Outre-Terre 2006/1 no 14

Couverture de OUTE_014

Article de revue

Où est le sultanat d'Oman ?

Pages 327 à 339

Notes

  • [1]
    Une production de 800 000 barils par jour, relativement modeste en comparaison de celle des géants du Golfe.
  • [2]
    1976-1980,1981-1985,1986-1990,1991-1995.
  • [3]
    Chiffres de Cécile Jolly, Sophie Pommier, « Oman : sécurité et légitimité », in Cahiers de l’Orient, n° 29,1er trim. 1993, p. 101. Notons que la province du Dhofar bénéficie d’une attention particulière.
  • [4]
    Cf. Frank Mermier, « De l’invention du patrimoine omanais », in Marc Lavergne, Brigitte Dumortier (éd.), L’Oman contemporain : État, territoire, identité, Paris, Karthala, 2002, p. 254.
  • [5]
    Cf. Brigitte Waterdrinker, Genèse et construction d’un État moderne : le cas du Sultanat d’Oman, mémoire de DEA, Paris, IEP, 1993, p. 39.
  • [6]
    C’est l’acte d’allégeance de la ba‘ya, par lequel il est reconnu en tant qu’autorité suprême.
  • [7]
    Discours du 11 août 1970, in Rai al-Am, 12 août 1970 ; cité d’après Brigitte Waterdrinker, op. cit., p. 37.
  • [8]
    Saïd Ibn Taymur s’était réfugié à Salalah et avait décidé d’en faire sa capitale.
  • [9]
    Cf. Dale Eickelman, « Identité nationale et discours religieux en Oman », in Gilles Kepel, Yann Richard (éd.), Intellectuels et militants de l’islam contemporain, Paris, Le Seuil, 1990, p. 100-101.
  • [10]
    Cf. ibid.
  • [11]
    Ibid., p. 245.
  • [12]
    L’espace en question a fait partie du territoire du sultan jusqu’au tout début du XXe siècle. La dernière possession, Gwadar, fut restituée au Pakistan en 1958.
  • [13]
    La croissance démographique annuelle est de 3,9 %. Les plus fortes densités de population sont enregistrées sur la côte, dans la plaine de la Batinah et dans l’agglomération de Mascate.
  • [14]
    Cf. John. E. Peterson, « L’édification de l’État en Oman depuis 1970 », in L’Oman contemporain, op. cit., p. 80-82; id., Oman in the 20th Century : Political Foundations of an Emerging State, Londres, Croom Helm, 1978, et The Arab Gulf States : Steps towards Political Participation, New York, Praeger, 1988.
  • [15]
    Cf. Riccardo Bocco, « ‘Aabiyy æ t tribales et États au Moyen-Orient : confrontations et connivences », Monde arabe Maghreb-Machrek, n° 147, janv.-mars 1995, p. 3-11.
  • [16]
    Même les Baloutches, par définition exclus du système tribal traditionnel, ont dû adopter la dénomination de « al-Baluchi ».
  • [17]
    Cf. Carol J. Riphenburg, Oman : Political Development in a Changing World, Westport, Praeger, 1998, p. 76.
  • [18]
    Cf. John E. Peterson, « Oman’s diverse society : Northern Oman, Southern Oman », Middle East Journal, vol. 58, n° 2, print. 2004 ; id., « Oman : three and half Decades of Change and Development », Middle East Policy, vol. 11, n° 2, p. 125-137.
  • [19]
    En 2003, les réserves étaient estimées à 5,5 milliards de barils.
  • [20]
    Cf. Clémence Mayol, « Démocratiser les pétromonarchies du Golfe ? Le cas du sultanat d’Oman », Esprit, mai 2005, n° 5, p. 164-179 ; Jeremy Jones, « Democratic Development in Oman », Middle East Journal, vol. 59, n° 3, été 2005, p. 376-392.
  • [21]
    Cf. Marc Valeri, « Le Sultanat d’Oman en quête d’un second souffle : un régime aux prises avec la nécessaire diversification de son économie et l’émergence de revendications identitaires », Études du CERI, n° 122, déc. 2005, p. 1-35; id., « Réveil laborieux pour l’État-Qabous : identité nationale et légitimité politique dans l’Oman d’aujourd’hui », Maghreb-Machrek, n° 177, aut. 2003, p. 37-58.

