Outre-Terre 2006/4 no 17

Couverture de OUTE_017

Article de revue

Italia addio : démographie et immigration

Pages 113 à 144

Notes

  • [1]
    Son nom c’était/ Mohammed Scheab/ Descendait/ des émirs nomades/ s’est suicidé/ parce qu’avait/ plus de Patrie/ Aimait la France/ changea de nom/ Il fut Marcel/ mais pas Français/ savait plus vivre/ sous la tente des siens/ où l’on écoute/ la cantilène du Coran/ en buvant du café (Giuseppe Ungaretti, Vie d’un homme – Poésie 1914-1970, préf. de Philippe Jaccottet, Paris, Éd. de Minuit/Gallimard (NRF Poésie), 2000, p. 33.
  • [2]
    On avait demandé de la main-d’œuvre, et ce sont des hommes qui sont arrivés.
  • [3]
    Ornello Vitali, « Una soluzione alla crisi demografica ? », Ideazione, n° 2, mars-avr. 2001.
  • [4]
    Il faut néanmoins remarquer que, tandis que la demande de logement de la part des immigrants démunis récemment arrivés produit un marché locatif assez lucratif dans les zones suburbaines, la location de logements, souvent à des hommes seuls, conduit très rapidement à la dégradation et à la dévaluation des immeubles, entraînant la dépréciation économique de tout le voisinage. Le problème est rendu plus sérieux par le fait que, accompagnant les immigrants qui viennent travailler, existe un flux presque ininterrompu vers l’Italie de groupes nomades provenant de l’Europe de l’Est, principalement de Roumanie. Ceux-ci refusent toute sorte d’occupation ou d’intégration, n’envoient pas leurs enfants à l’école (en violation de la législation italienne sur la scolarisation obligatoire), vivent de mendicité ou d’activités illégales, ce qui provoque une rapide dévaluation des immeubles proches de leurs campements. L’admission de la Roumanie dans l’UE, à partir du 1er janvier 2007, avec l’abolition des limitations pour voyager en Italie qui en résulte, semble appelée à aggraver encore le problème, puisque l’on s’attend à voir arriver environ 60 000 « Roms ».
  • [5]
    Il est toutefois important de relever que c’est un marché qui est faussé par le mécanisme des permis…
  • [6]
    Pour ne pas parler de l’ignorance pure et simple de certains de leurs leaders intellectuels. Un exemple les résume tous, celui de l’évêque qui, pour encourager les Italiens à ne pas voir dans chaque immigrant un criminel (intention au demeurant des plus louables) n’a rien trouvé de mieux que de poser cette question : « Que ce serait-il passé si les immigrants italiens en Amérique avaient tous été considérés comme des criminels potentiels ? ». Ces « opinion leaders » improvisés tireraient profit de quelques lectures sur le sujet, par exemple sur le tristement célèbre cas Sacco et Vanzetti. Ils pourraient alors se rendre compte qu’aux États-Unis, jusque dans la dernière décennie du XXe siècle, une quinzaine d’années à peine avant que l’Italo-Américain Rudolph Giuliani ne devienne le candidat républicain le plus crédible à la présidence, les Italiens étaient encore considérés exactement comme cela : une race naturellement et irrémédiablement criminelle, une matière humaine réfractaire aux effets de l’« américanisation », pourtant censée transformer des êtres humains ordinaires en citoyens disciplinés de la République étoilée. Pour s’instruire sur l’hostilité américaine contre les Italiens – considérés comme une race à part, des « dagos » non blancs, pour la simple raison qu’ils traitaient les Noirs comme des êtres humains –, il aurait suffi à ce prélat de poser la question au fondateur de la plus importante organisation pro-immigration, la Caritas, Don Di Liego, dont le père, un pêcheur qui avait dix enfants à élever, présenta quatre fois sa demande d’immigration aux États-Unis, et essuya quatre refus.
  • [7]
    Turco proposa aussi d’abaisser l’âge de vote à seize ans, probablement dans l’intention de responsabiliser ces parties de la population qui peuvent plus facilement être la cible des organisations xénophobes.
  • [8]
    Cf. Giuseppe Sacco, L’invasione scalza : movimenti migratori e sicurezza nazionale, Milan, Angeli, 1996.
Si chiamava
Moamed Sceab
discendente
di emiri di nomadi
suicida
perché non aveva più
Patria
Amò la Francia
e mutò nome
Fu Marcel
ma non era Francese
e non sapeva più
vivere
nella tenda dei suoi
dove si ascolta la cantilena
del Corano
gustando un caffè [1]
Giuseppe Ungaretti, In memoria
Es wurden Arbeitskräfte gerufen, aber es kamen Menschen[2]. Max Frisch

1On avait beaucoup parlé de « révolution » dans les années soixante, en Italie comme en France. Mais, près de quarante ans plus tard, le recul du temps permet de considérer le « mai rampant » italien comme une explosion d’enfantillage plutôt qu’un mouvement révolutionnaire. Et cela, bien que l’agitation de la génération qui avait alors vingt ans se soit prolongée jusqu’en 1978, débouchant finalement sur une vague de terrorisme dont les complicités internationales ne sont pas encore complètement expliquées, ainsi que sur l’assassinat d’Aldo Moro, l’homme politique le plus en vue d’Italie.

2Pourtant, même si cette tentative prétendument révolutionnaire a totalement échoué au point de vue politique, certaines de ses conséquences sont en train de ravager l’Italie du siècle nouveau. Car le « mouvement » des années 1970 a entraîné un changement radical dans les mœurs, en particulier auprès de la moitié féminine de la population; changement qui, conjugué à l’invention de la pilule contraceptive, a permis des conquêtes désormais irrévocables en termes de liberté et d’égalité sociale et économique de la femme, mais a aussi provoqué une évolution de la dynamique démographique qui s’est rapidement révélée incompatible avec la reproduction de la société.

3Le nombre des naissances marque en effet au milieu des années 1960 un pic dans la Péninsule, suivi d’un déclin incontrôlable et qui paraît irréversible. Aujourd’hui, la fertilité tourne autour de 1,3 enfant par femme, taux incompatible avec le maintien d’un équilibre minimum entre classes d’âge, et donc entre couches de la population en âge de travailler et de produire de la richesse, et couches âgées, qui, elles, ont besoin du soutien de la société.

4L’Italie a été l’un des premiers pays développés dans lesquels le nombre de naissances et le nombre de décès se sont équilibrés, déterminant la croissance zéro de la population. Ensuite, à partir des années soixante-dix, un autre phénomène – l’allongement progressif, et encore pleinement en cours, de l’espérance de vie – est venu rendre encore plus faible la dynamique naturelle. Le résultat est celui que l’on peut observer dans le schéma n° 1.

Schéma 1

Sources : U.S. Census Bureau, International Data Base.

Schéma 1
Schéma 1 Sources : U.S. Census Bureau, International Data Base.

Sources : U.S. Census Bureau, International Data Base.

U.S. Census Bureau, International Data Base.

5On observe une nette prévalence des classes adultes, tant et si bien que cette représentation graphique, ordinairement dénommée « pyramide des âges », n’a plus rien d’une pyramide.

6Les perspectives d’avenir semblent d’ailleurs être encore plus négatives. Dans le schéma n° 2, illustrant les prévisions pour 2025, la base de la pyramide s’est encore réduite.

Schéma 2

Sources : U.S. Census Bureau, International Data Base.

Schéma 2
Schéma 2 Sources : U.S. Census Bureau, International Data Base.

Sources : U.S. Census Bureau, International Data Base.

U.S. Census Bureau, International Data Base.

7En effet, une vaste couche d’hommes et de femmes de plus de quatre-vingt-cinq ans est désormais présente au sein des abondantes classes d’âge qui, ne produisant plus de revenu, pèsent sur les adultes plus jeunes. À remarquer, notamment, la formation d’une catégorie qui, pour la première fois, devient statistiquement significative : celle des femmes de plus de cent ans. Outre qu’elles ne sont d’aucune façon en mesure de contribuer à la richesse collective, ces personnes sont fréquemment non autosuffisantes et nécessitent assistance et soins.

8La « pyramide » de 2050 laisse prévoir une situation encore plus sombre : une baisse ultérieure des naissances et à une augmentation croissante du nombre des plus de quatre-vingt-cinq ans. C’est comme si les très nombreuses générations nées avant 1968 avaient remonté, telle une embolie, le corps démographique jusqu’à en atteindre la tête.

9Ce qui devait être une pyramide adopte désormais la forme d’une tirelire. Mais, hélas, ce n’en est pas une ! Au contraire, le schéma montre bien qu’il n’y aura pas assez de ressources pour faire face aux besoins de larges couches d’une population extrêmement vieillie ; cela est devenu évident dès 2006, lorsque l’une des générations les plus nombreuses à la naissance, celle de 1946, a atteint le seuil des soixante ans.

Schéma 3

Sources : U.S. Census Bureau, International Data Base.

Schéma 3
Schéma 3 Sources : U.S. Census Bureau, International Data Base.

Sources : U.S. Census Bureau, International Data Base.

U.S. Census Bureau, International Data Base.

Une reprise de la natalité ?

10Depuis deux ou trois ans, on évoque fréquemment en Italie la possibilité d’une reprise de la natalité. Les Italiennes, dit-on, ont depuis quelques années davantage d’enfants. Cela n’est pas entièrement faux. On peut effectivement relever un certain changement de mentalité chez les femmes les plus cultivées et les plus évoluées, et la fertilité féminine est passée, entre 2003 et 2004, de 1,26 à 1,33 enfant par femme. Même si nous sommes encore très loin du taux de 2,1 qui serait nécessaire pour garantir la reproduction de l’espèce, il est indéniable qu’il s’agit là d’un symptôme encourageant.

11Il serait cependant illusoire de penser que cette évolution puisse marquer une inversion de tendance dont découlerait une solution spontanée du problème : illusion plus grave encore que celle de Napoléon Ier, restée célèbre, selon qui les Français auraient été capables en une nuit de combler les vides laissés par ses batailles. Illusion d’autant plus grave aujourd’hui que, au tournant du XIXe siècle, la population féminine de la France était très nombreuse et très jeune et que le nombre des nouveau-nés était le double de celui d’aujourd’hui (alors que la population était à peu près deux fois moindre) ; dans l’Italie du XXIe siècle, en revanche, avec le vieillissement général de la population, le pourcentage des femmes entre dix-huit et trente-cinq ans s’est drastiquement réduit.

12Une éventuelle reprise de la natalité serait donc assise sur une base très étroite. Et même si – pure hypothèse de travail – la fertilité venait à atteindre un niveau comparable à ceux que l’on trouve dans le tiers-monde, la reprise demanderait infiniment plus de temps que n’en a pris la chute.

13L’improbabilité d’une reprise est aggravée par le fait que la temporalité des phénomènes démographiques en Italie est extrêmement ralentie par la propension des femmes, désormais insérées dans le monde du travail, à repousser toujours plus l’âge de la maternité, au point que le temps d’une génération, en Italie, est aujourd’hui le double de ce qu’il est, par exemple, en Colombie.

