE contre l’Asie et, selon toute logique, contre une Amérique latine très à gauche ? Si cela arrivait, il y aurait combinaison du plus grand appareil militaire et de la plus grande puissance commerciale. L’évolution dépend ici de l’élection présidentielle US, mais également des conditions dans lesquelles Angela Merkel sera réélue en 2009 (ou avant) et de la manière dont le président français Nicolas Sarkozy orientera sa politique américaine.

30En attendant, l’Union européenne tente d’écarter le Brésil et l’Argentine de l’ALBA et du Venezuela. Si elle y parvient, Caracas devra se concentrer sur le projet ALBA, avec la Bolivie, le Nicaragua et l’Équateur en situation de partenaires faibles. Mais Chávez compte sur un avantage stratégique : sa politique bénéficie à la majorité pauvre et non aux élites minoritaires riches.

31Voilà toutes les raisons pour lesquelles le prochain affrontement aura lieu très bientôt, sans doute en 2009, et les Bolivariens doivent s’y préparer. L’avenir proche dira si l’« hémisphère occidental » continuera de l’emporter ou s’il y aura place pour la Patria Grande.

32Traduit de l’anglais par Mélanie Torrent

Dernière minute

33Lors du référendum du 2 décembre 2007,51 % des Vénézuéliens ont tranché contre la réforme constitutionnelle proposée par le président, 49 % se sont prononcés en faveur de celle-ci. Hugo Chávez devait reconnaître sa défaite sitôt les résultats proclamés par le Conseil national électoral (CNE). Première déroute en neuf ans de pouvoir. La réforme constitutionnelle portait sur 69 des 350 articles de la Constitution de 1999. En vertu du nouveau texte, le président pouvait être réélu plusieurs fois ; l’autonomie de la banque nationale était amenée à disparaître. Chávez n’en a pas moins annoncé que le pays continuera à marcher vers le « socialisme du XXIe siècle ». Un chemin sur lequel il va rencontrer son ex-allié et ex-ministre de la Défense, le général à la retraite Raúl Baduel. Ce dernier, qui réclame désormais une Constituante, pourrait devenir la star d’une opposition divisée.


Date de mise en ligne : 24/01/2008.

https://doi.org/10.3917/oute.018.0179

Notes

  • [1]
    Strategic Energy Initiative, Task Force on Western Hemisphere, 2 octobre 1998, <www. csis. org/ sei/ work/ WHtfreport. html>,téléchargé le 20 mars 2005.
  • [2]
    Z. Brzezinski, The Grand Chessboard : American Primacy and Its Geostrategic Imperatives, New York, Basic Books, 1997.
  • [3]
    450 millions de citoyens dans 25 États membres de l’UE produisent, à titre de comparaison, entre 9 000 et 11 000 milliards de dollars.
  • [4]
    Testimony of General Peter Pace (USMC), commander-in-chief, U.S. Southern Command, Senate Armed Services Committee, 27 mars 2001; consultable sur le site du Center for International Policy, <www. ciponline. org/ colombia/ 032701. htm>.
  • [5]
    H.Dieterich, « Con Bolívar y el pueblo. Entrevista a Hugo Chávez », Caracas, 23 mars 1999, in id. (éd.), La cuarta vía al poder, Buenos Aires, Editorial 21,2000, p. 181-209.
  • [6]
    Voir, à propos de la politique US contre Chávez, Eva Golinger, The Chávez Code. Cracking U.S. Intervention in Venezuela, La Havane, José Martí, 2005. Sur la place du Venezuela dans un monde unipolaire et sur la théorie et la pratique du coup d’État au XXIe siècle, voir Ingo Niebel, Venezuela not for sale. Visionäre gegen neoliberale Putschisten, Berlin, Kai Homilius, 2000.
  • [7]
    La CSN est devenue l’UNASUR (Union des nations sud-américaines) en avril 2007.
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