Notes
-
[1]
Président de la Société psychanalytique de Paris. Article paru à l’origine dans la Revue française de psychanalyse, tome LXXX, n° 1, mars 2016
-
[2]
Albert Cohen, Belle du Seigneur, Paris, Éd. Gallimard, 1968.
-
[3]
Sigmund Freud, Actuelles sur la guerre et la mort, 1915, Œuvres complètes de Freud/Psychanalyse (OCF/P), XIII, p. 150-151.
-
[4]
Série télévisée créée pour HBO par David Benioff et Daniel B. Weiss. Adaptation de A Song of Ice and Fire de George R. R. Martin. Récompensée par les 2015 Emmy Award for Best Drama Series.
-
[5]
De Claude Buffet et Roger Bontemps.
-
[6]
Jacques Bril, Le meurtre du fils : violence et génération, Paris, In Press, 2000.
-
[7]
Pourquoi la Guerre ?, op. cit., p. 75.
-
[8]
Ibid., p.77.
-
[9]
Pas seulement dans ces groupes : leurs chefs envoyaient à la mort nos soldats de la Grande Guerre dans un nouvel assaut perdu d’avance de la même colline. Pour les aider à ce sacrifice, des croix avaient été cousues sur le dos de leurs uniformes, cibles destinées à faciliter l’exécution de ceux qui choisissaient la fuite et la désertion…
-
[10]
Louis Brunet, « Terrorisme, violence de masse et radicalisation. Du Moi idéal au désengagement identificatoire », Le Carnet Psy n° 191, juillet-août 2015, p. 48-51.
-
[11]
Ibid., p.49.
-
[12]
Denys Ribas, Un sectaire mortifère, Sectes, Monographie de la RfP, PUF, 1999.
-
[13]
Si je l’écris avec des majuscules, les deux mots accolés, ce n’est pas pour nous ramener à la première théorie des pulsions, dont les instances étaient substantivées et écrites en français avec des majuscules. C’est pour figurer qu’à l’opposé de l’idéal du moi, avec ses modestes minuscules, et un mouvement vectorisé par le temps qui donne un projet, un but secondarisé, le Moi-Idéal efface les limites topiques – collage – dans une mégalomanie et une identification grandiose immédiate.
-
[14]
Nathalie Zaltzman, L’esprit du mal, Paris, Éditions de l’Olivier, 2007.
-
[15]
Cf. Gilbert Diatkine, « La cravate croate : narcissisme des petites différences et processus de civilisation », Revue française de psychanalyse, vol. 57, n° 4, 1993, qui le convoqua alors que la guerre était revenue en Europe.
-
[16]
Denys Ribas, « Destins de la fracture algérienne dans la mémoire française », Revue française de psychanalyse, vol. 72, n° 4, 2008.
-
[17]
La bibliothèque Sigmund Freud ne donne que 12 références sous le mot-clé « Guerre d’Algérie », toutes postérieures à 1988.
-
[18]
Rachel Rosenblum, « Peut-on mourir de dire ? : Sarah Kofman, Primo Levi », Revue Française de Psychanalyse, 2000, vol. 64, n° 1, p. 113-137.
-
[19]
L’enfant unique ou les quelques enfants choisis en seront alors surinvestis narcissiquement d’une manière un peu pesante pour eux…
-
[20]
Jacques Bril, Le meurtre du fils : violence et génération, op. cit.
« La pulsion de mort devient pulsion de destruction en étant retournée, avec l’aide d’organes particuliers, vers l’extérieur, sur les objets. L’être vivant préserve pour ainsi dire sa propre vie en détruisant une vie étrangère ».
1 La relecture de Pourquoi la guerre ? impressionne de par la hauteur de vue freudienne et les quelques années qui séparent le texte de la Seconde Guerre mondiale avec la nouvelle dimension qu’y a prise la destructivité humaine. Mais un effet d’après-coup surdétermine le lien de ce texte avec la montée du nazisme dont il est contemporain. Freud y réfléchit sur la guerre en elle-même, présente de tout temps. Il est parfaitement lucide sur les rapports de force en articulant le droit à la violence qui en découle. Le charme suranné de la Société des Nations, arrière-plan de Belle du Seigneur [2], a depuis laissé la place à l’Organisation des Nations unies, capable de mener des actions militaires, mais son Conseil de sécurité a pour membres permanents les vainqueurs de 1945 – auxquels la Chine s’est rajoutée – avec leur droit de veto qui a prolongé la Guerre froide, et bloque encore souvent une forme d’autorité planétaire. Le propos est actuel.
