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Article de revue

Entretien avec Son Excellence, Monsieur Alexandre Orlov, ambassadeur de la Fédération de Russie en France

Pages 269 à 277

1 Outre-Terre  : Comment la Fédération de Russie perçoit-elle la période actuelle alors que certains établissent un parallèle entre 2014 et 1914 ?

2 Alexandre Orlov : Les relations internationales traversent aujourd’hui la période la plus tourmentée depuis la fin de la Guerre froide et c’est bien la politique à courte vue des États-Unis qui en est la cause. Il est tout à fait évident que notre civilisation est entrée dans un processus objectif de formation d’un monde multipolaire. Je tiens à souligner qu’il s’agit d’un processus objectif et naturel, mais que Washington et ses alliés n’ont pas l’air d’apprécier. Ils dénigrent cette réalité et rejettent le travail commun qui pourrait déboucher sur un nouveau système de relations internationales – un système multipolaire équilibré et fondé sur l’égalité de tous les États, le respect des intérêts de chacun, la coopération économique mutuellement avantageuse, l’intégration, la compréhension que la sécurité de l’un ne peut se faire au détriment de celle des autres. Au contraire, ils s’accrochent à leur position dominante et cherchent par tous les moyens à ralentir ce processus. Nous voyons bien que ce qui compte aujourd’hui pour eux c’est d’endiguer l’émergence de nouveaux centres d’influence – avant tout la Russie et la Chine. Vains efforts. Mais un coup porté à la sécurité et à la stabilité internationale. Je suis certain que cette politique va à l’encontre des intérêts à long terme des États-Unis eux-mêmes, sans parler de l’Union européenne devenue de fait l’otage des illusions et des ambitions géopolitiques de Washington. Notons au passage que l’actuelle crise en Ukraine où les Américains ont orchestré un coup d’État qui a amené au pouvoir les forces nationalistes et russophobes fait partie de cette politique d’endiguement de la Russie.

3 D’une manière générale : dans cette période de transition les problèmes et les crises régionaux s’empilent et se superposent. Car les vieilles méthodes « unipolaires » de règlement ne fonctionnent plus et quant à la recherche de compromis nos partenaires américains n’y sont pas encore prêts.

4 Vous avez évoqué une possible similitude avec 1914. Personnellement je préfère être très prudent quand il s’agit d’établir des parallèles historiques. Le monde a quand même bien changé. L’histoire montre néanmoins où peuvent nous emmener les ambitions politiciennes irresponsables ainsi que le mépris des intérêts légitimes du partenaire. Et comment les revendications mutuelles tournent à la spirale infernale de confrontation qui mène à une catastrophe.

5 O.-T.  : Quel est le grand projet géopolitique de la Fédération de Russie et en quoi diffère-t-il de ceux du passé ?

6 A. O. : Le grand projet géopolitique de la Fédération de Russie et dont nous n’arrêtons pas de parler dans tous les contextes et sur tous les plateaux internationaux ces dernières années, c’est celui de « notre maison européenne commune », un espace commun de sécurité, d’échanges économiques et de contacts humains de l’Atlantique au Pacifique. Une sorte d’association mutuellement avantageuse entre la Russie et l’UE, avec en perspective des standards communs et le libre-échange. La synergie des potentiels et des ressources en matières premières, mais aussi technologiques et humaines permettrait à la Russie et à l’UE, et dans un sens plus large à la civilisation européenne, d’être plus compétitives à l’intérieur du monde multipolaire du futur. Une telle intégration rendrait insensée toute lutte pour des sphères d’influence sur notre continent.

7 C’est bien cette logique d’espace commun Russie-UE qui a inspiré toutes les initiatives avancées par notre pays tout le long des dernières années. Parmi celles-ci le projet de Traité de sécurité européenne, fondé sur l’idée d’une sécurité égale et indivisible dans l’espace euro-atlantique, la proposition d’une zone de libre-échange entre l’Union européenne et l’Union économique eurasiatique, le projet de suppression des visas entre la Russie et l’UE et beaucoup d’autres.

