Outre-Terre 2003/4 no 5

Couverture de OUTE_005

Article de revue

La sinusoïde des relations franco-américaines

Pages 253 à 262

Notes

  • [1]
    Armagnacs et Bourguignons, Ligue, Saint-Barthélemy, Fronde, Révocation de l’Edit de Nantes, Révolution (Terreur, guerre de Vendée), régime de Vichy, guerre d’Algérie.
  • [2]
    À Williamsburg, en 1983, Paris s’opposa au statut de membre associé de l’OTAN que Washington voulait conférer au... Japon. Par la suite, le G-7, puis G-8 (G-5 de 1975 à l’origine), élargit son champ de compétences d’une façon échevelée (sécurité, armements, terrorisme, aides à la Russie, drogue...), sans que la France y trouvât malheureusement rien à redire.
  • [3]
    Dès 1959, la France avait retiré ses forces maritimes en Méditerranée du Commandement militaire intégré de l’OTAN. La question a même rebondi au milieu des années 1990, à propos de la volonté française de voir un amiral européen à la tête du commandant COMNAVSOUTH (Naples) de l’OTAN.
  • [4]
    Il faudra attendre 1974 (Ottawa) pour que l’Alliance atlantique admette que l’arsenal français représentait un « facteur d’incertitude » pour les Soviétiques.
  • [5]
    Notamment Nuclear Posture Review et déclarations officielles diverses durant la crise Washington-Bagdad ( 2002-2003).
  • [6]
    Cf. La puissance et la faiblesse. Les États-Unis et l’Europe dans le nouvel ordre mondial, Paris, Plon, 2003.
  • [7]
    Sur les années 1980, cf. la synthèse de Philippe Moreau-Defarges, « France-États-Unis : de la spécificité française à la spécificité européenne », Regards sur l’actualité, n° 144, septembre-octobre 1988, La documentation Française. Et surtout le large et riche chapitre de Pierre Mélandri : « The Troubled Friendship : France and the United States, 1945-1989 », in Geir Lundestad, (éd.), No End to Alliance. The United States and Western Europe. Past, Present and Future, Londres, Macmillan, 1998.
  • [8]
    Sur ce sujet en soi qu’est l’OTAN, lire du même auteur Les grandes questions internationales, Paris, Economica, 2001 (cinquième partie). L’article « Alliances » in Pascal Chaigneau (éd.), Dictionnaire de relations internationales, Economica, 1998. « Les Américains, l’OTAN et... la France », Limes, I, 1997, Paris, Gallimard. On consultera avec profit pour les périodes antérieures Maurice Vaïsse, « La politique française à l’égard de l’OTAN ( 1956-1958) : continuité ou rupture ?», in De Gaulle en son siècle, Journées internationales organisées par l’Institut Charles de Gaulle ( 19-24 novembre 1990), documents du colloque, Unesco.
  • [9]
    On se reportera à notre article : « L’intervention française au Rwanda », Le trimestre du monde, n° 34,2e trimestre 1996.
  • [10]
    Le ministre britannique des Affaires étrangères qualifia alors la diplomatie française de « romanesque ».
  • [11]
    Résolution 688 de l’ONU du 6 avril 1991, autorisant l’« assistance » humanitaire, en violation de l’un des sacro-saints principes de la charte des Nations unies : la non-immixtion dans les affaires intérieures d’un autre État. Cf. « Les grandes questions internationales, op. cit., sixième partie, 2, problématique et pratique de l’ingérence ». Et du même auteur, « Aid at a cost : the media and international humanitarian interventions », in Daniel Kibert (éd.), Media in Ireland. Issues in Broadcasting, Dublin, Open Air, 2002.
  • [12]
    Un attentat équivalent en France mériterait donc au moins quatre minutes de silence.
  • [13]
    Du même auteur, « La mise en condition des opinions publiques européennes dans le conflit du Kosovo ( 1999) », in La manipulation à la française, Economica, 2003.
  • [14]
    Curieusement, Paris eut une attitude plus embarrassée lors de l’intervention américaine contre le général Noriega (Panama, 1989-1990).
  • [15]
    Entre autre. Non-ratification du traité sur la Cour pénale internationale de 1998; du traité d’interdiction définitive et complète des essais nucléaires de 1996 avec poursuite des « expériences nucléaires » dans le sous-sol américain; du protocole de Kyoto sur l’effet de serre de 1997. Retrait unilatéral du traité ABM de 1972. Non-signature du traité d’interdiction des mines anti-personnel de 1997; abandon du protocole sur les armes biologiques ; refus des conventions de Genève pour les prisonniers des guerres contre l’Afghanistan ( 2001-2002) et l’Irak ( 2003) ; blocage sur le projet ONU concernant les armes de petit calibre.

