Outre-Terre 2004/4 no 9

Couverture de OUTE_009

Article de revue

La France, Israël et les Arabes : le double jeu

Pages 437 à 449

1La première réflexion qui s’impose c’est que Jacques Chirac a suivi une politique à plusieurs facettes depuis ses premières armes à Matignon. Ces trente dernières années, il a conservé un dynamisme constant. Il a réussi à se maintenir en homme politique inamovible et stable. Il ne provoque pas par sa personnalité et son discours, il ne suscite pas dans la forme une vive controverse. Il n’a pas l’étoffe et l’aura du général de Gaulle mais il est présent partout et fait partie de l’image de la France depuis la mort de Pompidou, il y a trente ans. Chirac est constamment et encore actif en politique. Toujours dans le peloton de tête de son parti, dans la cohabitation, dans l’opposition ou à la Mairie de Paris. Côte à côte avec les militants et les électeurs, il garde toujours le moral et le sourire, même dans les moments les plus pénibles. Il est proche des dossiers et derrière les décisions cruciales des gouvernements successifs.

2Chirac est une bête politique. Il sent les dangers comme les mineurs le grisou. Il possède un sixième sens, un flair naturel, un véritable sismographe qui mesure la durée et l’amplitude des secousses politiques. Il vit et respire cette réalité au quotidien.

3Arrivant d’un pas timide à Matignon, après avoir été profondément choqué par la mort de son parrain, Pompidou, il trouve des lots de consolation chez Giscard. Il l’adopte à bras ouverts. Ils sont de la même génération, de jeunes loups fort ambitieux. L’avenir est devant eux. Giscard est considéré comme le frère aîné ; il n’avait que 48 ans, un seul septennat les sépare.

4Giscard est le grand frère mais pas le père, le guide avec une riche expérience.

5Chirac avait besoin au début de sa carrière d’un maître à penser, un modèle politique à imiter, à qui ressembler et admirer. De Gaulle et Pompidou n’étaient plus de ce monde.

6À cette époque, l’âge moyen au Kremlin dépassait les 70 ans et Golda Meir était la grand-mère d’Israël…

7Chirac, blanc-bec dans les affaires d’État, est fasciné par la proposition de Giscard de le nommer Premier ministre. Le poste lui est offert sur un plateau, sans compétition électorale et au grand dam de ses adversaires politiques, les barons du gaullisme. Il promet même de quitter l’UDR – le parti gaulliste d’alors – pour se rallier au nouveau Kennedy français. Il souhaite participer au changement dans la continuité, contribuer au succès de la nouvelle ère que Giscard annonce à son de trompe. Le gouvernement représentait, pour Chirac, une sorte de nouveau bolide de course. Il était fier de pouvoir le piloter, gagner le Grand Prix, sans pour autant avoir son permis de conduire…

8Rapidement, il s’aperçoit comme dans les fables de La Fontaine, que rien ne sert de courir mais qu’il faut partir à point. Connaître parfaitement le parcours. Sauter les haies et contourner les obstacles donc écarter de son chemin son principal rival : Michel Poniatowski et sa carapace de tortue, lourdaud avec une mémoire d’éléphant. Comment réussit-il avec la connivence de Giscard à tirer les ficelles et devenir l’homme fort du gouvernement ?

9Chirac, toujours enthousiaste comme un enfant devant un nouveau jouet, sait également montrer ses muscles, tel le bonhomme du pneu Michelin… Il cachera ses intentions, les cartes maîtresses, et foncera au moment opportun contre ses adversaires. Un bulldozer sans pitié ni remords, écrasant sur son chemin tout ce qu’il rencontre : Pompidou lui avait appris qu’il n’existe pas de sentiments en politique.

10Chirac possède un atout considérable sur Giscard : son naturel et son rayonnement. Giscard est hautain, distant, aristocrate et moraliste. Chirac est chaleureux, plus proche du Peuple. À l’aise avec tout le monde, avec le paysan, l’homme de la rue, le technocrate ou l’étranger. Il regarde les gens droit dans les yeux. C’est un familier des rencontres à la bonne franquette ; très spontané, il tutoie sans difficultés son interlocuteur. Toutes ses qualités lui ont permis de trouver un terrain d’entente avec ses collaborateurs et de se faire de nombreux amis.

11Secrétaire d’État à l’Emploi, il comprendra mieux les angoisses d’un chômeur, ministre chargé des relations avec le Parlement, il connaîtra les arcanes du pouvoir et les états d’âme des élus, transmettra les messages et appuiera les meilleurs pour les faire adopter à l’Élysée. Ministre de l’Agriculture, il animera le lobby des paysans et préparera ses revendications au sein du Marché commun européen. Maire de Paris, il transformera la capitale en bastion politique et électoral.