8 Malheureusement nos partenaires occidentaux ont préféré à l’intégration avec la Russie l’extension de leur sphère d’influence et la création de nouvelles lignes de partage. Il n’était que d’observer comment l’OTAN avançait son infrastructure militaire vers nos frontières ; de regarder comment étaient érigés autour de notre pays les éléments du bouclier antimissile américain dont le seul but était d’éroder le potentiel nucléaire russe ; de voir comment l’initiative du « Partenariat oriental » était utilisée pour arracher les pays de l’ex-URSS à l’économie russe ; de considérer comment les Américains soutenaient chez nos voisins toutes les forces russophobes, y compris celles ouvertement néonazies.

9 Comment expliquer le fait qu’alors que l’URSS et le régime soviétique n’existent plus depuis un quart de siècle la russophobie est de plus en plus virulente en Occident ? Il est évident qu’il y a derrière cela certaines forces politiques qui cherchent à maintenir ce clivage en Europe, à préserver la perception de la Russie en qualité de rival géostratégique n° 1 de l’Union européenne. C’est vraiment époustouflant, mais nos partenaires sont assez cyniques pour terroriser leur opinion publique avec cette prétendue « menace de l’Est ». Il y a même une blague à ce sujet : « Un officier de l’OTAN se plaint à ses collègues que la Russie se comporte de façon toujours plus agressive. Pourquoi, demande l’autre ? Mais enfin, reprend le premier, regarde comme elle est proche de nos bases militaires ».

10 La lutte pour les sphères d’influence et la confrontation ne sont pas notre choix. Nous nous efforçons de faire preuve de la plus grande retenue. À plusieurs reprises nous avons tendu la main à nos partenaires – y compris dans les années 1990, ou bien quand la communauté internationale s’est dressée contre le terrorisme international. Mais lorsque les États-Unis franchissent la ligne rouge, lorsque nos intérêts nationaux sont en jeu, nous ne pouvons pas rester inertes. Là où nos partenaires occidentaux se laissent trop emporter par leur logique de sphères d’influence, la Russie se trouve dans l’obligation d’appliquer la « logique de réponse » ou si vous voulez de légitime défense.

11 Ça a été le cas notamment lors de la guerre d’agression géorgienne contre l’Ossétie du Sud, perpétrée en août 2008 avec la bénédiction des États-Unis ; ou bien de la réunification de la Crimée en mars 2014 après le coup d’État nationaliste à Kiev.

12 O.-T.  : Qu’est-ce pour vous que l’Occident ?

13 A. O. : L’Occident est bien sûr plus qu’une simple notion géographique. Ce terme désigne un ensemble de valeurs, un certain modèle socioéconomique qu’on définit aujourd’hui par ces éléments principaux que sont l’économie de marché, la démocratie politique et les droits de l’homme. Historiquement ce modèle s’est formé en Europe occidentale, ce qui ne signifie pourtant pas que son application par d’autres pays du monde, éventuellement sous une forme adaptée à leurs spécificités, doit aller de pair avec l’abandon d’une politique extérieure indépendante et la soumission aux intérêts des États-Unis et de l’OTAN.

14 Il y a aujourd’hui 23 ans que la Russie a fait son choix en faveur de ce modèle qui est ancré dans notre Constitution. Et en ce sens on peut dire avec certitude que la Russie est un pays occidental. Bien sûr avec les particularités qui lui sont propres, avec ses traditions et sa propre expérience historique. Peut-être avec ses défauts aussi. Mais je veux vous rappeler que les Français peaufinent leur démocratie depuis quelque deux siècles et la trouvent toujours trop imparfaite.

15 Mais au sens étroit du terme, l’Occident ce sont pour nous les États-Unis et leurs alliés au sein de l’OTAN.

16 Et c’est justement par le fait que la Russie est un pays occidental (au sens large du terme) et européen que la confrontation qui lui est imposée par les États-Unis ne peut être une « nouvelle guerre froide ». Il n’y a pas là une confrontation de deux systèmes opposés sur les plans idéologique et social, mais une confrontation géopolitique classique provoquée par le désir occidental de « punir » la Russie pour sa politique indépendante et ralentir son évolution en tant que l’un des pôles d’influence mondiale.