1Il est admis que le statut international de la France s’est trouvé rabaissé par les bouleversements internationaux de 1989-1991. La fin des rapports Est-Ouest (conclue par la disparition de l’Union soviétique), outre l’unification de l’Allemagne, ont réduit la marge de manœuvre de Paris, sans parler du conflit du Golfe (« Nous touchons là du doigt à l’autonomie de la France », avait confié sur l’heure le président Mitterrand). Compte tenu de l’impasse de l’Union européenne (enivrée à l’idée de devenir un État patenté mais chahutée par des élargissements boulimiques), la France a servi ses propres intérêts en affrontant les États-Unis sur le dossier irakien. Mais il est instructif d’évaluer cet affrontement au regard du passé et de le resituer dans une perspective plus large.

2L’affaire est d’autant plus importante qu’elle a des répercussions sur la supposée Politique étrangère et de sécurité commune (PESC ), sur les relations euro-américaines, sur l’axe transatlantique dans son ensemble, sur les rapports du vieux continent avec Washington, sur les convergences d’intérêts France-Allemagne-Russie. De surcroît, il ne s’agit pas de la seule politique étrangère : dans la crise irakienne de 2002-2003, les opinions publiques ont été à l’unisson, jusqu’aux frontières de l’ex-URSS. On le comprend aisément, puisqu’il s’agissait du droit international, de la souveraineté des États et du rôle des organisations internationales (à commencer par l’ONU ).

3Par-delà la compétition morale entre les États-Unis et la France, quel regard porter sur la relation franco-américaine depuis la seconde guerre mondiale ? En quoi celle-ci recoupe-t-elle les litiges euro-américains ? Comment s’appuie-t-elle sur les grandes crises régionales ? A-t-elle un effet sur le système international ? Bref, la guerre contre l’Irak de 2003 a-t-elle constitué un révélateur ? Et permet-elle de dégager des constantes géopolitiques, utiles pour l’avenir prévisible ? Comme on le voit, la relation France-États-Unis dépasse largement le cadre des relations bilatérales. L’étude chronologique sera ici écartée au profit de l’approche thématique qui, sur une période de près de soixante ans, permet une vue panoramique plus comparative.

Les deux chantres de l’universalisme

4Nul besoin de longs développements pour rappeler la joute historique à laquelle se sont livrés les Français et les Américains sur le terrain de l’universalisme. D’un côté de l’Atlantique, la France carapaçonnée par l’État-nation, le siècle des Lumières, le culte de la Raison, la vertu républicaine, l’excellence de la démocratie, la perfection de l’État de droit, le primat des droits de l’Homme, l’humanisme porté en bandoulière, la croyance dans le progrès, la soumission de la science et de la nature aux besoins de l’humanité, etc. De l’autre côté, l’exemplarité du génie américain, un destin exceptionnel ( Manifest Destiny, de Boston à San Francisco, mais aussi d’un bord à l’autre de la planète), la mission providentielle autoconférée, le messianisme (ce qui est bon pour moi doit être bon pour toi), le sentiment d’être la panacée rédemptrice (loi du marché, dynamique de la compétition, évangélisation du monde par l’économie libérale), etc. Et, en facteur commun de part et d’autre, l’expérience tragique de la guerre civile (affrontements franco-français cycliques [1], guerre de Sécession). Enfin, dans chacun des deux pays, la propension satisfaite au moralisme urbi et orbi n’exclut pas une bonne dose d’hypocrisie satisfaite et constitue un véritable sport national.