2 Le risque d’un trop de civilisation, son coût en répression de l’agressivité posé dans le Malaise dans la culture et que Freud rappelle à la fin de son texte n’est donc pas une menace trop proche. C’est une autre inquiétude qui semble présente dernièrement, si l’on accorde de l’attention à la situation actuelle. Le 11 septembre 2001 a fait basculer le monde dans une autre forme de conflit que le conflit armé entre deux États et leurs alliés. Le terrorisme s’est depuis installé durablement, attaquant efficacement les droits de l’individu dans les pays démocratiques au nom de la sécurité. Les pays d’Europe sont plus récemment touchés à leur tour, et al-Qaïda semble laisser la vedette à un « État Islamique » qui, à la faveur des guerres d’Irak et de la guerre civile en Syrie, renoue d’une part avec la revendication d’un territoire, et d’autre part convoque le spectre du fanatisme religieux. La médiatisation de décapitations filmées d’otages, l’écho trouvé chez quelques jeunes gens des pays occidentaux suscitent le sentiment du retour de la barbarie et la hantise d’une nouvelle guerre de religion.
UNE NOUVELLE DÉSILLUSION
3 Comme le Freud de 1915, nous ne pouvons que constater la fragilité des acquis culturels et du contre-investissement de nos pulsions meurtrières : « C’est précisément l’accent mis sur le commandement : Tu ne tueras point, qui nous donne la certitude que nous descendons d’une lignée infiniment longue de meurtriers qui avaient dans le sang le plaisir du meurtre, comme peut-être nous-mêmes encore » [3].
4 À l’automne 2014, j’avais été choqué et accablé comme beaucoup par l’assassinat et la décapitation d’Hervé Gourdel, et nous nous identifiions bien sûr plus à ce concitoyen en vacances qu’à des victimes moins proches. Puis le monde découvrit avec horreur que des otages anglo-saxons avaient été exécutés par un bourreau anglais. Enfin on apprit qu’un enfant avait été associé à une exécution…
5 C’est le moment où des amis me proposèrent de regarder une série télévisée au succès mondial : Game of Thrones [4]. L’action est située dans un Moyen Âge de fiction. Voici le thème du premier épisode : un roi nordique, rude et noble, condamne à mort un déserteur. Celui-ci accepte la mort, puisqu’il a déserté, mais aimerait bien qu’on le croie quand il affirme avoir vu des êtres surnaturels. Contre l’avis de la reine, le roi emmène son fils d’une dizaine d’années assister à l’exécution de la sentence. Il tient à lui enseigner qu’un souverain se doit d’exercer lui-même le châtiment qu’il décrète, et coupe la tête du condamné avec une épée gigantesque. Dans le même épisode, le petit prince qui aime escalader les murailles surprend l’inceste de la reine du royaume voisin faisant l’amour avec son frère en haut d’une tour. Le frère précipite alors l’enfant dans le vide.
6 Au menu de ce premier épisode : meurtre, décapitation, exécution avec initiation de l’enfant m’ont rappelé les réalités d’alors, auxquelles s’ajoutent l’inceste et l’infanticide. Apparemment les clés d’un grand succès… qui nous renvoie à notre réalité pulsionnelle. Deux éléments me sont apparus instructifs, malgré la banalité du succès des romans policier auprès de ceux qui se retiennent de tuer leurs proches : l’autorisation par la fiction de toutes les transgressions – le frère pervers – s’accompagne ici d’une subversion du surmoi avec la prescription par l’autorité de la satisfaction du ça : « Tu dois tuer toi-même » dit le royal surmoi paternel.