17 En ce qui concerne l’Union européenne, elle a été et restera je l’espère notre partenaire économique et commercial naturel et privilégié. Je suis persuadé que le bon sens finira par triompher, permettant aux Européens d’abandonner la logique vicieuse et insensée des sanctions et de sphères d’influence pour se réorienter vers la coopération et l’espace commun de l’Atlantique au Pacifique. Nos économies sont complémentaires. Que ce soit sur le plan géopolitique ou économique, la coopération entre nous contribuera à rendre plus fort chacun des partenaires.

18 Mais pour l’instant nous ne pouvons qu’avoir honte d’une Union européenne qui continue à marcher sous la houlette des États-Unis. Et ce en dépit de ses intérêts vitaux. Les Américains humilient en effet ostensiblement les Européens, les espionnent, mettent sur écoute les téléphones de leurs leaders et de leurs ambassades, les traitent avec dédain comme s’ils étaient leurs vassaux. Ayant provoqué puis alimenté la crise actuelle en Ukraine Washington cherche en fait à semer la discorde entre la Russie et l’UE, à empêcher leur rapprochement, à attirer les pays européens dans son giron et à les consolider sur des positions antirusses. Jusqu’ici il y est parvenu. Mais pour l’Europe c’est une voie étriquée et dangereuse.

19 O.-T.  : La Fédération de Russie est-elle redevenue une grande puissance vouée à des grands desseins ?

20 A. O. : Le rôle que la Russie est appelée à jouer dans le système polycentrique des relations internationales en formation est conditionné par son histoire, sa situation géographique, son potentiel économique et humain, par ses ressources naturelles. Ce pays qui occupe un huitième de la superficie mondiale, qui s’étend sur onze fuseaux horaires, qui est membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies et possède l’arsenal nucléaire le plus performant au monde restera toujours n’en déplaise à certains une puissance mondiale.

21 Le rôle de notre pays tel que nous le voyons est de contribuer à l’éclosion d’un monde multipolaire juste et ordonné, fondé sur le droit international et le respect des intérêts de chacun, sur la sécurité égale et indivisible de tous les pays, sur les approches collectives et multilatérales du règlement des problèmes internationaux où l’ONU restera la clé de voûte de tout le système des relations internationales.

22 O.-T.  : Comment analysez-vous la crise ukrainienne ?

23 A. O. : La crise ukrainienne a ses dimensions intérieures et extérieures, internationales.

24 Pour en comprendre la genèse et ses forces motrices il faut se rappeler que l’État ukrainien s’est formé dans ses frontières actuelles au sein de l’URSS par la volonté de Lénine, de Staline et de Khrouchtchev qui ont progressivement rattaché au territoire ukrainien « ethnique » les régions de la « Nouvelle Russie » (Novorossia) de l’Empire russe et la Crimée. De fait, il s’agissait de tout le Sud-Est russophone du Donbass à Odessa. Pendant toute la période soviétique de notre histoire l’Ukraine existait sous forme d’une république où vivaient côte à côte les peuples frères russe et ukrainien. Sur certains points on pourrait voir une similitude avec la Suisse ou la Belgique, quoique la situation soit plus confuse car la « frontière ethnique » entre les Russes et les Ukrainiens était transparente ; ils constituaient au sens large du terme un seul et même peuple.

25 L’Ukraine est un pays à niveau de vie relativement faible et l’esprit protestataire y était très fort surtout depuis ces dernières années. Fin 2013 les couches les plus larges de la population se sont rassemblées à l’intérieur du mouvement du « Maïdan ». Nombre de gens se soulevaient sincèrement contre le pouvoir corrompu des fonctionnaires et des oligarques, pour le renforcement de la démocratie et le rapprochement avec l’Union européenne. Mais la tragédie ukrainienne c’est que le « Maïdan » s’est très vite transformé en révolte nationaliste où le rôle central appartenait aux forces nationalistes et même néonazies. En février 2014 Kiev a assisté à une prise du pouvoir anticonstitutionnelle par la force (que vous l’appeliez « révolution » ou « coup d’État ne change rien sur le fond). C’est ainsi qu’un régime nationaliste et russophobe s’est installé à Kiev, un régime qui se revendique en tant que continuateur des nationalistes les plus odieux comme Simon Petlioura et Stepan Bandera.