12Au Proche-Orient, Chirac suivra la politique de De Gaulle et Pompidou et tentera sans succès de s’imposer comme intermédiaire. Il prendra des décisions trop hâtives, et commettra plusieurs bévues : il ratera plusieurs rendez-vous de l’Histoire.

13Le monde juif le fascine avec sa Kabbale mystique, ses prières et ses bénédictions, parfois elles peuvent aider dans une campagne électorale. Grand admirateur du rabbin Jacob Kaplan, croyant aux miracles des rabbins loubavitch, il a appris à connaître les traditions et les coutumes juives et à participer aux offices religieux, portant toujours une kippa ou un borsalino à la Al Capone. Il ne philosophe pas comme Mitterrand mais veut en savoir plus pour pouvoir plus tard en tirer un profit politique et électoral. Il construira des écoles juives, des centres talmudiques, qui sont aujourd’hui plus nombreux à Paris qu’à Tel-Aviv…

14Les problèmes communautaires, intérieurs et économiques, dominaient ses préoccupations de sorte que sa ligne de conduite a été imprégnée par ces affaires.

15La politique étrangère, et surtout celle au Proche-Orient, il la percevra plus tard et n’influencera pas directement l’échiquier politique français. Les juifs sont une composante intégrale de la société française. Leur parfaite intégration n’empêche pas leur attachement à Israël. Dans les années 1970 et 1980, le vote juif pouvait peser sur les résultats très serrés au deuxième tour des échéances électorales. Aujourd’hui, ce vote est peu influent en nombre, face aux millions de musulmans. Mais il est toujours dans l’imaginaire des hommes politiques y compris chez Chirac.

16Chirac distingue les préoccupations de la communauté juive et le conflit du Proche-Orient. Très chaleureux avec les juifs de France, plus réservé à l’égard d’Israël.

17Il fait une distinction marquée entre juifs français et juifs israéliens, entre le peuple d’Israël et la politique de Jérusalem. Contrairement à Mitterrand, Chirac ne fait pas de différence marquée entre la politique de droite de Netanyahou ou Sharon et celle de gauche de Barak et Shimon Peres. Pour lui, ce sont les actes politiques qui comptent. Entre les socialistes français et les travaillistes israéliens, il y a eu toujours connivence et complicité. Shimon Peres ne les attaquera pas et ne critiquera jamais leur attitude même si elle est défavorable.

18Le mutisme de Peres concernant les liens de Mitterrand avec René Bousquet est éloquent. Si c’était Chirac qui avait des rapports avec des anciens « collabos », toute la classe politique et la presse israéliennes se déchaîneraient.

19Depuis le déclenchement de l’Intifada, la haine contre Israël se situe surtout dans les cercles d’extrême gauche et chez les anti-mondialistes et antiaméricains depuis l’effondrement du bloc communiste. La « théorie de la conspiration » domine chez ces militants.

20En France se dessine un nouveau front entre intellectuels extrémistes et mouvements radicaux musulmans pour délégitimer l’existence de l’État d’Israël. Certains de ces militants prônent la négation de l’État sioniste israélien au nom des droits de l’homme et de l’entente entre les peuples.

21Bizarrement, une philosophie d’extrême droite que nous avons connue au XIXe siècle en Europe est intellectualisée par l’extrême gauche. La bête noire est la même : hier le juif, aujourd’hui l’Israélien.

22Comme Giscard et Barre, Chirac avait des idées simples voire simplistes sur le conflit israélo-arabe. Sa doctrine était celle du général de Gaulle et de Pompidou : aucun sentiment !

23Il appliquait ce que Napoléon avait affirmé : « le cœur d’un homme d’État doit être dans sa tête ». Au départ, il avait suivi à la lettre cette politique cartésienne, froide et moraliste. Au fil des années, il comprit qu’elle était contraire à son propre caractère. Comme le disait Alain, « ce sont les passions et non pas seulement les intérêts qui mènent le monde ». En effet, la psychologie des peuples, leur civilisation, leur tradition jouent un rôle considérable dans l’approche des problèmes et le règlement des conflits. Les premiers voyages de Chirac dans les pays arabes, en Irak, en Égypte et en Arabie saoudite étaient imprégnés de romantisme et calqués sur les « sept piliers de la sagesse », pour reprendre le titre du célèbre livre de Lawrence d’Arabie. Chirac voulait en savoir plus sur ce monde exotique, celui « du voleur de Bagdad » et des contes des « mille et une nuits ».

24Pour approfondir ses connaissances, il commença à étudier l’arabe mais abandonna rapidement. D’ailleurs, durant toute sa carrière, il délaissa sans hésiter des projets en cours dès l’instant où il avait compris qu’ils n’avaient aucun intérêt politique.