1Le sultanat d’Oman est le moins connu des pays du Golfe. On le présente d’ordinaire comme un havre de paix, par opposition à l’Arabie voisine.

2Le 23 juillet 1970, le sultan Qabous arrive au pouvoir dans une entité fragile et morcelée par la guerre du Dhofar, une rébellion des tribus montagnardes du Sud qui, commencée en 1963, ne se terminera effectivement qu’en 1980. Placé sur le trône par les Britanniques après la destitution de son père Saïd bin Taymur (1932-1970), il jouit à l’origine d’une légitimité faible. Surtout, confronté à un pays divisé du fait de sa structure ethnique et confessionnelle et soumis à de nombreuses tensions, il comprend immédiatement l’impérieuse nécessité de faire émerger un sentiment d’appartenance commune, d’amener une identité nationale à se constituer. Dès son discours inaugural, le 11 août 1970, le sultan ancre la construction de la nation omanaise dans la réconciliation et le dépassement des clivages socioculturels hérités de l’histoire.

3Les « Trente Glorieuses », des années 1970 aux années 1990, sont affichées par la propagande officielle comme une « renaissance » (nah.d a), comme un « réveil » de la nation omanaise. Il y a rupture avec la période précédente : abolition de l’esclavage ; libération d’une centaine de prisonniers membres du Front populaire de libération d’Oman et du Golfe, le mouvement révolutionnaire du Dhofar ; ouverture du pays aux réfugiés politiques ; suppression des « restrictions » imposées par Saïd, comme l’interdiction de porter des lunettes de soleil, de boire, de fumer, de rentrer dans l’enceinte des villes après le coucher du soleil. Qabous entreprit même de détruire les mosquées édifiées par son père, de façon à effacer toute trace physique du régime antérieur, s’érigeant par là en symbole de libération et de sortie du sous-développement et de l’isolement. Autant de mesures qui le rendirent populaire.

4Surtout, à partir de 1967, date des premières exportations, Oman jouit de la rente pétrolière, et ce sont avant tout les réalisations économiques et sociales qui vont rendre crédible la stratégie de « nationalisation » du sultan. Les ressources pétrolières [1] lui permettront de mener à bien quatre plans quinquennaux, de 1976 à 1995 [2], avec un taux de croissance de 12,5 % par an jusqu’en 1980 [3]. En vingt ans, le paysage connaît un véritable bouleversement : il y avait 10 km de routes goudronnées, on passe à plus de 4 700 km (et 13 300 km de pistes tracées) ; on construit un aéroport international à Sib ; des aéroports nationaux à Salalah et à Sour, ainsi qu’à Dhaba, dans la péninsule du Moussandam ; un port à Matrah. Un seul bureau de poste en 1970 ; 500 lignes téléphoniques en 1970, mais 158 000 en 1992. Un seul hôpital en 1970, une cinquantaine aujourd’hui. À l’origine, 3 écoles de garçons à Salalah ; 300 écoles mixtes comptant 15 600 enseignants et 380 000 élèves dans les années 1990, ainsi qu’une université, ouverte en 1986, qui peut accueillir 3 000 étudiants, les deux tiers étant des filles.

5Le développement des infrastructures, l’élévation du niveau de vie, la généralisation de l’enseignement qui ont marqué les « années Qabous » ont favorisé l’émergence d’un support collectif d’identification qui, en termes symboliques, se traduit par l’« ubiquité du souverain sur l’ensemble du territoire [4] », avec des réalisations qui portent pour la plupart son nom : Université Sultan Qabous, Port Mina Sultan Qabous, Grande Mosquée Sultan Qabous, écoles Sultan Qabous [5] … D’autant que le sultan a inventé en 1975 le « tour annuel » durant lequel, accompagné de sa garde et des journalistes, il sillonne le pays pour aller écouter les cheikhs et rencontrer les personnages importants des wilayat. Qabous renoue ainsi avec la pratique coutumière des princes musulmans, mais, surtout, teste la loyauté des groupes régionaux [6]. C’est cette pleine légitimité de la relation entre le souverain et son peuple qui va permettre au premier de fabriquer la nation.

