Notes
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[1]
Cité par A. de Custine, Lettres de Russie (lettre de Moscou du 7 août 1839), Paris, ENF, 1946, p. 287.
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[2]
Cf. J. B. Duroselle, Tout Empire périra, Paris, Publications de la Sorbonne, 1982, p. 345-346
-
[3]
Cf. H. Kissinger, Diplomatie, Paris, Fayard, 1996, p. 156.
-
[4]
A. Arbatov, Rossijskaja nacional’naja ideja i vnechnjaja politika (L’idée nationale russe et la politique étrangère), Moscou, MONF (Fondation de Moscou pour les sciences sociales), 1998, p. 4. A. Arbatov, ancien chercheur en relations internationales à l’Institut d’Économie Mondiale des Relations Internationales, est actuellement député (groupe Iabloko) et viceprésident de la commission de défense à la Douma.
-
[5]
Ibid. p. 14.
-
[6]
Cf. I. Afanassiev, Ma Russie Fatale, Paris, Calman-Levy, 1992, p. 187-193.
-
[7]
Cf. R. Castex, « De Gengis Khan à Staline, Les vicissitudes d’une manœuvre stratégique ( 1205-1936) », dans Théories Stratégiques, Paris, Economica, T. 2, p. 269-324.
-
[8]
Ibid., p. 285.
-
[9]
Ibid., p. 278.
-
[10]
Cf. R. Castex, « Moscou, rempart de l’Occident », Revue de Défense Nationale, février 1955, p. 129-143.
-
[11]
Les Soviétiques expérimentent leur premier missile nucléaire lancé à partir de sous-marins en 1955.
-
[12]
A. Jdanov, dans son discours « fondateur » de la guerre froide à la réunion constitutive du Kominform (« bureau d’information » commun aux partis communistes), avait en effet classé la Chine parmi les pays « dépendant politiquement et économiquement des États-Unis », au même titre que le Proche-Orient et l’Amérique du sud; l’Inde étant par contre déjà considérée comme appartenant au « camp anti-impérialiste », cf. A. Jdanov, Rapport sur la situation internationale, Paris, N. Béthune, 1973, p. 9-10.
-
[13]
Cité par R. Castex, Revue de Défense Nationale, art. cit., p. 145.
-
[14]
Cf. L.Brejnev, Leninskim Kursom (sur la voie léniniste), Moscou, Politizdat, t. 2, p. 413; t. 3, p. 225-226 ; t. 4, p. 382.
-
[15]
En particulier chez A. Gromyko à l’AG de l’ONU du 22 septembre 1981 ; de même le 1er octobre 1982, cf. A. Gromyko, Sauvegarder la Paix sur notre Planète, Londres, Pergamon Press, 1984, p. 246-298.
-
[16]
Un terme de la phraséologie chinoise qui doit s’interpréter en réaction à l’hégémonisme soviétique. C’est d’ailleurs ainsi qu’il a été compris par tous les protagonistes.
-
[17]
Cf. M. Gorbatchev, Izbrannye retchi i stat’i (Discours et articles choisis), Moscou, Politizdat, 1987, t. 4, p. 24,30.
-
[18]
Cf. J.C. Romer, « Armements et espaces d’exercice de la puissance », Relations Internationales, n° 92, hiver 1997, p. 401-415.
-
[19]
Krasnaja Zvezda, 25 mars 1993. S. Rogov est directeur de l’Institut des États-Unis et du Canada de l’Académie des Sciences de Russie.
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[20]
D. Trenin, conférence à l’IFRI, 7 juin 1999.
-
[21]
Ibid.
-
[22]
Actualités Russes, n° 1314,16 juillet 1999.
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[23]
Tel a notamment été l’objet d’un forum russo-japonais qui s’est tenu à Irkoutsk en septembre 2003. Nezavisimaja gazeta, 26 septembre 2003.
-
[24]
Voir notamment Nezavisimaja Gazeta, 27 avril 1996,25 avril 1997, Izvestia, 30 juin 1998, Nezavisimaja Gazeta, 25 août 1999.
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[25]
Cf. A. Zagorski, « Russia and european institutions », dans V. Baranovsky, Russia and Europe, the security agenda, SIPRI, Stockholm, 1997, p. 539.
-
[26]
Le premier sommet des chefs d’État de l’APEC a eu lieu à Seattle en 1993.
-
[27]
Groupe d’analyse près la présidence de la fédération de Russie, Koncepcija nacional’noj Bezopastnosti Rossijskoj Federacii (Conception de sécurité nationale de la Russie, Moscou, MONF, 1998, p. 12).
-
[28]
Krasnaja Zvezda, 4 décembre 1992.
-
[29]
Krasnaja Zvezda, 1er avril 1993 (compte rendu d’un symposium russo-japonais).
1Mode de production asiatique, despotisme oriental, occidentalisme contre slavophilie, Eurasie et eurasisme, autant de termes qui, au cours des siècles, ont traversé l’histoire de la Russie, indépendamment du régime qu’elle a pu connaître. La permanence de ces mots, de ces idées ou de ces écoles destinés à interpréter la nature du pouvoir montre l’importance de l’Asie dans la culture politique russe autant que dans ses représentations mentales.