25Chaleureux de nature, il adore les bains de foule. Dans les pays méditerranéens, c’est le délire, il peut serrer les mains des passants à longueur de journée sans se fatiguer. Prend-il des stimulants ? Imbattable à chaque déplacement. Avec son sourire permanent, sa belle gueule de vedette d’Hollywood, il incarne l’État-spectacle. Il agit avec les tripes d’un paysan et la tête d’un technocrate.

26Quand on accepte sa politique, quand il n’y pas de divergences, Chirac est dans son élément et fort sympathique. Dès qu’il y a un différend avec lui, il se met en colère et devient même brutal, grossier et rancunier. C’est un autre homme. Comme le héros de V. Fleming, le président Chirac se transforme soudain en M. Jacques…

27Jacques Chirac fera tout son possible pour aider un ami, n’abandonnera pas un proche et déploiera tous ses efforts pour faire plaisir et rendre service. C’est naturel chez lui. Mais dès qu’on lui manque de respect ou qu’on n’est pas d’accord avec sa politique, il voit rouge. Ses réactions sont rapides comme dans les westerns, qu’il adore. Il est direct, ne mâche pas ses mots, et se montre souvent impulsif. Il claque la porte à Giscard, se fâche avec Mitterrand, s’en prend à Bush, n’adresse pas la parole à Netanyahou ni à Barak et se méfie toujours de Sharon. Ses foucades l’emportent.

28Durant cette enquête nous avons constaté que les hommes d’État agissent souvent selon leur humeur et leur fantaisie. Hélas, l’avenir d’une carrière, les contraintes d’un parti politique et les caprices sont généralement plus importants que les intérêts du pays.

29Dans les pays arabes, le respect et l’honneur sont règle d’or. Le chef d’État est souverain, il centralise le pouvoir et contrôle la presse. Idéal pour tout homme politique occidental…

30En Israël, la passion l’emporte sur chaque sujet. Depuis la multiplication des chaînes de radio et de télévision, tout est permis au nom de la liberté d’expression et du droit du public d’en savoir plus. Tout se passe devant les caméras et les hommes politiques sont soumis à un véritable « striptease » virtuel. Ils sont capables de jouer les clowns et de raconter, si on insiste, dans les bras de quelle personne ils ont passé la nuit…

31À la radio et à la télé, on parlera mal l’hébreu, souvent teinté d’argot américain, parfois avec un fort accent parisien comme par exemple Samy Flatto-Sharon : cet homme accusé d’escroquerie en France, qu’il doit fuir mais qui ne peut être extradé – il est protégé par la Loi du retour accordant automatiquement à tout juif qui arrive en Israël la nationalité israélienne ; devenu député à la Knesset, il est aujourd’hui une star des médias…

32Israël a beaucoup changé, les tabous sont malmenés brusquement et les mythes sont depuis longtemps brisés. Tout est permis et on laisse faire dans l’indifférence. À tel point qu’un ancien ministre peut être accusé de falsifier un passeport diplomatique et de servir d’intermédiaire dans le trafic international de la drogue. Ce ministre en question est docteur en médecine.

33Israël demeure, sur le plan politique mais aussi diplomatique, arrogant, toujours chauvin et trop souvent « provincial ». En général, il y a dans la nouvelle classe dirigeante, en particulier à la Knesset, une absence totale de savoir-vivre. La violence verbale et la vulgarité l’emportent. Certains diront que le comportement des élus démontre leur vivacité démocratique. Il est comme un miroir où se reflète la société israélienne. Certes, mais les élus du peuple devraient montrer l’exemple, se conduire avec dignité et avec le sens des responsabilités. Personne en Israël n’accepte la critique ni même les remarques constructives. Chaque déclaration ou petite phrase est vérifiée à la loupe. Les dérapages sont interprétés comme antisémites ou pro-palestiniens. Prenons par exemple La Passion du Christ. Ce film a été critiqué pour sa violence et son interprétation fallacieuse de l’histoire. Ni les Américains ni les Italiens n’ont été traités d’« antisémites » pour l’avoir projeté, mais quand il s’agit de la France, c’est une autre affaire. Alors là, ce sont l’antisémitisme du « bon vieux temps » et la « rumeur d’Orléans » qui resurgissent. À l’exception des États-Unis, ce film n’a d’ailleurs pas eu de succès. Il existe en Amérique une bizarre connivence entre les chrétiens intégristes et les juifs orthodoxes pour sauvegarder l’intégrité de la Terre Sainte au Peuple Élu [… ]