7 Nous nous laissons donc terroriser, et c’est logique, par ce qui nous renvoie du dehors notre cruauté et notre sadisme de toujours, comme si l’on nous tendait un miroir grossissant de nos pulsions refoulées. Pourtant la France avait fait l’admiration pour son humanité en décapitant proprement avec la machine du docteur Guillotin, épargnant au condamné l’horreur qu’un bourreau maladroit s’y reprenne à plusieurs fois. Le billot médiéval et la terreur révolutionnaire, spectacle public, nous semblent bien loin, mais nous oublions alors que les deux dernières exécutions [5] en France eurent lieu en novembre 1972.
8 Les effets éducatifs sur le condamné n’ont jamais été évidents, et ce qui est plus intéressant c’est qu’il ne semble pas que la peine de mort ait un effet dissuasif sur les assassins. N’est-ce pas aux névrosés et à leur angoisse de castration que ce spectacle s’adresse avec efficacité ?
La guerre œdipienne
9 Si la guerre est un prototype des rivalités fraternelles, la révolte contre le tyran ou le régicide une figuration du conflit œdipien, et la défense d’une terre-mère contre l’envahisseur une motivation profonde, le renversement de ce lien est moins fréquent. Jacques Bril [6] avait en son temps proposé que le moteur de la guerre était contre-œdipien : de vieux généraux s’accordant pour envoyer leurs jeunes rivaux s’entretuer, s’en débarrassant ainsi mutuellement…
LA PULSION DE MORT
10 Freud semblait en 1933 avoir retrouvé la force de l’agression de 1915, et ne rien renier de la responsabilité des pulsions de destruction des hommes dans la guerre : « une pulsion à haïr et anéantir » [7]. Mais il ne renonce nullement à son dualisme pulsionnel, qu’il affirme au contraire fortement en cohérence avec les Nouvelles conférences, contemporaines, qui développent la nouvelle métapsychologie nécessitée par la seconde théorie des pulsions et la seconde topique et en donnent la forme la plus aboutie de l’œuvre.
11 Il avance dans un premier temps l’opposition entre les deux espèces de pulsions : l’Éros qui veut « conserver et réunir » et « d’autres qui veulent détruire et mettre à mort », épargnant pendant quelques lignes à Einstein la confrontation à la visée interne de la pulsion de mort, mais soulignant le nécessaire alliage des deux pulsions, tant pour l’autoconservation que pour l’amour, refusant de faire de l’une le bien et de l’autre le mal. Mais il lui faut, en s’excusant – « J’ai scrupule à abuser de votre intérêt, qui porte évidemment sur la prévention de la guerre et non pas sur nos théories » – présenter la pulsion de destruction, « … qui travaille à l’intérieur de tout être vivant, et a donc pour tendance de provoquer sa désagrégation, de ramener de la vie à l’état de matière non vivante. Elle mériterait en toute rigueur le nom de pulsion de mort, tandis que les pulsions érotiques représentent les aspirations à la vie ». Il mentionne lucidement le peu de vogue rencontré par ce concept.
12 Freud propose que le retournement de la pulsion de mort vers l’extérieur « avec l’aide d’organes particuliers » la fait devenir pulsion de destruction. De ce fait « L’être vivant préserve pour ainsi dire sa propre vie en détruisant une vie étrangère » [8]. À partir de l’autodestruction, et avec l’efficacité de cette logique projective, la guerre devient nécessaire à l’autoconservation aussi pour des raisons internes, et non plus seulement du fait de la violence des rapports de force avec les autres humains et de la loi du plus fort. On peut dire que l’histoire des hommes en est la meilleure illustration, et si en plus la civilisation ne progresse qu’en retournant l’agression vers l’individu, et ainsi le menace, on ne peut que se demander « Pourquoi la paix ? ».