2La Russie est-elle une puissance asiatique ? La question est sans doute aussi ancienne que la Russie elle-même. Et pourtant, aucune réponse définitive n’a pu être donnée à cette question à propos d’un État qui, de Catherine II à Eltsine, se conçoit plus comme un « univers » que comme un pays, voire un Empire, dans le sens traditionnel du terme. De ce point de vue, la formation de l’Empire russe montre bien la difficulté qu’il y a à répondre à la question initiale. La conquête de territoires à l’Est a été amorcée dès l’époque de la Russie kiévienne (XIe-XIIe siècles). Mais les invasions tataro-mongoles du milieu du XIIIe siècle et les trois siècles d’occupation qui ont suivi ont suspendu cette marche vers l’est. Ils ont par contre apporté à la culture russe une partie de sa dimension asiatique, laissant une forte empreinte culturelle et linguistique. Dès la libération du joug mongol, à la fin du XVe siècle et au début du XVIe siècle, la Moscovie reprend sa conquête d’espaces orientaux, notamment après qu’Ivan IV, le Terrible, aura pris le titre de « tsar ». Les débats que suscite l’origine de « tsar » parmi les historiens illustre bien l’ambivalence essentielle de l’univers russe : s’agit-il, comme il est communément admis, d’une slavisation de « César » ou bien, ainsi que le suggère dès le début du XIXe siècle l’historien russe Nicolas Karamzine ( 1766-1826), d’un « nom d’abord donné aux empereurs d’Orient puis aux khans Tatares et signifiant en persan trône, autorité suprême [1]. »
3Dès la fin du XVIe siècle, l’orientation principale de la conquête est celle de l’Orient. La conquête de la Sibérie sera entreprise vers 1581 par les marchands russes avec l’appui des cosaques conduits par leur légendaire attaman, Ermak (?-1585). Cette « conquête de l’est », ce « Drang nach Osten » permet aux Russes d’atteindre l’océan Pacifique au milieu du XVIIe siècle. La ville d’Okhotsk est fondée en 1649 et Sakhaline comme les îles Kouriles sont découvertes la même année– encore que la découverte de ces îles par les Russes soit contestée par l’historiographie japonaise. En tout état de cause, il convient de constater que la découverte et l’exploitation de la Sibérie et de la côte pacifique sont antérieures à l’accès de la Russie à la Baltique et à la mer Noire, qui datent respectivement du début du XVIIIe siècle et de la fin du XVIIIe siècle. Certes, malgré les distances et les conditions climatiques, la conquête de l’est sibérien fut, paradoxalement, plus aisée que l’accès aux mers Noire et Baltique, aucune puissance, suédoise ou ottomane, ne venant contrecarrer la progression russe. Cette marche vers l’Orient puis vers l’Asie centrale permet aussi de caractériser la nature même de l’Empire russe qui, en partant des critères proposés par J. B. Duroselle [2], se présente d’abord comme un « empire conquérant » – c’est-à-dire un empire « durable, lié à des dynasties » et marqué par une « épopée sanglante » – mais aussi comme un empire en quête permanente de sécurité à ses frontières, plutôt que comme un empire colonial dans le sens traditionnel du terme, même si l’initiative en est souvent revenue aux marchands, la dimension économique n’ayant pas été totalement absente de la conquête russe.
4Par ses territoires d’Extrême-Orient la Russie sera la première puissance occidentale – européenne – à signer des traités et accords avec des nations asiatiques telles que la Chine ou la Japon. Ce qui a favorisé, jusqu’au milieu de XIXe siècle, une tendance des dirigeants russes à considérer l’Extrême-Orient comme leur domaine réservé, faisant même l’objet d’une diplomatie particulière. Il en est résulté, selon Henry Kissinger, que tout au long du XIXe siècle, le département des Affaires asiatiques du ministère russe des Affaires étrangères avait acquis une certaine autonomie. Car, s’estimant hors « concert européen », cet organisme menait sa propre politique indépendamment de la Chancellerie, les signatures de traités ou les déclarations de guerre pouvant se passer de l’Europe [3]. Il s’en est naturellement suivi une série de crises lorsque, à la fin du XIXe siècle, la Grande-Bretagne et les États-Unis commencent à s’intéresser à cette partie du monde et que le Japon prend son essor. Il est ainsi avéré que la guerre russo-japonaise de 1904-1905 a été promue par les anglo-saxons qui voyaient là une occasion d’affaiblir les positions de la Russie en Extrême-Orient. Néanmoins, la défaite russe dans ce conflit – première défaite d’une puissance européenne face à une puissance non européenne – a eu un retentissement considérable tant en Russie que dans ce que l’on n’appelait pas encore l’Occident.
5L’Asie représente donc bien une réalité en Russie tant dans le domaine de l’histoire et de la culture que dans celui de l’action politique. Mais cette réalité a aussi généré un imaginaire très présent dans les représentations russes de l’Asie et qui n’a jamais manqué de ressurgir à différents moments de l’histoire. Cette réalité et cet imaginaire trouvent leurs sources dans les contraintes de la géographie autant que dans le poids de l’histoire comme le démontrent les étapes de la formation de l’empire et les interrogations existentielles qui se sont posées régulièrement aux Russes. De l’empire des tsars à celui des Soviets et à la Fédération actuelle, on peut constater la permanence d’un certain tropisme asiatique. Moscou confirme et même renforce un réseau de relations bilatérales avec les principales puissances asiatiques, profitant parfois de crises pour se réinsérer dans un jeu diplomatique dont elle n’est pas un partenaire naturel pour la majorité des États de la région.