14Enfin, il faut remarquer que si en 2004, pour la première fois depuis bien des années, le nombre des naissances n’a pas été considérablement inférieur à celui des décès, cela n’indique aucune inversion de tendance. C’est que le nombre des décès a été anormalement bas en 2004, du fait que la canicule d’août 2003 a tué de nombreuses personnes âgées qui, dans des conditions climatiques normales, auraient probablement vécu encore un an, pour mourir finalement en 2004.

Vers l’Italie

15Puisqu’il ne faut pas compter sur une reprise de la natalité comme correctif à la situation démographique de l’Italie, du moins dans des délais suffisamment rapprochés pour éviter un écroulement de tout le système socio-économique, l’alternative envisagée se situe en général du côté de l’immigration. Mais cela soulève d’autres questions, auxquelles il n’est pas facile de répondre.

16Les flux migratoires de l’étranger vers l’Italie ont connu, dans un laps de temps finalement très bref, un véritable bouleversement. Dans les années 1970, l’émigration des Italiens vers l’étranger désormais tarie, les mouvements entrants sont devenus un phénomène de masse. Une immigration très différente de celle – très réduite et élitaire – que l’on avait connue jusqu’alors et qui voyait des hommes politiques, notamment anglais, acquérir un « casale », une belle maison rurale, dans les vignes du Chianti pour y jouer au gentleman farmer; phénomène répandu aussi bien en Allemagne, au point que l’on ironise au sein du SPD sur l’existence d’un courant que l’on pourrait appeler « Toskana Fraktion ».

17La nouvelle immigration en direction de l’Italie est désormais tout autre et répond à des facteurs surtout économiques. Elle tend en effet à combler certains manques de main-d’œuvre, et non pas les carences de population dues à la crise démographique. Elle consiste en un flux spontané de bras attirés par les emplois disponibles dans l’économie de la Péninsule. Au contraire, aucun facteur d’attraction ne se dessine qui pourrait déclencher un flux d’hommes et de femmes en mesure de sauver l’Italie de la catastrophe démographique.

18Contrairement à ce que l’on croit, les migrations ne sont pas un simple phénomène de vases communicants tendant à équilibrer des différences de densité ou de richesse. Il s’agit d’un phénomène sociologique complexe où sont en jeu facteurs culturels et politiques. L’immigrant n’est pas un voleur qui vient enlever le travail aux Européens, comme le croient les plus craintifs et les plus extrémistes d’entre eux. Il n’est pas non plus – comme le prétend la presse populaire « à l’anglaise » – un conquérant qui veut prendre sa revanche du phénomène passé de la colonisation européenne du tiers-monde.

19En effet, du point de vue économique, l’immigrant d’aujourd’hui n’appartient pas toujours à la partie la plus pauvre de la population mondiale. Au contraire, c’est quelqu’un qui a déjà absorbé des capacités techniques à l’occidentale et qui est motivé par une aspiration à améliorer sa condition économique ainsi que celle de sa famille élargie, laquelle a souvent contribué au financement de son voyage. De plus, du point de vue politique et culturel, l’immigrant est une personne qui a rejeté en partie les idéaux traditionalistes de la société d’origine pour l’aspiration – très occidentale – d’obtenir un plus grand bien-être matériel. Ses idéaux ne doivent pas être confondus avec ceux de ses enfants et petits-enfants, car les deuxième et troisième générations, ayant grandi en Occident et ayant été confrontées aux difficultés liées à la condition sociale de leurs parents, réagissent en idéalisant leurs culture d’origine et risquent de devenir des voyous de banlieue ou des extrémistes islamiques ou hindous.

20L’immigrant lui-même, l’homme – et de plus en plus fréquemment la femme – qui décide d’abandonner la société archaïque d’origine pour venir vivre dans un milieu beaucoup plus sécularisé, est déjà en partie occidentalisé. Et il a déjà été séduit par l’un des mythes les plus puissants du monde globalisé : le mythe selon lequel les différences culturelles seraient désormais très réduites, et même en passe de disparaître; selon lequel, aussi, les identités nationales auraient été, ou seraient sur le point d’être, remplacées par les goûts homogènes de ceux qui ne sont plus des citoyens (ou sujets) de pays différents, mais simplement des consommateurs globaux. Bref, le phénomène de la migration moderne est très différent des invasions barbares du passé ou de la colonisation anglaise de l’Amérique, où le territoire fut simplement enlevé à une population démographiquement faible par un peuple qui était beaucoup plus nombreux et prolifique.

21En résumé, les hommes et les femmes qui, depuis maintenant environ un quart de siècle, se dirigent vers la Péninsule italienne le font sur la base de raisonnements économiques assez clairs et d’informations assez précises sur l’existence d’emplois disponibles qui se répandent de bouche à oreille dans les banlieues de Manille, dans les vallées du Maroc ou dans le faubourg nord de Shanghai. Le résultat est que le flux finit par prendre une dimension qui correspond assez bien aux nécessités non satisfaites du marché italien du travail, mais qui reste très en dessous des vides que le déclin démographique a ouverts dans la population de la Péninsule.

L’immigration comme correctif

22Pour répondre aux besoins démographiques de l’Italie, il faudrait des flux beaucoup plus consistants que ceux que l’attrait des emplois disponibles en Italie ne peut susciter. Il faudrait donc que l’État mette en œuvre un système de soutiens et de primes, c’est-à-dire qu’il ait une politique de la population, qui, pour l’instant, n’existe pas : l’action des pouvoirs publics en ce domaine crucial se réduit en effet à faire chaque année le décompte – par secteur professionnel – des carences du marché du travail, carences aussi bien qualitatives que quantitatives, pour établir des quotas annuels d’immigrants – quotas qui sont d’ailleurs toujours largement dépassés. En outre, les places étant disponibles surtout dans les activités refusées par les Italiens, il s’ensuit que 2,7 millions d’immigrés en âge de travailler trouvent un emploi en Italie alors même que près de 1,5million d’Italiens « dans la fleur de l’âge » sont officiellement au chômage.

23Il faut toutefois tenir compte du fait qu’aux chiffres officiels concernant l’économie italienne il convient toujours d’ajouter au moins 15 % d’activité « au noir », que celle-ci est souvent très « labour intensive », et que le nombre d’Italiens qui cumulent deux ou trois emplois dépasse de beaucoup celui des vrais chômeurs. On en arrive ainsi à la conclusion que le chômage en Italie doit s’exprimer par un chiffre négatif. C’est-à-dire que, malgré le poids de certaines « zones désastres » – comme Naples, Palerme ou la Calabre –, le niveau national du chômage est au-dessous de zéro. Dans ce contexte, les immigrés suffisent à peine à occuper les emplois que les Italiens refusent de garder ou n’arrivent pas à assumer. En réalité, tout en étant indispensables, les immigrés ne peuvent pas remplacer les Italiens dans le cadre de l’économie. Cela est encore moins imaginable dans le cadre plus vaste de la démographie.

24Les besoins du marché du travail ont été jusqu’ici plus importants que le manque de naissances dans la population, c’est-à-dire que le solde migratoire positif est supérieur, en valeur absolue, au solde négatif de la dynamique naturelle. La population totale de l’Italie a donc continué de croître ces dernières années. Et il est possible que cela dure encore quelque temps. Car le potentiel pour les flux entrants est encore vaste, comme en témoignent les pressions constantes des milieux de l’entreprise en faveur d’un desserrement des liens bureaucratiques qui limitent les entrées. Mais rien ne garantit que l’immigration pourra continuer à compenser le déclin de la population, car les deux phénomènes se superposent simplement, mais restent fondamentalement différents.

Les limites de l’immigration

25Selon des projections élaborées sur la base de données de l’ONU, une stratégie visant à compenser par l’immigration les vides que laisse la baisse de la natalité entraînerait une ruine complète de la situation démographique italienne – en réalité la fin de l’Italie. Un vrai drame qui se jouera dans les rapports quantitatifs entre classes d’âge en condition de travailler et classes d’âge non productives. Ce que l’on appelle le potential support ratio, le rapport entre la section de la population en âge de travailler et celle de plus de soixante-cinq ans, passerait de 3,94 en 1999 à 1,73 en 2049 ; en d’autres termes, tandis qu’aujourd’hui il y a environ quatre personnes en âge de travailler pour chaque personne qui ne peut plus contribuer au bien commun, en 2049 ce rapport serait plus de deux fois plus lourd [3].

26Pour compenser les naissances manquantes par des immigrés, la population italienne devrait en effet atteindre les quantités indiquées dans le tableau ci-dessous :
Comme on le voit, ces prévisions impliquent des flux massifs d’immigrés. Ne serait-ce que pour maintenir constante la population totale de l’Italie à son niveau de la dernière année du XXe siècle, il faudrait faire entrer un total de 235 000 immigrés par an. Mais si l’on voulait maintenir inchangées les conditions qui rendent aujourd’hui possible le fonctionnement de l’État social – c’est-à-dire un rapport entre actifs et non-actifs situé autour de 4 contre 1 –, il faudrait faire entrer quelque 2,2 millions d’immigrés par an et créer à leur intention le nombre d’emplois correspondant. L’Italie aurait ainsi en 2050 plus de 190 millions d’habitants, contre moins de 60 actuellement. Sur ces 190 millions, seulement une quarantaine seraient « de souche » et 150 millions seraient issus de l’immigration. Il faudrait en outre créer environ 100 millions de nouveaux postes de travail, pour une population active qui passerait d’une vingtaine de millions de personnes à 120 millions environ.

tableau im4
Sans immigration Flux nécessaires pour maintenir constants… la population le rapport la population en âge entre actifs de travailler et non-actifs Immigrés 1995/2050 13 000 000 19 160 000 119 000 000 Population totale 2050 40 700 000 57 300 000 66 400 000 193 000 000 Population en âge 21 600 000 33 000 000 39 000 000 126 000 000 de travailler % immigrés/ population 29 % 39 % 79 % totale Rapport actifs/ non-actifs 1,52 2,03 2,25 4,00 Source : UN Population Division, World Population Prospects (New York, United Nations, 1999)

UN Population Division, World Population Prospects (New York, United Nations, 1999)

27Ces données ne prêtent pas à commentaire. Mais elles montrent assez clairement que si l’immigration, en l’état présent des choses, parvient à maintenir à un niveau inchangé ou légèrement supérieur la population totale de la Péninsule, elle ne réussit pas à corriger un vieillissement rapide et croissant. La poussée vers le haut que les immigrés pourraient donner au taux de natalité ne doit pas être surestimée non plus : il ne faut pas compter sur les femmes immigrées pour maintenir, une fois installées en Italie, les taux de fertilité caractéristiques de leurs pays d’origine. Bien au contraire, l’exemple et les conditions de vie du pays d’accueil les poussent à adopter rapidement les habitudes locales en la matière. Le taux de fertilité des femmes nées à l’étranger est en effet autour du double de celui des femmes italiennes, et un peu plus élevé que celui des femmes nées à l’étranger et vivant en France, mais encore trop bas pour compenser le déclin démographique du pays.