TERREUR ET FANATISME
L’équilibre de la terreur atomique
13 On l’oublie aujourd’hui, mais ceux qui ont vécu l’après-guerre se souviennent de cet état d’équilibre de la terreur, chaque camp pouvant anéantir l’autre à coup sûr, avec l’évidence d’une absolue rétorsion. La probabilité qu’un hiver nucléaire s’ensuive avec une nouvelle glaciation était connue. L’humanité tenait les moyens de s’autodétruire. La crise de Cuba en 1962 et son bras de fer entre Kennedy et Khrouchtchev faillit y parvenir. Contre toute attente la raison et la vie triomphèrent…
Angoisse du réel et angoisse interne
14 Je me souviens au début de ma carrière – je remplaçais un généraliste – d’avoir rencontré un état d’angoisse aiguë chez un jeune homme qui faisait son service militaire. Lors d’une longue consultation unique, il m’apprit qu’il était chargé d’évaluer dans un état-major souterrain les destructions en vies humaines opérées en URSS par une attaque atomique française. Un matin c’était telle ville : avec x centaines de milliers de morts, le lendemain une autre et les victimes se comptaient en millions. On aurait pu comprendre qu’il eût une perception particulièrement aiguë du risque de la catastrophe générale, mais les humains ne sont pas ainsi faits. Sa responsabilité fantasmatique personnelle de mettre en œuvre fictivement la mort de millions d’être humains semblait présente. Dans les associations que je sollicitais apparut le souvenir d’enfance d’avoir exterminé avec succès et un grand plaisir… une colonie de fourmis ! Son sadisme s’était autrefois satisfait dans la réalité.
Un monde fini
15 Avec la Guerre froide, qui déchargeait cependant ses tensions dans des conflits secondaires bien réels entre alliés des deux blocs, en interaction avec les guerres de décolonisation, le monde avait cependant découvert qu’il était un espace fini. Est-ce pour cela que s’imposa la conquête de l’espace et une nouvelle frontière offrant un espace de projection potentielle ? En tout cas, nous avons été confrontés humblement à nos limites dans cette conquête devant les distances entre les corps célestes et, faute d’extraterrestre consentant, l’humanité n’a plus un extérieur où projeter la destructivité. D’une autre manière, l’écologie en tire les conséquences et dénonce une très efficace autodestruction potentielle des humains dans l’exploitation sans limite des ressources naturelles. Y voir une forme de satisfaction de l’autodestruction me semble très optimiste – si l’on peut dire –, et je penche plutôt pour l’illustration de l’inconscience des hommes et de leur déni de la réalité.
La séduction de l’attentat suicide
16 Elle pose au contraire un vrai défi. Que nous nous étonnions que des jeunes gens sans avenir soient séduits par un idéal guerrier et qui plus est en s’attaquant à des dictatures meurtrières est surprenant. Alors que nos sociétés privilégient une sécurité obligatoire qui n’a évidemment rien d’excitant, l’adolescent a besoin de se mettre en danger, comme dans une appropriation ordalique de sa vie – qui dénie la scène primitive, remarquons-le. Nos rues portent les noms de combattants des Brigades internationales morts en combattant le franquisme, et le résistant était un terroriste dans la France occupée. Nos présidents occidentaux eux-mêmes ont voulu combattre un régime syrien meurtrier de sa population, avant de reculer.
17 Mais comment l’idéologie et l’endoctrinement obtiennent-ils le choix du sacrifice de sa propre vie. Que d’extrêmes pressions bien réelles s’exercent sur le sacrifié dans des groupes ou des sociétés fanatiques ne fait aucun doute [9]. Mais que de l’endoctrinement à distance par liaison Internet y parvienne est stupéfiant. La pulsion de mort comme autodestruction doit là être interrogée. Nous avons vu qu’un surmoi qui ordonne la transgression et le meurtre est fascinant. Mais cela n’explique pas le suicide. Remarquons que c’est au nom d’un idéal qu’a lieu la subversion du surmoi. Mais un idéal du moi est au contraire un garant de force du moi, pas de sa disparition. C’est un Moi-Idéal qui prend la place non seulement du surmoi, mais aussi du moi. Je rejoins là les propositions de Louis Brunet sur cette question : « Il ne s’agit nettement pas d’une organisation psychique sans surmoi mais plutôt d’une organisation où un idéal à “déclassé” ce surmoi, l’a dévalué » [10]. Il décrit un clivage véritable, convoque un moi-idéal désignant les fantasmes de la toute puissance du moi et considère que « Dans la radicalisation dont nous sommes témoins depuis quelques années, l’effet d’endoctrinement du groupe “réel” semble beaucoup moins important que la nécessité de l’adepte d’adhérer corps et âme à une idéologie qui constitue pour lui la solution grandiose à son errance identitaire » [11].
