Notes
-
[1]
Cf. R. Majer, « Sily demokratizacii v Rossii. Prepodavanie istorii i podgotovka ‰kol’nyh uãebnikov », in Ludger Kjunchardt [Ludger Kühnhardt], Aleksandr âubar’jan, Rossija i Germanija. Na puti k antitotalitarnomu soglasiju, Moscou, 2000.
-
[2]
Cf. Ju. Borisov, Istorija SSSR : Materialy k uãebniku dlja 9 klassa srednej ‰koly, Moscou, 1989 ; Vladimir Buharaev, « âto takoe na‰uãebnik istorii. Ideologija i nazidanie v yazyke i obraze uãebnyh tekstov », Istoriki ãitajut uãebniki istorii, Moscou, AIRO-XX, 2002.
-
[3]
Cf. Ju. Korablev, I. Fedosov, Ju. Borisov, Istorija SSSR : Uãebnik dlja 10 klassa srednej ‰koly, Moscou, 1989.
-
[4]
Cf. V. Ostrovskij, V. Starcev, B. Starkov, G. Smirnov, Istorija Oteãestva : Uãebnik dlja 11 klassa srednej ‰koly, Moscou, 1992.
-
[5]
Cf. Vladimir Buharaev, op. cit., p. 36.
-
[6]
Cf. S. Kule‰ov, O. Volobuev, E. Pivovar et al., Na‰e Oteãestvo, I, Moscou, Terra, p. 7.
-
[7]
Cf. Aleksandr U‰akov, « Obraz vraga v uãebnoj literature : kto ? zaãem ? i poãemu ? », Istoriki ãitajut…, op. cit., p. 62 sq.
-
[8]
Cf. Wladimir Berelowitch, « Les manuels d’histoire dans la Russie d’aujourd’hui : entre les vérités plurielles et le nouveau mensonge national », in J.– P. Jaccard (éd.), Paris, L’Harmattan, p. 203-220 ; une version légèrement abrégée en a été publiée dans Commentaire, n° 101 (print. 2003), p. 111-119.
-
[9]
V. P. Ostrovskij, A. I. Utkin, Istoria Rossii. XX vek. 11 kl. : Uãebnik dlja ob‰ãeobrazovatel’nyh uãebnyh zavedenij, Moscou, 1995.
-
[10]
Lenta.ru ; 30 août 2001.
-
[11]
Cf. Wladimir Berelowitch, op. cit.
-
[12]
Cf. Georgij Seleznev, Novej‰aja istorija Rossii i Zapad, 1985-1997, Moscou, Mnemozina, 1998.
-
[13]
EÏenedel’naja informacionno-analitiãeskaja rassylka « SOM Istorija. Ob‰ãestvoznanie », Vypusk ot 1 dekabrja 2003, http ://som.fio.ru.
-
[14]
E. Belous, « Psevdoliberalizmu net mesta v uãebnikah istorii », http ://politics.pravda.ru/politics/2004/1/1/5/15831_HISTORY.html ; 26 janv. 2004.
-
[15]
Cf. Maria Ferretti, « Obretennaja identiãnost’. Novaja “oficial’naja istorija” putinskoj Rossii », Neprikosnovennyj zapas, 2004, n° 4 ( 36), p. 78 sq.
-
[16]
Cf. Wladimir Berelowitch, op. cit.
1L’histoire, jusque dans la seconde moitié des années 1980 en Russie, était garant de l’accession légitime des bolcheviks au pouvoir et de l’identification de l’Union soviétique en tant qu’« avant-garde » de l’humanité dans son ensemble. C’est évidemment l’histoire du XXe siècle qui va être le plus touchée par la disparition de l’idéologie soviétique et la critique du marxisme, par la dévalorisation de la tradition officielle.
2Les manuels scolaires et universitaires seront les premières victimes du processus. La communauté scientifique a cependant fait preuve d’un réel conservatisme quant au tournant opéré, ce qui explique par exemple la vive et significative polémique dans la presse entre Gennadij Jagodin, président du comité d’État à l’Éducation populaire (chimiste de formation) et des auteurs de manuels comme Boris Rybakov et Jurij Kuku‰kin. Pour ces derniers, les manuels avaient été l’œuvre de plumes éminentes ; le ministère de l’Éducation soviétique les avait approuvés ; ils avaient fait leurs preuves : « Personne ne peut rayer ce travail d’un trait ! Les manuels scolaires ne doivent pas être fonction des aléas de la conjoncture [1]. »
3Cela n’allait pas empêcher l’État de lancer les réformes de l’enseignement de l’histoire.