28Que l’on trouve une fertilité assez semblable en France et en Italie apparaît à première vue quelque peu étrange, car les femmes nées à l’étranger et vivant en Italie sont en moyenne plus jeunes que leurs homologues françaises et ont été en contact avec les habitudes italiennes de basse fertilité pendant moins longtemps que les femmes étrangères vivant en France, où la grande vague d’immigration a eu lieu une vingtaine d’années avant que le phénomène ne commence en Italie. Mais cela peut s’expliquer par le fait que dans la Péninsule il y a beaucoup plus de femmes qui viennent de l’Europe de l’Est, où la fertilité est très basse. Et puis, nombre de femmes originaires d’Albanie et de Roumanie sont prisonnières dès avant leur départ de réseaux qui les obligent à se prostituer, tandis que les femmes venues des pays musulmans – plus nombreuses en France qu’en Italie – sont plutôt mariées avec des enfants.

29Il est clair qu’un flux migratoire tel que celui que prévoit l’ONU pour maintenir à 4 contre 1 le rapport entre actifs et inactifs n’a guère de chances de se réaliser. Probablement, bien avant que le flux migratoire n’atteigne la consistance suffisante pour amener la population de la Péninsule aux niveaux envisagés, ou même à des niveaux correspondant à la moitié de ces derniers, se manifesterait une crise de rejet, et l’attitude favorable à l’immigration serait remplacée par une attitude de clôture, ou du moins de sélection très rigide à l’égard des immigrés.

30Cette attitude de rejet serait le fait non seulement de la population italienne de souche – probablement soutenue par les gouvernements et les opinions publiques des pays voisins, qui verraient en l’Italie une bombe prête à exploser –, mais aussi de certaines couches de la population issues des premières vagues d’immigration. Il est bien clair, en effet, qu’un phénomène aussi massif que celui qu’envisage l’ONU, s’il se prolongeait sur des années, finirait par mettre en danger ce que les immigrants de la première heure auraient conquis en matière de bien-être et de qualité de vie. Entrerait alors en jeu moins la crainte « politique » que la crise de rejet ne finisse par les toucher eux aussi, qui avaient d’abord été accueillis sans hostilité, que la crainte « économique » d’une forte pression démographique sur les ressources de l’Italie, qui, en définitive, sont limitées, que ce soit en termes de logements, d’infrastructures ou simplement d’espace, et cela malgré les effets de « dégagement » produits par le déclin quantitatif de la population italienne de souche.

Catastrophe publique, tragédies privées

31Quoi qu’il en soit, les prévisions les plus réalistes que l’on puisse envisager conduisent à la conclusion qu’il n’y a pas de solution « démographique » à la crise italienne, mais seulement une solution « politique », passant notamment par une réforme des retraites qui repousserait l’âge légal à soixante-quinze ans. Certains des problèmes actuels seraient ainsi renvoyés aux alentours de 2020. Mais on peut considérer comme très probable que, au-delà de cette date, il ne sera plus possible de maintenir un niveau décent pour les retraites ni une qualité acceptable en matière de soins gratuits. La société italienne sera, d’ici peu, incapable de nourrir ses nombreuses personnes âgées et d’assurer leur santé.

32La situation sera d’ailleurs semblable dans tous les pays européens, y compris en France. En effet, même si le taux de fertilité est, dans l’Hexagone, autour de 2 enfants par femme, correspondant donc à peu près au taux de reproduction des générations, il est absolument insuffisant pour compenser l’allongement de l’espérance de vie, qui intéresse la France autant que l’Italie. Hors immigration, le rapport entre actifs et non-actifs – qui en Italie, on l’a vu, pourrait passer en 2050 de 4 à un peu plus de 1,5 – se stabiliserait en France autour de 2.

33En Italie, la charge des personnes âgées risque de peser en grande partie – comme c’était le cas avant la Première Guerre mondiale – sur les familles et sur les institutions religieuses. Le problème de l’insuffisance numérique des générations productives par rapport aux générations non productives ne sera plus un problème collectif de la société italienne, mais un problème d’abord familial et individuel dès lors que sera intervenue la réduction drastique des dépenses pour les retraites. Seule une toute petite partie des Italiens qui commencent aujourd’hui à vieillir a une descendance suffisamment nombreuse pour pouvoir compter sur son aide. Les couples qui n’ont aujourd’hui qu’un seul enfant – pour ne rien dire de ceux qui n’en ont aucun – se trouveront vers 2025 dans une situation insoutenable.

34La très dure planification des naissances mise en œuvre par les babyboomers qui ont tenté la révolution manquée de 1968 risque à présent de se retourner contre eux, les laissant seuls, sans forces, démunis et sans assistance face à une société qui semble être dans l’impossibilité de garantir ces services et ces biens que le welfare state – introduit dès l’époque fasciste – avait habitué les Italiens à considérer comme revenant de droit à chacun d’entre eux.

35Indubitablement, il est possible d’avancer l’hypothèse que le problème de l’excédent de personnes âgées se résoudra de lui-même par une redistribution du pouvoir et des ressources des « vieux » vers les « nouveaux » Italiens. En l’espace de quelques décennies, les « vieux Italiens » – ceux qui forment la population italienne au sens strict – seront trop faibles et épuisés, trop dépendants du soutien, même physique, de leurs infirmiers et domestiques immigrés pour s’opposer en quoi que ce soit au rééquilibrage en leur défaveur du système économique et de prévoyance sociale. Se constitueront certainement une ou plusieurs communautés de « nouveaux Italiens » qui deviendront politiquement actives et revendiqueront une grande partie des ressources qu’il faudrait dépenser pour tenir en vie les classes plus âgées, composées presque exclusivement d’Italiens « de souche ». Mais il est probable qu’ils revendiqueront aussi leur « droit » à empêcher de nouvelles arrivées, sur une base analogue à celle de l’action des « nativistes » du continent américain contre l’immigration, italienne entre autres, de la fin du XIXe siècle. D’ailleurs, les « nativistes » n’étaient pas les vrais « Américains de souche » : c’étaient des colonisateurs britanniques, hollandais et scandinaves qui se prévalaient d’un « droit » sur cette partie du monde pour avoir été les premiers à avoir exterminé les Peaux-Rouges et à s’être emparés de leurs terres.

36La présence en Italie de plusieurs communautés immigrées – et non pas, comme en France ou en Allemagne, d’un groupe absolument majoritaire – influera certainement sur ce processus, même si l’on ne sait pas encore comment. Peut-être retardera-t-elle cette « prise de pouvoir » par les « nouveaux Italiens » ; ou peut-être conduira-t-elle à ce qu’elle s’accompagne d’affrontements entre groupes d’origine différente.

Le facteur islam

37L’un des principaux groupes qui joueront un rôle important dans l’Italie à venir sera certainement le groupe islamique, qui, sur un total d’environ 3 millions d’immigrés présents dans la Péninsule (mars 2006), représente à peu de chose près 1 million de personnes.

38Dans les deux dernières décennies s’est en effet formée en Italie – sans réels contrecoups socioculturels ou politiques – une minorité religieuse hier encore impensable dans une nation dont l’histoire est fortement liée à celle du christianisme. Longtemps, cela n’a créé aucun problème sérieux. Ce n’est que dans les cinq dernières années – et seulement après le véritable martèlement de la propagande anti-islamique en provenance d’outre-Atlantique – qu’ont commencé à se diffuser en Italie les craintes relatives aux aspects les moins positifs du phénomène migratoire et aux problèmes liés à la cohabitation d’hommes et de femmes aux mœurs très différentes, et parfois même des sentiments d’hostilité réciproque.

39La prise de conscience du fait que l’immigré de confession musulmane pose un problème supplémentaire, un problème qu’il vaut mieux affronter lors de son entrée dans le pays plutôt qu’au moment où se manifestent les plus sérieuses de ses conséquences négatives, est très récente. Dans l’opinion publique italienne, en effet, a toujours prévalu la généreuse conviction que la cohabitation entre personnes de confessions différentes ne pose pas en soi de problème insoluble et qu’il est réellement possible de faire vivre une société « multiculturelle » sans que les coûts humains et sociaux soient trop élevés. Les Italiens étant en majorité convaincus de vivre dans une société « sécularisée », ils n’ont pas accordé de grande importance au facteur religieux. Surtout, ils n’ont pas voulu donner trop d’importance au fait que les deux traditions religieuses – musulmane et chrétienne – sont assez différentes pour imposer des codes moraux entrant parfois en conflit, mais assez proches pour ne pas être indifférentes l’une à l’autre, et même pour offrir plus d’un terrain de dispute et d’accrochages.

40La société italienne a eu – et a toujours – une attitude de grande ouverture dans son rapport avec les immigrés. Il est indubitable qu’elle y a été poussée par le souvenir encore frais de l’époque où les Italiens regardaient vers l’Allemagne plus ou moins comme les Marocains aujourd’hui regardent vers l’Italie. À cela se sont ajoutés, pour atténuer la sensation d’indépassable « extranéité » de l’immigré, son peu d’orgueil national et sa faible capacité à « faire bloc ». Ces caractéristiques de l’identité italienne, qui, en temps de paix comme en temps de guerre, ont toujours été un facteur négatif dans les rapports avec les autres nations, se sont révélées positives face au phénomène nouveau de l’immigration, musulmane en particulier : un élément modérateur, très utile pour établir de bons rapports avec les nouveaux venus.

41L’Italie a montré qu’elle avait en quelque sorte une « longueur d’avance » sur les autres pays européens, dont les sociétés sont au contraire très conscientes d’elles-mêmes et de leur propre identité, souvent de façon aussi ridicule qu’arrogante, et ont créé des barrières invisibles à l’intégration des étrangers. Mais – pour ne pas attribuer à la société italienne plus de mérites qu’elle n’en a – l’on peut avancer que la faiblesse du « rejet » des immigrés de la part des Italiens s’explique aussi par le fait que le phénomène migratoire en direction de la Péninsule présente des caractères qui le rendent moins problématique que dans des pays comme la France, l’Allemagne ou l’Angleterre; en particulier, l’immigration en direction de la Péninsule offre la particularité de provenir de pays extrêmement diversifiés.

42Cela constitue une différence très nette avec la France, où l’immigration de ces quarante dernières années a créé un bloc relativement homogène de plusieurs millions d’immigrés musulmans d’origine surtout nord-africaine. Et avec l’Allemagne, où plusieurs millions de Turcs ont été parqués pendant des décennies dans une sorte de no man’s land juridique et où l’on a maintenu jusqu’à très récemment la fiction qui faisait d’eux des Gastarbeiter, des « travailleurs invités », quand bien même ils étaient nés et avaient grandi dans les banlieues des grandes villes allemandes. La différence est encore plus nette avec la Grande-Bretagne, où réside une minorité non négligeable de Pakistanais et d’Arabes très bien intégrés dans le système économique, mais beaucoup moins assimilés que leurs homologues français et décidés à affirmer leur différence et leur identité, au point d’être à l’origine d’épisodes comme les bombes posées dans le métro londonien ou la fatwa lancée contre l’apostat Salman Rushdie.

