Notes
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[1]
Analyste au ministère de la Défense.
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[2]
La relative faiblesse de ce chiffre doit être mis en perspective avec les données suivantes : le commerce extérieur des États-Unis s’effectue à hauteur de 40 % au sein de l’ALENA (Accord de libre-échange nord-américain)., donc par la voie routière ou par le cabotage maritime court.
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[3]
La perte du Limburg et de sa cargaison a été chiffrée à plus de 60 millions de dollars.
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[4]
Al-Qaïda reste le groupe le plus actif dans ce domaine ; des plans d’attaque de pétrolier ont été en l’occurrence retrouvés dans les archives du bunker de Ben Laden en 2011.
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[5]
Cf. Hugues Eudeline, « Renaissance et évolution du terrorisme maritime », Diplomatie, août-septembre 2012.
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[6]
Coupes franches obligatoires dans les dépenses publiques entrées en vigueur en 2013.
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[7]
PACOM : Commandement des forces américaines dans la région Asie-Pacifique.
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[8]
Le Panama n’a pas officiellement d’armée nationale qui est remplacée par une police nationale et des forces de sécurité formées pour l’essentiel aux États-Unis.
1 Près de cent ans après l’achèvement de sa construction par l’armée américaine, le canal de Panama demeure, plus que jamais, un centre de gravité éminemment stratégique pour les États-Unis. Inauguré en 1914, après l’échec en 1885 du Français Ferdinand de Lesseps, il est resté sous contrôle américain exclusif jusqu’en 1999. En décembre 2010, quatre ans avant son centième anniversaire, il a été franchi par son millionième navire.
2 Carrefour incontournable dès ses origines, son importance ne cesse de croître avec l’émergence économique de l’Asie et le développement continu du commerce maritime entre les deux façades océaniques de l’Amérique du Nord. Chaque année, 14 000 navires transportant plus de 2 000 millions de dollars de marchandises, soit 5 % du commerce mondial et 12 % du commerce extérieur des États-Unis [2], transitent par ses 77 km de canaux et d’écluses.
3 Au-delà d’un poids économique indéniable, le canal et son environnement régional immédiat occupent depuis toujours pour Washington une place essentielle sur l’échiquier politique et militaire latino-américain. Mais à l’heure des coupes budgétaires et du repositionnement géostratégique des forces vives du Pentagone vers l’Asie, les moyens alloués à la maîtrise de cet espace diminuent. Ceci alors que des menaces maritimes disparues ou pour certaines inconnues dans la zone se signalent, profitant de la constante dégradation de la situation sécuritaire régionale.
4 Le géographe, devant une carte donnant à voir plein champ l’hémisphère occidental, contemple cette Amérique du Nord, massive et bien droite, de laquelle se dégage une irrésistible impression de puissance et de stabilité, avec admiration. Pourtant, à y regarder de plus près, cette masse imposante semble reposer sur l’isthme panaméen, tel un géant appuyé sur un pied frêle et installé en équilibre sur une Amérique du Sud à la stabilité en apparence plus imparfaite. Le géant américain, dépendant quasi exclusivement de son trafic maritime pour son commerce extérieur hors Amérique du Nord dont une part sans cesse croissante transite par Panama serait-il de fait en équilibre sur un pied d’argile ?
ESPACE HAUTEMENT STRATÉGIQUE POUR WASHINGTON ARTÈRE VITALE DE L’ÉCONOMIE AMÉRICAINE
5 Les statistiques de l’Autorité du Canal de Panama (ACP) sont éloquentes : sur près de 218 millions de tonnes (MT) de marchandises ayant transité par le canal en 2012, 143 MT étaient en provenance ou à destination d’un port américain, soit 66 % du total. À titre de comparaison, la Chine qui en est le second utilisateur ne totalise que 24 % du total. Le Japon, classé quatrième, seulement 10 %.
6 Ces chiffres démontrent, si besoin en était, l’extrême dépendance de l’économie américaine du canal pour ce qui est de son commerce extérieur. Celle-ci s’explique en partie par l’importance grandissante des flux commerciaux reliant la façade orientale de l’Asie à la côte est des États-Unis : un navire met en effet quelque 30 jours pour le parcours Shanghai-New York via Panama, contre près de 42 jours via Suez, sans compter les coûts d’assurance risque bien supérieurs sur cette seconde route. Cette connexion est appelée à s’accroître avec le développement de la production, aux États-Unis, de gaz de schiste et de gaz de pétrole liquéfié (GPL), la Chine étant devenue première consommatrice mondiale d’énergie. Ces chiffres sont également l’illustration du très dynamique trafic inter-côtes, reliant les façades Pacifique et Atlantique de l’Amérique du Nord. Un flux maritime pendulaire qui se trouve d’ailleurs considérablement facilité par une particularité juridique originale : si le canal est désormais sous la responsabilité de l’État panaméen, ses eaux sont toujours considérées par Washington comme des eaux intérieures, ce qui confère un droit de passage prioritaire aux navires battant pavillon américain.