34Certains Israéliens peuvent se permettre de dire tout haut ce qu’ils pensent, avec grossièreté et mépris, mais ne permettront pas aux autres d’en faire autant. Ils ont le monopole de la critique. Cela dépasse les clivages politiques : à gauche comme à droite, le langage est généralement le même. Ils refusent les préjugés des autres à leur encontre, mais ont une vision stéréotypée des pays et des dirigeants politiques, proarabes ou pro-israéliens, sans même les connaître vraiment. Leur ligne de conduite est celle d’un pays qui est le nombril du monde [… ]

35Le climat de guerre qui règne depuis 1948, les attentats et les problèmes économiques graves que traverse le pays peuvent expliquer cette attitude viscérale. Elle peut être compréhensible mais pas justifiée ; souvent elle est même impardonnable et devient dangereuse pour l’avenir de l’État hébreu.

36La Shoah ne peut jamais être oubliée et il n’y pas de comparaison possible dans l’Histoire contemporaine. Nous ne devons pas la banaliser. Les soldats israéliens ne sont pas des nazis et ne pratiquent pas une politique« raciste et non civilisée ». Ils suivent une ligne de conduite dictée par leur gouvernement même si les bavures sont parfois sanglantes. Les condamnations à l’encontre d’Israël sont justifiées. Toutefois, le comportement de Tsahal dans les « territoires » est sans doute plus « humain » que celui des Français en Algérie et des Américains au Vietnam, en Irak ou même au Kosovo. Révoltante donc la remise, en 2004, de la Caméra d’or du Festival de Cannes à l’Israélienne Keren Yedaya pour son film Mon trésor. Elle y dénonce « l’esclavage de milliers de Palestiniens ». De la même veine, le cinéaste américain Michael Moore a remporté la Palme d’or avec son documentaire anti-Bush. Fiction et réalité se confondent et la politique l’emporte même au cinéma. À Bagdad, des soldats américains se conduisent comme dans Orange mécanique et les tortionnaires de Midnight Express. La torture sur les prisonniers irakiens, les sévices graves et les mauvais traitements sont indéfendables et inadmissibles.

37Les humiliations irakiennes aggraveront la situation des détenus occidentaux et permettront le pire. Premier indice, un jeune Américain d’origine juive est décapité devant les caméras par ses bourreaux moyen-orientaux. Scènes macabres à Gaza : des extrémistes islamistes exhibent les restes de corps de soldats israéliens devant une foule en délire…

38L’État d’Israël a le droit de se défendre et de pourchasser les terroristes et leurs commanditaires. Depuis le 11 septembre 2001, les États-Unis et les pays européens poursuivent cette traque. Ben Laden et les siens ne sont-ils pas une cible ? Faut-il éliminer des « bombes humaines » avant qu’elles n’explosent et tuent ? Sans doute ! Est-il légitime pour Israël de tuer le cheik Ahmad Yassine ou Rantissi ? Sans doute ! Est-il opportun et intelligent de le faire dans une telle flambée de violence ? Non !

39Aujourd’hui, les extrémistes dans le monde musulman se sont renforcés et les chances de paix sont écartées. Aucune arme ne peut tuer un personnage emblématique surtout quand celui-ci est un paralytique et en chaise roulante. On ne pourra pas faire disparaître un symbole religieux, même le plus abject. La France a condamné sévèrement cet assassinat parce qu’elle est hostile au principe d’exécution extrajudiciaire et que cette liquidation est contraire au droit international. Au demeurant, faut-il laisser faire les terroristes ? Comment empêcher des parents de laisser envoyer leurs enfants se faire sauter au nom du paradis d’Allah ?

40L’occupation d’un pays et la domination sur autre peuple ne peuvent laisser indifférentes la société israélienne et l’opinion internationale. L’Europe, et la France en particulier, a le droit et le devoir de critiquer, de montrer du doigt les défaillances comme les contraintes d’un mur de sécurité et la détresse des Palestiniens. L’écrasante majorité en Israël est consciente des tares de l’occupation. Chirac a eu tort de ne pas encourager le plan Sharon sur un désengagement des territoires. Même si elle n’a pas été partie prenante, la France devrait applaudir chaque petit pas vers la paix. Sans le vouloir, Chirac s’est rangé par maladresse du côté de la minorité extrémiste du Likoud… Il reconnaîtra sa gaffe…

41Nous devons également faire la distinction entre le terrorisme, qu’il faut combattre sans merci, et le droit légitime d’un peuple d’avoir une patrie à lui.

42En revanche, un État aussi fort militairement et spirituellement qu’Israël ne peut justifier ses faiblesses, se présenter en éternelle victime ou en martyr et continuer à pleurnicher sur les malheurs du passé et se lamenter sur son sort.