De la perestroïka à 1991
4En mai 1988, les programmes obligatoires et les examens d’histoire furent supprimés à l’école. On commença l’année 1988-1989 avec d’anciens manuels et sans programme approuvé, mais, dès le début de 1989, des « Documents annexes » remplacèrent les chapitres consacrés aux années 1920-1930. Mission idéologique : décrire, d’une part, la pratique aventuriste de Staline, personnage « fruste, vindicatif et sans manières », par opposition au légendaire Boukharine, « un homme resté noble, bon et amoureux de la vie », véritable léniniste [2]. Était introduite la notion de « dirigisme administratif », consacrée à l’époque de la perestroïka et utilisée pour caractériser les dérives bureaucratiques du socialisme. Les « Documents » de Ju. Borisov allaient faire partie intégrante du nouveau manuel, appelé à être un ouvrage de transition. Les auteurs espéraient pour les « chers enfants » que paraîtraient bientôt « des manuels à caractère éminemment scientifique où les changements seraient appréhendés et évalués correctement [3]. »
5Suivirent plusieurs livres postérieurs aux événements d’août 1991. À la différence des ouvrages précédents, qui invitaient les élèves à réfléchir à un renouvellement du socialisme, ces manuels évitaient de donner toute ligne directrice en matière de mobilisation et se contentaient de souligner l’importance des valeurs démocratiques : « Réfléchissons ensemble à la façon d’aller vers une société démocratique, humaine et créatrice [4]. »
6Autre signe des temps : l’apparition de la notion de totalitarisme, empruntée à la soviétologie occidentale. Le premier ouvrage, mis en chantier dès l’époque de la perestroïka sous l’égide de l’université d’État en sciences humaines, sera imprimé à l’été 1991 dans des conditions de crise aiguë ; il établit déjà un lien logique, dans le titre même de l’un des chapitres, entre « système totalitaire » et « idéologie du stalinisme », les auteurs discernant les origines du totalitarisme dans la Révolution et dans les particularités de l’histoire politique de la Russie aux XIXe et XXe siècles [5]. Est maintenant approuvé le pluralisme scientifique et pédagogique : « Sont révolus les temps où nous n’avions qu’un leader, un parti, une idéologie, un manuel [6]. » Le manuel va à la rencontre de l’opposition de la fin des années 1980 et du début des années 1990 et reprend sa formule : « On ne peut pas vivre comme ça » ; les épithètes, métaphores et hyperboles utilisées marquent l’indignation à l’égard de la « mafia politique » du bolchevisme, qui menait une guerre sans merci contre le peuple. L’empire du mal soviétique est l’image de l’ennemi principal dans plusieurs manuels des années 1990 [7].
7On ira si loin, même par rapport à l’Occident, que la démarche finit par provoquer une hostilité dans les milieux enseignants et dans la société en général. Certains parlements, notamment ceux des régions de Toula et de Voronej, vont interdire le manuel d’A. Kreder, qui a fait scandale en posant une responsabilité égale de la Russie et de l’Allemagne en tant que fauteurs de la Seconde Guerre mondiale. Ce qui est certain, c’est qu’il y avait là une nouvelle demande de la société : un manuel qui, à l’époque, aurait prétendu à une analyse objective de l’histoire soviétique ou manifesté des sympathies slavophiles (antioccidentales) était impensable.
De la moitié des années 1990 au tournant du siècle
8C’est surtout à partir de 1995 que la production de manuels reprend. La maison d’édition traditionnelle Prosve‰eãenie, privatisée, est désormais loin d’être dans une situation de monopole.
9Il n’y a plus restriction ni contrôle aucun de l’État, mais « pluralisme ». Le choix du manuel relève principalement de l’enseignant, le ministère de tutelle se contentant de délivrer un label d’admission ou de recommandation, ce qui entraîne essentiellement des avantages financiers pour l’éditeur [8] : une « libéralisation » des manuels qui fera son œuvre et conduira à l’interprétation en noir et blanc de l’écrasante majorité des personnages de l’histoire soviétique et de la révolution de 1917. L’ouvrage de V. P. Ostrovskij et A. I. Utkin pour les classes de terminal [9] est l’illustration extrême du phénomène puisqu’il va dans le sens des Blancs, principale menace pour les révolutionnaires : si les bolcheviks ont conservé le pouvoir, c’est par la terreur de masse, et les contre-révolutionnaires ne furent vaincus qu’en raison de leurs divisions et faute de soutien étranger.