Les contraintes de la géographie et le poids de l’histoire
6À mesure que se construisait leur empire, les Russes se sont interrogés sur leur identité, notamment européenne et asiatique. Et ces interrogations identitaires apparaissent à chaque fois que la Russie se cherche un nouveau système politique et économique, des contours géopolitiques, une idéologie, en un mot, en des moments où elle a notamment eu à localiser sur fond d’identité nationale ses futurs amis et ennemis à l’extérieur [4]. Ces interrogations sont intervenues à la fin du XVe siècle (libération du joug mongol et formation de l’État russe moderne), au début du XVIIe siècle (conquête de la Sibérie), et au début du XIXe siècle (Guerre patriotique) puis du XXe siècle avec l’établissement de l’État soviétique. Elles interviennent tout aussi naturellement en cette fin de XXe siècle. La question restant toujours la même : la Russie est-elle « partie orientale de l’Europe ou bien confins occidentaux de l’Asie » ? Est-elle « pont ou barrière entre civilisations européenne et asiatique » ? À chaque fois, la réponse a consisté à considérer la Russie comme un synthèse de ces deux civilisations, comme le fruit de cette double influence et, selon les tendances ou écoles, à poser qu’y primait soit l’Orient soit l’Occident. Au début du XIXe siècle émergent deux écoles de pensée qui ne cesseront de hanter la culture politique russe – même si les idées qu’elles présentent sont bien antérieures au XIXe siècle et lui survivent aujourd’hui. L’une, tout en reconnaissant les influences tataromongoles et turques, notamment par le biais de la langue, pense que l’avenir de la Russie est en Europe, car « la politique, l’économie, les mentalités, l’idéologie, la littérature et les arts russes sont éminemment européens [5] ». L’autre école insiste au contraire sur la spécificité russe, rejetant toute influence d’un Occident jugé décadent et corrompu. Ce n’est pas un hasard non plus si ces écoles apparaissent en tant que telles au lendemain de 1812, « campagne de Russie » pour la France mais « Guerre patriotique » pour les Russes. Ces derniers percevant dans cet épisode de leur histoire l’occasion de s’interroger sur le sentiment nouveau de patriotisme qui causa la première grande défaite de Napoléon. De cette école slavophile naît aussi un courant extrême qui débouchera, au début du XXe siècle, sur le mouvement eurasiste, dans l’émigration russe, réfutant non seulement (exemple de Karamzine) toute influence européenne mais qui considère que la Russie n’a d’autres intérêts qu’asiatiques, que son héritage culturel lui vient exclusivement de Gengis Khan et que ses alliés naturels sont la Chine, l’Inde et l’islam.
7Dans le domaine culturel, le double aspect Orient-Occident de la politique russe est relevé par des historiens contemporains. La réévaluation de l’image d’un Pierre le Grand, premier tsar européen, étant particulièrement représentative de ce débat. Certes, celui-ci a bien fait entrer la Russie dans l’Europe mais il a dû mettre en œuvre, à cette fin, des pratiques immédiatement héritées de la tradition tataro-mongole (« despotisme oriental ») telles que le renforcement du servage, l’embauche par déportation, l’appropriation des terres et des hommes (« les âmes ») y travaillant, tout comme l’institution d’une caste de fonctionnaires entièrement soumis au Prince et hiérarchisée selon une « table des rangs » établie en 1722 [6].
8L’héritage tataro-mongol se retrouverait également dans le domaine stratégique. C’est par exemple l’amiral Castex qui distingue, dans les années 1930, une réelle continuité entre Gengis Khan et Staline en termes d’orientation principale de la puissance [7]. Pour Castex – mais il s’agit bien là d’une interprétation a posteriori – Gengis Khan n’aurait conquis l’Asie que pour mieux assurer ses arrières au regard de son objectif majeur : l’Europe. Or, même si, à l’instar des héritiers directs de Gengis Khan (Ogödeï et Khubilaï Khan), des tsars se sont, en particulier au XIXe siècle, contentés de la seule direction orientale et ont oublié le projet occidental, cette dernière idée ne fut jamais totalement abandonnée par les dirigeants successifs. L’orientation occidentale réapparaissant selon Castex dès les premières années du pouvoir soviétique : « quand les tsars s’engageaient en Asie, ils le faisaient avec l’esprit de Khubilaï. La Russie soviétique a conduit ses opérations de façon radicalement différente. Dès ses débuts, elle s’est orientée dans un sens anti-européen ». En d’autres termes, et selon la formule attribuée à Lénine : « vous viendrez à bout de l’Occident par l’Orient ». De même, au congrès de Bakou en septembre 1920, Zinoviev affirmait que « la Russie tend la main à l’Asie non pour qu’elle partage ses conceptions sociales mais parce que 800 millions d’Asiatiques lui sont nécessaires pour abattre l’impérialisme et le capitalisme européen ». Consolider les arrières asiatiques : toute l’ambiguïté de l’attitude des Soviétique à l’égard de la Chine d’avant comme d’après 1949 est dans cette formule. Ou pour reprendre celle de Castex : « la Russie est en voie de trouver en Chine la base et les ressources indispensables à sa manœuvre anti-européenne [8] ». Mais les faits annulèrent cette tendance des premières années du bolchevisme et, dès la fin des années vingt, Moscou avait abandonné sa direction principale pour se retrouver, comme en 1907, « avant-garde du monde blanc à l’égard des menaces éventuelles de l’autre continent [9] ». Cette appréciation de Castex en 1935 sera reprise par lui en février 1955 : la Russie soviétique « rempart de l’Occident » face à une menace plus à l’est, face à ce que l’on appelle communément à l’Ouest le « péril jaune [10] ».