43Tous le reconnaissent, le passé millénaire du peuple juif a été écrit dans le sang et les larmes, dans l’angoisse permanente d’un avenir menaçant et incertain.

44Les Israéliens devraient sortir de ce syndrome. Ils ont été pendant deux mille ans locataires dans leur propre pays, jamais propriétaires. Depuis la création de leur propre État, ils s’y habituent avec difficulté.

45Ce petit pays s’est transformé en un gigantesque ghetto. Encerclé de fils de barbelés et de béton armé, d’un immense chantier de marbre, de cimetières et de monuments aux morts.

46Les jours de souvenir sont plus nombreux que les jours de fête. Des promenades guidées sont organisées au mont Herzl, lieu où reposent les fondateurs de l’État et des milliers de soldats tués au combat.

47L’espoir agonise et l’espérance, la Hatikvah, comme s’intitule l’hymne national, est dans le coma. Elle risque de disparaître si les dirigeants israéliens ne se secouent pas et persistent à mener la politique de l’autruche, celle du repli, de l’immobilisme et de l’indifférence. Le peuple juif est capable de faire des miracles. Il est vivace et généreux mais aussi meurtri, complexé et bourré de contradictions. Israël est le seul pays au monde à ne pas avoir de frontières sûres et reconnues. Le seul à ne pas connaître un jour de paix véritable. Le seul au monde où chaque citoyen ne peut circuler paisiblement sans ressentir la crainte d’un attentat. Le seul pays au monde où le spectre du terrorisme frappe chaque matin. Le seul où la majorité écrasante de son peuple vit à l’étranger. Le seul pays démocratique où les pensées et les opinions des généraux prévalent souvent sur les décisions politiques.

48Il est temps de changer de cap. De penser aux vivants et aux générations futures et pas seulement aux morts. Respirer et vivre. Cohabiter avec tous ceux qui tendent la main à la paix. Il n’y a pas d’autre alternative.

49Les épreuves qui ont marqué l’histoire des juifs continuent de provoquer en France émotion et sympathie en dépit de la forte présence musulmane. Le gouvernement Raffarin démontre une sincère amitié à l’égard d’Israël et des juifs ; elle est plus profonde que celle de ses prédécesseurs socialistes.

50Éloquente la visite à Paris du président israélien en février 2004. Au moment où la République est agitée sur le port du voile islamique, et où les intégristes musulmans défilent dans les rues, les drapeaux frappés de l’étoile de David ont flotté sur les Champs-Élysées.

51Le gouvernement israélien devrait être plus attentif aux propos des dirigeants juifs de France, écouter leurs jugements et commentaires. Ces derniers vivent en diaspora et connaissent mieux le comportement des hommes politiques français ; ils leur tâtent chaque jour le pouls.

52Tous les présidents de la Ve République ont marqué de leur empreinte les relations avec Jérusalem : Israël demeure un des rares sujets de politique étrangère qui divise les Français même au sein des partis.

53De Gaulle incarnait le général courageux de la France Libre. Une personnalité plus charismatique et plus courageuse que Churchill. Il réussit à faire sauter les bâtons dans les roues de son peuple, tandis que Churchill avait les Britanniques derrière lui. Mais il fut l’homme de l’embargo sur les armements au moment où Israël était en danger. Celui également de la petite phrase célèbre : le peuple juif, sûr de lui-même et dominateur. Une majorité des Israéliens juge, jusqu’à ce jour, que ces propos étaient antisémites, une infime minorité estime que c’est, au contraire, flatteur…

54Concernant l’ONU, de Gaulle est pris en exemple par les Israéliens. Ils désignent cette organisation comme un « machin ». Contrairement à de Gaulle, Jacques Chirac, plus que tout autre président français, pense que l’ONU est la seule instance internationale à pouvoir régler des conflits régionaux et à maintenir la paix. On a pu constater cette conviction durant la crise irakienne face aux Américains et elle est toujours présente dans son esprit pour la solution du problème palestinien : la politique de Chirac converge avec celle de la Ligue Arabe et celle d’Arafat. Pourtant quand éclate une crise comme celle d’Haïti, durant l’hiver 2004, Bush et Chirac trouvent un terrain d’entente et expédient des troupes à Port-au-Prince pour rétablir directement l’ordre et la sécurité.