Heurts et malheurs bilatéraux

Causes communes

5La réaction française à la construction du mur de Berlin en 1961, à la crise des missiles de Cuba en 1962, à l’installation des euromissiles américains dans cinq pays européens (bataille politico-médiatique de 1979 à 1983), montrent à l’envi que l’entente est immédiate, totale et sans arrière-pensée dans le domaine de la sécurité internationale et de la défense, dès qu’il s’agit des rapports Est-Ouest.

Mésententes et conflits d’intérêt

6Les différends inopinés ou prévisibles ont émaillé la relation bilatérale. Vente d’armes (interruption de la visite aux États-Unis du président Pompidou, en 1970, à cause de l’achat de Mirage par la Libye; ventes d’armes au Nicaragua sandiniste au début des années 1980) ; échanges acerbes Michel Jobert-Henry Kissinger à propos du pétrole, du projet d’agence internationale de l’énergie en 1973-1974 ou des rapports Nord-Sud; rapprochement tactique du président Giscard d’Estaing en direction de l’URSS ayant envahi l’Afghanistan (rencontre surprise à Varsovie de 1980) ; généreuses déclarations du président Mitterrand en faveur de l’aide aux pays en développement à Cancun en 1981; volonté initiale des autorités françaises de ne pas élargir le G-7 à des missions extra-économiques [2]; critiques répétées de Washington au maintien de la zone monétaire CFA unissant Paris à une quinzaine de pays africains ; bref, ces mésententes portent essentiellement sur des dossiers périphériques aux rapports Est-Ouest, plus particulièrement sur la relation de Paris avec des pays ou régions du « Tiers-Monde ».

7Même observation pour des conflits d’intérêt plus lourds, notamment à l’époque des décolonisations. Washington n’avait-il pas poussé à l’indépendance du Maroc dès 1945, n’avait-il pas mis un terme à l’expédition de Suez ( 1956), n’avait-il pas contrecarré Paris durant la guerre d’Algérie (affaire de Sakiet en 1958), tandis que le général de Gaulle exhortait les États-Unis à quitter le Vietnam (discours de Phnom-Penh en 1966) ?

Confrontations

8Si le cadre Est-Ouest avait été propice à la solidarité, si la relation avec les pays en développement et la décolonisation avait entraîné des litiges notables, c’est le domaine de la défense en Europe qui suscita des différends radicaux et durables. Qu’on en juge : querelle de la CED ( 1951-1954) sur l’armée européenne, partage des responsabilités stratégiques en Méditerranée [3], édification de la « force de frappe » française [4], départ de la France du Commandement militaire intégré de l’OTAN ( 1966), divergences relatives sur le refus catégorique de Paris de négocier son arsenal nucléaire avec l’URSS, projet de l’Initiative de défense stratégique (IDS, 1983), puis des différentes versions du bouclier spatial américain (GPALS, NMD, MD ), reprise des essais nucléaires français ( 1995-1996), soutien implicite de Paris aux essais nucléaires indiens de 1998, abandon officieux d’une grande partie de la stratégie de dissuasion nucléaire par Washington en 2002 [5]. Ce bref rappel parle de lui-même : la remise en cause américaine des grands équilibres stratégiques durant les rapports Est-Ouest et du principe de la stratégie nucléaire sont toujours source de conflits politiques.

9À cela, on pourra objecter à juste titre que la France a cru bon depuis quelques années de se lier aux États-Unis dans le domaine de la simulation des essais nucléaires. Coopération éminemment discutable dans son principe, même si ces programmes sont couverts par un épais secret.

Les contentieux euro-américains

10Même s’il n’existe pas de diplomatie européenne, la France est inévitablement partie prenante des différends euro-américains, ne serait-ce que par son poids spécifique, son rôle et son influence. Le néoconservateur Robert Kagan explique que ces litiges sont apparus dès la présidence de Bush père [6]. En fait, on peut même les déceler au début des années 1980 avec, par exemple, l’affaire du gazoduc transsibérien ( 1982), ou les critiques de Washington à l’égard de la Politique agricole commune, des subventions communautaires, des mesures de « protectionnisme », du service public [7]. Mais deux terrains d’affrontement se sont rapidement élargis dans les années 1990 : la rivalité économique et, là encore, la recomposition géopolitique du continent.

Rivalités économiques

11Les disputes se sont aggravées dans des secteurs de plus en plus sensibles et de plus en plus nombreux. La liste est éloquente : l’alimentation (organismes génétiquement modifiés, viande aux hormones, bananes) ; la culture (produits audiovisuels, « exception culturelle » à la française, droits d’auteurs versus copyright) ; la finance et la monnaie (paradis fiscaux, création de l’euro, maintien du francCFA ) ; l’industrie aéronautique avec l’affrontement Boeing-Airbus, acier) ; les investissements (projet américain d’Accord multilatéral sur les investissements, bloqué in extremis par Paris en 1998) ; l’aide aux pays en développement (accords communautaires de Lomé, puis de Cotonou à partir de 2000) ; le commerce extérieur (institution d’un Organisme de règlement des différends dans la nouvelle Organisation mondiale du commerce de 1994, lois extraterritoriales concernant Cuba, l’Iran, la Libye) ; l’environnement (protocole de Kyoto, nuisances des avions...) ; l’espace (concurrence d’Ariane, programme Galileo rivalisant à terme avec le GPS américain).

12Si la logique américaine est par définition unitaire, la solidarité européenne laisse souvent à désirer ( a fortiori dans le domaine crucial de la construction ou de l’achat d’armements), d’autant que l’Europe à 25 de 2004 perdra en cohérence et en volonté, d’anciens pays de l’Est ayant déjà prouvé leur statut d’États clients (la Pologne décidant en 2003 d’acheter des F-16 et se voyant octroyer un secteur d’occupation en Irak) et constitué des leviers naturels dans les mains des Américains, destinés à affaiblir l’Union européenne. La France ne pourra relever seule de tels défis, les condamnations et la magie oratoire ne suffisant pas à rendre les Européens plus... européens.

Recomposition géopolitique du continent

13Force est de reconnaître que les États-Unis avaient préparé, permirent et accompagnèrent avec doigté l’unification de l’Allemagne. Dès mai 1989, à Mayence, le président Bush père proposa à la RFA le « Partnership du Leadership » pour l’Europe, invite renouvelée à Berlin par le président Clinton en 1994 et élargie aux « affaires du continent ». Comme Londres, Paris protesta, mais pesa de peu de poids dans le processus diplomatico-juridique « 4+2 » sur l’unification. Peu après, la France et le Royaume-Uni d’un côté, l’Allemagne de l’autre, divergèrent profondément sur la gestion du conflit yougoslave, avant de constater la mainmise de Washington sur le processus de paix en Bosnie-Herzé-govine. Au reste, durant les accords de Dayton ( 1995), ni l’Union européenne ni les principaux pays européens ne furent consultés, les forces de l’OTAN remplaçant les Casques bleus et la caution internationale de l’ONU n’étant bricolée que par la suite. D’ailleurs, au cours de la décennie, les États-Unis s’appuyèrent avec succès et sur l’Allemagne et sur la Turquie, deux points privilégiés en Europe, tout en s’employant à « politiser » l’Alliance atlantique dès 1991, à la diversifier grâce à des organisations gigognes et à l’élargir ( 1999) [8]. De plus, avec le recul, le rapprochement régulier et déterminé de la France avec l’Alliance atlantique apparaît de peu d’effet ? Était-il destiné à éviter la politique de la chaise vide, à neutraliser le tandem Washington-Berlin et à peser sur la réforme de l’Alliance : on ne voit pas en quoi il a élargi le moins du monde la marge de manœuvre de la France en Europe ou dans les relations transatlantiques.

Les dossiers régionaux

14Si, dans le domaine des droits de l’homme (Tchétchénie, par exemple, mais aussi Afrique, Caraïbes, Moyen-Orient, etc.), les politiques américaine et française ne se sont jamais contrariées – chacun ayant ses régimes amis infréquentables –, c’est à propos de conflits régionaux que les divergences significatives sont intervenues dès les années 1990.