Construire une mémoire collective

6La « renaissance nationale », c’est en premier lieu l’éducation des citoyens à leur propre histoire.

7Il faut, de ce point de vue, que soit d’abord sublimée la division originelle, liée à l’ibadisme « quiétiste », une branche de l’islam. Oman, traditionnellement organisé en imamat, resta de ce fait longtemps isolé du reste du Golfe. Surtout, le fondateur de la dynastie des Al Bu Saïd, Ahmad bin Saïd (1744-1783), qui régnait sur les régions côtières, s’était d’emblée opposé aux imams ibadites de l’intérieur. Il en résulta une forte dichotomie régionale qui allait se prolonger jusqu’à l’époque contemporaine. L’imam nouvellement élu ayant récusé l’autorité du sultan, une première guerre civile, dite du djebel al-Akhdar, déchira le pays en 1955-1959. En fait, le sultanat s’était constitué par opposition à l’imamat ibadite.

8C’est seulement en 1970 que le « sultanat de Mascate-et-Oman » devient le « sultanat d’Oman » réunifié : « À partir d’aujourd’hui et à jamais, notre bienaimée patrie sera connue sous le nom de “sultanat d’Oman” ; un acte destiné à montrer que nous sommes prêts à relever le défi du progrès; plus de différence, désormais, entre la côte, l’intérieur et le Sud [7]. » La capitale est à nouveau transférée de Salalah, dans le Sud-Ouest, à Mascate, dans le Nord-Est [8]. Qabous récuse les dispositions du traité de Sib qui, en 1920, avait entériné sous contrôle britannique la division du pays entre sultanat et imamat, la côte restant au sultan alors que l’imam de Nizwa, à l’époque Isa Muhammad bin Abdullah al-Khalili, gouvernait l’intérieur.

9Le travail de synthèse nationale est d’autant plus nécessaire que coexistent en Oman 40 % à 45 % d’ibadites, 50 % à 55% de sunnites et quelque 5% de chiites ! Le pouvoir, à la fois ibadite et traditionnellement opposé à l’imamat, cultive désormais ses relations avec l’institution religieuse : de même que le ministre du Waqf et le ministre des Affaires religieuses, le grand mufti, cheikh al-Khalili, est ibadite. Mais, précisément, c’est un grand mufti et non un imam. Et si le sultan a toujours reconnu une certaine prééminence aux savants ibadites, la politique omanaise veut aller au-delà des frontières confessionnelles en promouvant un islam « générique », autrement dit, neutre, dont la juxtaposition symbolique de plusieurs styles architecturaux dans la Grande Mosquée Sultan Qabous, construite dans les années 1990 avec un budget colossal, offre une illustration.

10Certes, le mufti incarne la légitimité théologique et préside le Comité des sermons du vendredi ; mais comme ces sermons modèles sont retransmis à travers tout le pays, quelle que soit la confession (sunnite, chiite ou ibadite) de la mosquée concernée, les variations confessionnelles dans l’enseignement de l’islam n’y sont jamais abordées. Qui plus est, les sermons, « formatés », évitent toute ingérence dans le politique, domaine réservé de l’État [9]. Un tel consensus permet d’exclure de prime abord l’irruption de tendances analogues au wahhabisme du grand voisin.

11Le sultan et son gouvernement vont, dans le même sens, promouvoir une réécriture de l’histoire susceptible à la fois d’« occulter » et de « magnifier » l’ibadisme [10]. D’une part, cette nouvelle histoire promeut l’ibadisme en tant que spécificité de l’État; d’autre part, elle gomme tout ce qui fut porteur de division. On fait remonter les origines d’Oman à l’élection de l’imam ibadite Jalanda bin Massoud, en 751 apr. J.-C., ce qui confère au pays une aura particulière [11]. La gestion des périodes est cependant sélective. La stratégie des représentations veut que certains événements soient exclus, comme la guerre entre sultanat et imamat. À l’inverse, le fait historique que le sultan, à maintes reprises, ait pu être déposé par l’imam (ou par les Britanniques) est réinterprété comme l’application du principe ibadite de la révocabilité de l’imam.