9Ainsi la Russie a-t-elle conscience d’être à la fois puissance européenne, puissance asiatique et rempart de l’Occident. Même si Moscou renonce, faute de moyens, à sa politique asiatique à la fin des années trente, l’expansionnisme japonais lui rappellera les réalités et ses intérêts en Asie. Car durant l’entre-deux-guerres, l’adversaire principal des Russes en Asie est bien l’impérialisme japonais et l’on oublie souvent qu’au cours du XXe siècle la Russie (l’URSS) a été à trois reprises en conflit avec le Japon : en 1904-1905, en 1937-39 et en 1945. Les hostilités de 1937-39 s’achèvent après la bataille, fondamentale dans l’historiographie militaire soviétique, de Khalkin-Gol en août 1939 – le jour même de la signature du pacte germano-soviétique. Deux ans plus tard, en avril 1941, Moscou et Tokyo signent un pacte de non-agression et de neutralité. Alors que L’URSS est certaine d’avoir à combattre le IIIe Reich – même si l’entrée en guerre intervient plus tôt que prévu – ce pacte d’avril 1941 lui permet de garantir ses arrières orientaux. C’est finalement à la demande expresse des Américains, dès la conférence de Téhéran en 1943 et surtout à Yalta, que Moscou s’engage à déclarer la guerre au Japon dans les trois mois qui suivront la fin des hostilités avec l’Allemagne. L’emploi de la bombe A étant alors totalement hypothétique. En compensation de son entrée en guerre contre le Japon, Staline exige des contreparties, soit les territoires perdus par la défaite de 1905 : sud de Sakhaline et archipel des Kouriles. On est bien là dans une logique de continuité en Asie car, si l’intérêt stratégique est ici incontestable, il n’apparaîtra dans sa véritable dimension qu’à la fin des années 1950 avec les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE ) lorsque la mer d’Okhotsk fermée par les Kouriles deviendra le lieu privilégié des patrouilles de SNLE [11]. En 1945, les exigences de Staline ressortissent bien à l’ordre de la puissance impériale et/ou de la « consolidation des arrières » en Asie.
10Mais Moscou a d’autres soucis en cette seconde moitié de la décennie : la montée en puissance du Parti communiste (PCC ) dans une Chine que ses représentations localisaient dans l’ordre mondial se mettant alors en place comme faisant partie de la sphère d’influence occidentale [12]. Les Soviétiques se méfient en effet d’une éventuelle prise du pouvoir par le PCC. Celle-ci constituerait certes une victoire du « mouvement communiste international » mais aussi et surtout l’émergence d’un PC sur lequel l’URSS, centre de ce mouvement, ne pourrait exercer une influence identique à celle qu’elle exerce déjà sur les partis et les pays d’Europe de l’Est. Une attitude qui illustre la méfiance ancestrale de la Russie à l’égard de la « masse chinoise », les « intérêts de puissance » concurrençant ici les « intérêts de classe ». Ce qu’allaient confirmer les événements.
11À partir de 1949 et surtout de 1950, le nord-est et le sud-est asiatiques deviennent un second front de la guerre froide. L’URSS se présente alors non comme une puissance asiatique mais plutôt comme une puissance européenne également asiatique. En témoigne cette confidence de Molotov à Eden lors de la conférence de Genève en 1954 : « que voulez-vous [les Chinois] ne pensent pas comme nous [13] ! ». Vision lucide, car, malgré sa présence et son influence en Asie, l’URSS ne peut à l’époque être considérée comme une puissance asiatique. Elle a « de la puissance » en Asie mais elle n’est pas « une puissance » asiatique. Ses intérêts sont d’abord et peut-être même exclusivement « occidentaux ». L’Asie est instrumentalisée comme terrain de lutte délocalisé de l’affrontement majeur qui entre l’Est et l’Ouest. Certes, en 1969 lors de la conférence des partis communistes et ouvriers à Moscou, puis en 1971 dans son discours au XXIVe Congrès du PCUS ou encore devant le parlement indien en 1973, L. Brejnev prend en compte l’Asie à laquelle il propose un « programme de paix et de sécurité [14]. Mais l’on est ici dans l’ordre de la stratégie purement déclaratoire. Ce n’est qu’à partir du début des années quatre-vingt que Moscou paraît (re)prendre conscience de ce qu’elle peut également être une puissance asiatique. Ce changement coïncidant avec une phase de crises entre l’URSS et ses « partenaires-adversaires » occidentaux : Pologne, euromissiles, Afghanistan, formation du triangle Washington-Pékin-Tokyo. Car même s’il demeure largement rhétorique, le discours soviétique subit quelques mutations au regard des périodes précédentes. À partir de 1981, les dirigeants soviétiques et notamment le ministre des Affaires étrangères A. Gromyko, au lieu d’égrener la nature des relations de l’URSS avec tel et tel pays asiatique – entre autres pays du tiersmonde – abordent désormais un sujet nouveau, celui de la sécurité collective en Asie. Gromyko propose ainsi l’adoption de mesures de confiance, à l’instar de ce qui s’est fait en Europe [15]. Cette dernière proposition devant être distinguée d’autres, plus anciennes, visant à constituer des « zones de paix » dans l’océan Indien, en Europe centrale et septentrionale ou dans les Balkans. L’on assiste, à partir du début de cette décennie, à l’émergence d’une représentation globale d’une nouvelle région « Asie-Pacifique », les Soviétiques reprenant dès lors une phraséologie en vigueur dans le monde occidental, aux États-Unis notamment, depuis une quinzaine d’années.