26 La réponse de la population russophone qui ne voulait pas vivre dans cette « Ukraine aux Ukrainiens » où le nouveau pouvoir a tout de suite essayé d’abolir le statut officiel de la langue russe, où les écoliers devraient étudier Pouchkine et Dostoïevski à titre de « littérature étrangère », où les collaborationnistes nazis sont vénérés comme « héros nationaux », ne s’est pas fait attendre. La République autonome de Crimée (offerte en 1954 à l’Ukraine sur décision arbitraire de Khrouchtchev) a proclamé suite à un référendum son rattachement à la Fédération de Russie – ceci en parfait accord avec la Charte de l’ONU et le principe universel du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Les protestations ont également gagné le Sud-Est russophone. Ce mouvement exprimait d’abord un caractère pacifique, mais Kiev répondit aux revendications politiques par des arrestations et de la répression. Alors les manifestants se mirent à occuper des bâtiments administratifs – les habitants du Sud-Est copiaient en réalité l’action des « maïdanistes » à Kiev et dans l’Ouest de l’Ukraine. Le régime de Kiev répondit par une action militaire avec des chars, l’artillerie lourde et l’aviation, provoquant de nombreuses victimes dans la population civile et une vraie catastrophe humanitaire. Le refus systématique chez les nationalistes de Kiev de tenir compte des intérêts légitimes de la population russophone plongea le pays dans le bain de sang d’une guerre civile.

27 Malheureusement nous appréhendons dès le début aussi dans cette crise une dimension extérieure. Les États-Unis et certains de leurs alliés de l’UE ont su orienter les protestations du peuple ukrainien dans un sens antirusse. Ils se sont investis dans le soutien financier et organisationnel au Maïdan, ont profité de la décision de Ianoukovitch de reporter (non pas d’annuler, il faut le souligner) la signature de l’accord d’association entre l’Ukraine et l’UE pour orchestrer le « changement de régime ». Ils ont ouvertement apporté leur soutien aux néonazis et poussé les autorités de Kiev à lancer une opération militaire contre les régions du Sud-Est.

28 Les États-Unis et l’UE sont directement responsables du sang qui coule aujourd’hui en Europe. Ils essayent avec un cynisme inouï de rejeter cette responsabilité sur la Russie et inventent toutes sortes de sanctions à son encontre. Je vous dis tout de suite que ces sanctions sont insensées et contre-productives. Non seulement elles frapperont leurs initiateurs – avant tout les Européens. Mais croire que la peur de pertes économiques fera oublier ses intérêts vitaux à la Russie, c’est ne rien comprendre du tout à la mentalité du peuple russe.

29 Dès le début nous avons estimé que dans la situation qui s’était créée après la prise du pouvoir à Kiev par les nationalistes il n’y avait qu’une seule solution de long terme : une profonde décentralisation, voire la fédéralisation du pays, des compétences plus larges pour les régions avec des garanties nécessaires en matière d’exercice de la langue russe, d’élection de leurs dirigeants, d’autonomie financière. Pourtant Kiev mise toujours sur une solution de force. Mais plus le pouvoir ukrainien bombardera les villes du Donbass, exterminant leurs populations civiles, moins il y aura de chances de réconciliation nationale. Nous avons déjà assisté à toute une série d’initiatives internationales visant à arrêter le bain de sang et à régler la crise – je parle notamment de la déclaration de Genève du 17 avril et de celle de Berlin le 2 juillet dernier. Le problème est qu’elles ne sont pas appliquées par le régime de Kiev en premier lieu.