18 J’ai proposé [12] de comprendre cette transformation de la topique psychique envahie par un Moi-Idéal [13] comme découlant d’une désintrication pulsionnelle majeure, en soulignant que le corollaire de la désintrication pulsionnelle est l’adhésivité, devenir selon moi de la pulsion de vie désintriquée : le collage en tout ou rien, fusion dans l’Un, avec le leader et le groupe fanatique. La pulsion de mort aura alors satisfaction, non seulement par les destructions des vies d’autrui, mais par celle de l’individu… Je ferai donc l’hypothèse que la victime potentielle se trouve déjà dans une relative désobjectalisation et désintrication quand l’issue adhésive dans le fanatisme s’impose. Nos services secrets de renseignement vont probablement peiner à discerner cet état dépressif particulier, probablement peu objectal, et ce qui en spécifierait l’issue fanatique, au lieu d’une désorganisation psychosomatique, d’un état psychotique ou d’un mouvement dépressif uniquement suicidaire.
19 Ceci convoque le narcissisme pathologique et il est bien regrettable que l’attentat suicide réussi donne effectivement à son auteur son entrée dans l’histoire. Il faudrait interdire de montrer sa photo et de le nommer pour priver à coup sûr sa folie meurtrière de gloire posthume. La même question se pose pour les auteurs de fusillades. Cela serait-il dissuasif ?
20 Ma réaction spontanée a un inconvénient dont la perception me vient d’une remarque affreusement lucide de Nathalie Zaltzman [14] : le progrès de civilisation qu’a représenté la reconnaissance du crime contre l’humanité et le fait de le définir comme imprescriptible aboutissent à priver son auteur d’un droit de tous les humains. Donc de fait à le retrancher de l’humanité. Et donc pour l’humanité de s’exonérer de l’inhumain.
21 Je remarque donc que je viens de souhaiter la néantisation complète du criminel : que disparaisse de notre histoire son identité, son nom et son visage. Ça n’empêche pas d’en avoir envie, mais me montre ma contamination immédiate par la destruction…
Les religions
22 Je doute de la pertinence de juger une religion particulière comme spécifiquement meurtrière, même si les textes sacrés le sont plus ou moins selon les cas. Il est indéniablement des différences entre les religions comme en témoignent les formes que prend la culpabilité dans le psychisme et qui me semblent différer dans les cultures juive, catholique ou protestante. Mais l’appel sacré au meurtre au nom du Dieu leur est commun, et particulièrement dans la guerre de religion. La Saint-Barthélemy n’est pas si loin, où l’on égorgea ses voisins, avec des mutilations sexuelles des femmes (le diable…). Et Freud rappelle l’Inquisition dans Pourquoi la guerre ?…
23 En revanche il ne fait pas de doute que si les religions ont en commun d’unir les hommes dans leur illusion partagée, dans une sorte de délire transitionnel, leur pouvoir revendiqué sur la vie et la mort s’est nettement plus affirmé dans l’histoire en faisant passer nombres d’hommes et de femmes de vie à trépas qu’en ressuscitant les morts – malgré un cas souvent cité…
24 L’ingrédient religieux s’ajoute souvent au narcissisme des petites différences [15] pour cliver le groupe des semblables et déchaîner la projection du mauvais, et son efficacité en fait effectivement un danger.
La terreur des populations
25 Bien sûr les populations civiles ont toujours payé le prix fort de mort et de douleur à la guerre. Et la domination du vainqueur faisait régner la terreur. Mais une évolution dans le lien avec le conflit est que les populations sont devenues une arme de choix pour les protagonistes. C’est en tout cas présent dans les guerres de décolonisation. Une thèse qui m’a intéressé relie la terreur exercée par l’armée française sur les populations lors de la bataille d’Alger, gagnée à ce prix, à la cuisante défaite vécue en Indochine par les militaires, battus par une rébellion qui avait engagé la population – de gré ou de force – dans l’affrontement avec le colonisateur. La bataille d’Alger fut gagnée, mais la guerre qui ne disait pas son nom perdue. L’information que j’ignorais est que ce savoir-faire français fut enseigné par ceux qui l’avaient mis en œuvre dans des centres américains aux militaires des dictatures sud-américaines. Ainsi par exemple les exécutions en jetant depuis des hélicoptères des opposants dans la mer pour que celle-ci ramène les corps sur le rivage pour terroriser les populations.