12C’est qu’avec le traité d’amitié et de coopération sino-japonais de 1978, un défi, doublé par la reconnaissance diplomatique de la RPC par Washington puis, en 1980, la promesse américaine de livrer des armes à Pékin, était lancé à Moscou. Une fois constitué le triangle « anti-hégémonique [16] » Washington-Pékin-Tokyo, la formule aussi rapide qu’efficace du général Haig devait annoncer une « Chine seizième membre de fait de l’OTAN ». Des manœuvres diplomatiques en triangle qui coïncident avec la montée en puissance de l’Extrême-Orient soviétique en tant que théâtre militaire, marquée par un renforcement de son potentiel et le déploiement de missiles de portée intermédiaire SS 20. La crise est à son comble mais l’URSS a retrouvé sa dimension de puissance en Asie et ces années sont bien celles de l’affrontement des hégémonies. Il faudra néanmoins attendre la seconde moitié des années quatre-vingt pour qu’elle adopte une position nouvelle à l’égard du continent et se pose cette fois en véritable puissance asiatique, proposant une vision à long terme dépassant la caractère incantatoire de sa politique et de sa stratégie passées.
13Tel est l’objet du discours de Vladivostok prononcé par M. Gorbatchev le 28 juillet 1986 et où il aborde à la fois la question du développement économique de l’Extrême-Orient soviétique et celle de la normalisation avec les pays de la région Asie-Pacifique. Proposant quant à ce dernier point, mais d’un manière nettement plus concrète que précédemment, une « conférence du type d’Helsinki avec tous les pays riverains de l’Océan », car Moscou était « pour l’inclusion de la région Asie-Pacifique dans le processus global de sécurité internationale ». Tout ceci sous-entendant que l’URSS serait naturellement partie prenante à cette conférence puisque « l’Union soviétique est aussi un pays appartenant à la région Asie-Pacifique [17] ».
14Région Asie-Pacifique : l’expression, entrée dans le vocabulaire soviétique, acquiert une importance telle qu’à partir de 1987 elle apparaîtra figée en sigle (ATR ) jusque dans des publications officielles. Se substitue dès lors aux « pays d’Afrique et d’Asie » également chers à la période brejnévienne (auxquels était parfois ajoutée l’Amérique latine) du début des années 1970. On passe donc d’une conception essentiellement dogmatique à une formule nettement plus opératoire et illustrant une volonté des Soviétique de s’investir dans cette région sur les plans diplomatique, politique et économique. Et il y a ici aussi l’intention chez M. Gorbatchev de se débarrasser des contraintes mondialistes de ses prédécesseurs, d’abandonner ces lieux de crise totalement improductifs tant en termes politiques que diplomatiques ou économiques.
15Ainsi, tout en défendant l’idée de « maison commune européenne », M. Gorbatchev cherche à modifier l’approche soviétique du continent asiatique. En « désidéologisant » les relations que l’URSS entretenait jusqu’alors avec certains pays, il tend à se rapprocher désormais de « l’Asie qui marche » pour y agir comme une puissance régionale. La normalisation des relations avec la Chine bien sûr, la reconnaissance de la Corée du sud – au grand dam de Pyongyang – et les tentatives de rapprochement avec le Japon ressortissent à cette logique. Mais cette logique ne se limite pas à l’Asie continentale et déborde sur l’Asie archipélagique : le rapprochement avec les pays de l’ASEAN et les importants accords avec des micro-États du Pacifique (avec Vanuatu et Kiribati notamment sur la pêche) s’inscrivent dans un grand projet de dénucléarisation du Pacifique concrétisé par l’adhésion de l’URSS, le 15 décembre 1986, au traité de Rarotonga de l’année précédente. Tous ces éléments cumulés démontrent bien une volonté soviétique de peser désormais en tant qu’acteur essentiel de cette région Asie-Pacifique en plein décollage économique. Ce qui ne l’empêche pas de promouvoir « à l’ancienne », par le biais du pacifisme antinucléaire, une neutralisation de fait des pays auxquels s’adressent ces propositions.
16Déjà partiellement désidéologisées depuis 1986-87, les relations entre l’URSS et l’Asie subiront naturellement les conséquences de la chute du Mur de Berlin. Toutefois, cet événement majeur n’a pas le même sens en Asie, si bien qu’on a pu, à ce propos dénoncer à ce propos un « anatopisme ». Car si l’Extrême-Orient était bien depuis les années l’un des fronts de la guerre froide, il se caractérisait autrement que le front principal européen. Et ce principalement en ceci que l’Asie n’a jamais eu le caractère d’homogénéité – ou de double homogénéité politique, économique et surtout stratégique – les alliances – du continent européen. La bipolarité du continent européen n’avait pas cours sur ce continent où la Chine, pour communiste qu’elle ait été, ne pouvait s’additionner en puissance à l’URSS ou plus précisément au communisme soviétique.
17Pour la Russie post-soviétique, l’Asie restera néanmoins un enjeu de puissance considérable à la fois en termes de politique intérieure et de diplomatie. Il s’agit en effet pour Moscou de préserver ou plutôt d’ériger la Russie en passage de l’Orient à l’Occident, afin d’y disposer d’une position centrale, ce que paraissent justement lui contester tant les États-Unis que certains États de la région. L’Asie relevant néanmoins aux yeux des Russes, depuis le début des années 1990, autant d’un imaginaire national que d’une réalité politique et économique qu’ils tentent de maîtriser.
