Notes
-
[1]
Clark University, Massachusetts, États-Unis ; traduit par Lauric Henneton, Université de Versailles Saint-Quentin.
-
[2]
Memorandum d’Alexandro O’Reylly sur Puerto Rico, 1765, in Eugenio Fernández Méndez, éd, Crónicas de Puerto Rico desde la conquista hasta nuestros días (1493-1955), 2e éd., San Juan, Universidad de Puerto Rico, 1976, pp. 243-245.
-
[3]
Thomas Lynch aux Lords of Trade and Plantations. La Jamaïque, 29 août 1682, in Calendar of State Papers, Colonial Series, America and West Indies, 1681-1685, éd. John William Fortescue, Londres, Her Majesty’s Stationery Office, 1898, p. 284.
-
[4]
Cf. Wim Klooster, Illicit Riches. Dutch Trade in the Caribbean, 1648-1795, Leyde, KITLV Press, 1998, pp. 125-127, 131- 133 ; Lance Grahn, The Political Economy of Smuggling : Regional Informal Economies in Early Bourbon New Granada, Boulder, Colorado, Westview Press, 1997, p. 132.
-
[5]
Cf. Charles Frostin, Histoire de l’autonomisme colon de la partie de St. Domingue aux X VIIe et X VIIIe siècles : Contribution à l’étude du sentiment américain d’indépendance, Lille, Université de Lille III, 1973, pp. 442-443.
-
[6]
Ibid. p. 345.
-
[7]
Michel-René Hilliard d’Auberteuil, Considérations sur l’état présent de la colonie française de Saint-Domingue. Ouvrage politique et législatif ; présenté au ministre de la marine, 2 vols., Paris, Grangé, 1776-1777, vol. I, p. 285.
-
[8]
Cf. John Jay TePaske, The Governorship of Spanish Florida 1700-1763, Durham, N.C., Duke University Press, 1964, p. 73.
-
[9]
Archivo General de Simancas, Estado 6361, « Memorial ajustado de los autos formados por el Governador, y oficiales reales de la Habana : sobre la apprehension de cinco fragatas olandesas ».
-
[10]
Cf. Samuel G. Margolin, « Lawlessness on the Maritime Frontier of the Greater Chesapeake, 1650-1750 », thèse College of William and Mary (Virginie), 1992, p. 54.
-
[11]
Cf. Lance Grahn, The Political Economy of Smuggling, op. cit., p. 43.
-
[12]
Ibid., pp. 28, 35.
-
[13]
Cf. Ángel López Cantos, « Contrabando, corso y situado en el siglo XVIII. Una economía subterránea », Anales. Revista de Ciencias Sociales e Historia de la Universidad Interamericana de Puerto Rico Recinto de San Germán, 1 : 2, 1985, p. 31-53, ici p. 39.
-
[14]
Cf. Murdo J. MacLeod, Spanish Central America. A Socioeconomic History, 1520-1720, Berkeley, University of California Press, 1973, p. 354.
-
[15]
Cf. Louisa Schell Hoberman, Mexico’s Merchant Elite, 1590-1660. Silver, State and Society, Durham, N.C., Duke University Press, 1991, p. 188.
-
[16]
Cf. Lucien René Abenon, La Guadeloupe de 1671 à 1759. Étude politique, économique et sociale, 2 vols., Paris, Éditions L’Harmattan, 1987, vol. 2, p. 125.
-
[17]
Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, trad. Germain Garnier, Paris, Guillaumin, 1843, tome II, livre 5, ch. 2, p. 598.
-
[18]
Cf. León Trujillo, Motín y sublevación en San Felipe, Caracas, J. Villegas, 1955, pp. 23, 29-30, 45, 51, 67, 75, 80, 114 ; Roland Dennis Hussey, The Caracas Company 1728-1784. A Study in the History of Spanish Monopolistic Trade, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1934, pp. 115-117.