12Rien d’étonnant à ce que le régime ait fait de Sindbad, le marin des Mille et Une Nuits, un héros national. C’est encore le rappel, fondamental, de l’Empire omanais glorieux des XVIIe et XVIIIe siècles. Car Oman est le seul État de la région à pouvoir se glorifier d’avoir eu un empire colonial : sud de la Perse et détroit d’Ormouz, enclave sur le territoire de l’actuel Pakistan, possessions sur la côte africaine depuis Kilwa (Tanzanie) jusqu’à Mombasa (Kenya [12] ). Semblable passé, ainsi que la mémoire collective qu’il induit, va être mobilisé au service de la cause nationale. En effet, le pays compte trois communautés d’origine étrangère plus ou moins bien intégrées, 500 000 des 2 500 000 résidents étant des étrangers [13]. Il s’agit d’abord des Omanais d’Afrique, appelés aussi « Zanzibaris » ou « Swahilis », qui sont ou bien des Omanais nés en Afrique de parents omanais revenus au pays après la révolution de Zanzibar de janvier 1964, ou bien des Africains de Zanzibar et du Rwanda ayant obtenu la nationalité omanaise. Il s’agit ensuite de la communauté indienne, qui se subdivise elle-même en deux : d’une part, les Lawatiyya, (Lawattis, Khodja), qui sont des Omanais de confession chiite, et, d’autre part, les Banyans, hindous, historiquement concentrés à Mascate et dans le souq de Matrah, qui, hormis quelques grandes familles cooptées, n’ont pas la nationalité. Il s’agit enfin des Baloutches, sunnites issus de la région côtière du sud-ouest pakistanais, qui ont la nationalité omanaise et continuent de parler leur langue.

13Cela explique assurément la volonté de rassembler tous les Omanais sous le signe d’une tradition impériale commune, comme l’illustre notamment l’usage qui est fait de la dishdasha : tous les citoyens portent ce vêtement, quelles que soient leurs origines et leur confession, mais il est en revanche interdit aux immigrés. Au demeurant, et sans contradiction, la quintessence arabe, ibadosunnite et tribale de l’omanité réinventée fait planer le soupçon sur l’affichage d’une quelconque « extériorité » communautaire [14]. L’identité ainsi construite reste délibérément vague, et peu importe au régime, en définitive, qu’elle soit « bâclée » : elle se prête admirablement à la manipulation d’en haut. Au fond, l’État omanais intègre et exclut à la fois les ethnicités autour d’une identité nationale commune [15]. On note à l’inverse que, en Oman, le bédouinisme se fait beaucoup plus discret que dans tous les pays voisins, comme si on voulait y insister sur une histoire beaucoup plus multiple et complexe, marquée par les échanges intercontinentaux : Afrique, Asie…

14Le sultanat compte plus de deux cents tribus, sous-tribus et clans. Les tribus majeures, comme les Kathiri du Dhofar, les Banu Hina ou les al-Harthy, peuvent regrouper 15 000 personnes. Celles qui comptent politiquement sont les Al Bu Saïd, les al-Hinai, les al-Harthy, les al-Riyami et les al-Mashani, dont est issue la propre mère du sultan ; les al Khalili constituent une grande tribu religieuse. Depuis les origines, le territoire est traditionnellement partagé entre deux confédérations tribales : les Hinawi, plutôt ibadites, qui viennent du Yémen, et les Ghafiri, sunnites, souvent originaires du Hedjaz. Le conflit qui les opposait commença en 1756 et déboucha sur une guerre de trente ans, les deux factions finissant par s’unir en 1913 contre Taymur bin Faysal. Les autres tribus n’eurent d’autre choix que de se rallier à l’une ou à l’autre. Le fait que le sultan Saïd bin Taymur, soutenu par les Britanniques, gouvernât à la place de l’imam élu en 1954 avait été très mal ressenti par les tribus, d’où la guerre de 1955-1959. La division ne cessa véritablement qu’en 1970.

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Les fortifications

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Le fort

15C’est la rente pétrolière qui a permis à l’administration centrale et redistributrice de s’approprier des fonctions autrefois réparties entre les différents clans et tribus. La stratégie « nationalisante » du pouvoir omanais n’a pas détruit les tribus, mais les a réduites à l’état de communautés culturelles et linguistiques : en d’autres termes, elles ont été intégrées à la nation et préservées en tant que canaux d’un héritage traditionnel multiple, mais commun. Rien de ce qui pourrait donner à imaginer la moindre fitna [division] ou de quelconques fissures à l’intérieur de la société omanaise n’est conservé; inversement, tout ce qui apparaît comme un apport à un ancien et noble héritage est mis en exergue : le tout idéalisé l’emporte comme téléologiquement sur les parties combinées entre elles. Ainsi, un Ghafiri ne peut venir que du Nord, un Shandari du Dhofar, un Harthi de l’intérieur : on retrouve les diversités régionales tout autant que celle des langues vernaculaires et des rites religieux ; mais, par la volonté du souverain, c’est le nom de leur tribu et non celui de leur clan que portent les individus [16]. Le ministère de l’Intérieur a même élaboré à l’usage des administrations un guide répertoriant les tribus les plus importantes. Le sultan a d’ailleurs produit un équilibre tribal en plaçant aux postes ministériels les représentants des tribus qui comptent, ce qui lui permet de les contrôler d’autant mieux. Dans un tel contexte, les alliances prennent toute leur valeur. En 1970, pour gouverner le pays, les Britanniques avaient jeté leur dévolu sur un al-Harthi, c’est-à-dire sur un membre de la tribu la plus puissante avec les Al Bu Saïd ; le sultan lui-même – un Al Bu Saïd, donc – épousa une al-Harthi (dont il allait divorcer par la suite). Cette tribu rivale de la famille royale compte un très grand nombre de ministres, et les alliances entre les deux tribus sont encouragées. D’une manière analogue, le pouvoir achète la loyauté et le soutien des tribus avec lesquelles il était en conflit avant 1970, tels les Dhofaris, les cheikhs tribaux se voyant offrir des postes lucratifs dans les domaines diplomatique et culturel. Qui plus est, si les cheikhs sont reconnus par l’administration, ils sont rémunérés par le gouvernement et subordonnés au w æ l ƒ [gouverneur]. Le cheikhat, fonctionnarisé, s’en trouve perpétué, mais son aura est diminuée. En outre, la concurrence entre ces fonctionnaires, par nature, sert les intérêts de l’État.

La patrimonialisation du pays

16L’État, rapidement devenu acteur principal de la construction nationale, va répandre le « mythe civique [17] » par le biais du ministère du Patrimoine et de la Culture, créé en 1975. En 2000, le ministre Faysal bin Ali al-Saïd fut inscrit au troisième rang dans l’ordre protocolaire, ce qui marque l’importance qu’attache le sultan à ce secteur. Le ministère est engagé dans de nombreuse activités culturelles : édition de manuscrits, restauration de monuments, archéologie, promotion des activités traditionnelles; des associations culturelles ont été fondées, de même que la revue Nizwa, dirigée par le poète Sayf al-Rahbi, vitrine de la culture officielle. Autant d’institutions chargées de la gestion et de l’homogénéisation des pratiques culturelles.