15Alors que Washington avait régulièrement aidé Paris, au plan militaire, dans ses actions extérieures en Afrique (et cela dès les années 1970), l’ingérence ONU de la France au Rwanda ( 1994) fut nettement critiquée par les États-Unis [9], tandis que la formation d’une vaste coalition américaine en Afrique (de l’Érythrée à l’Angola, 1996-1997), avec pour but de chasser le vieux protégé Mobutu du Zaïre, fut considérée par Paris comme un acte carrément hostile. Le secrétaire d’État Warren Christopher n’avait-il pas donné le « la » : « Aujourd’hui, l’Afrique a besoin du soutien de tous ses amis et pas du patronage exclusif de quelques-uns ?» Et l’ambassadeur américain Daniel Simpson à Kinshasa n’avait-il pas accusé Paris de soutenir des régimes « décadents », déclarant vertement : « La France n’est plus capable de s’imposer en Afrique [...]. Le néocolonialisme n’est plus supportable » ( 1996) ?

16Dans la décennie quatre-vingt-dix, on retrouve les mêmes animosités, qui ne sont pas de simples humeurs, à propos du monde musulman et du conflit israélo-palestinien. Après la bonne entente durant la guerre Irak-Iran ( 1980-1988) et son extension dans le Golfe ( 1987-1988), les États-Unis furent considérés comme provocants ou dangereux. Ne demandaient-ils pas à Alger, en pleine guerre civile, de partager le pouvoir avec le FIS ? Ne soutenaient-ils pas la mise en place du régime des talibans en Afghanistan ( 1996) ? Ne se livraient-ils pas avec le Royaume-Uni à une foule de raids aériens contre l’Irak bombardé en toute illégalité ? Idem pour les dizaines de missiles de croisière contre le régime de Saddam Hussein ou le Soudan et l’Afghanistan accusés de terrorisme ( 1998) ? Ne laissaient-ils pas l’Arabie saoudite et le Pakistan étendre leur influence islamiste du Maghreb à l’Asie centrale ex-soviétique ? Ne condamnè-rent-ils pas l’opération (d’ailleurs réussie) d’Hervé de Charette, ministre français des Affaires étrangères, au Proche-Orient en 1996 (opération d’ailleurs réussie) [10] ? La nouvelle administration Bush fils n’allait-elle pas rester ostensiblement sourde à la situation détestable dans les territoires occupés au début du gouvernement Sharon, en pleine seconde Intifada ?

17Bref, les années 1990 constituèrent bien une période de divergences grandissantes sur des conflits de plus en plus régionalisés et en partie imprévisibles, sous administration démocrate aussi bien que républicaine aux États-Unis, sous régime de droite, de gauche ou de cohabitation en France.

Le système international

18C’est évidemment sur l’ensemble des dossiers internationaux, le système international au sens étymologique du terme, que l’étude des rapports entre les deux pays présente le plus d’intérêt.

Convergences

19Celles-ci concernent essentiellement l’ONU.

20Le conflit du Golfe (crise puis guerre, 1990-1991) a illustré une totale identité de points de vue, mais dans la complexité. Certes, les deux membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU ne pouvaient que défendre le droit international (un État membre de l’ONU venait de disparaître – annexion du Koweït par l’Irak après vingt-six jours d’occupation totale), mais la France avait cherché à éviter la guerre par d’infructueuses médiations et le président Mitterrand avait avoué en privé l’étroitesse de sa marge de manœuvre.

21Ensuite, Paris avait fini par convertir Washington des bienfaits fort discutables de l’« ingérence » humanitaire, avec accord de l’ONU  [11], la France participant jusqu’en 1994 aux différentes ingérences ONU, hormis celle portant sur l’intervention américaine en Haïti (qui n’avait d’humanitaire que le prétexte).

22La non-réforme du Conseil de sécurité de l’ONU arrangeait également les deux complices pour des raisons croisées, mais différentes.

23Enfin, les attentats du 11 septembre ne pouvaient faire passer, par principe, la moindre feuille de papier à cigarette entre les deux capitales. Cependant, on notera que l’invocation solennelle – grande première dans l’histoire – de l’articleV de l’OTAN ne s’imposa pas sans discussion. De même pour les trois minutes de silence en France, démagogiques : la « minute de silence » est à elle-même assez symbolique [12].