26 Les terreurs et massacres exercés par les deux camps sur la population dans la guerre civile algérienne des décennies précédentes anticipaient-ils une guérilla islamiste d’actualité ? Ou répétaient-ils les violences de la guerre d’Algérie chez ceux qui l’avaient gagnée. J’ai souligné [16] combien la mémoire française, fracturée, a peu reconnu la trace et les effets de la guerre d’Algérie dont nous retrouvons certains échos dans nos cures. Et les psychanalystes de cette génération : qu’en ont-ils dit ? [17].
LES SÉQUELLES TRAUMATIQUES DE L’HORREUR
27 La paix revenue, certains hurlent chaque nuit. Bien que la névrose traumatique soit une des origines de la seconde théorie des pulsions et de la découverte d’un au-delà du principe de plaisir, Freud ne dit pas un mot en 1933 des séquelles traumatiques des guerres. Frayages de coexcitations masochiques qui ne se referment pas, contaminations sadiques et destructives de l’Éros, ces instruments de survie peuvent interdire le retour à la vie normale des victimes, civiles ou militaires, des bourreaux, de ceux qui ont vu leurs frères d’armes tués ou mutilés, ou qui n’ont survécu qu’en passant des mois dans l’effroi, ou en tuant. Sans parler de ceux – dont les enfants soldats – que leurs bourreaux ont contraints à le devenir eux-mêmes, parfois envers ceux qu’ils aimaient… Les cauchemars les hantent pour des années ou leurs vies en sont parfois détruites après le retour de la paix. Est-il sûr que nous savons les aider ? Que dire soit toujours salvateur, comme s’interroge Rachel Rosenblum ? [18] Que veut alors la répétition – ne plus jamais subir l’horreur par surprise, – en la déclenchant elle-même ? Ou qu’elle trouve à se relier avec le temps ? Ou ne veut-elle rien et n’est-elle que le témoignage hors temps de l’actualité du trauma ?
DES GUERRES RESTENT LOGIQUES
28 Ne soyons pas naïfs, ce monde fini a des richesses et des ressources vitales qu’il faudra partager. Les hommes seront donc à nouveau en compétition bien réelle avec l’enjeu de leur survie. La prochaine guerre sera-t-elle pour l’eau, et non plus le pétrole comme il y a peu au Moyen-Orient ?
COMMENT LA PAIX ?
29 La question, plus pertinente que le pourquoi, est bien celle qui importe.
La pulsion de vie : l’union
30 La première réponse se trouve dans les vues de Freud (et d’Empédocle…). L’union entre les hommes est une véritable issue, s’opposant aux pulsions de destruction. Alors que la France et l’Allemagne revenaient sur le même champ de bataille à chaque génération par trois fois de suite venger la défaite précédente, la réconciliation franco-allemande se scella dans la construction d’une union économique de six pays, adoptant un « marché commun » en 1957, treize ans après la fin de la guerre. Attaquée aujourd’hui par les populismes et facile bouc émissaire de nos impuissances politiques, la « Communauté européenne » a apporté 70 ans de paix…
31 Si après la guerre de Sécession – la Guerre Civile disent les Américains –, les États ne s’étaient pas « unis », quels seraient la force et le poids des USA aujourd’hui ?
La guerre économique
32 Mais l’union économique n’est pas le seul facteur de paix, en particulier par les échanges qui s’instaurent. Une guerre économique ne s’est-elle pas substituée au niveau mondial aux guerres classiques ? Elle aussi fait des ravages et détruit des pans entiers de certaines économies, brisant les conditions de vie de ceux qui perdent leur travail. Mais le plus souvent pas directement leur vie. Elle aussi et c’est essentiel crée des échanges et des interdépendances. Elle redistribue violemment les richesses dans le monde, parfois au profit des pays autrefois sous-développés, comme aucune idéologie égalitaire n’aurait pu le faire, comme un affrontement mondial ne l’aurait fait qu’au prix de destructions effrayantes… Mais les pays les plus favorisés, comme les nôtres, sont-ils prêts à reconnaître cette réalité et à en tirer les conséquences ?
Histoire et vérité ?
33 La vérité et l’histoire œuvrent-elles au service de la paix ? Dans notre compréhension de l’âme humaine, se remémorer permet d’échapper à la répétition. En est-il de même pour les peuples ? Dans les suites de la tragédie des dictatures et des guerres civiles, la paix n’est souvent revenue qu’au prix d’une amnistie. Le mouvement qui tend à restaurer la vérité et la mémoire doit-il se faire au prix de l’impunité ? Parfois les nations hésitent alors remettant en cause dans un second temps les privilèges consentis…
34 Faut-il au contraire une part de déni pour que la paix se fasse. En 1945, c’est une France résistante et victorieuse – deux mensonges ! – qu’incarne le Général de Gaulle. Les accords de Yalta – où elle n’est pas représentée – accorderont à la France des zones d’occupation à Berlin et dans le reste de l’Allemagne, prises sur les zones anglaise et américaine.
35 On a souligné la responsabilité de l’humiliation et de l’écrasement de l’Allemagne en 1918, avec des dommages de guerre impossibles à solder, dans le succès ultérieur du nazisme. Les peuples ne peuvent-ils faire la paix que dans des dénis qui préservent leurs narcissismes, et c’est dans un second temps seulement qu’une historicisation prenant en compte la mémoire dans l’identité est – parfois – envisageable. On dirait des hommes !
La pulsion de mort au service de la paix
LÂCHER PRISE, LE RENONCEMENT À LA VENGEANCE
36 Revenons à notre champ, la métapsychologie, et suivons Freud dans son refus de distinguer l’une et l’autre des pulsions au bien et au mal, mais son parti d’étudier les effets de leurs alliages et rapports économiques. Benno Rosenberg aimait à le souligner, la pulsion de mort peut être mise au service de la lutte contre la pulsion de mort. Les pompiers savent lutter contre les feux de forêt par des contre-feux. Comment a-il été possible que s’arrête une guerre civile et la spirale infernale de la vengeance en rétorsion – en Irlande du Nord par exemple ? Comment l’apartheid a-t-il pu cesser en Afrique du Sud sans un effroyable bain de sang ? Comment la paix ? La vraie question est là, tragiquement présente dans les conflits où chaque attentat ou massacre crée une dette sacrée de sang pour les générations qui suivent. Il faut lâcher un jour prise, renoncer à l’objet de sa haine, à la vengeance. Pour ce renoncement, parfois permis par la lassitude, c’est à la pulsion de mort qu’il faut savoir faire appel, qui seule permet de désinvestir l’objet. Comme est indispensable dans le deuil de désinvestir l’objet perdu. Dés-objectalisation au service du réinvestissement ultérieur d’un nouvel objet, donc de l’amour. Après la guerre, désinvestir l’objet de la haine permettra de renouer des liens avec l’autre camp.
37 Dans l’exemple sud-africain, je ne sais si c’est une donnée générale, le sacrifice consenti et non violent de sa liberté par Nelson Mandela pendant sa longue incarcération en fait-il un instrument christique du renoncement à la violence qui incarne et favorise l’intériorisation de cette dimension par la foule ? La paix aurait-elle aussi besoin – non pas de martyrs comme la guerre, qui subissent et qu’il faut venger –, mais du sacrifice volontaire de sa violence et de sa vie par un homme ?
38 L’élimination choisie de la plus grande part de sa descendance : le renoncement à l’arme de la sexualité au service de la reproduction.
39 Enfin nous trouverons aussi dans la métapsychologie freudienne une résonance avec une donnée biologique indiscutable. Depuis peu les hommes savent contrôler les naissances au détriment de l’impératif biologique de toujours privilégier l’expansion de son patrimoine génétique. Les hommes et les femmes modernes des pays développés savent éliminer eux-mêmes la majeure partie de leur descendance potentielle [19] – autodestruction – ce qui favorise considérablement qu’ils vivent en paix, n’ayant plus la nécessité vitale d’éliminer des rivaux. Le meurtre des gamètes rend inutile le Meurtre du fils décrit par Jacques Bril [20].