17Pourtant, ce qui peut apparaître aux Omanais comme une identité séculaire relève en fait de la construction politique récente. De nouveaux symboles doivent permettre à la population de prendre sans cesse conscience de son tur æ th [patrimoine], encore appelé tur æ th ’al-sha‘b ƒ [culture populaire], et de réactiver en permanence le sentiment national. L’ancienne bannière rouge uni a été remplacée par un drapeau où le rouge du sultanat s’associe au blanc, symbole de l’imamat, et au vert, couleur à la fois de l’islam et du Dhofar, le sabre et le poignard traditionnels des tribus entrecroisés coiffant l’ensemble : un drapeau vraiment national ! C’est l’anniversaire du sultan, et non pas la date de son accession au pouvoir, qui a été retenu comme fête nationale, et un nouvel hymne a été composé à la gloire du souverain.

18Les traditions sont inventées, ou réinventées. Ainsi, l’entreprise de restauration de forts et de citadelles lancée par Qabous en personne dans les années 1980 a pour objet de conserver le patrimoine tout en gommant certains vestiges, désagréables, du passé : les forts ne sont pas restitués à l’identique, mais recouverts d’une épaisse couche de ciment couleur ocre, comme pour effacer les traces de balles, marques des conflits qui ont divisé le pays. Les plus beaux et les plus visités, notamment ceux de Nizwa et Rustaq, sont précisément situés sur le territoire naguère sous tutelle de l’imam.

19Coutumes existantes et pratiques traditionnelles, comme le folklore, sont modifiées, ritualisées, institutionnalisées, de façon qu’émergent de véritables repères. Le pays est rempli d’« objets-choses », grandeur nature ou à taille humaine, qui ornent les ronds-points, le bord des routes, l’entrée des villes, et qui évoquent de fières traditions : cafetières omanaises, khandjars (poignards incurvés, souvent en argent ciselé), encensoirs et boutres en bois, statues zoomorphes, cabines téléphoniques en forme, justement, de forts… Le grand rond-point de Nizwa est aménagé autour de livres sculptés empilés les uns sur les autres qui rappellent symboliquement la réputation d’érudition islamique de l’imamat.

20Dans ce cadre, les musées sont censés remplir une mission essentielle. Celui de Mascate, Beit Zubair, en plein cœur de la ville, demeure significatif de la valorisation du folklore et du « genre de vie omanais ». Les nombreux portraits du sultan disposés entre des photos de la capitale d’avant et d’après 1970 indiquent en outre le rôle décisif joué par le souverain dans la synthèse accomplie par Oman entre tradition et modernité.

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La plage

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Monument aux livres

Nation provisoire ?

21La légitimation plurielle de l’État omanais dans le processus de construction nationale octroyée par le haut a jusqu’ici fonctionné, Qabous se présentant comme l’héritier de la tradition omanaise dans son ensemble pour asseoir son autorité. Le pouvoir, qui apparaît en tant que garant de l’ordre et de la tradition, demande en contrepartie la confiance de la population. Le sultan se considère comme le père symbolique du peuple, une sorte de cheikh tribal suprême, le néopatriarche de la famille nationale [18].

22Tout le problème est de savoir combien de temps le processus va durer. Les premières failles du système sont apparues lorsque l’équilibre précaire entre pouvoir et société s’est trouvé mis en péril par la diminution des réserves pétrolières [19] et par la crise des années 1980, conséquence du contrechoc pétrolier. Crispations sociales, montée du chômage, appauvrissement inévitable, besoin de diversifier les ressources de l’État, sont autant de facteurs qui ont commencé d’ébranler la cohésion nationale, l’union se fragilisant et la nécessité de trouver de nouvelles sources de légitimité se faisant jour, notamment l’ouverture [20]. Certaines couches ne se reconnaissent plus dans le modèle national élaboré par Qabous, en particulier les intellectuels urbains, qu’une modernisation inégale ne satisfait pas, ou encore certains Baloutches ou Omanais d’Afrique, que le système tribal exclut et marginalise et qui seront peut-être les premiers contestataires du pays [21]. À cela s’ajoute que la classe marchande, qui, elle, n’a pas été supplantée par la famille royale, est restée une force incontournable du pays.

