Outre-Terre 2005/1 no 10

Couverture de OUTE_010

Article de revue

L'armée, elle aussi, change

Pages 125 à 127

1Dans sa détermination à satisfaire aux critères de Copenhague et à accéder, par là, à l’UE, la Turquie réalise à un rythme stupéfiant une série de réformes. Le pays traverse des changements en profondeur qui s’étendent à toutes les institutions. Au sommet : les Forces Armées de Turquie (TSK ).

2La vraie raison de cette transformation, c’est l’impossibilité d’un coup d’État en Turquie aujourd’hui. Du soldat au chef d’état-major, tout le monde reconnaît qu’une intervention militaire ou une prise du pouvoir sont inconcevables. Après le coup d’État du 12 septembre 1980, le vent de la démocratie a balayé ce genre d’idées qui n’alimentent plus que les combinaisons de groupes marginaux. Le processus a pris une telle ampleur que tous les équilibres, dans le pays, se sont déplacés, armée incluse.

3Au principe de ces évolutions, quatre raisons de fond :

  • le terrorisme du Parti des travailleurs du Kurdistan était sous contrôle. Son leader, Abdullah Öcalan avait été capturé et l’appareil avait éclaté en groupuscules ;
  • la crise économique exigeait des mesures d’austérité;
  • le Parti de la justice et du développement (AKP) avait obtenu une majorité de suffrages qui mettait un terme à la fastidieuse période des coalitions, du cassetête politique et des querelles stériles ;
  • les réformes ont automatiquement et largement affranchi la machine du pouvoir de l’armée, mais l’image de celle-ci, prestigieuse, n’en sort pas amoindrie et son influence dans la vie politique reste à tous égards entière.
Quatre exemples pour illustrer le contexte :
  • les pouvoirs du Conseil national de sécurité (CNS) ont été rognés ;
  • cet organisme ne travaille plus sous le sceau du secret;
  • un civil a été désigné au poste de secrétaire général;
  • les militaires ont été exclus de diverses instances de l’appareil d’État, comme le Conseil de l’enseignement supérieur et le Conseil supérieur des médias.

Les TSK en phase avec la nation

4Il est aujourd’hui de bon ton, dans certains milieux, d’affirmer que l’armée est hostile à la stratégie de préadhésion. La réalité, cependant, se présente tout autrement avec plusieurs écoles de pensées au sein des TSK :

  • ceux qui observent le processus de réforme avec inquiétude parce qu’ils restent méfiants quant à la volonté et à la capacité des civils à défendre tant la laïcité que l’intégrité territoriale du pays. Pour eux, la mise en conformité avec les critères de Copenhague aux dépens des pouvoirs d’orientation et de surveillance de l’armée mettra la Turquie en danger. Même s’ils sont par ailleurs conscients de la fascination exercée par l’UE sur le public. C’est là, au demeurant, le dilemme principal dans lequel ils se trouvent. Comme ils enregistrent à la perfection les moindres tendances dans l’opinion publique, ils préfèrent se cantonner dans l’observation plutôt que de s’opposer ouvertement aux évolutions, jusqu’à ce qu’il soit nécessaire d’intervenir. Mais toute tentative de faire sortir la Turquie du cadre laïque ou bien un quelconque refus d’entamer les négociations de la part de l’UE pourraient constituer une raison suffisante, de leur point de vue, d’entrer en action;
  • ceux qui sont favorables aux réformes. Ils pensent qu’une Europe aux côtés de la Turquie servira les intérêts stratégiques de cette dernière. La récente crise irakienne n’a-t-elle pas démontré à quel point l’alliance avec les États-Unis est malaisée ? Et à quel point il est difficile d’accéder à la politique que les Américains poursuivent dans la région ? De répondre à leurs attentes qui ont évolué et sortent du cadre acceptable ? Voilà pourquoi l’opinion est au demeurant largement répandue que, si une coopération étroite avec les États-Unis correspond actuellement aux intérêts de la Turquie, l’intégration à l’Europe apparaîtra plus souhaitable dans l’avenir ;
  • ceux qui n’ont pas encore tranché. Ils se laisseront guider par les événements et les inclinations du commandement supérieur.

Une certaine inquiétude

5Le fait que le général Hilmi Özkök ait été désigné en tant que chef d’étatmajor est un autre facteur qui va compter dans les équilibres au sein des TSK. Le personnage demeure lui aussi très soucieux de préserver la laïcité et l’intégrité territoriale du pays. Mais il diffère de ses prédécesseurs par un esprit plus libéral et plus démocratique. Il s’est montré capable de réfréner les réactions adverses qui ont pu émerger de l’intérieur et de manœuvrer entre les positions.

6Mais ces développements ne doivent pas inciter à conclure dans le sens d’un abandon complet, par les TSK, de leur fonction de « surveillance et de protection » ancrée dans la Constitution, voire d’un alignement sur les critères de Copenhague :

  • ce sont, dans cette affaire, les stratégies de l’AKP qui vont jouer un rôle majeur. Le parti au pouvoir n’a pas témoigné d’attitudes susceptibles de provoquer la révolte des milieux laïques. Ses tentatives de promouvoir le türban et les Imam-Hatip (écoles religieuses) sont restées mesurées, et il a été assez habile pour reculer devant les réactions négatives, démontrant une volonté de compromis. Il n’empêche que l’AKP ne sera jamais en mesure de gagner la confiance des milieux laïques, lesquels observent avec méfiance ses moindres actions et même les démarches les plus innocentes qu’elle entreprend. Non que la tension existante entre TSK et AKP ait tourné jusqu’ici à la crise, mais il n’est pas certain que cela ne se produise jamais. Si le parti venait à se sentir assez sûr de lui pour vouloir mettre en œuvre le « programme secret » qu’on lui prête souvent, la tension actuelle avec l’armée, silencieuse, pourrait bien dégénérer en crise;
  • et puis, il va y avoir le processus européen. Toute décision de report et la nature de ce report par les dirigeants européens le 17 décembre aurait eu des répercussions négatives sur l’attitude future des TSK. Un genre de tension qui devrait également marquer le processus de négociation avec l’UE;
  • autres facteurs éventuels, des crises économiques majeures, une agitation sociale de très grande ampleur ou bien un retour au terrorisme du PKK.

7Point fondamental à conserver en mémoire : les secteurs laïques continuent de considérer les TSK comme le meilleur rempart contre le fondamentalisme islamique. Un sentiment largement fondé sur une absence de confiance dans les hommes politiques. Les études confirment toutes que l’armée reste, et de loin, l’institution la plus crédible aux yeux des Turcs. Ces derniers la considèrent comme l’instance la plus sérieuse, la plus disciplinée et la plus respectable du pays.

8Il faudra sans doute attendre encore longtemps avant que les TSK occupent en Turquie une place semblable à celle de leurs homologues dans les pays européens. Les développements récents démontrent cependant que des progrès considérables ont été, à tous égards, accomplis.

9Traduit de l’anglais par Jean Maisonneuve


Date de mise en ligne : 01/12/2005.

https://doi.org/10.3917/oute.010.0125

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.80

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions