Notes
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[1]
L’expression avait été employée par le chef de l’État, Nicolae Ceausescu, pour expliquer la position roumaine dans la dynamique de développement de la modernité tardive : la Roumanie étant entre le premier monde, les pays de G 7 et les pays du tiers monde. Depuis, elle est redevenue ce qu’elle était avant la Seconde Guerre mondiale, un pays du tiers monde.
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[2]
Pour une analyse complète de ces origines, cf. Claude Karnoouh, Postcommunisme fin de siècle, L’Harmattan, Paris, 2001.
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[3]
Cf. Joseph Roth, « La Russie prend le chemin de l’Amérique », in Croquis de voyage, Paris, Le Seuil, 1994, p. 222. ( Reisebilder, Cologne, 1976). Reportage d’abord publié le 23 novembre 1926 dans la Frankfurter Zeitung. * Souligné par l’auteur ; ** C’est moi qui souligne.
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[4]
Cf. Victor Boret, Le Paradis infernal (URSS1933), Paris, 1933, p. 85-86. * C’est moi qui souligne.
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[5]
Cf. Moshe Lewin, La Formation du système soviétique, Paris, Gallimard, 1987, chap. XI.
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[6]
Cf. Éric Hobsbawm, Age of Extremes. The Short Twentieth Century 1914-1991, Abacus, Londres, 1995.
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[7]
C’est en raison du rôle essentiellement social du communisme occidental que les ouvriers peuvent passer du votre communiste au vote pour des partis populistes d’extrême droite. Mais c’est aussi parce que la revendication communiste s’y est confondue avec les revendications syndicales, que l’extrême gauche révolutionnaire n’a jamais dépassé, en Occident, l’état de groupuscules marginaux.
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[8]
Cf. Le remarquable livre d’Howard Zinn, A People History of the Unites States, 1492-Presen t, Harper, New York, 1995.
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[9]
Cf. Liviu Antonesei, « Cu America, “sold la sold” ! » (« Côte à côte » avec l’Amérique !), Dilema, XI, 526,25 avril-1er mai 2003, Bucarest.
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[10]
Cf. Jean-Claude Michéa, Impasse Adam Smith. Brèves remarques sur l’impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche, Climats, Castelnau-le-Lez, 2002.
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[11]
Il est vrai que lors de crises certains pays de l’UE mettent à mal les règles économiques comme les dépassements budgétaires, ou, retardent, à l’instar de la France, l’application des lois, les directives et les règlements votés et émis par Bruxelles. Rien d’étonnant à cela, ce n’est là une marque de la puissance.
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[12]
Pendant l’agression de l’OTAN contre la Serbie, au moment du vote à l’assemblée nationale roumaine d’une loi permettant d’ouvrir librement l’espace aérien du pays aux avions de la coallition, le parti du l’actuel président, Ion Iliescu, opposé à cette guerre, avait été « convaincu » de s’abstenir, après une longue conversation avec l’ambassadeur des États-Unis.
1À l’Ouest, tout le monde en est aujourd’hui convaincu, il n’y a de lumière éclairant le monde qu’occidentale. Et si le sens du monde est celui que l’Occident ( Abendland en allemand, c’est-à-dire déclin) lui attribue, c’est parce que le monde n’est pas chose extérieure à l’expérience humaine. Le monde n’est rien moins que l’Occident et lui seul qui, depuis au moins cinq siècles, fait la modernité grâce à une synergie unique où s’unissent la connaissance philosophique (la question de l’Être), la connaissance mathématique (la logique) et l’empirie comme mise en œuvre de techniques productives au service du seul profit monétaire (cf. l’histoire de l’arsenal de Venise). La même opinion court à l’Est de l’Europe, même parmi ceux qui se prévalent d’un nationalisme chagrin, pointilleux, chicaneur et ratiocineur. Que ces derniers l’oublient ou l’ignorent, ils n’en sont pas moins aussi le produit à la fois philosophique et politique de cet Occident qu’ils honnissent.
2Au moment du communisme en phase terminale, il n’y avait que des journalistes de la « grande » presse (par ses tirages et non par la pensée), des politologues de renom, la masse des demi-savants des sciences dites humaines pour donner à croire que, dans leur diversité, les pays du bloc soviétique vivaient dans une sorte de « frigidaire » de l’histoire. Que depuis 1948 toutes les activités humaines s’y étaient figées, qu’elles attendaient là, au-delà de l’Oder et de l’Autriche, l’étincelle salvatrice qui remette en marche le moteur de l’histoire et ramène l’Est au point de départ des années 1947-1948… Comme si la collectivisation des terres agricoles, l’industrialisation pharaonique, les recherches scientifiques, la création massive de spécialistes hyperqualifiés dans diverses techniques et, pour l’Union soviétique, la victoire sur l’Allemagne nazie ou la conquête de l’espace n’avaient traduit que de la stagnation ! Le « frigidaire de l’histoire » offrait l’exemple même de ces billevesées produites par des escrocs aux fins de mithridatiser des publics complaisants voire, pire encore, d’adultérer la pensée critique. En vérité, ou à tout le moins en réalité et de manière surprenante, les régimes communistes du glacis soviétique en Europe présentaient aux populations les images sociales et politiques les plus favorables que l’Occident projetait de lui-même. En Roumanie par exemple, depuis la fin du mode de gestion stalinien, depuis 1964, depuis la sortie de prison des derniers détenus politiques, le régime offrait, au cinéma et surtout à la télévision, des films et des feuilletons américains qui mobilisaient une grande majorité de la population tant urbaine que rurale. Même si l’on n’ose plus le rappeler aujourd’hui, les gens se souviennent tous des années 1970 et des années 1980, des soirées Dallas ou Rich man Poor man (en Hongrie c’était Dynasty). Le samedi, en début de soirée, tous groupes sociaux confondus, le pays était figé devant le poste de télévision. Aucune soirée, aucun fête familiale, amicale ou plus sociale ne pouvait commencer avant la fin du feuilleton américain qui rythmait la vie à la fin de la semaine.
3Il est parfaitement étonnant qu’on offrît à une société du second monde [1], menée rudement sur la voie du développement, pareils feuilletons pour la distraire, même s’ils avaient servi de soupape sociale aux tensions engendrées par une intense et compulsive mobilisation politique et économique. En effet, qu’apportaient-il ces feuilletons à l’eau de rose ou plutôt que portaient-ils à l’écran ? À coup sûr autre chose que la narration simpliste de mièvres et sordides sagas familiales ; des modèles de comportements et d’attitudes, des styles vestimentaires, de maquillages, d’habitat et d’ameublement. Plus encore, ils forgeaient les représentations d’un idéal accompli, d’une sorte de « paradis terrestre » nommé États-Unis. Ces feuilletons n’étaient, à leur manière, que les images sentimentalistes et hédonistes d’une autre propagande, d’une propagande politique (le triomphe de la démocratie, mais quid des Indiens et des Noirs ?), juridique (le triomphe ultime de la justice), sociale (les riches finissant toujours par aider les pauvres et les honnêtes gens finissant aussi par triompher des méchants et des malhonnêtes) et, last but not least, une propagande économique où l’abondance sans limite des objets était donnée comme horizon indépassable du devenir. Les régimes communistes offraient donc cette propagande que ne venait plus contrarier la contre-propagande soviétique. Tant et si bien qu’au moment de la chute du système communiste, l’idéal socio-politique offert par les feuilletons (mais aussi les films et les cassettes vidéo) sembla être enfin réalité immédiate, à portée de main. Pour les classes moyennes fabriquées en masse par les régimes, l’effondrement du communisme, c’était l’accomplissement à venir des espoirs de bien-être absolu : la villa dans une banlieue « chic », la cuisine hypertechnologique, le barbecue au fond du jardin, la pelouse qu’il faut tondre toutes les semaines et bien sûr deux automobiles, etc. Comme en témoignent dans certains cas l’architecture et l’urbanisme en Roumanie, en Hongrie et en Slovaquie postcommunistes.
4J’ai vu la réussite de cette propagande dans le geste d’une intellectuelle roumaine, femme encore jeune, professeur de sciences humaines dans un lycée qui me confessa en 1993 s’être agenouillée en pleurant lorsqu’elle entra pour la première fois de sa vie dans le premier hypermarché rencontré durant un séjour aux États-Unis. Je croyais son geste isolé, mais des expériences similaires me furent contées. Voilà la plus parfaite expression de l’aliénation et même de la chosification de la personne humaine. C’étaient, trente après les prosternations devant Joseph Staline, celles devant la marchandise. Preuve, s’il en fallait, qu’au bout du compte, c’est bien MacDonald’s et Selfridges qui avait eu raison de Lénine.
5Mais si nous nous étonnons à ce point, c’est que, d’un simple point de vue réaliste (et non moral), nous percevons dans l’implosion du système communiste une sorte d’échec a priori surprenant, et ce d’autant que le constat en fut imposée d’en haut, depuis le centre même du pouvoir. Pourquoi, en ultime instance, ce système n’a-t-il pas su ou pu offrir des alternatives véritables et réalisables en une vie d’homme au consumérisme vanté et accompli, certes de manière fort inégalitaire, par le capitalisme nord-américain ? Si les feuilletons étasuniens occupaient les écrans de télévision des pays communistes et si les représentations de la marchandise, sa fétichisation, envahissaient les esprits, était-ce dû à la seule faiblesse quasi avouée du système, dès lors qu’il dut céder et accepter des produits politico-culturels en contrepartie de facilités à obtenir des prêts des banques occidentales, du FMI ou de la Banque mondiale ? N’y avait-il pas, déjà présent au cœur de la société idéale selon le système, une disposition à recevoir ces images, une connivence de fait dès les origines du pouvoir bolchevique lui-même ? N’y aurait-il pas un rapport spéculaire entre les deux modes de développement de la modernité, capitalisme et bolchevisme ou marxisme-léninisme ? N’étaient-ils pas, au bout du compte, simultanément articulés sur un même substrat économique qui, par-delà les contradictions de la praxis, les conflits géopolitiques des puissances et ceux de la redistribution de la plus-value, se fondait dans une même axiologie philosophique postulant la positivité absolue et indiscutée du progrès techno-scientifique ?
6Pour comprendre le sens de ces questions, il convient de sortir de la frénésie de l’actualité, des interprétations vites ficelées, d’un anti-communisme moraliste et stupide qui embrument l’esprit, l’éloignent du bon sens, et, plus sérieusement, évitent de rappeler et de replacer bolchevisme et marxismeléninisme dans une perspective de l’histoire des idées, seule façon de ne point les soumettre à des interprétations anachroniques. Penser que la société soviétique se serait effondrée en deux décennies, de 1970 à 1989, c’est faire preuve d’une paresse d’esprit ou d’une ignorance coupables. L’effondrement vient de bien plus loin, il est l’issue d’une compétition originaire perdue [2].
7Faisons un bref détour en apparence esthétique par les années 1920 et 1930. Au plan à la fois réel et symbolique, on a pu noter à quel point le dogme esthéticopolitique du réalisme socialiste s’était intensifié et imposé, durant ces deux décennies, au fur et à mesure qu’aux véritables utopies marxiste-léninistes (l’utopie politique, celle de la cuisinière et celle, économique, de la fin de la nécessité) se substitua l’idée du rattrapage d’un modèle de développement techno-scientifique déjà réalisé ailleurs et que la collectivisation des moyens de production devait, selon ses promoteurs, perfectionner et accomplir en sa totalité. En d’autres mots, le réalisme socialiste devint le dogme officiel politicoesthétique au moment où l’URSS se donna pour but de faire mieux que les États-Unis d’Amérique. Or, ce but qui définit avec précision le lieu où se fonde l’idéal, les États-Unis d’Amérique, n’apparaît pas à la fin des années 1950, lors de la célèbre visite qu’y fit Khrouchtchev, mais il est avancé dès le début des années 1920 et se maintiendra même pendant les années de plomb du stalinisme ; en bref, le capitalisme étasunien, bien plus que celui de l’Europe occidentale, hanta toujours, tout à la fois positivement et négativement, et les dirigeants et le peuple-masse de l’Union soviétique, comme plus tard, après 1948, ceux des pays satellites. Encore faut-il rappeler qu’à la même époque, le capitalisme en crise grave produisait aussi ses canons réalistes politico-esthétiques, et que si d’un côté nous avions La mère filmée par Poudovkine, La terre par Dovjenko, on projetait de l’autre et dans un style narratif fort proche aux masses de chômeurs occidentaux L’extravagant Mrs Deeds de Frank Capra ou Les raisins de la colère de John Ford…
8« Civilisation ! Machines ! Abécédaires ! Radio ! Darwin ! On méprise l’Amérique, c’est-à-dire le grand capitalisme sans âme, le pays où l’or est Dieu, mais on admire l’Amérique, c’est-à-dire le progrès, le fer à repasser électrique, l’hygiène et les adductions d’eau. Ce qu’on veut c’est une technique de production parfaite. Or la conséquence immédiate de tous ces efforts, c’est une adaptation inconsciente* aux valeurs de l’Amérique. Et c’est le vide intellectuel et moral. [… ] C’est-à-dire la spiritualité américaine, fraîche, innocente, hygiénique, rationnelle et rompue à la gymnastique sans l’hypocrisie d’un sectarisme protestant, mais avec la piété bornée d’un communisme strict** [3]. » Voilà la description que l’écrivain autrichien Joseph Roth donnait de l’Union soviétique pendant la NEP.
9Pour préciser ces importantes observations, je compléterai Joseph Roth avec Victor Boret (ingénieur français installant en Union soviétique, à la fin des années 1920, des usines agro-alimentaires clefs-en-main) qui rédige sept ans plus tard, pendant la collectivisation et les premières grandes purges, les lignes suivantes :
« Le goût de l’excessif a changé de patrie. Il était autrefois en Amérique, le voici installé dans la Russie des Soviets [… ]. Ajoutons que les conditions qui président actuellement au développement de la Russie des Soviets ressemblent étrangement à celles qui, entre 1850 et 1900, ont régi le développement de l’Amérique.
[… ] une chose diffère cependant, l’esprit, l’animus qui inspirait les dirigeants américains et l’esprit d’imitation qui hante aujourd’hui les dirigeants soviétiques*.
[… ] Les Soviets, eux, ne font à cet égard qu’un mauvais pastiche* [… ] lorsqu’ils prétendent qu’avec leur deuxième plan quinquennal, ils dépasseront cette Amérique capitaliste qui est présentement leur point de repère dans la course au progrès [4]. »
11Pourquoi un pastiche (et mauvais de surcroît !) quand tout, en apparence, suivait la voie d’une industrialisation massive et rapide, copiée sur des modèles déjà éprouvés ailleurs ? Une fois encore, un regard sur les œuvres du réalisme socialiste nous aidera à mieux comprendre cette remarque de Boret. C’est en lui et avec lui que nous saisissons le rôle joué ensemble par le sens de la finalité de l’histoire comme accomplissement du nouvel Esprit (héritage hégélien), la société sans classe, le prolétariat comme peuple-idéal et la transcendance d’une « nouvelle piété russe [5] », investie de la rédemption du capitalisme (héritage de Marx) permettant de réaliser l’utopie à la fois axiomatique et axiologique du devenir communiste.
12Sous l’empire de cette piété les Bolcheviques russes et leurs émules européens, plus tard ceux de l’Extrême-Orient, crurent pouvoir maîtriser le déploiement de la technique qu’ils avaient eux-mêmes contribué à radicaliser. En revanche, c’est cette nouvelle Transcendance qui leur a fait confondre l’industrialisation pharaonique avec la dynamique intrinsèque d’une civilisation de la techno-science, c’est-à-dire d’une civilisation de la consommation (au sens de consumer, brûler, détruire) permanente. Russes, Polonais, Hongrois, Roumains, Bulgares, Albanais, etc. construisaient barrages et usines avec la même force de croyance que celle qui animait la foi chrétienne au Moyen Âge et poussait les rois, les princes, les évêques, les artisans et les peuples à bâtir pour l’éternité cathédrales et basiliques. Sous l’égide de la nouvelle Transcendance, sous le sceau de sa garantie pérenne, ils apposèrent une signature métaphysique à ce qui n’aurait dû être, comme en Angleterre d’abord, en Amérique ensuite, qu’un instant éphémère dans le mouvement de l’innovation techno-scientifique, de la productivité et de l’accumulation du capital. C’est pourquoi tout observateur a pu noter ici la négligence de l’entretien, le souci du produire pour le produire au détriment du parfaire pour le détruire, en bref, l’immuabilité de l’objet industriel comme garantie historique de l’Utopie, comme réalisation de la nouvelle version du Beau, du Bon et du Vrai. C’est pourquoi, avec ses cathédrales industrielles souvent obsolètes et contre toute réalité, les bolcheviques pouvaient affirmer la présence immédiate de l’idéal et de son incarnation achevée.
13Or, soumis à la seule domination de l’immanence de la technique et du capital qui consubstantiellement lui appartient, les instruments industriels se dégradent et doivent être entretenus tant que le calcul de rentabilité s’avère positif, puis détruits lorsque la même rentabilité exige que de nouveaux outils les remplacent et que s’enclenchent de nouvelles augmentations de la productivité et donc du profit. Non seulement le réalisme socialiste voulait accroître la pérennité de l’éphémère technique, le moment de la construction de l’objet, mais il s’attachait à garantir dans l’imaginaire, jusqu’à l’absurde, que la multiplication de ces monuments industriels élevés à la gloire de la fin de l’histoire visait l’éternité. Le réalisme socialiste cherchait à masquer la vérité de cette contradiction insurmontable, indépassable dans le cadre des pratiques du socialisme réel. À l’Ouest, le réalisme capitalisme quant à lui dissimulait l’inverse, c’est-à-dire la féroce compétition dans une lutte contre la baisse tendancielle du taux de profit qui éliminait sans cesse des masses de salariés.
14Au bout du compte, faute de comprendre cette logique de la techno-science et son essence, articulées sur le rapport capital/profits économiques, les gérants du système communiste durent se rendre à l’évidence… rien ne fonctionnait plus, tandis qu’à l’extrême Ouest ce qui avait à l’origine aiguillonné leur détermination à s’élever vers un ailleurs éthico-social, le profit économique maximisé comme fin ultime de l’histoire, comme incarnation du Beau, du Bon et du Vrai, dans une version d’hypermarché de l’éthique protestante, menait le monde d’une main d’airain, y compris le système soviétique. C’est devant cette divinité que cette malheureuse Roumaine dont j’ai rappelé le geste au début de ce texte, s’était prosternée. Elle avait reconnu à sa manière la vérité. Or si après quarante ans de régime communiste en Roumanie, un tel geste était possible (et d’autres qui lui ressemblent accomplis par des Russes après soixante-dix ans de communisme), c’est bien parce que le système communiste partageait les mêmes valeurs ultimes que l’alter ego dont il n’avait été qu’un sous-produit. C’est pourquoi il faut se rendre à l’évidence contre l’historien E. J. Hobsbawm [6], jamais le communisme, même au pires moments des crises capitalistes, n’a pu jouer pleinement le rôle de société alternative quand il ne se rattachait point à un mouvement de libération nationale. Voilà encore pourquoi, en Europe occidentale où l’État-nation avait été inventé et mis en œuvre jusqu’à épuisement, le communisme demeura, pour l’essentiel, une revendication bien plus sociale que politique [7]. En revanche, imaginaire, vendu sous l’emballage de clichés rose-bonbons, avec des narrations idylliques, plus matériellement avec de petits privilèges accordées aux élites universitaires et techniques, par la multiplication des gadgets et d’une culture populaire accessible à tous les peuples en raison de son extrême simplisme (Santa Barbara, Alerte à Malibu, Rambo et Disneyland), par le maintien systématique des gens dans l’ignorance des réalités de leur histoire néo-coloniale, les États-Unis, en dépit d’une brutalité sans merci (héritée des cultures coloniale et impériale anglaise et germanique), de la mythification de leur avènement à la modernité sur fond du génocide des Indiens et au prix d’une guerre civile d’une violence extrême qui préfigurait les guerres européennes du XXe siècle [8], donnent à l’Est de l’Europe l’image d’un bonheur possible, immédiat, accessible à tous, puisque son plus beau slogan le proclame : tout Américain a le droit au bonheur du simple fait qu’il soit né précisément américain, mais où le né américain semble éliminer les Indiens et marginaliser les Noirs et les Latinos…
15Pour dépasser l’actualité, l’« agitation glaciaire » de Nietzsche qui convient ici, on comprendra que l’accueil enthousiaste des valeurs étatsuniennes (ou plutôt des pseudo-valeurs éthiques mais d’un vrai culte de la valeur d’échange dans la finance), des modes de vie quotidiens, des normes culturelles, du système du droit, du système politique US n’a rien d’étonnant en ce que le référent nord-américain n’avait jamais cessé d’être le modèle même de la modernité en Europe. Dût-il être contesté et combattu par le pouvoir communiste, le but restait toujours son amélioration et non sa négation, non plus que son retournement en une autre conception du développement, de la consommation, des enjeux de la puissance, en bref de la réalisation d’un autre monde.