43Le résultat de la diversité du mélange migratoire est facile à observer dans les transports publics ou sur les lieux de travail. En France, les immigrés parlent très souvent arabe entre eux ; en Allemagne, turc ; en Grande-Bretagne, ourdou. En Italie, au contraire, la langue que les immigrés parlent entre eux est une sorte d’italien fruste et fantaisiste. Indubitablement, c’est un italien très appauvri, déformé, simplifié, dégradé, d’où le subjonctif a disparu, et tous se tutoient. Mais il s’agit toujours, pourtant, d’italien. Et avec le temps la communication est sûrement destinée à s’améliorer, notamment parce que les Italiens « anciens » ne considèrent pas leur langue comme un monument à préserver et à restaurer sans cesse, mais comme une entité vivante en renouvellement perpétuel, et ne perdent pas une occasion de « barbariser » avec allégresse, d’aller à la rencontre des « nouveaux Italiens », simplifiant et dégradant leur langue à qui mieux mieux.

44Mais il n’en sera peut-être pas toujours ainsi. Même s’il commence à devenir clair que l’immigration musulmane pose moins de problèmes que l’immigration chinoise, la politique italienne ne pourra pas, à long terme, ne pas être influencée par les peurs que l’islam suscite dans d’autres pays, tout spécialement dans les pays anglo-saxons, avec lesquels la société de la Péninsule se tient dans une permanente osmose culturelle. De plus, le vieillissement de la population et le rapide déclin numérique auquel la société italienne est condamnée rendent indispensable l’insertion dans le marché du travail de bras adultes toujours plus nombreux en provenance de l’étranger. Or une partie de ces derniers continuera inévitablement de venir des pays voisins qui ont un surplus de population, et qui sont principalement des pays musulmans.

45Quelques bruits suggérant un « lâche soulagement » ont été perceptibles aux marges de la politique italienne – tels les xénophobes de la Ligue du Nord – quand, ces toutes dernières années, grâce aux flux en provenance des pays de l’Est, le pourcentage de chrétiens parmi les immigrés a dépassé – même si c’était de peu – les 50 %. Mais ce ne peut qu’être un phénomène passager. L’ancienne Europe communiste, d’où est originaire la grande majorité des immigrés chrétiens, n’a pas, en effet, les ressources démographiques nécessaires pour faire face aux besoins de main-d’œuvre de l’Italie. La population des deux pays d’où sont venus les flux principaux, Roumanie et Ukraine, est même particulièrement dégradée et vieillissante.

Cohabiter avec l’immigration ?

46Les Italiens ont cohabité avec l’immigration et ses conséquences pendant environ vingt-cinq ans. Les problèmes qui en découlent sont désormais parmi ceux auxquels les Italiens prêtent le plus d’attention, bien qu’ils soient relativement peu discutés, car ils suscitent des sentiments contradictoires, voire même des disputes. D’une part, il existe indubitablement en Italie un sentiment de solidarité envers les immigrants, sentiment assez répandu du fait aussi qu’il ne reste plus beaucoup d’autres causes qui stimulent l’engagement moral. D’autre part, un sentiment d’anxiété est en train d’apparaître dans la vie courante, le début d’une « angoisse existentielle », quelque chose qui jusqu’ici a peu caractérisé la population italienne.

47Enfin, et plus sérieusement, les Italiens sont en train d’affronter la nécessité de coexister avec l’immigration sans pouvoir s’appuyer sur une vraie ligne stratégique, puisque leurs intellectuels n’ont pas entrepris de réelle analyse du problème et que leurs leaders politiques n’ont pas adopté de politique de contrôle du phénomène.

48Par rapport aux problèmes de tous les jours, les gouvernements qui se sont succédé, et les autorités étatiques en général, ont affronté les questions relatives aux immigrants de façon incertaine, faisant passer des lois théoriquement rigoureuses pour permettre ensuite des exceptions de masse pour des raisons « humanitaires » qui pour partie sont un prétexte et pour partie correspondent aux sentiments d’une section significative de l’opinion publique, surtout des jeunes, plutôt compréhensive envers les immigrants. En effet, des situations extralégales ont été tolérées, et l’habitude prise de faire des « lois ex post » qui semblent plus appelées à devenir une source de problèmes futurs qu’à résoudre ceux d’aujourd’hui.

49Ni les autorités gouvernementales ni, en vérité, l’opinion publique n’ont vraiment réussi à trouver le juste équilibre entre les différents buts que devrait viser une véritable politique de l’immigration : mettre ces nouvelles forces de travail au service de la productivité en accord aussi bien avec leurs besoins qu’avec les nécessités économiques du pays d’accueil; tenir compte de la question – très politique – de l’ordre public ; satisfaire la demande d’un comportement « humanitaire » de la part des autorités. La complexité et la difficulté d’une conduite qui réponde à toutes ces finalités sont clairement apparues lorsque des dizaines de milliers d’Albanais totalement démunis sont arrivés dans les Pouilles, le talon de la « botte » italienne, à bord de deux bateaux incroyablement débordants. La première vague a été acceptée avec trop de bienveillance tandis que, peu de temps après, la seconde a été rejetée avec une dureté tout autant excessive.

50Si les lois et les politiques en matière d’immigration ont été improvisées, ce n’est pas seulement parce que l’Italie n’a pas d’expérience en ce domaine, mais aussi parce qu’il n’y a pas eu de débat réel sur le sujet. De plus, l’opinion publique n’a manifesté que récemment sa préoccupation pour ces problèmes, ainsi que pour les problèmes économiques qu’un tel phénomène est destiné à provoquer dans le long terme. Trop récemment pour en faire un terrain d’affrontement et un thème majeur du débat politique. Les bagarres politiciennes et le lobbying des groupes d’intérêt ont au contraire prévalu, avec pour résultat qu’une nette majorité des forces politiques et économiques de la société a fini par être favorable à une augmentation toujours croissante des entrées.

Le lobby pro-immigration

51Confindustria – la Confédération de l’industrie manufacturière italienne – est habituellement citée comme l’une des organisations favorables à une politique « de la porte ouverte ». En effet, en année « normale », les besoins en main-d’œuvre étrangère estimés par le patronat sont presque le double des permis d’entrée prévus par le gouvernement, notamment pour les étrangers destinés à travailler dans les secteurs refusés par les Italiens.

52Tout simplement, même sans tenir compte des familles des immigrés, il existe en Italie une forte pression pour qu’on laisse entrer le plus possible d’hommes et de femmes en âge et en état de travailler, notamment pour occuper des emplois à plein temps dans les usines et sur les chantiers. Il n’est pas non plus surprenant que certaines organisations soient encore plus proimmigration, telle la Confédération des agriculteurs : à la fin de chaque hiver, celle-ci exerce en effet de fortes et bruyantes pressions pour l’admission de travailleurs saisonniers, sans lesquels – ils le répètent chaque année – le secteur des fruits et légumes primeurs s’effondrerait face à la concurrence des pays qui, telle l’Espagne, admettent plus de travailleurs immigrés et font un large usage de clandestins. Les employeurs du secteur touristique rejoignent les agriculteurs dans cette forte demande de travailleurs saisonniers.

53La position de Confindustria et des organisations des agriculteurs et des hôteliers est tout à fait compréhensible. Ils forment le noyau central du lobby proimmigration, car ils représentent les intérêts des secteurs économiques qui tirent grand avantage de la présence d’immigrants, et ils ont – surtout lorsque la droite est au pouvoir – les moyens de se faire écouter. De plus, ces organisations sont très sensibles au fait que les immigrants ont un impact très fort en tant que consommateurs de biens et de services. Ce rôle, qui ne paraissait pas vraiment significatif dans les dernières années du siècle passé, est devenu plus important dans ce début du nouveau siècle. S’il est vrai que dans le stade initial, quelques activités illégales mises à part, les seuls secteurs affectés positivement étaient ceux des voitures d’occasion et du logement locatif dans les zones d’habitat dégradé [4], les plus récents développements ont montré que, lorsque les immigrants deviennent résidents, cela entraîne des conséquences économiques positives.

54Ainsi, en 2005 et en 2006, environ 13 % des unités immobilières résidentielles vendues ont été achetées par des immigrants, un pourcentage qui paraît disproportionné si l’on pense qu’à l’époque ceux-ci représentaient à peine entre 3 % et 4 % de la population totale, mais qui est plus ou moins cohérent avec leur contribution au nombre total des naissances en Italie. Bref, les immigrants, qui représentent une composante jeune et fertile de la société italienne – une composante qui tend à fonder une famille et à avoir des enfants –, ont tendance à s’installer dans le pays et à investir dans les bâtiments mêmes qu’ils ont largement contribué à construire (le secteur du bâtiment figurant évidemment parmi ceux qui ont le plus recours aux travailleurs immigrants semi-qualifiés).

55Étant habituellement jeunes – certains immigrants qui arrivent tout seuls sont même des adolescents –, ils sont évidemment une composante de la population italienne qui est plutôt en bonne santé. Une évaluation préliminaire de leurs relations avec le système sanitaire national a en effet débouché sur la conclusion qu’un immigrant contribue à ce dernier pour environ 1000euros par an et reçoit, en termes de services et de médicaments, autour de 600 euros, dont un tiers au titre des femmes enceintes et des nouveau-nés. Ainsi, seul le fait que les hôpitaux soient un service public qui ne fait pas de politique empêche de compter le secteur de la santé comme faisant partie du lobby pro-immigration.

56Par ailleurs, il n’y a pas de secteur menacé par l’immigration. Si l’on exclut les colporteurs et les vendeurs de souvenirs de Florence, qui, il y a plusieurs années, provoquèrent contre les colporteurs immigrants des émeutes qui coûtèrent la vie à trois malchanceux Marocains, il paraît clair que les immigrants s’orientent vers les secteurs abandonnés par les Italiens ou en forte expansion ; ainsi, dans la restauration, l’explosion des restaurants chinois au chiffre d’affaires remarquable [5] a été absorbée sans chocs.

57Les problèmes qui ont commencé à se manifester récemment dans les rapports avec les immigrés d’origine chinoise sont en effet dus à d’autres raisons, notamment au fait que les Chinois investissent leurs revenus dans l’achat d’immeubles situés dans les quartiers commerciaux des grandes villes pour les louer aux immigrés d’autres origines (dans des conditions d’hygiène parfois exécrables) ou pour y exercer des activités – tel le commerce de gros – qui, normalement, devraient être localisées dans des zones de banlieue. Il s’agit d’activités très lucratives, mais qui dégradent rapidement l’environnement urbain : les « Chinatown » de Rome, Milan et Naples commencent à en être un témoignage préoccupant. Et lorsque les autorités essayent de faire respecter la loi, ils ont parfois recours à la violence, avec le soutien actif des représentants du gouvernement de Pékin. Encore plus grave est le fait que cette composante de l’immigration – qui n’a clairement pas l’intention de s’intégrer dans la société italienne et qui, à l’intérieur, s’organise en groupes secrets – n’hésite pas à user de la violence contre ses propres membres lorsque ceux-ci, notamment les jeunes, montrent qu’ils apprécient les avantages, les occasions et les libertés dont on peut jouir en devenant pleinement italien.

