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Article de revue

Récit d’un esclave né dans un camp de marrons de l’Île Bourbon : la légende de Farla par Sully Brunet

Pages 167 à 173

Notes

  • [*]
    Docteur en droit de l’Université d’Aix-Marseille, spécialiste de l’histoire de La Réunion et du droit colonial.
  • [1]
    CARAN, Mi 515. Seule la version microfilm est consultable. Ce texte est en cours de dactylographie et devrait être publié fin 2019 : Sully Brunet, À mon fils, Mémoire des Mascareignes, Cicéron Éditions.
  • [2]
    La colonie est nommée Île Bourbon jusqu’en 1793, date à laquelle elle devient La Réunion avant d’être rebaptisée Île Bonaparte en 1806, et ce jusqu’en 1810 lorsque les Anglais lui redonnent son nom d’Île Bourbon qu’elle conservera jusqu’à l’abolition de l’esclavage en 1848, pour reprendre définitivement la dénomination d’Île de La Réunion.
  • [3]
    Né en 1786 à Bourbon, Furcy décida en 1817 d’assigner son maître en justice. Il l’accusait de le maintenir indûment en état d’esclavage car il prétendait que les Indiens ne pouvaient pas être esclaves contrairement aux Noirs et surtout que sa mère, ayant foulé le sol de la France avant sa naissance, aurait dû être affranchie, en vertu du principe du « sol libre ». Ainsi, Furcy demanda aux juges de la colonie de le considérer comme étant né libre, ce qu’ils refusèrent. Il fut gardé en prison durant un an puis déporté à Maurice sur une plantation de son maître. Voir Sue Peabody, Madeleine’s Children. Family, Freedom, Secrets, and Lies in France’s Indian Ocean Colonies, Oxford, Oxford University Press, 2017.
  • [4]
    Sur le marronnage, voir notamment Prosper Ève, Les esclaves de Bourbon, la mer et la montagne, Paris, Karthala, 2003 ; Gilles Gérard, Famiymaron ou la famille esclave à Bourbon (Ile de La Réunion), Paris, L’Harmattan, 2011 ; Maria-Ange Payet, Les femmes dans le marronnage à l’île de la Réunion de 1662 à 1848, Paris, L’Harmattan, 2013.
  • [5]
    Voir la biographie de Patrick Imhaus, Robinet de la Serve, l’énergumène créole, coédition Michel de Maule et Océan Éditions, 2007. Un second tome est à paraître : Dernière nouvelles de l’énergumène (1791-1842), Mémoires des Mascareignes, Cicéron Éditions.
  • [6]
    Il est en outre raillé par un de ses opposants qui l’accuse en 1831 de fermer les yeux sur la traite illégale d’esclaves, ANOM, FM, SG, REU, C. 83, d. 548. Lettre de Ruyneau de Saint-Georges au ministre, 27 février 1831.
  • [7]
    Il s’incline en 1849 face aux conservateurs mais est élu en 1851 (il ne siègera jamais à cause du changement de régime). Ajoutons que La Réunion n’a pas de député de couleur avant le xxe siècle.
  • [8]
    ANOM, FM, SG, REU, C. 508, d.5889, Lettre de Salaün K/Marcal à Prosper de Greslan (la lettre n’est pas datée mais elle a dû être rédigée en 1852).
  • [9]
    Le récit se termine sur son départ en octobre 1834 mais à plusieurs reprises il évoque des épisodes bien postérieurs à celui-ci comme lorsqu’il émet des doutes sur les capacités de Napoléon III à diriger la France.
  • [10]
    Sully Brunet, De l’article 64 de la Charte et observations sur l’ile Bourbon, Paris, Selligue, 1830, p. 50.
  • [11]
    Dans ses mémoires, il déclare être de « race créole » mais « pur sang européen », ce qui est faux. Sully Brunet, À mon fils, p. 11.
  • [12]
    L’extrait (p. 396-404 du manuscrit) respecte la mise en forme de l’auteur ainsi que l’orthographe. Seules la ponctuation et certaines abréviations ont été modifiées.
  • [13]
    Sully Brunet orthographie toujours le terme « maron » de la sorte, empruntant l’orthographe créole bien qu’il écrive en français.

1Le document qui suit est extrait des mémoires de Sully Brunet rédigés probablement entre 1848 et 1852. Ce texte conservé aux Archives nationales, comporte 411 pages manuscrites [1].