16Et c’est précisément de réfléchir à ce rapport spéculaire que l’on peut saisir, par delà le conflit politique entre les deux blocs, leur connivence métaphysique, voire même ontologique. Voilà pourquoi les anciens apparatchiks communistes, tant ceux des institutions politico-policières que de l’économie planifiée, se sont si facilement adaptés à l’économie de marché et se sont complus à brader sans vergogne le bien commun par des privatisations massives qui représentent, à coup sûr, le plus grand hold up du siècle sur la propriété collective. Ainsi a-t-on pu lire récemment dans un hebdomadaire roumain l’article hallucinant d’un ancien rédacteur en chef d’une revue communiste proposant au pouvoir politique d’abandonner l’intégration à l’UE pour des « États-Unis de la grande Amérique » (sic !) où la Roumanie jouirait d’un statut identique à celui de Portorico [9] ! Un appel au néo-colonialisme qui en dit long sur les relations que les élites roumaines entretenaient naguère avec l’ex-Union soviétique.
17Mais ce ne sont là que mouvements de surface, retournements bien banals parmi les élites et possibles dans une Europe sans graves crises d’identité, voire sans que s’y effondre la conscience de soi comme ce fut le cas lors de certaines conquêtes coloniales. L’enthousiasme pour le nouveau cours des choses a une source plus reculée. En dépit de sa radicalité, le marxisme n’avait jamais pu s’arracher à la source idéaliste de son approche critique, donc au kantisme et à son « onto-théologie » du progrès. Quant à sa version popularisée, le léninisme, il n’a jamais pu échapper à la domination du productivisme, c’est-à-dire à celle de la techno-science, aux dimensions de l’agir humain dans la modernité générale dont il ne fut qu’un moment dans le contexte particulier des pays d’Europe les moins développés. C’est pourquoi un commentateur de cet échec a pu donner à son ouvrage un sous-titre révélateur : Impasse Adam Smith. Brèves remarques sur l’impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche [10]. Dès lors qu’un niveau de développement a été atteint, que les investissements communistes pour le nourrir n’ont plus été efficaces, l’affrontement des deux blocs devenait semble-t-il par trop ruineux pour le centre de l’Union soviétique, la Russie. Mais ne peut-il à terme le devenir aussi, sait-on jamais et après un temps de latence, pour les États-Unis, à en juger par leur taux d’endettement de 6000 milliards de dollars ?