58À terme, l’immigration d’origine chinoise, très bien intégrée économiquement, mais résistant dans sa majorité à l’assimilation, pourrait donc devenir un problème comparable à celui des nomades originaires d’Europe orientale, les « Roms ». Ceux-ci, bien qu’ils profitent des lois sur l’immigration, ne peuvent cependant pas être considérés comme des immigrés, car ils ne sont point intégrés économiquement et n’exercent – ni, à quelques exceptions près, ne cherchent à exercer – aucune activité productive. Autour de leurs campements – que les autorités tentent, mais sans grand succès, de rendre stables en assurant la fourniture des services essentiels – se créent systématiquement des situations de tension. Ainsi, au printemps 2007, en Italie centrale, ce qui restait d’un campement a été incendié par des inconnus quelques jours après avoir été abandonné par une tribu de « Roms » à laquelle appartenait un chauffard qui, en état d’ivresse, avait tué quatre enfants d’un quartier voisin.

Les politiques d’immigration

59Le front des forces sociales et économiques qui cherchent à ouvrir la société italienne aux mouvements migratoires reste cependant majoritaire. Et il faut dire que les organisations du patronat n’en sont qu’une des composantes, pas même la plus bruyante ni la plus active. Au contraire, l’attitude la plus favorable à des politiques qui rendraient plus facile le franchissement des frontières est celle des partis politiques de gauche et, surtout, des organisations catholiques. Dans le cas de ces dernières, il est aisé de comprendre les raisons d’une telle attitude : il s’agit d’un impératif éthique, s’exprimant fréquemment sous forme de petites actions bien intentionnées mais dont les auteurs sont incapables de voir les complications à long terme que l’immigration promet. Parfois, cependant, l’impératif éthique semble laisser la place, dans les groupes catholiques proimmigration, au dessein de construire des organisations puissantes pour encadrer la bonne volonté des jeunes Italiens [6].

60Il reste cependant à expliquer pourquoi ce sont les forces politiques de la gauche – qui devraient à vrai dire représenter les classes sociales qui sont le plus directement affectées économiquement par la concurrence des nouveaux venus et dont le style de vie est quotidiennement menacé par l’immigration – qui ont créé un véritable « lobby » pro-immigration.

61Leur attitude politique est en effet celle de la « porte ouverte », qui prétend accorder le plus de droits possible, sans discrimination, au plus grand nombre possible d’immigrés. Surtout, les partis progressistes sont à l’origine des initiatives répétées pour la régularisation en masse des immigrants irréguliers, des initiatives qui ont permis la diffusion partout dans le tiers-monde de l’idée que l’Italie est le « ventre mou » de l’Europe, la Terre promise pour toute personne démunie, et que la seule chose qui importe est d’entrer dans le pays, légalement ou non, puisque, une fois que l’on y sera, il sera possible de « régler les choses » en participant à l’une des « régularisations » périodiques des immigrants semi-illégaux.

62Dans une grossière tentative pour exploiter le choc de l’immigration, l’irritation croissante et la xénophobie en train de naître au sein de la population du Nord-Est, en partie inspirée par les phénomènes qui se manifestent dans la Suisse et l’Autriche voisines, certains groupes d’extrême droite n’ont pas hésité à avancer une autre explication : la gauche, ayant prétendument perdu sa base dans l’électorat italien, miserait sur les millions d’immigrants présents dans le pays pour créer un « réservoir » de voix disponible dès que ceux-ci seraient devenus citoyens.

63La thèse est absurde. Il est vrai que, dans les dernières années du siècle passé, Livia Turco, ministre des Affaires sociales, avait proposé de donner rapidement aux immigrés le droit de vote pour les élections municipales, régionales et provinciales [7]. Mais la ministre, en traitant les immigrés comme des personnes et non comme de simples « bras » à faire travailler, était évidemment motivée non par un calcul électoral – aux effets d’ailleurs imprévisibles, la gauche bénéficiant déjà largement des équilibres politiques qui régissent les administrations locales –, mais par un engagement politique ; une inspiration qui, indubitablement, correspondait, et correspond, à une demande éthique et égalitaire traditionnelle au sein des groupes politiques socialistes et que la récente transformation du monde politique n’est pas parvenue à étouffer. Bref, le point de vue de Turco réactive, positivement, la célèbre conclusion de Max Frisch sur l’expérience suisse de l’immigration.

64L’explication de l’engagement en faveur de l’immigration des forces politiques orientées à gauche doit être recherchée ailleurs, et d’abord dans le fait que la gauche politique est le représentant naturel de ces couches de l’opinion publique qui ressentent le plus douloureusement le manque de valeurs dans la société italienne contemporaine et dans la société occidentale en général. Cette partie du public, largement composée de jeunes, voit dans la solidarité avec les immigrants une des rares possibilités de s’engager politiquement, même si la plupart sont mal équipés pour comprendre les problèmes que la présence des immigrés apporte à la société d’accueil et n’ont aucune idée des véritables nécessités et aspirations de ces personnes, qui proviennent de pays très distants et très différents les uns des autres et qui sont traumatisées par le changement brutal de leur mode de vie. Ces couches « idéalistes » de la population et de l’électorat sont plus vastes que ne veut nous le faire croire le cynisme des médias, et elles forment la partie la plus importante du lobby pro-immigration, dont la classe politique doit tenir compte.

Les coûts de l’immigration

65Il est même trop évident – pour ne pas surestimer les bénéfices tirés de la présence des immigrants – qu’il faut tenir compte du fait que l’économie et la société italiennes supportent aussi des coûts non négligeables liés au phénomène migratoire. Ces coûts sont des « externalités » typiques, c’est-à-dire qu’ils seront assumés par des sujets autres que l’entreprise à laquelle l’immigrant fournit son travail. Il s’agit surtout – outre le coût de la formation, qui a été payé par le pays d’origine – des coûts imposés au système du welfare state du pays d’accueil par les « hommes » qui passent d’un pays à l’autre pour offrir la force de leurs « bras », qui est nécessaire et très utile aux entreprises. Ces hommes, une fois sortis de l’usine où ils travaillent, doivent en effet dormir, manger, prendre soin d’eux-mêmes. Ils doivent occuper leur temps libre et satisfaire leurs besoins religieux, culturels et moraux. Et c’est là que commencent les problèmes et les coûts pour le pays d’accueil.

66Lorsque la famille est venue avec le travailleur, ou l’a rejoint, une partie de ces besoins sera satisfaite en son sein. Mais la famille est à son tour la source d’autres problèmes, puisque sa présence accroît le nombre d’hommes et de femmes qui doivent s’insérer dans une société très différente de celle dont ils sont issus. Et tandis que le travailleur lui-même, sur son lieu de travail, apprend beaucoup sur la société d’accueil et ses habitudes, ce n’est pas le cas des femmes et des enfants. Leurs présence pose au contraire de nouveaux problèmes dans de nouveaux domaines, scolaire tout d’abord, mais aussi dans celui des loisirs, de la drogue et de la criminalité juvénile.

67Le résultat de tous ces problèmes est la « désintégration » sociale, économique et même physique des zones urbaines dans lesquelles les immigrants sont concentrés, une dissolution dont le prix est principalement payé par les personnes qui vivaient dans ces quartiers avant l’arrivée des immigrants. Et ce ne sont certainement pas les « beaux quartiers » ni la zone centrale des villes qui ressentiront l’impact le plus fort. Ainsi, à la désintégration – typiquement représentée par la formation de bandes de jeunes progressivement soustraits à l’influence et au contrôle de leurs familles – peut s’ajouter la « désintégration politique » qui dérive des réactions des classes sociales modestes, lesquelles donneront rapidement naissance à des positions politiques extrêmes et xénophobes. Une recherche conduite par une fondation opérant dans le nord-est de l’Italie, où est active la Ligue du Nord, a relevé que 43 % des habitants de cette région pensent que les immigrants sont « une menace pour l’ordre public et pour la sécurité des personnes », et qu’au moins 60 % en sont arrivés à la conclusion que « le pays n’est plus capable d’accueillir les immigrants, pas même les immigrants légaux ».

68Comme on peut le constater, les attitudes politiques des Italiens concernant l’immigration sont assez différentes de celles des habitants des autres pays européens. Cela est tout d’abord le résultat, comme on l’a déjà souligné, du fait que, depuis la Deuxième Guerre mondiale, manque en Italie un fort sentiment d’identité nationale. Cette caractéristique rend impossibles dans la Péninsule les réactions extrêmement violentes telles celles qui, en particulier après les attentats meurtriers de Madrid, se sont produites en Espagne, pays où le sentiment national est au contraire assez fort.

69La comparaison avec l’Espagne est assez intéressante. En effet, comme dans le cas de l’Italie, il s’agit d’un pays qui n’a connu que récemment une vague d’immigration et qui ne présente pas les différences avec l’Italie que l’on retrouve dans les autres pays européens, où le tissu social a été très longtemps labouré et profondément modifié par des décennies et des décennies d’immigration et qui connaissent maintenant des attitudes politiques qui ne sont pas encore fréquentes en Italie.

70En France, par exemple, le pays dans lequel les structures légales/administratives et les idéologies politiques sont les plus semblables à celles de la Péninsule, il est clair que le nombre de votants issus de l’immigration récente est significatif. C’est donc une large tranche de l’électorat qui a raison de nourrir des sentiments de solidarité, et parfois de peur, quand il est question de sujets ayant trait à l’immigration. D’un côté, il y a ceux qui sont portés par leur histoire personnelle à éviter des attitudes excessivement sévères, tandis que, de l’autre côté, certains sont poussés, par des facteurs non moins irrationnels, vers l’extrémisme xénophobe. Une partie de l’électorat du Front national est constituée de Français « de souche » qui cèdent à une forme plus ou moins grave de racisme, mais il y a aussi un « vote FN » qui est le fait de Français qui, « issus de l’immigration », cherchent une légitimation à leurs propres yeux et se bercent de l’illusion qu’ils gagneront en légitimité aux yeux des autres.

71La différence entre ces situations rend difficile pour l’Italie l’ajustement de sa politique d’immigration à celle de ses partenaires communautaires de Bruxelles. Le point faible de l’Italie (la quasi-inexistence du sentiment national) et son point fort (le caractère récent du phénomène migratoire) rendent inévitable qu’elle adopte une politique de l’immigration assez différente de celle de ses partenaires européens, aussi loin que l’on puisse prévoir.