24En revanche, le bombardement de la Serbie par l’OTAN (mars-juin 1999), sans accord de l’ONU, a placé la France en contradiction avec le droit international, avec les Nations unies et avec son statut de membre permanent [13]. Au surplus, Paris se trouvera en porte-à-faux quant à ses propres arguments, exemplaires, pour condamner la guerre des États-Unis contre l’Irak ( 2003). En effet, à quel moment et dans quelles circonstances la France défend-elle ou pas le droit international et la charte de l’ONU ?

Divergences

25Celles-ci concernent aussi le droit international, mais d’une façon autrement convaincante.

26La France est en flèche sur des sujets importants. Ainsi, lors de la violation de la souveraineté de la Grenade par les États-Unis (intervention de 1983); du raid aérien contre la Libye ( 1986), la France refusant le survol de son territoire [14]; du départ forcé du secrétaire général de l’ONU Boutros Boutros-Ghali (auquel succéda l’aimable Kofi Annan, 1997) ; du refus américain de financer le budget général de l’ONU (asséchant ainsi l’Organisation) ; de la tenue d’une Conférence de paix sur le Moyen-Orient ( 1991) en dehors de l’ONU; de la poursuite des embargos cruels contre l’Irak, ajoutée aux 250 000 raids aériens américanobritanniques contre le pays (jusqu’en 2003); de la signature d’un accord américano-nord-coréen de démilitarisation du programme nucléaire ( 1994), violant les responsabilités de l’ONU en la matière et qui se révélera d’ailleurs désastreux ; de la conférence américano-post-yougoslave hors ONU (accords de Dayton, 1995) ; de la volonté américaine d’étendre à ses alliés son bouclier antimissiles (National Missile Defense) ; de la non-signature ou de la non-ratifica-tion de traités internationaux par Washington, accentuant non seulement son unilatéralisme mais – plus grave – son isolationnisme [15]; des doctrines successives sur les Rogue States (ou États parias), « l’axe du mal », la « guerre préventive »; de l’ensemble de la crise et la guerre américano-irakienne ; de l’après-Saddam Hussein (aide humanitaire militaire, protectorat de fait américain en Irak...).

27Bref, compte tenu de la tendance durable des États-Unis à s’affranchir du droit international, cette liste fastidieuse est malgré tout éclairante : les sujets de contestation fondamentaux se multiplient. Le débat monde unipolaire versus monde multipolaire paraît en partie périmé : Washington est le pôle.

Conclusion

28Dans le strict domaine bilatéral, la France a témoigné d’une totale et immédiate solidarité avec les États-Unis au cours des graves crises Est-Ouest, mais s’est nettement singularisée dans ses relations avec les pays en développement ou lors de crises régionales. En fait, c’est l’ordre stratégique en Europe (OTAN, rôle du nucléaire) qui a fait diverger nettement les deux pays.

29Dans le domaine multilatéral, c’est le domaine économique (différends euroaméricains) et l’approche géopolitique (place de l’Allemagne, surtout) qui ont traduit mésententes ou ruptures. Dans les années 1990, une incompréhension grandissante s’est manifestée à propos des interventions américaines en Afrique, du conflit du Proche-Orient et de l’aventureuse aide des États-Unis à des mouvements, partis et régimes islamistes.

30Mais c’est bien sûr le droit international qui constitue de plus en plus la pierre angulaire de la relation entre Washington et Paris, le conflit américanoirakien de 2002-2003 l’ayant prouvé à l’envi. Les relations Est-Ouest structuraient tant bien que mal les rapports bilatéraux. Or, les bouleversements internationaux de 1989-1991 ont fait de l’unique superpuissance américaine un acteur de plus en plus solitaire et imprévisible, arrogant aussi. Au point qu’on peut se demander si, par-delà le nouveau désordre international qui s’installe, la France et les États-Unis d’aujourd’hui partagent vraiment les mêmes valeurs. Rien n’est moins sûr.