18Aussi ne faut-il point s’étonner de la spontanéité avec laquelle les cadres du communisme tardif, du communisme réel fin de siècle, se sont, dans leur écrasante majorité, pliés avec enthousiasme aux règles économiques et politiques imposées par les États-Unis contre celles de l’Union européenne. Le côté toujours sauvage de la compétition économique à l’américaine (faillites et corruption) s’apparentant bien davantage à la dynamique de l’après~communisme. En effet, hormis certains discours culturels quelque peu retro, l’Europe de l’Ouest (l’UE ) veut imposer à ses alliés des règles de droit et de fonctionnement fort contraignantes qui contrarient l’exercice du pouvoir mafieux des élites politiques et administratives en Europe de l’Est [11]. Les États-Unis ne voient que leurs intérêts propres et se moquent, eux, des pratiques politiques de leurs alliés pourvu que ceux-ci observent strictement leurs ordres. On aura certes compris que les élites locales y trouvent des avantages immédiats, mais l’essentiel est ailleurs, dans le fait qu’au sein même du communisme réel les représentations étaient depuis longtemps préformées à l’accueil de cette alliance, à l’acceptation enthousiaste de cette sujétion, à cette nouvelle forme de néo-colonisation propre aux conceptions étasuniennes de l’alliance politique entre pays « libres » qui fait gesticuler sur le devant de la scène les ministres marionnettes d’un gouvernement « indépendant » chargé du maintien de l’ordre, tandis qu’en coulisse l’ambassadeur des États-Unis commande en proconsul [12]. C’était, il y a peu, l’ambassadeur de l’Union soviétique qui agissait ainsi dans les mêmes capitales.
Notes
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[1]
L’expression avait été employée par le chef de l’État, Nicolae Ceausescu, pour expliquer la position roumaine dans la dynamique de développement de la modernité tardive : la Roumanie étant entre le premier monde, les pays de G 7 et les pays du tiers monde. Depuis, elle est redevenue ce qu’elle était avant la Seconde Guerre mondiale, un pays du tiers monde.
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[2]
Pour une analyse complète de ces origines, cf. Claude Karnoouh, Postcommunisme fin de siècle, L’Harmattan, Paris, 2001.
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[3]
Cf. Joseph Roth, « La Russie prend le chemin de l’Amérique », in Croquis de voyage, Paris, Le Seuil, 1994, p. 222. ( Reisebilder, Cologne, 1976). Reportage d’abord publié le 23 novembre 1926 dans la Frankfurter Zeitung. * Souligné par l’auteur ; ** C’est moi qui souligne.
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[4]
Cf. Victor Boret, Le Paradis infernal (URSS1933), Paris, 1933, p. 85-86. * C’est moi qui souligne.
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[5]
Cf. Moshe Lewin, La Formation du système soviétique, Paris, Gallimard, 1987, chap. XI.
-
[6]
Cf. Éric Hobsbawm, Age of Extremes. The Short Twentieth Century 1914-1991, Abacus, Londres, 1995.
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[7]
C’est en raison du rôle essentiellement social du communisme occidental que les ouvriers peuvent passer du votre communiste au vote pour des partis populistes d’extrême droite. Mais c’est aussi parce que la revendication communiste s’y est confondue avec les revendications syndicales, que l’extrême gauche révolutionnaire n’a jamais dépassé, en Occident, l’état de groupuscules marginaux.
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[8]
Cf. Le remarquable livre d’Howard Zinn, A People History of the Unites States, 1492-Presen t, Harper, New York, 1995.
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[9]
Cf. Liviu Antonesei, « Cu America, “sold la sold” ! » (« Côte à côte » avec l’Amérique !), Dilema, XI, 526,25 avril-1er mai 2003, Bucarest.
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[10]
Cf. Jean-Claude Michéa, Impasse Adam Smith. Brèves remarques sur l’impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche, Climats, Castelnau-le-Lez, 2002.
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[11]
Il est vrai que lors de crises certains pays de l’UE mettent à mal les règles économiques comme les dépassements budgétaires, ou, retardent, à l’instar de la France, l’application des lois, les directives et les règlements votés et émis par Bruxelles. Rien d’étonnant à cela, ce n’est là une marque de la puissance.
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[12]
Pendant l’agression de l’OTAN contre la Serbie, au moment du vote à l’assemblée nationale roumaine d’une loi permettant d’ouvrir librement l’espace aérien du pays aux avions de la coallition, le parti du l’actuel président, Ion Iliescu, opposé à cette guerre, avait été « convaincu » de s’abstenir, après une longue conversation avec l’ambassadeur des États-Unis.