-
[19]
Cf. Kenneth R. Andrews, The Spanish Caribbean. Trade and Plunder, 1530-1630, New Haven, Yale University Press, 1978, pp. 178-179, 225-227 ; Joyce Lorimer, « The English contraband tobacco trade in Trinidad and Guiana 1590-1617 », in Kenneth R. Andrews, Nicholas P. Canny et Paul E.H. Hair (éd.), The Westward Enterprise. English activities in Ireland, the Atlantic, and America 1480-1650, Liverpool, Liverpool University Press, 1978, pp. 128, 130 ; Engel Sluiter, « Dutch-Spanish Rivalry in the Caribbean Area, 1594-1609 », Hispanic American Historical Review 28, 1948, p. 165-196, ici 182-183, 188, 193-194.
-
[20]
Cf. Charles Frostin, Histoire de l’autonomisme colon, op. cit., p. 340.
-
[21]
Cf. Murdo J. MacLeod, Spanish Central America, op. cit., p. 465.
-
[22]
Cf. Lance Grahn, The Political Economy of Smuggling, op. cit., pp. 143, 179-180.
-
[23]
Ibid. p. 59.
-
[24]
Cf. Laurentius Knappert, Geschiedenis van de Nederlandsche Bovenwindsche eilanden in de 18de eeuw, ‘s-Gravenhage, Martinus Nijhoff, 1932, p. 221 ; Lucien René Abenon, La Guadeloupe de 1671 à 1759, op. cit., vol. 2, p. 12.
-
[25]
Cf. Victor Enthoven, « ‘That Abominable Nest of Pirates.’ St. Eustatius and the North Americans, 1680-1780 », Early American Studies. An Interdisciplinary Journal, 10, 2012, p. 239-301, ici p. 273.
-
[26]
Cf. Thomas M. Truxes, « Transnational Trade in the Wartime North Atlantic The Voyage of the Snow Recovery », Business History Review 79, 2005, p. 751-780, ici pp. 756, 768-772.
1 Au dix-septième et au dix-huitième siècles, le commerce interlope était une activité répandue à travers l’ensemble des Amériques. S’il était pratiqué au sein de chacun des empires atlantiques (espagnol, portugais, français, anglo-britannique et néerlandais), il était encore plus dynamique entre ces empires. Cet article sera consacré précisément à la forme interimpériale du commerce interlope, tout particulièrement dans les Antilles. Quasiment toutes les formes de libre-échange entre sujets de différents empires étaient officiellement considérées comme de la contrebande. Nous explorons les causes de la contrebande ainsi que les moyens mis en œuvre par les autorités pour la combattre.
Une contrebande omniprésente
2 La correspondance des autorités locales avec celles de métropoles aux dix-septième et dix-huitième siècles fait état sans la moindre ambiguïté d’une contrebande omniprésente. Un officier espagnol rapportait par exemple en 1765 que pour les habitants de Fajardo, un nouveau village à l’est de Porto Rico, la seule source de revenu était la contrebande avec les îles voisines danoises de Saint-Thomas et Sainte-Croix [2]. Depuis la fin du seizième siècle, les équipages des navires d’Europe du Nord puis des colonies établies par la France, l’Angleterre, le Portugal, les Pays-Bas et le Danemark cherchaient activement à commercer avec les colonies espagnoles des Amériques, où ils espéraient trouver des métaux précieux, des peaux ainsi que toutes les formes de productions agricoles locales. Une génération après la conquête anglaise, les habitants de la Jamaïque commerçaient quotidiennement avec les colons de la Terre-ferme et des Caraïbes espagnoles, comme l’explique le Gouverneur Thomas Lynch dans une lettre : « Nous avons quantité d’argent, et plus encore de peaux, de cacao, etc., que nous rapportons à bord de nos sloops de commerce. Nous en avons une vingtaine, jaugeant de quinze à quarante-cinq tonneaux, qui sont faits ici, ont d’excellents marins, sont bien armés et équipés, certains comptant vingt à trente bras, payés quarante shillings par mois. Ils apportent d’ici quelques nègres, toutes sortes de marchandises qu’ils vendent dans les îles et le long des côtes de la Terre-ferme [Mexique, Colombie, Venezuela…], dans des baies, des criques et des endroits isolés, et parfois même là où l’on trouve des gouverneurs comme à Santiago [de Cuba], Saint-Domingue, etc., car ils sont d’autant plus audacieux qu’ils sont pauvres. Mais à Carthagène, Portobelo, La Havane etc., les Espagnols ne tolèrent rien de tout cela » [3].
3 Si les marchands jamaïcains préféraient le Sud-Ouest de l’espace caraïbe, les vaisseaux de l’île néerlandaise de Curaçao privilégiaient les côtes voisines du Venezuela. Les navires faisaient la navette, et les affaires étaient conclues à bord ou à terre avant que la transaction ait lieu. Les Néerlandais payaient un jour et les Espagnols déposaient leurs marchandises sur la plage le lendemain. Au Venezuela, chaque groupe social était partie prenante du commerce interlope. Les esclaves africains cultivaient du cacao sur des parcelles qui leur appartenaient ou dérobaient une partie de la récolte de la plantation où ils travaillaient afin de pouvoir en vendre à des marchands étrangers. De leur côté, les planteurs faisaient affaire avec les Néerlandais directement ou par des intermédiaires embauchés pour transporter les marchandises à vendre sur la côte. Bien d’autres groupes étaient impliqués, notamment les ecclésiastiques, dont les trafics ne pouvaient pas légalement donner lieu à enquête. Nombre d’entre eux mettaient à profit cette lacune juridique pour tisser des liens commerciaux avec des protestants étrangers. Le Vice-roi de la Nouvelle-Grenade [Nord de l’Amérique du Sud actuelle] accusa même les ecclésiastiques d’être la principale source d’introduction de marchandises illégales dans la province de Carthagène. Il visait tout particulièrement les prêtres des zones côtières, qu’il considérait comme les grands responsables de la pénétration de la contrebande vers les marchés de l’intérieur des terres [4].
4 Dès qu’elles le pouvaient, les autorités locales des colonies non espagnoles encourageaient leurs habitants à tenter leur chance sur les marchés des colonies espagnoles. Les marchands de Curaçao, par exemple, étaient exemptés de droits de douane si leur cargaison provenait de pratiquement n’importe quelle partie de l’empire espagnol. La raison pour un tel soutien d’en haut est simple : sans ce commerce, qui était la raison d’être de Curaçao, l’île ne pouvait que péricliter. Les autorités de la Jamaïque encourageaient les marchands de l’île à fréquenter les marchés voisins de l’Amérique espagnole pour y trouver notamment les grandes quantités d’argent dont les marchands britanniques avaient besoin en Asie du Sud. De même, Louis XIV autorisa la Compagnie de Saint-Domingue à commercer dans toutes les colonies espagnoles afin, comme il l’expliqua plus tard, d’introduire de l’or et de l’argent dans les colonies françaises [5]. Cependant, les Français ne parvinrent jamais à faire de Saint-Domingue un entrepôt colonial semblable à ce que la Jamaïque et Curaçao étaient pour les empires anglo-britannique et néerlandais.
5 Dans un premier temps, les marchands non espagnols furent attirés par les possessions espagnoles – la grande puissance de l’espace caraïbe, mais l’implantation de colonies par les puissances d’Europe du Nord, principalement, permit à celles-ci d’entreprendre des relations intercoloniales, surtout quand elles étaient proches les unes des autres. Même les conflits ne parvenaient pas à interrompre les échanges commerciaux, comme ce fut le cas pendant la guerre de Succession d’Espagne (1702- 1713), au cours de laquelle la France et l’Angleterre puis le Royaume-Uni à partir de 1707 étaient opposés. Le commerce entre Saint-Domingue et la Jamaïque était florissant : les Français échangeaient le sucre et l’indigo qu’ils produisaient contre des provisions et des esclaves de la Jamaïque. Des échanges similaires avaient lieu entre la Martinique et les marchands anglais. Les produits agricoles des Antilles françaises étaient transportés en Angleterre ou dans les colonies anglaises d’Amérique du Nord, où ils étaient chargés dans des tonneaux anglais et comptés comme des marchandises anglaises [6]. Au cours de la guerre de Sept Ans (1756-1763), le commerce interlope avec les ennemis britanniques et les Néerlandais neutres était une question de survie pour les habitants de Saint-Domingue. Un auteur natif de Saint-Domingue affirma plus tard que sans ce recours à la contrebande, dix mille personnes auraient fini par manquer de pain pendant la guerre. Il ajouta que ces contrebandiers étrangers aidèrent à empêcher la ruine de la colonie suite au tremblement de terre de 1770, qui détruisit Port-au-Prince [7].
6 La contrebande était comparable à une hydre aux nombreuses têtes. Les marchands de toutes sortes mirent au point un large éventail de procédés pour contourner les autorités. Le stratagème le plus courant chez les capitaines de navires était d’entrer dans un port sans autorisation en prétextant un besoin d’avitailler en eau ou de réparer. Une fois autorisés à jeter l’ancre, les capitaines s’arrangeaient pour écouler leur cargaison et se procurer des produits locaux. Parallèlement, des produits locaux étaient introduits sur les marchés étrangers par des colons fraudeurs. Au milieu du dix-huitième siècle, les capitaines de navires cubains recevaient du Gouverneur à La Havane des permis pour aller pêcher pendant quatre à six mois au large de la Nouvelle-Ecosse et de Terre-Neuve. En réalité, ces permis devenaient des couvertures pour des opérations de contrebande : les navires quittaient Cuba avec à bord une cargaison secrète de tabac ou de sucre pour faire route vers Charleston, en Caroline du Sud, ou quelque autre port où ils pouvaient échanger leur tabac ou leur sucre contre de la vaisselle, des vêtements ou encore des meubles. Ils allaient ensuite dans un autre port pour vendre ces marchandises et se procurer des espèces. Il leur restait généralement du temps pour aller pêcher un peu de morue dans les eaux du Nord et retourner à La Havane à temps pour respecter les termes de leur permis [8].
7 Quelles étaient les causes de cette contrebande intercoloniale, qui existait dans tous les empires, et étouffait le commerce légal dans certaines colonies ? L’illégalité même de la contrebande, bien entendu, implique que les profits étaient suffisamment élevés pour que marchands et capitaines décident de s’y risquer. Un contemporain prétend que les marchands quittant Curaçao pour la côte vénézuélienne vendaient leurs marchandises en faisant des profits de 70 %. Les sloops et les goélettes au départ de la même île pour Carthagène, Portobelo, Cuba ou Trujillo [Honduras] réussissaient à faire des profits de 80 % sur leur cargaison [9]. Dans certains cas, les marchands auraient pu opter pour le commerce légal, parfois autorisé dans les colonies espagnoles avec les navires étrangers, mais les droits de douane étaient trop élevés pour espérer dégager le moindre profit. Ce n’est pas tant le montant intrinsèque du droit de douane qui était en cause que son rapport avec l’état du marché : il valait mieux s’acquitter d’un droit de douane assez élevé dans un marché prospère et dynamique que d’un droit moitié moindre dans un marché déprimé, le taux certes inférieur ne garantissant pas un profit supérieur [10].
8 Bien que l’initiative de la contrebande revînt généralement aux marchands étrangers, les colons qui les accueillaient étaient souvent disposés à entrer dans le jeu dans la mesure où il permettait de répondre à une demande des marchandises proposées par ces marchands étrangers. C’était le cas tout particulièrement des étoffes. Le Vice-roi de la Nouvelle-Grenade écrit par exemple que « les habitants ne veulent pas se rendre complices du commerce avec les étrangers, mais ils souffrent actuellement d’une pénurie totale de marchandises […] et tout le monde va dépenaillé » [11]. La pénurie de biens de première nécessité était particulièrement aiguë dans les zones qui n’étaient pas desservies par la carrera de Indias, le dispositif espagnol de commerce transatlantique. Les flottes qui parcouraient l’Atlantique espagnol échangeaient des tissus, de la quincaillerie et d’autres marchandises contre des métaux précieux et des produits locaux, mais ne faisaient escale que dans quelques ports dans les Amériques : La Havane, Carthagène, Veracruz ou Portobelo. Des pans entiers de l’empire espagnol ne recevaient ces navires qu’épisodiquement, voire jamais. Les habitants de ces zones à l’écart des flux commerciaux impériaux étaient donc particulièrement disposés à accueillir les marchands étrangers qui prenaient la peine d’aller jusqu’à eux, et pas seulement parce qu’ils leur apportaient des biens de consommation nouveaux. De plus, les marchandises vendues par les marchands étrangers étaient souvent de meilleure qualité que celles apportées par les vaisseaux espagnols.
9 Les contrebandiers étrangers bénéficiaient de la géographie physique et politique. De nombreuses colonies caribéennes étaient situées à proximité de colonies appartenant à une autre puissance européenne : en pratique les transactions entre habitants de deux îles voisines étaient inévitables, même si ces dernières appartenaient à deux empires différents. En outre, un littoral aussi long que découpé était l’allié naturel du contrebandier. Les 1 500 kilomètres de côtes de la Nouvelle-Grenade offraient d’innombrables criques, anses et points d’ancrage où les contrebandiers pouvaient s’adonner à leurs activités [12]. Un officier à Porto Rico estimait que le littoral de l’île, par sa longueur, rendait la contrebande « difficile sinon impossible à empêcher car, pour utiliser une expression populaire, on ne peut pas mettre une porte à la campagne » [13]. Au contraire, le littoral de l’Amérique centrale n’était pas propice à l’interlope dans la mesure où les rares mouillages qu’il offrait étaient assez dangereux. En outre, il se trouvait peu de villages sous contrôle espagnol dans la mesure où les côtes étaient dominées par des Indiens libres, qui n’avaient que faire des marchandises européennes [14].
Crime et châtiment
10 Chacun des empires atlantiques s’efforçait d’interdire la sortie de ses colonies américaines de métaux précieux et de cultures de rente au profit de puissances étrangères. Ces produits devaient être envoyés directement en métropole, où ils seraient consommés, à moins d’en être réexportés. Pour empêcher la contrebande, des patrouilles navales gardaient les côtes des colonies espagnoles, notamment. Quand bien même des navires étrangers parviendraient jusqu’aux côtes de l’Amérique espagnole, il leur fallait encore contourner les sentinelles avant d’atteindre leurs partenaires commerciaux. Les marchands étrangers prenaient des risques considérables avec ces opérations : comme dans d’autres parties des Amériques, ils encouraient la confiscation de leur cargaison mais aussi de leur navire. Il n’existait pourtant aucune uniformité en matière de peines encourues par ceux jugés coupables de contrebande. En Nouvelle-Espagne, les marchands pouvaient échapper aux poursuites s’ils déclaraient ce qui était illégal dans leur cargaison et s’acquittaient des droits dus. Même s’ils refusaient de déclarer d’eux-mêmes leurs marchandises illégales, et que celles-ci étaient découvertes par les douaniers, ils pouvaient s’en sortir avec une amende un peu supérieure à la valeur des biens concernés [15]. Des circonstances exceptionnelles pouvaient également susciter une certaine indulgence de la part des autorités. Ainsi, quand un ouragan frappa la Guadeloupe en 1738, huit navires britanniques furent admis à y commercer [16]. Les guerres pouvaient également provoquer l’interruption temporaire de l’application de règles strictes, ce qui permettait à certaines colonies de fournir en provisions leurs alliés étrangers. Les nombreuses guerres qui ponctuèrent le dix-huitième siècle donnèrent d’ailleurs lieu à un nouveau type de contrebande. Les navires qui transportaient des prisonniers de guerre avec un drapeau de trêve servaient généralement de couverture à d’importants trafics entre les colonies françaises et anglaises des Antilles.
11 Quand l’occasion se présentait, presque tout le monde achetait des produits de contrebande. Adam Smith écrit notamment :
« Il n’y a pas beaucoup de gens qui se fassent conscience de frauder les droits quand ils trouvent une occasion sûre et facile de le faire sans se parjurer. Témoigner quelque scrupule d’acheter des marchandises de contrebande (…) serait regardé, dans presque tous les pays, comme un de ces traits de pédantisme et d’hypocrisie qui, bien loin de faire un bon effet sur l’esprit de personne, ne servent qu’à donner une opinion plus désavantageuse de la probité de celui qui affecte un tel rigorisme de morale. Cette indulgence du public encourage le contrebandier à continuer un métier dans lequel on l’accoutume à ne voir, en quelque sorte, qu’une innocente industrie, et quand il se trouve près d’être atteint par les rigoureuses lois de l’impôt, il est le plus souvent disposé à défendre par la force ce qu’il a pris l’habitude de considérer comme sa propriété [17].
13 En bien des endroits des Antilles, la contrebande devint un mode de vie. Il suffisait de corrompre quelques officiers pour pouvoir commercer sans être inquiété. Sur les plages, les sentinelles se contentaient parfois d’un morceau de fromage, parfois de boucles de chaussure en or – très prisées au dix-huitième siècle – mais les officiers, d’un rang plus élevé, étaient plus chers à corrompre. Le juge de paix de San Felipe el Fuerte (Venezuela actuel) autorisait le commerce illégal à condition de toucher deux pesos par chargement de cacao et encore deux pesos pour les marchandises vendues par les étrangers. Quand la population découvrit qu’il allait être remplacé par un nouveau juge incorruptible, elle se souleva pour protester. Il fallut un an aux troupes envoyées sur place pour mater un millier d’insurgés [18]. Dans d’autres colonies, les mesures restrictives pouvaient susciter des révoltes notamment quand elles venaient interrompre brutalement une période de commerce dérégulé et florissant.
14 La contrebande était tellement ancrée par endroits qu’aucune mesure ne semblait pouvoir en venir à bout : la seule solution dans ces cas-là était le dépeuplement. Au début du dix-septième siècle, le Conseil espagnol des Indes était tellement exaspéré par la contrebande généralisée menée par les habitants de la côte nord de Saint-Domingue et de l’Est du Venezuela qu’il décida de faire évacuer ces deux régions. Un projet similaire de transfert de populations de villes cubaines ne fut finalement pas mis en œuvre [19]. En 1696, la France ne s’est pas contentée de dépeupler une région mais a totalement vidé l’île de Sainte-Croix de sa population pour punir les habitants de leur contrebande incessante [20].
15 Ailleurs, des officiers locaux s’employaient à faire en sorte que l’interlope se poursuive. Certains veillaient à ne pas appliquer les lois trop strictement car ils constataient à quel point la population locale avait besoin des biens importés, certes illégalement. La plupart d’entre eux devaient de toute façon faire partie des communautés mêmes qu’ils étaient censés gouverner, et comme les poursuites à l’encontre des contrebandiers avait tendance à détériorer leurs relations personnelles avec la population, ils choisissaient de fermer les yeux. L’enrichissement personnel constituait probablement une autre bonne raison de ne pas mettre un terme à la contrebande. Ces officiers devaient rester prudents car ils risquaient leur carrière : en 1707, le Gouverneur du Costa Rica fut condamné à payer une lourde amende et à être interdit de tout office dépendant de la couronne espagnole pour avoir commercé illégalement avec les Anglais [21]. Les gouverneurs de Carthagène comprirent le message et se décidèrent à lutter plus efficacement contre la contrebande dans leur juridiction, à commencer par eux-mêmes puisqu’ils la pratiquaient. Ils comprirent que, pour être efficace, la lutte contre la contrebande devait se voir [22]. En outre, les saisies de contrebande étaient tellement lucratives qu’elles leur permirent d’équilibrer le budget de leur province. La capture de navires étrangers sur la côte du Riohacha, en Nouvelle-Grenade, leur rapporta 250 % de revenus en plus que tous les droits de douanes réunis, une somme qui alimentait directement les caisses de la province [23].
Le libre-échange et le déclin de la contrebande
16 La contrebande interimpériale n’était pas pratiquée qu’à proximité des zones de production locale, et une partie avait même lieu en dehors des empires qui étaient parties prenantes. Les Britanniques et les Français faisaient parfois affaire dans des îles neutres des Antilles, comme Saint-Eustache, Saint-Thomas ou Curaçao. L’île minuscule de Saint-Eustache, près de Porto Rico, défiait les politiques restrictives imposées par la Grande-Bretagne et la France, et attirait ainsi les marchands de la région en quête de provisions, de quincaillerie, ou encore ceux qui cherchaient à écouler illégalement du café ou du sucre. On y trouvait toujours du bœuf et du poisson salé d’Irlande et de la farine d’Amérique du Nord, et les Néerlandais y apportaient des chapeaux, des épices, du papier, des verreries, des haches, des marmites, du coton imprimé, et de la toile d’Osnabrück en Allemagne [24]. Les relations étroites entre Saint-Eustache et les îles françaises exaspéraient le ministre plénipotentiaire britannique à La Haye, lequel écrivit courroucé aux États généraux des Provinces-Unies que son roi avait « entendu à maintes reprises que le Gouverneur de l’île de Saint-Eustache, en raison de son odieuse affinité pour les ennemis de Sa Majesté, fournit constamment aux habitants des îles françaises non seulement toutes sortes de victuailles mais aussi des armes et des munitions, ainsi que tout ce dont les armateurs ont besoin pour la construction » [25].
17 L’activité commerciale de Saint-Eustache était particulièrement florissante en temps de guerre, quand les ports neutres firent leur entrée sur la scène régionale. Le port de Montecristi à Saint-Domingue, qui émergea pendant la guerre de Sept Ans, en est un bon exemple. Établi par l’Espagne quelques années plus tôt seulement, l’essentiel de l’activité y était conduit par des intermédiaires espagnols et français. Montecristi différait pourtant des autres ports neutres : si Saint-Thomas et Saint-Eustache prélevaient des droits de douane, même bas, Montecristi n’avait même pas de douaniers [26]. Après la fin du conflit, de nouveaux « ports francs » furent créés dans les Antilles, où les marchands étrangers pouvaient désormais faire des affaires sans être dérangés, sous certaines conditions. Pourtant, la contrebande se poursuivit jusqu’au dix-neuvième siècle. C’est seulement avec l’abolition de la traite et le déclin des cultures de rente que la contrebande finit par diminuer. L’interlope était un phénomène clairement lié au colonialisme, organisé par des marchands avides de profits, toléré par des élites locales qui appréciaient les produits de luxe qu’elles pouvaient en retirer, et des habitants qui y voyaient un moyen d’obtenir des produits de base. Quant aux autorités métropolitaines, elles l’encourageaient quand elles ne le combattaient pas. Pour toutes ces raisons, la contrebande constitue un chapitre majeur de l’histoire sociale et économique de l’espace caraïbe.
Notes
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[1]
Clark University, Massachusetts, États-Unis ; traduit par Lauric Henneton, Université de Versailles Saint-Quentin.
-
[2]
Memorandum d’Alexandro O’Reylly sur Puerto Rico, 1765, in Eugenio Fernández Méndez, éd, Crónicas de Puerto Rico desde la conquista hasta nuestros días (1493-1955), 2e éd., San Juan, Universidad de Puerto Rico, 1976, pp. 243-245.
-
[3]
Thomas Lynch aux Lords of Trade and Plantations. La Jamaïque, 29 août 1682, in Calendar of State Papers, Colonial Series, America and West Indies, 1681-1685, éd. John William Fortescue, Londres, Her Majesty’s Stationery Office, 1898, p. 284.
-
[4]
Cf. Wim Klooster, Illicit Riches. Dutch Trade in the Caribbean, 1648-1795, Leyde, KITLV Press, 1998, pp. 125-127, 131- 133 ; Lance Grahn, The Political Economy of Smuggling : Regional Informal Economies in Early Bourbon New Granada, Boulder, Colorado, Westview Press, 1997, p. 132.
-
[5]
Cf. Charles Frostin, Histoire de l’autonomisme colon de la partie de St. Domingue aux X VIIe et X VIIIe siècles : Contribution à l’étude du sentiment américain d’indépendance, Lille, Université de Lille III, 1973, pp. 442-443.
-
[6]
Ibid. p. 345.
-
[7]
Michel-René Hilliard d’Auberteuil, Considérations sur l’état présent de la colonie française de Saint-Domingue. Ouvrage politique et législatif ; présenté au ministre de la marine, 2 vols., Paris, Grangé, 1776-1777, vol. I, p. 285.