55À l’égard d’Israël, Pompidou se traînait avec lassitude : Il n’y a pas d’abonné au numéro que vous avez demandé. Il « fermera les yeux », certes, quand Israël viole l’embargo (les vedettes de Cherbourg et les pièces détachées des Mirages). Mais il justifie l’attaque des Égyptiens et des Syriens contre Israël en octobre 1973. Sur ce point, la petite phrase de Michel Jobert, ministre des Affaires étrangères, est éloquente : « Est-ce que tenter de remettre les pieds chez soi constitue une agression imprévue ? »

56La politique de Jobert – c’est un « Marocain » – a ouvert les portes de la France au monde arabe. À cette époque, la France n’avait pas de pétrole mais avait des idées…

57Pompidou, Giscard, Barre et, à ses débuts, Chirac pensaient la « Grandeur » de la France en termes de puissance économique. Dans les affaires, on ne se conforme pas à la morale…

58Depuis 1974, tous les présidents ont mené une politique favorable à l’OLP. Tous ont reconnu l’importance de créer un État palestinien indépendant à côté d’Israël. Tous ont revendiqué le retrait d’Israël des « territoires », y compris Jérusalem-Est. Les gouvernements français de gauche comme de droite ont cédé aux chantages des terroristes, ont versé des rançons faramineuses et ont relâché des responsables. Le but était d’éviter que la France ne devienne une plaque tournante et un champ de bataille de l’internationale terroriste. On peut se demander, devant la menace des extrémistes islamiques, si le danger a vraiment été écarté. D’ailleurs aucun pays européen n’est à l’abri d’une attaque terroriste. La France n’est plus épargnée. Paris n’est plus un sanctuaire et l’esprit républicain est bafoué ouvertement. La France vit sur un volcan.

59Durant ces trente dernières années, les intérêts de la France dans le monde arabe orientaient les gouvernements dans leurs décisions.

60On lève l’embargo sur les armes, mais on impose un boycott économique (le « truc » de Barre). Giscard avait placé Israël en quarantaine et ne mit jamais les pieds en Terre Sainte, non plus d’ailleurs que tous ses prédécesseurs.

61Le septennat de Giscard fut tumultueux et la raison d’État l’a souvent emporté sur les sentiments des hommes. Plusieurs affaires ont déçu les Israéliens, dont l’ouverture du bureau de l’OLP à Paris, le dossier Abou Daoud et la vente de la centrale nucléaire Osirak à Bagdad, l’attitude frileuse de Paris devant le geste magistral de Sadate et les accords de Camp David avec l’Égypte, ainsi que son indifférence après l’attentat de la rue Copernic.

62C’est seulement après avoir quitté l’Élysée que Giscard se montra plus compréhensif à l’égard d’Israël et admit qu’il avait commis quelques bévues. Il fera un voyage privé à Jérusalem en mai 1985 et deviendra coprésident de l’association d’amitié avec Israël au Parlement européen…

63François Mitterrand a brisé l’isolement d’Israël par une visite historique en mars 1982 et en levant l’embargo économique. Il recevra pour la première fois le président de l’État d’Israël, Haïm Herzog.

64Mitterrand n’a pas changé sur le fond par rapport à ses prédécesseurs, mais il a modifié le climat et le ton. Ses ministres Cheysson et Dumas ont eu une attitude négative bercée d’un certain romantisme. Durant les deux septennats de Mitterrand, la France parlait à plusieurs voix, surtout pendant la cohabitation (en Israël et en France). La politique étrangère de Mitterrand, particulièrement lors de son deuxième septennat, n’était pas constante et souvent elle a même zigzagué.

65Mitterrand sera le premier homme politique français à rencontrer Yasser Arafat (en 1974 au Caire) ; quinze ans plus tard il le recevra en grande pompe à l’Élysée.

66Contrairement à Giscard, le président socialiste sera plus sensible aux préoccupations des juifs de France mais ses gestes seront symboliques. Israël et la communauté juive ont été très attristés d’apprendre ses liens avec René Bousquet. Plusieurs proches de Mitterrand, dont des juifs, le savaient, mais ils ont préféré garder le silence. Son ami Shimon Peres est resté muet comme une carpe.

67La politique proche-orientale de Mitterrand a été bien timide. Durant quatorze ans de pouvoir, il n’a pas réussi à s’imposer comme médiateur. Il acceptera de se joindre à la coalition américaine pendant la première guerre du Golfe et Giscard et Chirac étaient dans l’obligation d’approuver.

68Jacques Chirac a tenté ces dix dernières années de s’imposer comme intermédiaire dans le conflit entre Arabes et Israéliens. Le bon sens et l’équilibre devraient marquer ses préoccupations. Pas de domination de l’une des parties dans la région : Israël face aux pays arabes comme l’Iran face à l’Irak ou la Libye face à la Tunisie.

69Comme tout autre pays, la France a agi dans cette région dans le sens de ses intérêts et selon une certaine vision de l’avenir.