40 Cet élément est confirmé tristement a contrario par les régions du monde où se disputant un minuscule territoire, les intégristes des deux camps prônent la fécondité comme arme. C’est alors Éros et la sexualité qui sont fauteur de guerre. Et la pulsion de mort – maîtrisée et permettant des conceptions choisies – qui préserve la paix.
41 L’imposition de l’enfant unique par le communisme chinois, au prix d’une violence implacable exercée sur l’individu, sans aucun respect du choix personnel, a certainement joué un rôle dans la – très – relative paix du monde…
Notes
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[1]
Président de la Société psychanalytique de Paris. Article paru à l’origine dans la Revue française de psychanalyse, tome LXXX, n° 1, mars 2016
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[2]
Albert Cohen, Belle du Seigneur, Paris, Éd. Gallimard, 1968.
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[3]
Sigmund Freud, Actuelles sur la guerre et la mort, 1915, Œuvres complètes de Freud/Psychanalyse (OCF/P), XIII, p. 150-151.
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[4]
Série télévisée créée pour HBO par David Benioff et Daniel B. Weiss. Adaptation de A Song of Ice and Fire de George R. R. Martin. Récompensée par les 2015 Emmy Award for Best Drama Series.
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[5]
De Claude Buffet et Roger Bontemps.
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[6]
Jacques Bril, Le meurtre du fils : violence et génération, Paris, In Press, 2000.
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[7]
Pourquoi la Guerre ?, op. cit., p. 75.
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[8]
Ibid., p.77.
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[9]
Pas seulement dans ces groupes : leurs chefs envoyaient à la mort nos soldats de la Grande Guerre dans un nouvel assaut perdu d’avance de la même colline. Pour les aider à ce sacrifice, des croix avaient été cousues sur le dos de leurs uniformes, cibles destinées à faciliter l’exécution de ceux qui choisissaient la fuite et la désertion…
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[10]
Louis Brunet, « Terrorisme, violence de masse et radicalisation. Du Moi idéal au désengagement identificatoire », Le Carnet Psy n° 191, juillet-août 2015, p. 48-51.
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[11]
Ibid., p.49.
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[12]
Denys Ribas, Un sectaire mortifère, Sectes, Monographie de la RfP, PUF, 1999.
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[13]
Si je l’écris avec des majuscules, les deux mots accolés, ce n’est pas pour nous ramener à la première théorie des pulsions, dont les instances étaient substantivées et écrites en français avec des majuscules. C’est pour figurer qu’à l’opposé de l’idéal du moi, avec ses modestes minuscules, et un mouvement vectorisé par le temps qui donne un projet, un but secondarisé, le Moi-Idéal efface les limites topiques – collage – dans une mégalomanie et une identification grandiose immédiate.
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[14]
Nathalie Zaltzman, L’esprit du mal, Paris, Éditions de l’Olivier, 2007.
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[15]
Cf. Gilbert Diatkine, « La cravate croate : narcissisme des petites différences et processus de civilisation », Revue française de psychanalyse, vol. 57, n° 4, 1993, qui le convoqua alors que la guerre était revenue en Europe.
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[16]
Denys Ribas, « Destins de la fracture algérienne dans la mémoire française », Revue française de psychanalyse, vol. 72, n° 4, 2008.
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[17]
La bibliothèque Sigmund Freud ne donne que 12 références sous le mot-clé « Guerre d’Algérie », toutes postérieures à 1988.
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[18]
Rachel Rosenblum, « Peut-on mourir de dire ? : Sarah Kofman, Primo Levi », Revue Française de Psychanalyse, 2000, vol. 64, n° 1, p. 113-137.
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[19]
L’enfant unique ou les quelques enfants choisis en seront alors surinvestis narcissiquement d’une manière un peu pesante pour eux…
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[20]
Jacques Bril, Le meurtre du fils : violence et génération, op. cit.