Date de mise en ligne : 01/12/2005

https://doi.org/10.3917/oute.005.0253

Notes

  • [1]
    Armagnacs et Bourguignons, Ligue, Saint-Barthélemy, Fronde, Révocation de l’Edit de Nantes, Révolution (Terreur, guerre de Vendée), régime de Vichy, guerre d’Algérie.
  • [2]
    À Williamsburg, en 1983, Paris s’opposa au statut de membre associé de l’OTAN que Washington voulait conférer au... Japon. Par la suite, le G-7, puis G-8 (G-5 de 1975 à l’origine), élargit son champ de compétences d’une façon échevelée (sécurité, armements, terrorisme, aides à la Russie, drogue...), sans que la France y trouvât malheureusement rien à redire.
  • [3]
    Dès 1959, la France avait retiré ses forces maritimes en Méditerranée du Commandement militaire intégré de l’OTAN. La question a même rebondi au milieu des années 1990, à propos de la volonté française de voir un amiral européen à la tête du commandant COMNAVSOUTH (Naples) de l’OTAN.
  • [4]
    Il faudra attendre 1974 (Ottawa) pour que l’Alliance atlantique admette que l’arsenal français représentait un « facteur d’incertitude » pour les Soviétiques.
  • [5]
    Notamment Nuclear Posture Review et déclarations officielles diverses durant la crise Washington-Bagdad ( 2002-2003).
  • [6]
    Cf. La puissance et la faiblesse. Les États-Unis et l’Europe dans le nouvel ordre mondial, Paris, Plon, 2003.
  • [7]
    Sur les années 1980, cf. la synthèse de Philippe Moreau-Defarges, « France-États-Unis : de la spécificité française à la spécificité européenne », Regards sur l’actualité, n° 144, septembre-octobre 1988, La documentation Française. Et surtout le large et riche chapitre de Pierre Mélandri : « The Troubled Friendship : France and the United States, 1945-1989 », in Geir Lundestad, (éd.), No End to Alliance. The United States and Western Europe. Past, Present and Future, Londres, Macmillan, 1998.
  • [8]
    Sur ce sujet en soi qu’est l’OTAN, lire du même auteur Les grandes questions internationales, Paris, Economica, 2001 (cinquième partie). L’article « Alliances » in Pascal Chaigneau (éd.), Dictionnaire de relations internationales, Economica, 1998. « Les Américains, l’OTAN et... la France », Limes, I, 1997, Paris, Gallimard. On consultera avec profit pour les périodes antérieures Maurice Vaïsse, « La politique française à l’égard de l’OTAN ( 1956-1958) : continuité ou rupture ?», in De Gaulle en son siècle, Journées internationales organisées par l’Institut Charles de Gaulle ( 19-24 novembre 1990), documents du colloque, Unesco.
  • [9]
    On se reportera à notre article : « L’intervention française au Rwanda », Le trimestre du monde, n° 34,2e trimestre 1996.
  • [10]
    Le ministre britannique des Affaires étrangères qualifia alors la diplomatie française de « romanesque ».
  • [11]
    Résolution 688 de l’ONU du 6 avril 1991, autorisant l’« assistance » humanitaire, en violation de l’un des sacro-saints principes de la charte des Nations unies : la non-immixtion dans les affaires intérieures d’un autre État. Cf. « Les grandes questions internationales, op. cit., sixième partie, 2, problématique et pratique de l’ingérence ». Et du même auteur, « Aid at a cost : the media and international humanitarian interventions », in Daniel Kibert (éd.), Media in Ireland. Issues in Broadcasting, Dublin, Open Air, 2002.
  • [12]
    Un attentat équivalent en France mériterait donc au moins quatre minutes de silence.
  • [13]
    Du même auteur, « La mise en condition des opinions publiques européennes dans le conflit du Kosovo ( 1999) », in La manipulation à la française, Economica, 2003.
  • [14]
    Curieusement, Paris eut une attitude plus embarrassée lors de l’intervention américaine contre le général Noriega (Panama, 1989-1990).
  • [15]
    Entre autre. Non-ratification du traité sur la Cour pénale internationale de 1998; du traité d’interdiction définitive et complète des essais nucléaires de 1996 avec poursuite des « expériences nucléaires » dans le sous-sol américain; du protocole de Kyoto sur l’effet de serre de 1997. Retrait unilatéral du traité ABM de 1972. Non-signature du traité d’interdiction des mines anti-personnel de 1997; abandon du protocole sur les armes biologiques ; refus des conventions de Genève pour les prisonniers des guerres contre l’Afghanistan ( 2001-2002) et l’Irak ( 2003) ; blocage sur le projet ONU concernant les armes de petit calibre.

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