Et depuis 1989
18Retour désormais à Castex quant aux orientations principales de la stratégie russe ? Gengis Khan ou Khubilaï ? Or, le vieux débat doit être actualisé au regard des transformations que subissent les relations internationales. Au bilatéralisme se substituera maintenant soit un multilatéralisme prôné par la Russie, la Chine et l’Union européenne, soit l’unilatéralisme de Washington, mais en tout cas une planète caractérisée par la mondialisation des échanges. Mais dans le même temps la superpuissance soviétique n’est plus et la Russie est (re)devenue puissance régionale quelque vaste que soit la dimension de son environnement régional [18] ! Pour Moscou, l’Asie apparaît comme un élément indispensable à son retour comme acteur essentiel des relations internationales. Un défi asiatique en réalité double, car à la fois interne et externe.
Un défi interne
19M. Gorbatchev avait pressenti dès 1986 que la puissance de l’URSS en Asie et son émergence comme puissance asiatique passaient d’abord par la mise en valeur, jusque-là par trop négligée sauf, par période, sur le plan militaire de son propre Extrême-Orient. La disparition de l’URSS et la crise politique, économique et sociale que traverse depuis la Russie rendent cette exigence encore plus pressante [19].
20Or, la Fédération de Russie est désormais contrainte de mettre fin au « modèle impérial de gouvernance » qui fut le sien des siècles durant [20]. La capacité du centre à gérer l’ensemble semble paraît périmée pour des raisons à la fois conjoncturelles – faiblesse du pouvoir – et structurelles – les mentalités ont changé en Russie comme ailleurs. Sans aller jusqu’à envisager des scénarios catastrophe : le Kosovo en l’Extrême-Orient russe dont parlent certains, le fait est que l’on entend parfois évoquer une frontière entre la Russie de l’Ouest comprenant la partie occidentale de la Sibérie jusqu’à la région de Krasnoïarsk et celle de Sibérie orientale et d’Extrême-Orient. Certes, les tentations centrifuges, notamment dans les régions orientales, apparaissent surtout dans les moments de crises du pouvoir central, comme en 1993 et 1998. Mais la tendance à une décentralisation et à une régionalisation pourrait permettre à ces régions orientales d’acquérir une certaine autonomie dans la conduite de leur politique.
21L’une des principales questions qui se posent est de savoir si la Russie a les moyens de moderniser la Sibérie. Car si cette partie orientale du territoire comprend de nombreuses richesses minérales et énergétiques, les conditions de leur exploitation sont telles qu’elles ont été jusqu’à présent largement sous-exploitées. Or, pour mettre en valeur ces terres les investissements étrangers sont essentiels. Des accords ont bien sûr été d’ores et déjà passés avec des compagnies en particulier japonaises et sud-coréennes, mais la Sibérie ne connaît pas l’afflux de capitaux dont elle aurait besoin et dont les Russes, comme avant eux les Soviétiques, rêvent de longue date. Il existe d’ailleurs un projet, pour le moment assez utopique, consistant à « vendre » la Sibérie à quelque consortium international chargé d’exploiter ces territoires immenses. En un mot, l’ordre du jour ne serait plus celui d’une Russie allant vers l’Asie mais de l’Asie entrant en Russie [21]. À un niveau encore relativement réduit, c’est dans cet esprit que l’on peut concevoir l’exploitation du pétrole de Sakhaline, destiné à compléter les réserves russes de l’Oural (Tatarstan à l’Ouest et Tioumen à l’Est) comme à doter l’Extrême-Orient russe de ressources énergétiques propres. Le consortium Sakhalin Energy a ainsi amorcé sa production de pétrole off shore en juillet 1999 dans le cadre du projet Sakhaline-2. Ce projet, signé en 1994, prévoit l’exploitation et le partage de la production des ressources en hydrocarbures entre la Russie et des compagnies pétrolières américaines, japonaises et anglo-néerlandaises. De même un appel d’offre a été lancé pour l’exploitation des ressources supposées en hydrocarbures sur le plateau continental arctique russe (mers de Laptev, de Sibérie orientale et Tchouktche [22]). Quant au débat sur le tracé des oléoducs destinés à acheminer le pétrole russe vers l’Asie – largement sous-estimé en Europe – il n’a rien à envier au celui qui porte sur la Caspienne [23].
22Mais outre son propre territoire national, la Russie compte aussi sur les exrépubliques soviétiques d’Asie centrale pour s’ancrer en Asie et notamment sur le Kazakhstan qui comprend encore une importante population russe (de l’ordre de 35%). Moscou reste d’ailleurs extrêmement circonspecte à l’égard d’un projet récurrent du président kazakh et visant à constituer une « communauté eurasiatique dont la Russie serait exclue et qui favoriserait les relations de ces républiques d’Asie centrale avec les pays d’Asie. C’est sans doute dans cet esprit de « contre-offensive » que la Russie, le Kirghizstan, le Tadjikistan et justement le Kazakhstan ont constitué avec la Chine le très « stratégique » – « groupe de Shanghai » du nom de la ville où il a été créé en 1996 – destiné à éviter la mise à l’écart de la Russie au sein d’un important dispositif avec le principal partenaire asiatique de Moscou. Officiellement, la fonction du groupe est d’instaurer des mesures de sécurité et de confiance entre pays frontaliers et de réduire les tensions potentielles aux frontières [24]. Ce « groupe », qui devient « Organisation » en juin 2001 et qui se donne également comme priorité la lutte commune contre le terrorisme, acquiert naturellement une nouvelle légitimité après le 11 septembre 2001. Mais on peut y voir également un levier pour Moscou afin que d’ex-républiques de l’Empire ne disposent d’une marge de manœuvre trop importante à l’égard de la Chine. Moscou veut rester au centre des relations entre les pays de « son » étranger proche avec tout pays tiers, particulièrement lorsqu’il s’agit d’un grand pays. Ce qui ne fait que refléter tout un pan de la politique étrangère russe considérant toute formation nouvelle dont elle ne ferait pas partie comme a priori dirigée contre ses intérêts et potentiellement hostile [25]. D’où une grande vigilance quant aux activités diplomatiques des républiques d’Asie centrale, de plus en plus soutenues par les États-Unis, surtout après le 11 septembre, et qui pourraient contrecarrer les intérêts russes en Asie voire être préjudiciables à une ligne de politique étrangère encore incertaine. Cette attitude défensive apparaît encore plus nettement face aux défis externes que représentent les principaux États d’Asie et les structures régionales qui sont en train de s’y développer ou de s’y constituer.