30 O.-T.  : Comment évaluer la position des pays baltes ?

31 A. O. : Les pays baltes sont nos voisins proches. Nous avons derrière nous plusieurs siècles d’existence au sein du même État et nous sommes naturellement intéressés à maintenir une bonne coopération avec eux et des relations stables.

32 Malheureusement, après la désagrégation de l’URSS une partie des élites politiques de ces pays ont opté pour une formation de l’identité nationale sur des bases russophobes, c’est-à-dire à travers la négation de tout ce qui est russe et l’auto-identification en tant que « victimes éternelles » de l’agression russe. Se plier à cette psychologie indécente et complexée est indigne des peuples lituanien, letton et estonien. D’autant plus que c’est absolument injuste du point de vue historique. Mais cela permet aux auteurs baltes de ces conceptions de « se profiler » en qualité de « spécialistes de la Russie » et aux pays baltes de se présenter comme « avant-postes du monde libre » en échange d’aides financières et militaires. Et aujourd’hui ces hommes politiques gavent l’opinion occidentale de leurs contes sur la « menace de l’Est » en agitant les partenaires de l’OTAN et de l’UE. Tout cela porte atteinte aux relations entre la Russie et l’Union européenne, alimente les tensions sur notre continent.

33 Un problème important dans nos relations avec la Lettonie et l’Estonie restent les droits de leurs populations russophones qui ont toujours en grande partie un statut de « non-citoyens », ce qui est sans précédent dans l’« Europe civilisée ». De fait il s’agit d’une forme d’apartheid lorsqu’une partie de la population est déchue, selon des critères ethniques, de ses droits civiques. Autre phénomène révoltant, la réhabilitation et même l’héroïsation des criminels nazis. Les vétérans des légions SS lettone et estonienne sont vénérés en tant que combattants de l’indépendance. Comme si le but d’Hitler n’avait pas été l’extermination et le placement en esclavage des peuples européens (Estoniens et Lettons inclus), mais leur indépendance, la libération du joug bolchevik et l’établissement de la démocratie. Hélas ! L’UE et la France préfèrent depuis longtemps fermer les yeux.

34 O.-T.  : Quels buts poursuit la Fédération de Russie avec l’Union économique eurasiatique ?

35 A. O. : Je vous rappelle que cette idée d’Union économique eurasiatique appartient au Président du Kazakhstan, M. Nazarbaïev. Quels sont les buts de la Fédération de Russie ? Les buts de la Fédération de Russie sont exactement les mêmes que ceux de la France lorsqu’il s’agit d’intégration européenne. Aujourd’hui il est évident que partout – de l’Europe à l’Amérique latine et au Sud-Est asiatique – l’intégration économique est la meilleure solution pour élargir les marchés et rendre les économies nationales plus compétitives. C’est la voie naturelle. Tout comme il est naturel qu’une telle intégration sur l’espace eurasiatique attire les pays postsoviétiques, qui conservent des liens économiques et humains séculaires.

36 Au sein de l’Union économique eurasiatique nous puisons dans l’expérience de l’Union européenne ; nous passons par les mêmes étapes d’évolution, et ce non sans succès. Le chiffre d’affaires et le volume d’investissements entre les trois pays membres se sont considérablement accrus. Nous attendons l’adhésion de l’Arménie et du Kirghizstan.

37 L’Union économique eurasiatique est une forme d’auto-organisation de l’espace eurasiatique, l’alliance de pays qui pour différentes raisons ne peuvent pas devenir membres de l’Union européenne. Une autre étape logique serait à notre avis le rapprochement entre l’Union européenne et l’Union économique eurasiatique avec en perspective la formation d’un espace commun de l’Atlantique au Pacifique. C’est dans l’esprit de cette perspective à long terme que le Président Poutine a proposé lors du dernier sommet Russie-UE à Bruxelles en janvier 2014 à nos partenaires de travailler ensemble sur la création d’une zone de libre-échange entre l’UE et l’Union eurasiatique. Cette proposition a malheureusement été rejetée. De fait l’Union européenne préfère feindre d’ignorer les processus d’intégration en Eurasie, de ne voir ni l’Union eurasiatique ni ses institutions. C’est là un exemple de plus du refus de nos partenaires de voir et reconnaître les nouvelles réalités.