70Ses tentatives de rapprochement ont échoué en raison d’une forte défiance israélienne et du poids américain, mais aussi à cause de l’obstination de Chirac à obtenir des résultats immédiats et de certaines maladresses. On ne peut pas mener une politique cohérente et équilibrée au Proche-Orient en proclamant ouvertement ses choix ! C’est insensé et d’avance voué à l’échec.

71Chirac a eu quelques succès dans ses interventions discrètes au Liban, en Syrie et en Iran pour la libération de juifs « accusésd’espionnage ». Son feu vert à la libération de terroristes détenus en France dans le cadre d’un échange global avec des prisonniers israéliens disparus est aussi un signe de bonne volonté et un geste empreint d’humanité.

72Chirac aurait pu obtenir la confiance des Israéliens et s’imposer face aux Américains dans le règlement du conflit avec Damas et Beyrouth s’il avait démontré plus d’habileté et modéré son machiavélisme.

73Sa démarche à faire admettre Israël au sein de la francophonie sera un échec cuisant. Les raisons juridiques n’étaient que prétexte et les contraintes auraient pu être surmontées. Il s’agit de volonté politique dans un domaine purement culturel et la France possède les moyens d’exercer son influence et des pressions.

74L’antagonisme entre Chirac et Bush sur la guerre en Irak et le refus de Paris d’y participer ont renforcé la méfiance. Les intentions de Chirac vont, pour la majorité des Israéliens, dans le sens des Arabes et des affaires. À Jérusalem, l’image de la France demeure négative. Une campagne d’information est nécessaire [… ]

75La société israélienne s’éloigne de la civilisation européenne et l’Ancien Continent ne lui sert plus de modèle. Tout est calqué sur l’Amérique et même l’hébreu est en déclin. Le temps, c’est de l’argent ; les satisfactions immédiates et éphémères prennent le dessus sur les débats approfondis et la réflexion philosophique. Rappelons que se sont les juifs européens et non les juifs américains qui ont construit Israël. Les juifs originaires des pays européens y sont largement majoritaires.

76Les États-Unis jouent ici un rôle essentiellement politique ; ils aident financièrement et militairement Israël depuis que le général de Gaulle a imposé l’embargo.

77À partir du deuxième mandat de Chirac, il y a plus de fluidité dans les rapports franco-israéliens et les relations entre Paris et Jérusalem sont devenues moins tendues.

78La France a compris qu’elle doit séparer les relations bilatérales du conflit avec les Palestiniens et se montrer plus sensible aux soucis sécuritaires des Israéliens. Elle est ainsi devenue le troisième partenaire scientifique d’Israël, son sixième fournisseur et la deuxième destination touristique des Israéliens. Un grand centre culturel français est enfin en construction. Les visites officielles en Israël se font plus fréquentes.

79Cette politique d’ouverture a fait que l’Union européenne est le premier partenaire commercial d’Israël.

80La place d’Israël est tout naturellement en Europe. Elle l’est déjà sur les plans économique, technologique et spatial, dans les compétitions sportives et dans le cadre de l’Eurovision. Tant qu’Israël sera rejeté par les pays arabes et considéré comme corps étranger dans la région, son intégration à l’Europe devrait aller s’intensifiant dans tous les domaines : stratégique, militaire, spatial, technologique et dans la lutte antiterroriste. Dans le cadre de l’OTAN ou de toute autre instance européenne. L’écrasante majorité des Israéliens le souhaite tout en préservant la souveraineté de l’État hébreu.

81Les attentats-suicides ne datent pas d’hier. Les États-Unis impuissants osèrent utiliser la bombe atomique contre les Japonais. Soixante ans plus tard nous n’avons pas retenu la leçon et l’Amérique demeure désarmée face au terrorisme. Hier contre les Japonais et les Vietnamiens, aujourd’hui contre al-Qaïda et les Irakiens. Des pays démocratiques ne peuvent se départir de leur dignité et de leur foi à la suite de quelques attentats sanglants. Quelques fanatiques ne sauraient faire perdre la face au monde libre. Les gouvernements occidentaux ne peuvent céder au chantage terroriste. Ce ne sont pas les terroristes qui doivent dicter la composition des cabinets de demain, comme cela a été le cas en Espagne en mars 2004. L’attentat contre une Israélienne enceinte et ses quatre enfants, le jour du référendum interne du Likoud en mai 2004, ayant aussi pesé sur ce scrutin.

82Le plan Sharon, en dépit de ses lacunes considérables, a été rejeté par une infime minorité du pays. Il est inconcevable que quelques dizaines de milliers de militants puissent décider pour l’ensemble des Israéliens s’il y aura la paix ou non. L’échec humiliant essuyé par Sharon est aussi un échec cuisant pour Bush et son gouvernement.