Hommes ou main-d’œuvre ?

72L’ensemble des questions qui concernent l’immigration ou qui en découlent est de nature fortement politique, au sens noble du mot : pour la société italienne, comme pour toutes les sociétés touchées par le phénomène migratoire, l’arrivée d’une masse de travailleurs et d’hommes en provenance du tiersmonde oblige à des choix difficiles, et ce à deux niveaux. Tout d’abord, à un choix sur ce que le pays attend de ces nouvelles ressources humaines, avec quels buts et dans quelles limites, c’est-à-dire à un choix de fond – le plus important, mais aussi celui auquel l’opinion publique est la moins sensible et pour lequel elle est la moins consciente des alternatives qui s’offrent à elle –, à un choix qui concerne la stratégie de la politique d’immigration. Un autre choix, de nature tactique, concerne les instruments et les méthodes sur lesquels mise cette stratégie. Il est donc moins important que le précédent, mais, dans la mesure où il touche à des questions et à des intérêts immédiats auxquels l’opinion publique est cette fois très sensible, il reçoit beaucoup plus d’attention, car il se prête facilement à la démagogie politicienne et/ou électorale.

73À la base du choix stratégique, dans le cas italien, les données de la démographie montrent clairement que l’immigration ne pourra jamais compenser le déficit des naissances induit par le changement de mœurs des années soixante. Certes, le manque de main-d’œuvre est en partie le résultat de l’écroulement démographique italien (mais seulement en partie, puisque les Italiens d’aujourd’hui n’assument plus certaines tâches), mais il serait de toute façon impossible, même avec un grand programme démographique à long terme, de couvrir les besoins de main-d’œuvre par l’augmentation du nombre de naissances par femme.

74C’est pourquoi il est indispensable de distinguer très nettement les deux problèmes majeurs qui sont liés au phénomène migratoire, et que la législation existante commence déjà à prendre en considération : le dramatique déclin démographique de la nation italienne et l’insuffisante disponibilité de maind’œuvre dont souffre le système économique de la Péninsule.

75Pour compenser l’effondrement démographique, provoqué par l’écroulement du niveau de fertilité et aggravé par le prolongement de la durée de la vie, on a vu que l’on ne peut pas compter sur un hypothétique revirement dans les facteurs culturels qui sont à l’origine de cette tragédie. Le manque de femmes et d’hommes dans les classes d’âge les plus fertiles, entre vingt et trente-cinq ans, impose comme priorité, si l’on veut recréer la population, la définition d’une « politique de la population » à long terme qui soit indépendante de la politique d’accueil des immigrants nécessaires pour répondre aux besoins du marché du travail. Cette politique de la population à long terme devrait tout d’abord tenir compte du fait qu’une réduction du nombre d’habitants n’entraînerait pas nécessairement une réduction du « pouvoir » italien mais, au contraire, pourrait en définitive améliorer la qualité de vie de tous.

76Comme le dit un slogan que l’on entend parfois dans la Péninsule, « meno siamo, meglio stiamo » [moins on est, mieux on est]. Mais cela pose le problème de la transition vers une Italie moins peuplée, pendant laquelle il faut garantir un rapport correct entre classes d’âge productives et classes d’âge assistées. Il s’agit donc de gérer le rapport quantitatif entre les membres actifs et inactifs de la population, c’est-à-dire gérer le manque de travailleurs. Cela implique une politique différente et séparée, une « politique de la main-d’œuvre » dont le but soit d’apporter des résultats réguliers et immédiats.

77Il est facile de voir que les deux politiques, celle qui vise la population et celle qui vise la main-d’œuvre, répondent à des nécessités techniques et à des objectifs différents. Gérer la demande du système de production signifie avoir recours aux immigrants, à des adultes « prêts-à-travailler ». C’est inévitable, et ce pour couvrir non seulement les emplois refusés par les Italiens, mais aussi les nombreux nouveaux types de travail [8].

78L’immigration, néanmoins, ne suffira pas, et cela pour deux raisons. Tout d’abord parce que, plus les immigrés s’intégreront dans la société italienne, plus leur comportement ressemblera à celui de la population locale. Par conséquent, leur disponibilité à prendre les emplois refusés par les Italiens déclinera plus rapidement, tout comme leur disponibilité pure et simple à être exploités en termes de conditions et de temps de travail, comme c’est le cas aujourd’hui. Ensuite, parce qu’il ne peut être accepté que l’essentiel des actifs soit à un quelconque moment formé d’étrangers tandis que les « Italiens de souche » constitueraient la totalité ou presque des assistés. Il est en effet évident que, si une telle situation se produisait, le pouvoir politique changerait de main et que l’on assisterait à une abolition du welfare state ainsi qu’à une redistribution brutale de la richesse vers les classes productives et leurs enfants. En d’autres termes, le contrôle du pays passerait aux « nouveaux Italiens ».

Les bras et l’âme

79L’économie du pays requiert des bras, et l’immigration les lui procure. Mais le problème est que, avec les bras, viennent forcément des hommes et des femmes. Et c’est là que commencent les problèmes, c’est là qu’apparaissent les difficultés que nous avons décrites, c’est là que le fait d’être un homme pauvre exposé à tout le charme et à toutes les tentations d’une société riche, le fait d’être un étranger dans un environnement potentiellement hostile, le fait d’être un immigré en concurrence pour le travail et le logement avec les plus pauvres des indigènes, le fait d’être un musulman vivant parmi les infidèles, le fait d’être un homme seul loin de sa Patrie et de sa maison, commencent à former un nœud dont il devient difficile de se libérer.

80Pour les bras, l’intégration est extrêmement facile. L’usine, et en général le milieu du travail, crée immédiatement une homogénéisation des gestes, des mouvements, des besoins et des comportements. Qui plus est, l’immigré, qui est venu pour accumuler un peu d’argent, tend à consacrer au travail le plus d’heures possible dans la journée. C’est en dehors du travail que commenceront les problèmes. Parce que, en dehors du travail, les exigences et les comportements de l’homme prennent le pas sur l’usage et la fonctionnalité des bras.

81À l’usine, l’immigré musulman peut marteler, couper, coudre, monter des pièces ou diriger une coulée d’acier exactement comme un non-musulman. Mais, en dehors du travail, il doit manger des aliments préparés selon les règles de l’islam, résister à la tentation de boire comme les Occidentaux et éviter les boissons dont il n’est pas habitué à maîtriser les effets. Aux heures de repos, il finit par se « distraire » d’une manière à laquelle il n’est pas accoutumé, et il a des rapports sociaux, en particulier avec les personnes de l’autre sexe, obéissant à des règles beaucoup plus libres que celles qui règnent dans sa société d’origine. Le choc avec les rapports sociaux de type européen est, pour l’immigré musulman, extrêmement violent, et en même temps extrêmement tentateur, ne serait-ce que par l’extraordinaire degré de liberté et d’absence de contrôle étatique qui les distingue. Ce n’est que si ses bras se sont suffisamment épuisés au travail que l’être humain musulman parvient à éviter les problèmes et les complications en dormant à poings fermés jusqu’au moment de retourner à l’usine.

82Cela vaut pour l’immigré célibataire. Mais si derrière chaque paire de bras il y a aussi une femme et une famille, alors les problèmes se compliquent de façon exponentielle et s’enrichissent de questions morales complexes qui finissent par interférer avec le travail lui-même. Comment le travailleur musulman pourrait-il se concentrer tout entier sur l’ouvrage de ses bras quand qu’il sait que, en dehors de l’usine, les femmes de sa famille sont exposées à toutes les tentations corruptrices d’une société qui, à ses yeux, est profondément immorale du point de vue familial et sexuel ? Comment peut-il travailler de longues heures lorsqu’il a des raisons de craindre que ses enfants ne fassent leurs les valeurs d’un monde où il n’y a plus de respect pour les parents ni les personnes âgées ou que, au contraire, il voit ses enfants réagir négativement à leur nouvel environnement ? Comment ce travailleur peut-il se consacrer totalement à sa tâche en sachant que son fils risque de devenir un fanatique antioccidental prêt à tuer d’autres personnes et à se détruire soi-même ? Les terroristes suicidaires de Londres n’étaient-ils pas des enfants d’immigrés ? N’étaient-ce pas des enfants et des descendants de « nouveaux Français » qui semblaient culturellement plus ou moins intégrés qui, pendant trois semaines, ont semé la révolte dans les banlieues des villes françaises ?

83Paradoxalement, même si peu d’Européens s’en rendent compte, l’immigré musulman vit en Europe dans une situation d’inquiétude et de peur de la contagion semblables, sinon supérieures à celles qui filtrent des écrits des critiques les plus virulents de l’immigration. Et c’est la peur qui le pousse à demander la reconnaissance de son identité culturelle, c’est par peur que l’immigré musulman in partibus infidelium tend à s’organiser et à s’enfermer à l’intérieur d’un ghetto qui rappelle vaguement sa communauté culturelle. Ses raisons humaines, celles pour lesquelles il tend à défendre son identité, sont celles-là mêmes pour lesquelles plus d’un journaliste, plus d’un homme politique européen lui demandent de s’intégrer, de se renier lui-même, d’abjurer, ou bien – comme les moriscos sous Torquemada – de cacher sa foi : en somme, d’éviter de nous faire peur. Hélas, personne – hormis les bourreaux d’Abou Ghraib – ne s’est aperçu qu’il s’agit d’hommes timides et pudiques que la seule présence des femmes plonge dans un profond embarras. Dans nos villes, l’immigré musulman se sent mal à l’aise, il est désemparé et, lui aussi, il a peur. Cette symétrie négative ne facilite pas les rapports. Au contraire, elle peut même créer une situation dangereuse.

84Nous oublions trop souvent cet aspect de l’immigration, dû au fait qu’avec les bras arrivent des êtres humains qui ont une moralité à eux, un sens de l’honneur bien personnel et un sens de la dignité qui s’exprime très différemment de nos propres besoins en la matière. Et nous ne nous apercevons pas que les musulmans, même quand ils viennent de pays qui se proclament « révolutionnaires », sont en réalité les dépositaires d’une mentalité primitive par certains aspects (notamment en matière de rapports entre les sexes), mais surtout extrêmement conservatrice.

85Il s’agit d’une incompréhension et d’un oubli qui ont parfois suscité une attitude d’hostilité dans nos rapports avec eux, alors qu’un véritable conservateur occidental devrait, si sa vision politique allait plus loin que le bout de son nez, les considérer comme des alliés naturels. On peut donc se demander s’il ne serait pas possible, avec la diffusion de nouvelles tendances conservatrices dans la société italienne – qui va de pair avec son vieillissement, dont elle est une conséquence –, d’inventer une politique de l’immigration qui satisfasse les exigences de chacun des camps. Une telle politique devrait créer les instruments qui permettraient à l’immigré de profiter pleinement des possibilités de travail qu’offre l’Italie et de décourager dans le même temps tout ce qui conduit à d’insolubles problèmes d’intégration sociale.