10Sous Eltsine, cependant, le libéralisme va perdre de sa vigueur et le patriotisme revient en force, ce qui ne pouvait pas ne pas peser sur les manuels. Même si cela peut paraître paradoxal, c’est après l’élection présidentielle de 1996 que parurent les manuels d’orientation antilibérale.
Renaissance ?
11À la fin des années 1990, les interprétations de l’histoire soviétique suscitent un moindre intérêt de la part du public. C’est la question d’une nouvelle identité, celle d’une renaissance possible de la Russie qui, historiquement, prime.
12Le conseil des ministres de la Fédération de Russie se livre en août 2001 à une première critique, relativement brutale et ouverte, des manuels scolaires, le Premier ministre Mikhail Kassianov formulant un lourd reproche : « Ils ne mentionnent, dix ans après l’instauration du nouvel État, ni les valeurs de la société démocratique ni la nécessité des réformes économiques et sociales, non plus que le fait que c’est le peuple qui a opté pour les réformes et l’économie de marché [10]. » Ce qui serait inadmissible.
13C’est Kassianov qui pousse le ministère de l’Éducation à ouvrir, le 16 janvier 2002, un concours devant permettre de distinguer les trois meilleurs manuels destinés aux classes de seconde, première et terminale, qui seront publiés aux frais de l’État, sans que les autres manuels soient pour autant interdits.
14Parmi les critères auxquels ils devront répondre :
- s’appuyer sur les acquis les plus récents de l’histoire moderne ;
- ancrer l’histoire de la Russie dans l’histoire universelle ;
- présenter l’histoire de la Russie comme celle d’un État multinational ;
- contribuer au patriotisme, à la citoyenneté, à la conscience nationale, à l’optimisme, au respect du patrimoine de la Russie et du monde entier ;
- travailler à la consolidation de la société russe et inscrire la démocratisation de la société dans le bagage des élèves ;
- appréhender l’histoire nationale comme un tout ;
- traduire le pluralisme des matériaux et des interprétations ;
- élever la jeunesse dans un esprit de tolérance et de respect des points de vue et de rejet de toute forme de racisme, de chauvinisme et d’extrémisme ;
- envisager un module incluant la composante régionale…
15Ce qui est intéressant, c’est que le manuel est désormais clairement investi d’une mission de conciliation. Outil par excellence de concorde sociale et politique, il doit apaiser les conflits, aider la société russe à accepter son passé, donc refléter des opinions différentes sur un même sujet [11]. Pour citer un manuel récent destiné aux terminales : « L’historien doit éviter des jugements et explications tranchés ou unilatéraux, car la Russie ne connaît plus l’unanimité qui régnait autrefois. Conformément à la Constitution en vigueur, il n’y a plus d’idéologie officielle, et le pluralisme des partis est reconnu idéologiquement comme politiquement [12]. »
16Mais surtout, en novembre 2003, le président de la Fédération de Russie, Vladimir Poutine, se rend à la Bibliothèque nationale de Russie et, lors d’une discussion avec les chercheurs, reconnaît que la question des manuels scolaires revêt une importance majeure sur le plan national. Il relève que les « manuels actuels » suscitent un profond mécontentement parmi les vétérans de la Guerre patriotique ; bien sûr, il n’est pas mauvais qu’un grand nombre d’ouvrages soient publiés, mais il ne faut pas que les auteurs « versent dans l’autre extrême » et ignorent le patriotisme indispensable pour que se développe l’« orgueil » national des élèves [13]. Le président adressa à l’époque une lettre à l’Académie des sciences demandant que lui soit présenté le 1er février un rapport détaillé sur l’état des manuels d’histoire [14].
17Cette initiative marque le désir de se fonder sur l’avis d’une organisation considérée comme la plus haute autorité du pays [15], mais elle signifie aussi que l’évaluation de la qualité scientifique des manuels sera confiée à l’Institut d’histoire russe de l’Académie des sciences, dont le directeur, Andrej Nikolaeviã Saharov, est connu pour ses convictions nationalistes militantes et s’est publiquement prononcé en faveur d’un État puissant et autoritaire.
18Le personnage est justement l’auteur de l’un des derniers manuels universitaires d’histoire, ouvrage dont on peut considérer qu’il exprime la nouvelle version officielle : neuf cents pages en petits caractères, sans iconographie et en deux volumes ; aucune référence bibliographique, dates non étayées par des sources, apparat critique absolument inexistant. Dès l’introduction, il est clairement affiché qu’il faut insister sur la « spiritualité » et la « spécificité » russes, c’est-à-dire sur la « voie particulière » empruntée par la Russie dans l’histoire de l’humanité.