83Le Proche-Orient a basculé de l’espérance de paix dans la violence et la guerre. Si les leaders palestiniens n’enterrent pas définitivement la hache de guerre et qu’ils ne renoncent pas à revendiquer le retour des réfugiés, qu’ils n’introduisent pas chez eux des réformes démocratiques, il n’y aura pas de paix dans cette région du monde. Israël, les pays arabes, la France et les États-Unis doivent aider l’Autorité palestinienne à sortir de cette situation chaotique. Si on la renforce, les extrémistes du Hamas et du Djihad islamique s’en trouveront marginalisés.

84Aucun gouvernement israélien, de droite comme de gauche, n’acceptera de faire des concessions si des terroristes sèment chaque jour la terreur. Sharon a eu tort de mettre en quarantaine Arafat, symbole de la « révolution palestinienne » et de ne pas négocier sérieusement avec ses ministres. Arafat demeure l’obstacle principal à la paix et sa politique de soutien inconditionnel à la lutte armée et au terrorisme est effrayante, mais l’effondrement de l’Autorité palestinienne ne joue pas en faveur d’Israël. Il faudra plusieurs années pour établir une quelconque stabilité. Un retrait unilatéral, sans négociation préalable avec les Palestiniens, risquerait aussi bien de plonger la région dans l’inconnu.

85L’intégration d’Israël dans un Proche-Orient musulman et hostile n’est pas pour demain. La place de l’État hébreu est par conséquent en Europe sans que soit pour autant négligée l’influence des États-Unis. Le récent élargissement de l’Union européenne doit au demeurant permettre le renforcement des liens avec Israël et l’établissement d’un équilibre des forces en présence. Israël a intérêt à ce que les vingt-cinq pays européens ne soient pas écartés des grandes décisions dans cette région du monde…

86Toutefois ceux qui pensent que le mouvement sioniste a échoué et que les Juifs devraient retourner dans leurs pays d’origine en Europe ou au Maghreb, notamment, comme le souhaitent Kadhafi, certains intellectuels français et plusieurs antisionistes israéliens vivant en Europe, se bercent d’illusion. Israël ne sera pas une parenthèse de l’Histoire contemporaine.

87Jacques Chirac a démontré beaucoup plus de sensibilité que ses prédécesseurs à l’égard des juifs. Giscard était distant. Mitterrand faisait des gestes symboliques. Chirac passe aux actes. Il maintient le Front national à l’écart, reconnaîtra pour la première fois la responsabilité de l’État français durant la période de Vichy et introduira l’étude de l’Holocauste dans les manuels scolaires. Le combat sans relâche du gouvernement Raffarin contre l’antisémitisme et la détermination de Sarkozy comme de De Villepin à mobiliser tous les moyens nécessaires ont atténué les protestations des juifs de France ; Jérusalem n’a pas réussi à déclencher leur départ massif vers Israël. Une vague d’attentats terroristes à Paris, comme le 11 mars 2004 à Madrid, inciterait par contre une partie des Juifs à quitter le pays, pas nécessairement, d’ailleurs, pour Israël. Quand se sont produits les premiers attentats terroristes dans les années 1970, l’Europe avait fait la sourde oreille aux demandes israéliennes de collaboration dans la lutte antiterroriste. Les conséquences sont irréparables à court terme.

88Depuis l’anathème gaullien de 1967, les relations entre la France et Israël ont été imprégnées d’un mélange de raison et de passion, d’incompréhension et de beaucoup de malentendus. Des malentendus qui auraient souvent pu être dissipés si les Israéliens s’étaient montrés plus rationnels et avaient adopté une politique moins intransigeante et plus équitable envers les Palestiniens.

89La classe politique des deux pays devrait également démontrer plus de sagesse et éviter des réactions impulsives. Il n’y a pas de contentieux entre la France et Israël. Les divergences portent sur la solution du conflit dans la région. La France a le droit de critiquer et d’apporter sa contribution, ce qui, entre amis, est parfaitement normal. L’amitié entre les deux peuples est profonde dans toutes les couches de la population. De même qu’au sein du gouvernement, de l’Assemblée nationale ou du Sénat. Jacques Chirac en est conscient. Pourtant, en Israël et aux États-Unis, son image n’est pas bonne. On continue à se méfier de lui en dépit de ses bonnes intentions. La France a sans aucun doute un rôle important à jouer au Proche-Orient [… ]

90Et puis il faudrait de la part de Jacques Chirac et demain de son successeur à l’Élysée plus de volonté politique, avec des gestes concrets et sincères. Seule une politique cohérente et hardie pourrait redonner confiance aux Israéliens et aux Arabes et contribuer au rayonnement de la France dans cette région, cruciale, du monde.

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