23L’État aura probablement du mal à se maintenir en tant qu’arbitre et à ne pas se laisser dépasser par ses propres logiques.

figure im5

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Notes

  • [1]
    Une production de 800 000 barils par jour, relativement modeste en comparaison de celle des géants du Golfe.
  • [2]
    1976-1980,1981-1985,1986-1990,1991-1995.
  • [3]
    Chiffres de Cécile Jolly, Sophie Pommier, « Oman : sécurité et légitimité », in Cahiers de l’Orient, n° 29,1er trim. 1993, p. 101. Notons que la province du Dhofar bénéficie d’une attention particulière.
  • [4]
    Cf. Frank Mermier, « De l’invention du patrimoine omanais », in Marc Lavergne, Brigitte Dumortier (éd.), L’Oman contemporain : État, territoire, identité, Paris, Karthala, 2002, p. 254.
  • [5]
    Cf. Brigitte Waterdrinker, Genèse et construction d’un État moderne : le cas du Sultanat d’Oman, mémoire de DEA, Paris, IEP, 1993, p. 39.
  • [6]
    C’est l’acte d’allégeance de la ba‘ya, par lequel il est reconnu en tant qu’autorité suprême.
  • [7]
    Discours du 11 août 1970, in Rai al-Am, 12 août 1970 ; cité d’après Brigitte Waterdrinker, op. cit., p. 37.
  • [8]
    Saïd Ibn Taymur s’était réfugié à Salalah et avait décidé d’en faire sa capitale.
  • [9]
    Cf. Dale Eickelman, « Identité nationale et discours religieux en Oman », in Gilles Kepel, Yann Richard (éd.), Intellectuels et militants de l’islam contemporain, Paris, Le Seuil, 1990, p. 100-101.
  • [10]
    Cf. ibid.
  • [11]
    Ibid., p. 245.
  • [12]
    L’espace en question a fait partie du territoire du sultan jusqu’au tout début du XXe siècle. La dernière possession, Gwadar, fut restituée au Pakistan en 1958.
  • [13]
    La croissance démographique annuelle est de 3,9 %. Les plus fortes densités de population sont enregistrées sur la côte, dans la plaine de la Batinah et dans l’agglomération de Mascate.
  • [14]
    Cf. John. E. Peterson, « L’édification de l’État en Oman depuis 1970 », in L’Oman contemporain, op. cit., p. 80-82; id., Oman in the 20th Century : Political Foundations of an Emerging State, Londres, Croom Helm, 1978, et The Arab Gulf States : Steps towards Political Participation, New York, Praeger, 1988.
  • [15]
    Cf. Riccardo Bocco, « ‘Aabiyy æ t tribales et États au Moyen-Orient : confrontations et connivences », Monde arabe Maghreb-Machrek, n° 147, janv.-mars 1995, p. 3-11.
  • [16]
    Même les Baloutches, par définition exclus du système tribal traditionnel, ont dû adopter la dénomination de « al-Baluchi ».
  • [17]
    Cf. Carol J. Riphenburg, Oman : Political Development in a Changing World, Westport, Praeger, 1998, p. 76.
  • [18]
    Cf. John E. Peterson, « Oman’s diverse society : Northern Oman, Southern Oman », Middle East Journal, vol. 58, n° 2, print. 2004 ; id., « Oman : three and half Decades of Change and Development », Middle East Policy, vol. 11, n° 2, p. 125-137.
  • [19]
    En 2003, les réserves étaient estimées à 5,5 milliards de barils.
  • [20]
    Cf. Clémence Mayol, « Démocratiser les pétromonarchies du Golfe ? Le cas du sultanat d’Oman », Esprit, mai 2005, n° 5, p. 164-179 ; Jeremy Jones, « Democratic Development in Oman », Middle East Journal, vol. 59, n° 3, été 2005, p. 376-392.
  • [21]
    Cf. Marc Valeri, « Le Sultanat d’Oman en quête d’un second souffle : un régime aux prises avec la nécessaire diversification de son économie et l’émergence de revendications identitaires », Études du CERI, n° 122, déc. 2005, p. 1-35; id., « Réveil laborieux pour l’État-Qabous : identité nationale et légitimité politique dans l’Oman d’aujourd’hui », Maghreb-Machrek, n° 177, aut. 2003, p. 37-58.
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