In partibus infidelium

86Il est facile de comprendre pourquoi toute distinction entre intégration sur le marché du travail et séparation des sociétés, c’est-à-dire toute distinction entre « bras » et « hommes », suscite bon nombre de réactions négatives. On objecte, à juste titre, que les deux notions ne peuvent être dissociées et que vouloir voir dans les immigrés une simple force de travail est une négation de leur humanité, une violation du principe éthique qui impose de ne pas considérer l’homme comme un moyen, mais toujours comme une fin.

87Il est cependant non moins facile, en réponse, de souligner combien – malgré toute la compréhension et la disponibilité que l’on feint de montrer à l’égard des immigrés – peu nombreux sont les chercheurs européens en sciences sociales qui ont pris la peine d’aller voir de quelle façon les immigrés eux-mêmes, qui sont pourtant les premiers concernés, envisagent le phénomène migratoire et s’ils souhaitent ou non s’intégrer dans la culture occidentale.

88Chacun, dans la société italienne, voit bien la présence de l’im-migré. Mais presque personne ne pense que, pour venir parmi nous, il a d’abord dû être un é-migré : quelqu’un que les nécessités économiques ont douloureusement arraché à son pays et à sa culture. Presque personne ne tient compte du fait que, lorsqu’il arrive chez nous, l’immigré est déjà profondément marqué par cet « arrachement ». Ce n’est pas par hasard que les musulmans d’Afrique du Nord, qui représentent la majorité des immigrés musulmans du sud de l’Europe, appellent l’émigration el ghorba : l’exil.

89Si quelqu’un s’était préoccupé de savoir ce que les immigrés pouvaient bien penser de leur propre destinée, de leurs sentiments d’appartenance par rapport à leur société d’origine et à leur société d’accueil, il aurait été facile de constater qu’eux-mêmes, les immigrés musulmans, opèrent une très nette distinction entre « bras » et « hommes », entre leur disponibilité (et leur aspiration) à faire partie de la force de travail du pays d’accueil et l’opération bien plus douloureuse qui consiste à cesser d’être ce qu’ils sont pour devenir des Italiens (ou des Français, ou des Allemands).

90Dans ce contexte, il est d’un grand intérêt de constater la distinction que les immigrés marocains en France font entre le « passeport vert » (le passeport marocain, qui représente une sorte de permis de quitter le pays et d’aller travailler à l’étranger), le « passeport bleu » (que l’on obtient avec la citoyenneté française, et qui a toujours été considéré comme le symbole de la perte d’identité) et le « passeport marron », celui de la Communauté européenne, qui est vu comme la marque d’une vraie liberté parce qu’il permettra de vivre et de travailler dans une zone de libre circulation dont les limites ne sont pas définies en termes culturels et nationaux et où chacun pourra être soi-même et gagner sa vie sans devoir feindre d’être ce qu’il n’est pas.

91Ceux qui ont fait l’effort d’essayer de comprendre ce que pensent vraiment les immigrés dont ils prétendent que le destin leur tient à cœur n’ont pas eu de mal à découvrir les vraies priorités de ces derniers. Ils ont découvert que ceux-ci sont beaucoup moins intéressées par le regroupement familial que ne le croient les autorités italiennes et, surtout, beaucoup moins que ne l’imaginent nombre d’Italiens qui voient les immigrés en tant que futurs concitoyens et qui sont convaincus qu’un jour, sur une plage de l’île de Lampedusa – le point du territoire italien le plus proche de la côte africaine, où les débarquements sont ininterrompus–, sera érigé un monument à cette « armada aux pieds nus » venue sauver l’Italie du déclin démographique.

92En réalité, les immigrés sont pour la plupart des hommes simples qui affrontent seuls l’« exil ». Ils partent avec la conviction que leur séjour à l’étranger sera d’une durée limitée. Leur plus grande ambition est de faire des économies et de rentrer à la maison avec un peu d’argent pour vivre selon leurs propres coutumes. Surtout, ils ne brûlent pas du tout de l’envie d’être assimilés dans la société occidentale, encore moins d’y amener leurs familles pour qu’elles soient elles aussi assimilées.

93Cela ne vaut pas seulement pour les immigrés d’Afrique du Nord, dont la moralité, notamment dans le domaine familial et sexuel, est particulièrement rigide. Dans le cas des Sénégalais, eux aussi musulmans mais issus d’une société plus tolérante, le désintérêt pour l’enracinement en Italie est encore plus fort. Les immigrés sénégalais que l’on rencontre à tous les coins de rue des villes italiennes ne sont pas des individus à la dérive qui cherchent à se faire une place dans la maison d’autrui. Bien au contraire, ils font partie de réseaux très efficaces et bien structurés de vendeurs ambulants dépendant d’une fraternité musulmane, la Mur ƒ diyya, qui gère au Sénégal l’insertion des jeunes dans le monde du travail – en général dans le secteur commercial – après que ces derniers ont accumulé un petit pécule sur les circuits internationaux de vendeurs ambulants. Et les anciens qui depuis Touba, au Sénégal, dirigent spirituellement la fraternité ne souhaitent certainement pas les voir s’intégrer dans la société italienne – société avec laquelle ils entretiennent par ailleurs un excellent rapport, peut-être le meilleur de toutes les communautés immigrées.

94Le provincialisme des Européens, pour ne pas mentionner celui des Américains, est tel qu’ils voient purement et simplement l’immigré musulman comme quelqu’un qui veut leur voler leur travail, leur maison et leur pays. Comment pourrait-il en être autrement ? L’Américain et l’Européen moyens croient qu’aucun être humain ne pourrait souhaiter autre chose que de devenir comme ils sont, eux les Occidentaux. Ils ne peuvent pas imaginer que la majorité des musulmans méprisent l’Occident autant qu’ils le craignent, comme même le nouveau pape Benoît XVI l’a remarqué. Pour les musulmans, la liberté, dans tous les sens du mot, dont on jouit en Italie et en Europe est un excès inacceptable, quelque chose de très proche de la dégradation morale. Ils nous voient moins comme une société « laïque » que comme une société qui a dramatiquement perdu tout contact avec le Dieu qui nous est commun.

95C’est donc pour des raisons morales, et non pas seulement pour des raisons économiques, que les immigrés musulmans préféreraient laisser leur famille au pays. Certes, les raisons économiques revêtent une extrême importance : avec ce qu’un immigré, même dans un emploi précaire, parvient à économiser en quelques mois de présence en Europe, il lui est possible d’assurer à sa famille (et à lui-même, quand il revient pour la saison des moissons) un mode de vie qui, au pays, peut apparaître comme une condition aisée et s’accompagne pour lui de tous les bénéfices qui découlent du respect que lui témoigne la société et de son image de personne qui a eu un certain succès à l’étranger. Ses quelques économies sont là-bas une petite fortune, alors qu’en Italie elles ne représenteraient trois fois rien, trop peu même pour nourrir sa famille, encore moins pour lui assurer un logement autre qu’un taudis dans un quartier peuplé de dealers, de travestis et de prostituées.

96La politique allemande des Gastarbeiter, en ce sens, est instructive, surtout par son échec. Alors qu’elle partait du présupposé que devenir un Allemand est à peu près impossible et que le travailleur étranger devait entretenir un lien avec son pays d’origine pour, finalement, y retourner, cette politique s’est niée elle-même quand, avec les travailleurs, elle a accepté d’« inviter » aussi leur famille en Allemagne et que leurs enfants y sont nés et y ont grandi. Bonn a voulu traiter comme un Wandervogel, un oiseau de passage, non seulement le travailleur, mais aussi l’homme et toute sa famille.

97Le côté provisoire et le pendularisme, qui sont le propre de l’« invité », sont ainsi affirmés en théorie, mais niés dans la pratique, et deviennent une fiction créatrice d’un problème qui s’est révélé extrêmement difficile à résoudre.

Le grincement de la grille qui se ferme

98Si tout cela est vrai, pourrait-on objecter, comment donc expliquer certains comportements des musulmans qui vivent en Italie ? Si les immigrés issus du Maghreb – qui est la plus proche géographiquement et la plus éloignée culturellement des zones d’où arrive le flux migratoire – préféraient vraiment venir ici vendre la force de leurs bras pour d’assez brèves périodes en s’obligeant à survivre dans la plus stricte économie pour retourner périodiquement au pays avec un petit pécule, pourquoi tant d’entre eux finissent-ils par accepter le regroupement familial que favorise la loi italienne ?

99La réponse est évidente et immédiate : c’est que les immigrés, en Italie, vivent dans une situation de grande incertitude quant à leurs droits. Leur condition est celle d’une insécurité permanente quant à leur avenir; insécurité due au fait que, dans l’espace de vingt ans, l’Italie a connu quatre ou cinq lois sur l’immigration et pas moins de six régularisations de masse.

100En effet, les immigrés sont pour la plupart entrés illégalement dans le pays et y travaillent sur la base non pas de droits sûrs, mais du principe que, en Italie, l’important est d’entrer et d’attendre qu’une loi régularise ce qui est irrégulier.

101Le sentiment, répandu dans le tiers-monde, que, plus que la régularité de la position juridique, ce qui compte en Italie, c’est d’être physiquement présent, renforce cet état d’insécurité. L’immigré, en effet, est toujours dans la crainte de rester bloqué lors de son prochain voyage au pays et de ne plus pouvoir rentrer en Italie. Il s’agit là d’une perspective improbable, mais pour lui excessivement grave. Il ne peut vivre décemment comme un « homme » au Maroc ou en Tunisie et y entretenir sa famille que pour autant qu’il est sûr de pouvoir vendre ses « bras » en Italie, où leur valeur sur le marché du travail est incomparablement plus élevée que dans les pays du Maghreb.

102C’est l’alternative entre le risque de rester « enfermé dedans » et de ne plus pouvoir rentrer au pays, et celui de rester hors des frontières de l’Italie qui le pousse à prendre en considération une idée en soi abhorrée, celle de faire venir sa famille dans le pays où il a un travail. Il sait que cette décision marquera pour lui et pour les siens le commencement d’une série de terribles difficultés économiques, mais il préfère toujours cette solution aux risques que représenterait la décision contraire ; et, étant donné la manière dont il se représente la situation, son comportement est raisonnable. Mais pour la société italienne aussi, sa décision marque le commencement de toutes sortes de problèmes, dans les quartiers suburbains et sur les trottoirs des grandes villes, dans les écoles et dans les mosquées, dans les tribunaux des mineurs et dans les établissements pour jeunes délinquants : tous problèmes qui, au début, paraissent négligeables et peu probables, mais qui croissent en même temps que les immigrés deviennent plus nombreux, surtout s’ils sont déracinés et non intégrés.