19Décalage par rapport au modèle de l’Occident, apologie de l’État fort et de l’Église orthodoxe, défense des intérêts nationaux, autant de valeurs qui doivent guider l’interprétation du passé. L’auteur se garde de suggérer, dans la partie consacrée à l’histoire soviétique, une quelconque grille d’interprétation ou la moindre tentative de problématisation. Mieux : c’est justement cette absence d’analyse qui permet de « mettre en balance » sans distinguer tragédies et conflits. Mais le tableau doit rester en définitive globalement positif, de façon que les jeunes générations puissent s’identifier à lui. C’est là une des exigences formulées par Poutine : apaiser la mémoire, apaiser les mémoires en réintégrant dans le récit d’une histoire russe dont il avait été exclu après 1991 le passé soviétique, seule période que la population ait vécue.
20L’État, au fond, entend réunir le « pluralisme » sous le toit protecteur et conciliant de la nation. Le travestissement ou le déni de la vérité ne s’opèrent plus aujourd’hui par référence à une vérité idéologiquement supérieure, comme aux temps de Staline et de Brejnev : il s’affirme tranquillement au nom de la nation [16].
Notes
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[1]
Cf. R. Majer, « Sily demokratizacii v Rossii. Prepodavanie istorii i podgotovka ‰kol’nyh uãebnikov », in Ludger Kjunchardt [Ludger Kühnhardt], Aleksandr âubar’jan, Rossija i Germanija. Na puti k antitotalitarnomu soglasiju, Moscou, 2000.
-
[2]
Cf. Ju. Borisov, Istorija SSSR : Materialy k uãebniku dlja 9 klassa srednej ‰koly, Moscou, 1989 ; Vladimir Buharaev, « âto takoe na‰uãebnik istorii. Ideologija i nazidanie v yazyke i obraze uãebnyh tekstov », Istoriki ãitajut uãebniki istorii, Moscou, AIRO-XX, 2002.
-
[3]
Cf. Ju. Korablev, I. Fedosov, Ju. Borisov, Istorija SSSR : Uãebnik dlja 10 klassa srednej ‰koly, Moscou, 1989.
-
[4]
Cf. V. Ostrovskij, V. Starcev, B. Starkov, G. Smirnov, Istorija Oteãestva : Uãebnik dlja 11 klassa srednej ‰koly, Moscou, 1992.
-
[5]
Cf. Vladimir Buharaev, op. cit., p. 36.
-
[6]
Cf. S. Kule‰ov, O. Volobuev, E. Pivovar et al., Na‰e Oteãestvo, I, Moscou, Terra, p. 7.
-
[7]
Cf. Aleksandr U‰akov, « Obraz vraga v uãebnoj literature : kto ? zaãem ? i poãemu ? », Istoriki ãitajut…, op. cit., p. 62 sq.
-
[8]
Cf. Wladimir Berelowitch, « Les manuels d’histoire dans la Russie d’aujourd’hui : entre les vérités plurielles et le nouveau mensonge national », in J.– P. Jaccard (éd.), Paris, L’Harmattan, p. 203-220 ; une version légèrement abrégée en a été publiée dans Commentaire, n° 101 (print. 2003), p. 111-119.
-
[9]
V. P. Ostrovskij, A. I. Utkin, Istoria Rossii. XX vek. 11 kl. : Uãebnik dlja ob‰ãeobrazovatel’nyh uãebnyh zavedenij, Moscou, 1995.
-
[10]
Lenta.ru ; 30 août 2001.
-
[11]
Cf. Wladimir Berelowitch, op. cit.
-
[12]
Cf. Georgij Seleznev, Novej‰aja istorija Rossii i Zapad, 1985-1997, Moscou, Mnemozina, 1998.
-
[13]
EÏenedel’naja informacionno-analitiãeskaja rassylka « SOM Istorija. Ob‰ãestvoznanie », Vypusk ot 1 dekabrja 2003, http ://som.fio.ru.
-
[14]
E. Belous, « Psevdoliberalizmu net mesta v uãebnikah istorii », http ://politics.pravda.ru/politics/2004/1/1/5/15831_HISTORY.html ; 26 janv. 2004.
-
[15]
Cf. Maria Ferretti, « Obretennaja identiãnost’. Novaja “oficial’naja istorija” putinskoj Rossii », Neprikosnovennyj zapas, 2004, n° 4 ( 36), p. 78 sq.
-
[16]
Cf. Wladimir Berelowitch, op. cit.