UN POINT D’ANCRAGE STRATÉGIQUE, AU CŒUR DE LA STRATÉGIE AMÉRICAINE DE CONTRÔLE RÉGIONAL
7 Tout au long du XXe siècle, l’isthme a constitué un point d’appui indispensable au contrôle militaire du continent. C’est cependant à partir de la présidence de John F. Kennedy que cette implantation va prendre une véritable ampleur dans la stratégie américaine de contrôle de l’Amérique latine. Celle-ci se concrétise notamment par l’hébergement jusqu’en 1984 de l’École militaire des Amériques où seront formés la plupart des officiers qui ont joué un rôle dans l’histoire contemporaine du sous-continent. Panama est ainsi longtemps resté le centre de gravité de l’influence des États-Unis dans la région, et demeure aujourd’hui le symbole par excellence de cette ingérence historique. Enfin et surtout, le canal de Panama est, depuis son inauguration, un point de passage stratégique pour l’US Navy qui peut y faire transiter sans contrainte ses bâtiments de guerre en fonction des besoins de ses flottes dans l’Atlantique et le Pacifique. Son utilisation a notamment démontré son caractère indispensable au cours de la Seconde Guerre mondiale.
DES RISQUES SÉCURITAIRES EN HAUSSE
8 Avec l’élargissement du canal dont les travaux titanesques devraient s’achever en 2014, les abords et le domaine maritime panaméen, déjà saturés, vont connaître un doublement du trafic dans les années à venir. Cet état de fait pose la question de l’évolution future des risques menaçant cet espace stratégique.
9 Un développement probable, mais relativement modéré, du risque de piraterie maritime . À l’instar de ce qui a pu être observé en Asie du Sud-Est ou dans le golfe de Guinée, un certain nombre de facteurs endémiques conjoncturels ou structurels sont susceptibles de provoquer ou du moins faciliter l’émergence d’un phénomène de piraterie maritime de plus ou moins grande ampleur. On retrouve la conjonction de plusieurs de ces paramètres en Amérique centrale.
10 L’extrême misère des populations littorales combinée à une criminalité régionale fortement stimulée par la multiplicité des trafics, en particulier d’armes et de stupéfiants, produit souvent un troisième facteur de risque : la formation de zones de non-droit. Des zones grises qui facilitent à Malacca la cache et le recel des navires et des cargaisons récupérées en mer. Autre paramètre, la dégradation environnementale croissante de l’espace maritime et des zones littorales qui facilitent la réorientation des pêcheurs désœuvrés vers le métier de pirate. Un quatrième facteur qui a été prépondérant pour le développement de la piraterie dans le golfe de Guinée. Enfin, l’absence de coordination entre les autorités locales dans des eaux contestées, comme c’est le cas entre Colombie et Nicaragua, a très longtemps paralysé l’endiguement du phénomène, notamment en Asie du Sud-Est.
11 Si de premières attaques ont déjà été recensées durant les dix années qui précèdent aux alentours de l’isthme, ainsi que dans le nord du continent sud-américain, deux facteurs permettent cependant de nuancer le risque d’explosion de la menace pirate à l’intérieur de la région. En premier lieu, le trafic de drogue lequel est bien plus rentable et moins risqué serait fortement impacté par la réponse sécuritaire des marines continentales en cas de développement trop important de cette forme d’insécurité maritime. Tout laisse à penser que les barons locaux feront vraisemblablement leur possible pour entraver le développement d’un tel phénomène sur leurs territoires respectifs, dès lors que celui-ci deviendrait nuisible pour leur propre activité. D’autre part, l’absence d’une configuration maritime archipélagique comme à Malacca, ou deltaïque comme au Nigeria réduit sensiblement la possibilité de caches et de points d’appuis à terre. Le développement actuel de la piraterie en Amérique centrale devrait vraisemblablement se limiter pour l’instant à des attaques côtières ponctuelles, d’ampleur modérée, sans que le trafic des navires importants s’en trouve notablement perturbé.
12 Le terrorisme maritime, nouveau risque régional d’envergure ? Dès le début des années 2000, le risque terroriste est devenu une menace majeure pour le trafic maritime international. La destruction par al-Qaïda de la frégate américaine USS Cole au Yémen en 2000 et celle du pétrolier français Limburg [3] en 2002 dans le golfe d’Aden ont démontré la réalité et les dangers des risques militaires, économiques mais également environnementaux que peuvent faire courir de telles attaques.