38 O.-T.  : Appréhendez-vous la Chine comme un futur partenaire ou un concurrent ? Quel rôle la Fédération de Russie s’emploie-t-elle à jouer au sein des BRICS ?

39 A. O. : La Chine et les autres BRICS sont pour nous des partenaires économiques et politiques de premier ordre. Ce qui nous réunit aujourd’hui c’est non seulement l’intérêt mutuel et croissant de nos marchés respectifs, mais aussi une même compréhension de l’étape actuelle de l’évolution des relations internationales, l’aspiration commune à un ordre mondial multipolaire plus juste et ordonné.

40 Les sanctions déraisonnables par lesquelles l’Occident a voulu « punir » notre pays, ses appels incessants à « s’affranchir de la dépendance énergétique de la Russie », tout cela nous pousse à réorienter nos liens économiques vers les BRICS et les autres pays émergents. Nous avons tout récemment signé le « contrat du siècle » portant sur les livraisons de gaz naturel à la Chine. La Turquie, les pays latino-américains et de la Communauté d’États indépendants s’empressent d’intervenir sur le marché russe de l’agroalimentaire. Washington et Bruxelles ont apparemment oublié que la « communauté internationale » ne se limite plus à l’Europe et à l’Amérique du Nord, que le monde est plus vaste et varié. Et que d’autres États n’attendaient que leur chance pour s’implanter sur un marché russe prometteur.

41 D’une manière générale, la politique de sanctions de l’Occident contre la Russie est une bonne leçon en direction de tous les pays émergents, un signal pour réfléchir à leur dépendance financière et technologique vis-à-vis des États-Unis et de l’UE, ces derniers utilisant de plus en plus souvent leurs positions dominantes comme moyen de pression politique. Les premiers pas afin de s’affranchir de cette dépendance ont déjà été réalisés avec la Nouvelle banque de développement et le Fonds commun de réserve de change des BRICS.

42 O.-T.  : Que pensez-vous de l’axe Paris-Berlin-Moscou ?

43 A. O : Comme vous le savez, cette forme tripartite d’organisation est apparue au début des années 2000 pour tout de suite faire preuve de son utilité et de son efficacité. Les leaders des trois pays se sont prononcés ensemble contre l’intervention américaine en Irak, cherchant à ramener à la raison le Président américain qui dépassait toutes les bornes. L’histoire a prouvé qu’ils avaient eux raison. Je ne vous cache pas que nous espérions au début que ce « triangle » pourrait devenir une sorte de « locomotive » politique pour notre espace commun de l’Atlantique au Pacifique.

44 La dernière rencontre tripartite s’est tenue en octobre 2010 à Deauville, à la veille du sommet de Lisbonne de l’OTAN ; elle a permis, au moins en avions- nous l’impression, de parvenir à des ententes importantes, notamment en ce qui concernait notre initiative de Traité de sécurité européenne et les projets de bouclier antimissile américains. On ne peut que regretter maintenant que ces ententes soient restées sans suite à cause des positions des États-Unis.

45 Ces dernières années la Russie a également manifesté un intérêt à rejoindre les travaux du « Triangle de Weimar » qui associe la France, l’Allemagne et la Pologne. Ce triangle pourrait notamment s’agrandir en « carré ». Et ce en partant du fait que la Pologne est notre partenaire géographiquement le plus proche en Europe.

46 Il faut noter que l’organisation tripartite France-Allemagne-Russie a été de nouveau d’actualité sur fond de crise ukrainienne sous la forme cette fois du « processus de Normandie » initié par le président Hollande et qui s’est concrétisé avec la rencontre des chefs d’État français, allemand, russe et ukrainien à Bénouville le 6 juin dernier. Hélas ! Les autorités ukrainiennes ne semblent pas prêter l’oreille à leurs partenaires européens et ne suivent que les directives de Washington.

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