103Cette crainte de rester bloqué hors du pays dans lequel il travaille est naturellement rendue plus vive chaque fois que quelque vulgaire politicard populiste de la Ligue du Nord se met à vociférer : « Assez d’immigration ! » Et elle pousse à une décision prise à contrecœur, que ce soit à cause des coûts objectifs – moraux et matériels– qu’elle entraîne, ou parce que les immigrés, lors de leurs retours périodiques au pays, jouent l’esbroufe, vantent en famille des succès largement gonflés – et se retrouvent d’un seul coup forcés à révéler toute la misère de leur véritable situation.

104La menace d’un blocage de l’immigration, les vociférations stupides des populistes anti-immigration, le grincement des grilles qui menacent de se refermer, provoquent une course pour passer le seuil avant qu’il ne soit trop tard, même si l’immigré n’est en rien prêt à recevoir sa famille dans des conditions décentes. Il ne faut donc pas s’étonner si, après un déménagement aussi précipité et mal préparé, la famille finit par vivre dans les lointaines banlieues dégradées et habitées par toutes sortes de marginaux, ni si les enfants, filles et garçons, expédiés dans un milieu où ils ne reconnaissent plus rien de leurs règles morales et en l’absence d’un bagage culturel qui leur permette de résister à la contagion, finissent parfois par battre le pavé et se livrer au trafic de drogue.

Des droits, pas des menaces

105Au contraire, en présence d’une législation fiable, et dans le cadre de droits sûrs et irrévocables, l’immigré – notamment musulman – pourrait se trouver tout à fait satisfait de se présenter à la société italienne simplement comme un travailleur. Il lui suffirait de savoir avec certitude que, une fois passé au travers du filtre qui, inévitablement, doit sélectionner ceux qui s’intègrent structurellement dans le contexte italien du travail, il a un droit acquis d’entrer en Italie et d’en sortir à son gré, à condition d’en respecter le code pénal.

106Cette solution, nous l’avons vu, irait aussi dans le sens de l’intérêt du pays d’accueil. Les permis de travail, d’entrée et de sortie seraient exclusivement délivrés à ceux qui cherchent et qui ont la capacité effective de mener une activité professionnelle, ce qui créerait une incitation à alterner périodes de travail en Italie et séjours au pays et donnerait au travailleur hôte l’occasion non seulement de montrer les fruits de son travail à ceux qui l’ont vu pauvre et humble, mais aussi d’épancher dans son propre milieu culturel, et non pas en Italie, sa volonté de faire de la politique. Il y a tout à parier que, dans son pays, il sera moins conservateur, moins « salafite », et plus occidentalisant. Comme il arrive souvent à ceux qui vivent divisés entre deux mondes, le migrant finira par se faire le porte-parole, de chaque côté, des valeurs positives de l’autre. Ne seraitce pas une stratégie intelligente que d’en faire les ambassadeurs de nos valeurs civiles et religieuses en terre d’Islam plutôt que les porteurs nostalgiques et les champions du verbe islamiste dans notre propre maison ?

107Sur cette évidente convergence d’intérêts entre migrants extracommunautaires et société d’accueil, il est possible de construire une politique de l’immigration qui soit à la fois libérale et protectrice : libérale, dans le sens où elle ouvrirait effectivement la porte à un grand nombre d’étrangers ayant la capacité et la volonté de travailler ; protectrice, dans le sens où elle éviterait le bouleversement socioculturel – et, par conséquent, les réactions xénophobes et fascisantes – qui a eu lieu partout où l’on a répondu au besoin de main-d’œuvre des entreprises en laissant entrer dans la société un grand nombre d’immigrés aux caractéristiques culturelles profondément différentes, avec une interminable traîne de rejets réciproques et de problèmes.

108On pourrait en effet imaginer que, dans les limites d’un quota fixé annuellement, la République italienne accorde aux étrangers en âge de travailler et désireux d’occuper un emploi en Italie, et qui seraient dans les conditions physiques et psychiques requises pour ce faire, un permis illimité d’entrée et de sortie. Ce serait un document sans date d’échéance, infalsifiable, et qui permettrait toujours l’identification. Il serait exclusivement réservé aux personnes en état de travailler, ou, si on voulait le rendre plus restrictif, aux personnes ayant déjà justifié d’un emploi en Italie. Le passage de la frontière serait alors un droit acquis que seule une condamnation pénale pourrait faire perdre.

109En donnant aux immigrés un droit bien défini de travailler en Italie, on créerait en effet une situation dans laquelle ils auraient un intérêt clair à respecter les lois du pays d’accueil. Ce serait beaucoup plus efficace que d’essayer d’imposer le respect de ces mêmes lois en menaçant l’immigré de n’importe quelle forme de punition. Dans la situation actuelle, au contraire, la plupart des immigrés sont trop désespérés pour craindre une punition. Ils n’ont souvent littéralement rien à perdre. Leur donner des droits changerait complètement la donne : ils auraient de vrais privilèges à protéger par le respect de la loi.

110Une telle politique de l’immigration contribuerait à créer un mécanisme dans lequel le système productif italien disposerait de toute la main-d’œuvre dont il a besoin, cependant que les flux d’entrées et de sorties de travailleurs tendraient à s’équilibrer à moyen terme. Bref, on verrait moins souvent le travailleur musulman dans la situation dans laquelle il se trouve aujourd’hui, qui ressemble fort à celle qu’illustre le « dilemme du prisonnier » : une situation d’incertitude qui le pousse à préférer le choix médiocre de l’émigration définitive et du déménagement de la famille au choix optimal d’une scission entre société d’appartenance et lieu de travail. Naturellement, celui qui souhaiterait déménager avec toute sa famille en aurait toujours la possibilité, mais non selon le système de la régularisation a posteriori. Les procédures en seraient prévues dans la loi, dans le cadre d’une autre politique, la « politique de la population », qu’il faudrait concevoir et mettre en œuvre de façon distincte de la politique de la « main-d’œuvre » et qui tiendrait compte de ce que le déclin démographique de l’Italie ne peut être soigné par le seul recours à l’immigration.

111Pour traduire dans la réalité cette idée d’une politique vraiment libérale de l’immigration, c’est-à-dire d’une politique qui soit à la fois d’ouverture à l’immigration et de préservation de la société d’accueil, il faudrait que la classe politique italienne sorte elle-même de la prison des lieux communs et de la démagogie dans laquelle elle s’est enfermée ces dernières années. Il faudrait que le problème de l’immigration soit abordé dans une vision rationnelle et « politique ». Il a trop souvent été placé sous la lentille déformante de nos préjugés partisans. À droite, il est pensé exclusivement en termes d’ordre public ou d’identité nationale, si ce n’est dans une sinistre hostilité xénophobe. À gauche, dans le souci généreux d’inventer une politique de l’immigration inspirée de l’engagement politique en faveur des plus faibles et des plus opprimés au sein de l’espèce humaine. Et, le plus souvent, simplement au nom de la solidarité humaine ou en termes de vague disponibilité envers celui qui, aujourd’hui, est un pauvre émigrant. Exactement comme l’étaient tant d’Italiens il y a encore un demi-siècle.

figure im5


Date de mise en ligne : 01/06/2007

https://doi.org/10.3917/oute.017.0113

Notes

  • [1]
    Son nom c’était/ Mohammed Scheab/ Descendait/ des émirs nomades/ s’est suicidé/ parce qu’avait/ plus de Patrie/ Aimait la France/ changea de nom/ Il fut Marcel/ mais pas Français/ savait plus vivre/ sous la tente des siens/ où l’on écoute/ la cantilène du Coran/ en buvant du café (Giuseppe Ungaretti, Vie d’un homme – Poésie 1914-1970, préf. de Philippe Jaccottet, Paris, Éd. de Minuit/Gallimard (NRF Poésie), 2000, p. 33.
  • [2]
    On avait demandé de la main-d’œuvre, et ce sont des hommes qui sont arrivés.
  • [3]
    Ornello Vitali, « Una soluzione alla crisi demografica ? », Ideazione, n° 2, mars-avr. 2001.
  • [4]
    Il faut néanmoins remarquer que, tandis que la demande de logement de la part des immigrants démunis récemment arrivés produit un marché locatif assez lucratif dans les zones suburbaines, la location de logements, souvent à des hommes seuls, conduit très rapidement à la dégradation et à la dévaluation des immeubles, entraînant la dépréciation économique de tout le voisinage. Le problème est rendu plus sérieux par le fait que, accompagnant les immigrants qui viennent travailler, existe un flux presque ininterrompu vers l’Italie de groupes nomades provenant de l’Europe de l’Est, principalement de Roumanie. Ceux-ci refusent toute sorte d’occupation ou d’intégration, n’envoient pas leurs enfants à l’école (en violation de la législation italienne sur la scolarisation obligatoire), vivent de mendicité ou d’activités illégales, ce qui provoque une rapide dévaluation des immeubles proches de leurs campements. L’admission de la Roumanie dans l’UE, à partir du 1er janvier 2007, avec l’abolition des limitations pour voyager en Italie qui en résulte, semble appelée à aggraver encore le problème, puisque l’on s’attend à voir arriver environ 60 000 « Roms ».
  • [5]
    Il est toutefois important de relever que c’est un marché qui est faussé par le mécanisme des permis…
  • [6]
    Pour ne pas parler de l’ignorance pure et simple de certains de leurs leaders intellectuels. Un exemple les résume tous, celui de l’évêque qui, pour encourager les Italiens à ne pas voir dans chaque immigrant un criminel (intention au demeurant des plus louables) n’a rien trouvé de mieux que de poser cette question : « Que ce serait-il passé si les immigrants italiens en Amérique avaient tous été considérés comme des criminels potentiels ? ». Ces « opinion leaders » improvisés tireraient profit de quelques lectures sur le sujet, par exemple sur le tristement célèbre cas Sacco et Vanzetti. Ils pourraient alors se rendre compte qu’aux États-Unis, jusque dans la dernière décennie du XXe siècle, une quinzaine d’années à peine avant que l’Italo-Américain Rudolph Giuliani ne devienne le candidat républicain le plus crédible à la présidence, les Italiens étaient encore considérés exactement comme cela : une race naturellement et irrémédiablement criminelle, une matière humaine réfractaire aux effets de l’« américanisation », pourtant censée transformer des êtres humains ordinaires en citoyens disciplinés de la République étoilée. Pour s’instruire sur l’hostilité américaine contre les Italiens – considérés comme une race à part, des « dagos » non blancs, pour la simple raison qu’ils traitaient les Noirs comme des êtres humains –, il aurait suffi à ce prélat de poser la question au fondateur de la plus importante organisation pro-immigration, la Caritas, Don Di Liego, dont le père, un pêcheur qui avait dix enfants à élever, présenta quatre fois sa demande d’immigration aux États-Unis, et essuya quatre refus.
  • [7]
    Turco proposa aussi d’abaisser l’âge de vote à seize ans, probablement dans l’intention de responsabiliser ces parties de la population qui peuvent plus facilement être la cible des organisations xénophobes.
  • [8]
    Cf. Giuseppe Sacco, L’invasione scalza : movimenti migratori e sicurezza nazionale, Milan, Angeli, 1996.

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