13 Cette menace est désormais brandie par plusieurs groupes terroristes [4] ou mouvements armés comme le Hezbollah. Ce dernier, et il n’est pas le seul, n’a jamais manqué de rappeler sa volonté de s’en prendre aux intérêts américains dans le monde si Washington venait à agresser l’Iran. Or, les techniques d’attaque en haute mer sont désormais parfaitement maîtrisées par la plupart de ces organisations.
14 La région du canal de Panama fait régulièrement état de même que plusieurs pays d’Amérique latine de la présence sur son territoire d’individus soupçonnés de terrorisme, ou du moins affiliés d’une manière ou une autre à un groupe identifié comme terroriste. Si leur activité semble pour l’heure se limiter à du prosélytisme, comme c’est par exemple le cas de membres du Hezbollah dans le nord de l’Amérique du Sud, leur nombre suscite évidemment des interrogations. L’intensification notoire de la présence iranienne dans la région, au Venezuela mais également en Bolivie ou au Nicaragua où les ambassades de la République islamiste apparaissent pléthoriques, laisse perplexe. Une attaque menée depuis le continent américain et ciblant la zone du canal ne peut être écartée et paraît même plausible sur le long terme.
15 Une menace crédible. Si les infrastructures du canal semblent correctement protégées à terre, le trafic maritime, lui, connaît de nombreux points de vulnérabilité : l’augmentation croissante du trafic, l’engorgement, la vitesse considérablement réduite des navires et surtout le temps de stationnement au large pouvant durer plusieurs jours. Ceux-ci peuvent dès lors être mis à profit pour l’organisation d’un attentat par exemple à partir d’un vecteur de type semi-rigide rempli d’explosifs et susceptible d’évoluer en dessous de la couverture radar de la surveillance maritime locale. Le canal de Panama constitue pour le terrorisme islamiste une cible de premier choix. Pour reprendre le mot du capitaine de vaisseau (R) Hugues Eudeline, « Al-Qaïda a théorisé une véritable stratégie de destruction de l’économie mondialisée et se lance dans une approche méthodique de l’attaque des flux énergétiques qui empruntent principalement la voie maritime » [5]. Quel meilleur symbole pour une attaque que ce pilier historique de l’extraversion économique américaine ? La destruction d’un pétrolier aux abords du canal, voire au cœur même de ses voies navigables, difficilement sécurisables sur leur intégralité, aurait des conséquences dramatiques pour le trafic maritime régional et l’image des États-Unis à l’échelle régionale.
16 Al-Qaïda a déjà envisagé au moins par deux fois d’attaquer cette cible dans les années 1990-2000. Si elle maîtrise encore mal la possibilité de mener des actions coordonnées loin de ses sanctuaires, sa conception de la lutte sur le très long terme, voire sur plusieurs générations, rend la menace prégnante. Celle-ci doit demeurer au cœur des priorités des autorités en charge de la sécurité du canal et de son environnement géopolitique.
UNE RECONFIGURATION À RISQUE DU DISPOSITIF SÉCURITAIRE RÉGIONAL
17 La rétrocession de la gestion du canal de Panama en décembre 1999 a mis fin à la prééminence absolue du Pentagone dans la sécurisation de ses infrastructures et de son environnement régional. Washington a réorganisé son dispositif de protection en conséquence, afin de tenter de préserver la maîtrise sécuritaire des approches du canal. Mais l’efficacité de cette nouvelle configuration, reposant sur la coopération internationale, se trouve entravée par de nombreux paramètres.
18 SOUTHCOM, champion détrôné du Pentagone. SOUTHCOM, bras armé de la présence américaine en Amérique du Sud, a très longtemps assuré le contrôle sécuritaire de la région avec des moyens remarquablement importants. Cependant, la réorientation stratégique du Pentagone vers l’Asie-Pacifique et la baisse des moyens militaires provoquée par la sequestration [6], ont contribué à réduire son importance au profit de PACOM [7]. SOUTHCOM se voit ainsi incité à renforcer sa coopération locale avec les acteurs de la sous-région, au premier rang desquels figurent les autorités panaméennes. Cette coopération s’est notamment concrétisée dans l’exercice annuel PANAMAX auquel la France participe régulièrement.
19 Panama seul aux commandes : le risque de l’insuffisance capacitaire à l’échelle régionale. Panama se trouve désormais seul aux commandes en matière de contrôle local de la sécurité du canal. D’importants moyens modernes, combinés à l’action de la Police nationale panaméenne [8] et à l’aide financière américaine, autorisent une gestion correctement maîtrisée des infrastructures à terre. Les capacités restent cependant insuffisantes pour garantir, à l’échelle régionale, la sécurisation des espaces maritimes et la collecte efficace de renseignement dans les pays voisins. Le Panama ne peut se substituer aux États-Unis pour remplir une mission que seuls ceux-ci ont les moyens de mener en totale autonomie. Le principal point faible de ce nouveau dispositif réside de la sorte probablement dans la très insuffisante coopération régionale entre les différents États de la région.
20 Un passage partiel de relais encore indécis. Si SOUTHCOM continue d’être incontestablement prépondérant, un transfert plus large de responsabilité dans la gestion sécuritaire de l’espace maritime centraméricain paraît aujourd’hui inévitable. Mais quel acteur serait prêt à prendre le relais, ne serait-ce qu’en complément, du dispositif américain reconfiguré ? La Colombie ? Sa marine se modernise et ses ambitions sont grandes, mais la sécurité du canal et de ses approches demeure encore loin des priorités de Bogotá. Le Mexique ? Sa marine est vieillissante et pâtit d’une organisation défaillante. Ses services de renseignement sont tournés vers l’intérieur et ses moyens de détection aérienne demeurent vétustes. Le Brésil ? Son implication sur le long terme est hautement probable. L’implantation programmée d’une base navale d’envergure à Belém va dans ce sens. La Marine brésilienne, élevée en 2012 au rang de priorité stratégique par le Livre blanc, constituera à brève échéance le bras armé de la diplomatie d’influence de Brasília dans son espace régional immédiat. De même que la Marine brésilienne se trouve aujourd’hui engagée au sein de la FINUL au Liban, on peut prévoir qu’un jour des frégates battant pavillon vert patrouilleront régulièrement dans la zone du canal de Panama. La France, enfin, concernée par la sécurisation des voies maritimes en direction de la Polynésie et ses échanges croissants avec la façade occidentale de l’Amérique du Sud, pourrait envisager de jouer également un rôle accru quant à la protection de la zone du canal sur le modèle de la coopération qu’elle développe dans la lutte contre le narcotrafic dans les Caraïbes.
21 La région du canal joue et jouera encore longtemps un rôle stratégique prépondérant pour Washington sur les plans tant économique et politique que militaire. Un incident sécuritaire majeur porterait un coup particulièrement rude aux intérêts américains aussi bien locaux que continentaux. L’économie des USA, en particulier les composantes de celle-ci reposant sur le trafic maritime inter-côtes et le commerce avec l’Asie, serait sans aucun doute durement pénalisée, au moins à brève échéance. Avec un prix psychologique très lourd à payer et les places boursières en pâtissant inévitablement, ce qui entraînerait mécaniquement une forte augmentation prévisible des tarifs des assurances maritimes. Malgré la priorité désormais accordée à la zone Asie-Pacifique, Washington ne prendra pas le risque de pousser trop loin le relatif désengagement stratégique de son pré carré traditionnel.
22 Talon d’Achille de l’économie maritime américaine ? Peut-être. Point faible du dispositif de défense contre le terrorisme ? Sans doute. Mais si le canal et l’isthme centraméricain vont inévitablement voir leur importance croître encore avec le doublement du trafic maritime régional pour le premier et la problématique de l’hébergement de filières terroristes pour le second, une menace majeure contre les intérêts américains dans la région reste encore peu probable à brève échéance.
23 Réorientation stratégique, sequestration, montée en puissance du Brésil, les variables pesant sur la poursuite de l’influence hégémonique des États-Unis dans la région ne manquent pas. Mais quel que soit le futur visage du dispositif sécuritaire régional, et quels que soient les acteurs qui s’y impliqueront davantage, une coopération extrêmement étroite avec Washington, aussi bien en mer qu’à terre, demeurera incontournable, et ce pour longtemps encore.
Notes
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[1]
Analyste au ministère de la Défense.
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[2]
La relative faiblesse de ce chiffre doit être mis en perspective avec les données suivantes : le commerce extérieur des États-Unis s’effectue à hauteur de 40 % au sein de l’ALENA (Accord de libre-échange nord-américain)., donc par la voie routière ou par le cabotage maritime court.
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[3]
La perte du Limburg et de sa cargaison a été chiffrée à plus de 60 millions de dollars.
-
[4]
Al-Qaïda reste le groupe le plus actif dans ce domaine ; des plans d’attaque de pétrolier ont été en l’occurrence retrouvés dans les archives du bunker de Ben Laden en 2011.
-
[5]
Cf. Hugues Eudeline, « Renaissance et évolution du terrorisme maritime », Diplomatie, août-septembre 2012.
-
[6]
Coupes franches obligatoires dans les dépenses publiques entrées en vigueur en 2013.
-
[7]
PACOM : Commandement des forces américaines dans la région Asie-Pacifique.
-
[8]
Le Panama n’a pas officiellement d’armée nationale qui est remplacée par une police nationale et des forces de sécurité formées pour l’essentiel aux États-Unis.