Un défi externe
23La fin de l’affrontement Est-Ouest, la reconstruction des relations internationales et le processus de mondialisation de l’économie ont incarné pour la Fédération de Russie autant de défis qu’elle n’était pas réellement prête à assumer. Car à l’époque soviétique, elle avait été – ou plutôt elle s’était elle-même – mise à l’écart des grands circuits économiques et commerciaux formés dans le monde. Mais elle gardait de par sa situation de superpuissance un certain droit de regard ou de contrôle sur les activités de ces institutions. Depuis le début des années 1990, la Russie – les Russes le reconnaissent douloureusement eux-mêmes – a cessé, au moins provisoirement, d’être une puissance qui compte et la situation héritée de l’époque communiste a contribué à sa marginalisation, fût-elle temporaire.
24L’URSS avait dès l’époque gorbatchévienne cherché à développer ses relations avec les pays de l’ASEAN pour mieux s’intégrer dans l’espace asiatique. Certes, le projet de conférence sur la sécurité et la coopération en Asie n’aboutit pas à la fois à cause des réticences des États-Unis – déjà très hostiles à la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe – mais aussi, on l’a vu, parce que l’Asie ne constitue pas un espace homogène. Mais cet échec n’a pas découragé Moscou. Si la création, en 1989 [26], de l’APEC ( Asia-Pacific Economic Cooperation) destinée à promouvoir le libre-échange dans la région a suscité, en un premier temps, les critiques de Moscou qui y voyait un instrument de la montée en puissance des États-Unis dans une région la concernant directement, la Russie n’a eu de cesse, en un deuxième temps, d’y adhérer. Ce qui se produira lors du sommet de Kuala Lumpur le 17 novembre 1998. On peut néanmoins se demander comment la Russie a perçu un accueil dans ce forum en même temps et au même titre que le Vietnam et le Pérou ! Car qu’il s’agisse de l’APEC, du Forum régional de l’ASEAN (ARF) en 1994 ou du sommet euro-asiatique de mars 1996, Moscou, dans un premier temps, a regretté d’être exclue, mais déploré ensuite le rôle marginal qui lui était attribué après association à ces instances. Force lui a été de constater qu’elle n’est plus un acteur majeur dans la région. Or la Russie espère, car c’est pour elle vital, retrouver sa place de centre de l’espace eurasiatique et jouer un rôle de pont entre entre Orient et Occident. Mais elle devra pour ce faire justifier – et l’on revient à des considérations de politique intérieure – de l’efficacité de ses moyens de communication et de transit entre deux des plus grands centres économiques du monde : l’Europe et l’Asie.
25Dans le même temps que la Russie prône une politique asiatique ou, comme le revendiquait M. Primakov juste après sa désignation à la tête de la diplomatie russe en janvier 1996, une politique étrangère « qui marche sur ses deux jambes », cette politique reste profondément marquée par un modèle européen dont elle a du mal à se départir. Or, une éventuelle CSCA ne sera jamais la copie conforme de l’OSCE, l’APEC n’est pas l’Union européenne, non plus que le Forum de l’ARF une alliance militaire similaire à l’OTAN. La Russie souhaiterait dans l’idéal occuper en Asie une fonction majeure car à la « croisée des grandes civilisations : celles du catholicisme romain à l’Ouest, de l’islam au Sud et de la civilisation confucéenne chinoise en Extrême Orient. Elle veut devenir un pont intercivilisationnel et stabilisateur aux niveaux régional et global », pour promouvoir un « polycentrisme opposé au leadership unique des États-Unis [27] ». Mais elle est encore loin d’en être capable et a parfaitement consciences de ses « possibilités limitées de jouer un rôle actif en Asie ». Certes, il y a des auteurs russes qui nient une menace militaire à proprement parler dans cette région du monde ; par contre apparaissent de nouveaux foyers de puissance dont la Russie pourrait à terme être exclue [28]. Moscou craint d’ailleurs, comme de « nombreux États de la région, de voir s’instaurer un vide stratégique en Asie lié à une moindre présence des États-Unis et au fait que la Russie s’y trouve dans une position de faiblesse [29] ». En un mot, la Russie a incontestablement des difficultés à imposer sa volonté en Asie, au moins à l’échelle régionale où elle semble ne plus pouvoir mener de politique que réactive. Elle conserve néanmoins à l’échelle bilatérale des atouts qui pourraient lui permettre de redevenir un acteur essentiel de la politique internationale.