-
[8]
Cf. John Jay TePaske, The Governorship of Spanish Florida 1700-1763, Durham, N.C., Duke University Press, 1964, p. 73.
-
[9]
Archivo General de Simancas, Estado 6361, « Memorial ajustado de los autos formados por el Governador, y oficiales reales de la Habana : sobre la apprehension de cinco fragatas olandesas ».
-
[10]
Cf. Samuel G. Margolin, « Lawlessness on the Maritime Frontier of the Greater Chesapeake, 1650-1750 », thèse College of William and Mary (Virginie), 1992, p. 54.
-
[11]
Cf. Lance Grahn, The Political Economy of Smuggling, op. cit., p. 43.
-
[12]
Ibid., pp. 28, 35.
-
[13]
Cf. Ángel López Cantos, « Contrabando, corso y situado en el siglo XVIII. Una economía subterránea », Anales. Revista de Ciencias Sociales e Historia de la Universidad Interamericana de Puerto Rico Recinto de San Germán, 1 : 2, 1985, p. 31-53, ici p. 39.
-
[14]
Cf. Murdo J. MacLeod, Spanish Central America. A Socioeconomic History, 1520-1720, Berkeley, University of California Press, 1973, p. 354.
-
[15]
Cf. Louisa Schell Hoberman, Mexico’s Merchant Elite, 1590-1660. Silver, State and Society, Durham, N.C., Duke University Press, 1991, p. 188.
-
[16]
Cf. Lucien René Abenon, La Guadeloupe de 1671 à 1759. Étude politique, économique et sociale, 2 vols., Paris, Éditions L’Harmattan, 1987, vol. 2, p. 125.
-
[17]
Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, trad. Germain Garnier, Paris, Guillaumin, 1843, tome II, livre 5, ch. 2, p. 598.
-
[18]
Cf. León Trujillo, Motín y sublevación en San Felipe, Caracas, J. Villegas, 1955, pp. 23, 29-30, 45, 51, 67, 75, 80, 114 ; Roland Dennis Hussey, The Caracas Company 1728-1784. A Study in the History of Spanish Monopolistic Trade, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1934, pp. 115-117.
-
[19]
Cf. Kenneth R. Andrews, The Spanish Caribbean. Trade and Plunder, 1530-1630, New Haven, Yale University Press, 1978, pp. 178-179, 225-227 ; Joyce Lorimer, « The English contraband tobacco trade in Trinidad and Guiana 1590-1617 », in Kenneth R. Andrews, Nicholas P. Canny et Paul E.H. Hair (éd.), The Westward Enterprise. English activities in Ireland, the Atlantic, and America 1480-1650, Liverpool, Liverpool University Press, 1978, pp. 128, 130 ; Engel Sluiter, « Dutch-Spanish Rivalry in the Caribbean Area, 1594-1609 », Hispanic American Historical Review 28, 1948, p. 165-196, ici 182-183, 188, 193-194.
-
[20]
Cf. Charles Frostin, Histoire de l’autonomisme colon, op. cit., p. 340.
-
[21]
Cf. Murdo J. MacLeod, Spanish Central America, op. cit., p. 465.
-
[22]
Cf. Lance Grahn, The Political Economy of Smuggling, op. cit., pp. 143, 179-180.
-
[23]
Ibid. p. 59.
-
[24]
Cf. Laurentius Knappert, Geschiedenis van de Nederlandsche Bovenwindsche eilanden in de 18de eeuw, ‘s-Gravenhage, Martinus Nijhoff, 1932, p. 221 ; Lucien René Abenon, La Guadeloupe de 1671 à 1759, op. cit., vol. 2, p. 12.
-
[25]
Cf. Victor Enthoven, « ‘That Abominable Nest of Pirates.’ St. Eustatius and the North Americans, 1680-1780 », Early American Studies. An Interdisciplinary Journal, 10, 2012, p. 239-301, ici p. 273.
-
[26]
Cf. Thomas M. Truxes, « Transnational Trade in the Wartime North Atlantic The Voyage of the Snow Recovery », Business History Review 79, 2005, p. 751-780, ici pp. 756, 768-772.