26La Russie d’aujourd’hui ne propose plus de modèle idéologique à défendre; elle n’est plus économiquement qu’un fournisseur discutable aux yeux des investisseurs occidentaux de ressources naturelles : elle n’a plus les capacités de fournir un soutien armé à des pays qui d’ailleurs ne le lui demandent pas. Le cas coréen pourrait servir d’illustration à cette situation nouvelle. En se rapprochant, très rationnellement, de Séoul, Moscou a ipso facto perdu en influence à Pyongyang au profit notamment de la Chine. Ceci au moment où les Russes pouvaient jouer un rôle dès lors que la question nucléaire et balistique entraîne une nouvelle détérioration des relations entre Washington et la Corée du Nord. La puissance est au demeurant aussi et peut-être même d’abord affaire d’image et de perception. Pour que Moscou, si elle se sent puissance asiatique, le devienne réellement, encore conviendrait-il qu’elle fût aussi perçue comme telle par les États de la région Mais plus généralement, la Russie compte sur l’Asie, notamment sur la Chine et le Japon, pour contribuer au redressement de la Sibérie et de son Extrême-Orient, or semblable contribution ne pourra tenter les pays intéressés que si elle justifie du bien-fondé de cette aide.
27Leitmotiv de la plupart des experts soviétiques qui articulent l’« externe » sur l’« interne » : la Russie doit absolument éviter de devenir un « trou noir » géopolitique.
Notes
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[1]
Cité par A. de Custine, Lettres de Russie (lettre de Moscou du 7 août 1839), Paris, ENF, 1946, p. 287.
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[2]
Cf. J. B. Duroselle, Tout Empire périra, Paris, Publications de la Sorbonne, 1982, p. 345-346
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[3]
Cf. H. Kissinger, Diplomatie, Paris, Fayard, 1996, p. 156.
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[4]
A. Arbatov, Rossijskaja nacional’naja ideja i vnechnjaja politika (L’idée nationale russe et la politique étrangère), Moscou, MONF (Fondation de Moscou pour les sciences sociales), 1998, p. 4. A. Arbatov, ancien chercheur en relations internationales à l’Institut d’Économie Mondiale des Relations Internationales, est actuellement député (groupe Iabloko) et viceprésident de la commission de défense à la Douma.
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[5]
Ibid. p. 14.
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[6]
Cf. I. Afanassiev, Ma Russie Fatale, Paris, Calman-Levy, 1992, p. 187-193.
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[7]
Cf. R. Castex, « De Gengis Khan à Staline, Les vicissitudes d’une manœuvre stratégique ( 1205-1936) », dans Théories Stratégiques, Paris, Economica, T. 2, p. 269-324.
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[8]
Ibid., p. 285.
-
[9]
Ibid., p. 278.
-
[10]
Cf. R. Castex, « Moscou, rempart de l’Occident », Revue de Défense Nationale, février 1955, p. 129-143.
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[11]
Les Soviétiques expérimentent leur premier missile nucléaire lancé à partir de sous-marins en 1955.
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[12]
A. Jdanov, dans son discours « fondateur » de la guerre froide à la réunion constitutive du Kominform (« bureau d’information » commun aux partis communistes), avait en effet classé la Chine parmi les pays « dépendant politiquement et économiquement des États-Unis », au même titre que le Proche-Orient et l’Amérique du sud; l’Inde étant par contre déjà considérée comme appartenant au « camp anti-impérialiste », cf. A. Jdanov, Rapport sur la situation internationale, Paris, N. Béthune, 1973, p. 9-10.
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[13]
Cité par R. Castex, Revue de Défense Nationale, art. cit., p. 145.
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[14]
Cf. L.Brejnev, Leninskim Kursom (sur la voie léniniste), Moscou, Politizdat, t. 2, p. 413; t. 3, p. 225-226 ; t. 4, p. 382.
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[15]
En particulier chez A. Gromyko à l’AG de l’ONU du 22 septembre 1981 ; de même le 1er octobre 1982, cf. A. Gromyko, Sauvegarder la Paix sur notre Planète, Londres, Pergamon Press, 1984, p. 246-298.
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[16]
Un terme de la phraséologie chinoise qui doit s’interpréter en réaction à l’hégémonisme soviétique. C’est d’ailleurs ainsi qu’il a été compris par tous les protagonistes.
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[17]
Cf. M. Gorbatchev, Izbrannye retchi i stat’i (Discours et articles choisis), Moscou, Politizdat, 1987, t. 4, p. 24,30.
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[18]
Cf. J.C. Romer, « Armements et espaces d’exercice de la puissance », Relations Internationales, n° 92, hiver 1997, p. 401-415.
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[19]
Krasnaja Zvezda, 25 mars 1993. S. Rogov est directeur de l’Institut des États-Unis et du Canada de l’Académie des Sciences de Russie.
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[20]
D. Trenin, conférence à l’IFRI, 7 juin 1999.
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[21]
Ibid.
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[22]
Actualités Russes, n° 1314,16 juillet 1999.
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[23]
Tel a notamment été l’objet d’un forum russo-japonais qui s’est tenu à Irkoutsk en septembre 2003. Nezavisimaja gazeta, 26 septembre 2003.
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[24]
Voir notamment Nezavisimaja Gazeta, 27 avril 1996,25 avril 1997, Izvestia, 30 juin 1998, Nezavisimaja Gazeta, 25 août 1999.
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[25]
Cf. A. Zagorski, « Russia and european institutions », dans V. Baranovsky, Russia and Europe, the security agenda, SIPRI, Stockholm, 1997, p. 539.
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[26]
Le premier sommet des chefs d’État de l’APEC a eu lieu à Seattle en 1993.
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[27]
Groupe d’analyse près la présidence de la fédération de Russie, Koncepcija nacional’noj Bezopastnosti Rossijskoj Federacii (Conception de sécurité nationale de la Russie, Moscou, MONF, 1998, p. 12).
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[28]
Krasnaja Zvezda, 4 décembre 1992.
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[29]
Krasnaja Zvezda, 1er avril 1993 (compte rendu d’un symposium russo-japonais).