2Jacques Sully Brunet est né à l’Île de La Réunion en 1794 [2]. En 1811, alors que la colonie a été prise par les Anglais l’année précédente, il refuse, comme son frère aîné, de prêter allégeance à l’ennemi. Il est alors expulsé vers la France métropolitaine. Il y séjourne pendant cinq ans et décroche une licence en droit. Devenu magistrat, il rentre à Bourbon où il exerce ses fonctions. Il est cependant rapidement suspendu pour avoir pris fait et cause pour Furcy, esclave indien qu’il aida lorsque celui-ci contesta son état d’esclave, aux côtés de l’éphémère procureur général Gilbert Boucher [3]. Devenu un riche avocat, il investit avec succès dans l’économie de plantation. Il s’enrichit suffisamment pour pouvoir se permettre de ne pas avoir de véritable activité professionnelle lorsqu’il gagne la métropole pour des raisons de santé en 1830. Il est de retour à Paris peu avant les journées de Juillet. Il devient alors un notable et agit comme le député officieux de la colonie (qui n’en a pas d’officiel à l’époque) avant de programmer son retour dans les Mascareignes en 1833, peu après le vote de la loi du 24 avril qui octroie une représentation locale aux quatre vieilles colonies que sont la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane et Bourbon. Revenu dans la colonie, il est élu délégué par ses pairs du nouveau Conseil colonial, qui lui confient la mission de représenter les intérêts de l’île auprès de la direction des colonies à Paris. Il quitte Bourbon le 23 octobre 1834.

3Dans ses mémoires, Sully Brunet fait part tout à la fois de sa fierté de représenter ses compatriotes créoles dans une assemblée élue (au suffrage censitaire), et de sa tristesse de devoir partir et d’abandonner un endroit qu’il chérit. Cette loi du 24 avril 1833 est la manifestation du vent libéral qui souffle sur la France. À l’instar de la période révolutionnaire lors de laquelle une assemblée coloniale avait exercé la majorité du pouvoir législatif local, le Conseil colonial possède une délégation d’une partie du pouvoir législatif de la métropole. Les colons se disent satisfaits de pouvoir gérer une partie de leurs affaires, estimant que personne d’autre n’est mieux placé pour défendre leurs propres intérêts, notamment leurs intérêts économiques. Pour l’élite sucrière (celle qui vote au conseil ou qui en élit les membres), l’assemblée coloniale constitue l’espoir d’une libéralisation de la direction de la colonie à son profit, mais dans un contexte qui lui laisse présager un avenir sombre. En effet, l’Angleterre est sur le point d’abolir l’esclavage dans ses colonies alors que la France vient à peine d’accorder officiellement et définitivement l’égalité entre tous les individus de la population libre. Jamais le conseil n’ouvrira la porte à l’abolition, rarement il s’intéressera à la majorité qui vit dans la précarité. Il se braquera même au point que la métropole le réformera en profondeur en 1841 en lui retirant beaucoup de ses attributions tant il s’était focalisé sur la protection plus ou moins ostentatoire du système servile.

4L’extrait présenté relate un épisode qui se déroule probablement peu de temps avant le départ de Sully Brunet, soit en septembre ou octobre 1834. Au détour d’une promenade, il rencontre un vieillard nommé Sivahé avec lequel il se met à converser. Le vieillard est sans âge et prétend être né sous l’administration de François-Mahé de La Bourbonnais qui gouvernait les Mascareignes pour le compte de la Compagnie des Indes en… 1735. Le vieux Sivahé relate quelques épisodes de sa dramatique jeunesse : marronnage, traque, esclavage et exécutions. Il est particulièrement question des marrons, ces esclaves enfuis de chez leurs maîtres et réfugiés le plus souvent dans les hauteurs de l’île, là où il était le plus difficile pour leurs chasseurs de les traquer et les ramener (morts ou vifs) à leurs maîtres. De nombreux pitons, rivières ou ravines portent le nom de ces femmes et hommes ayant bravé l’autorité pour retrouver leur liberté, souvent au péril de leur vie [4]. L’extrait reproduit la rencontre entre les deux hommes, leur dialogue et enfin le récit de Sivahé.

5Sully Brunet est un personnage très complexe, endurci par un parcours mouvementé et rompu à la chose politique. La lecture de ses mémoires ne permet pas de se faire une opinion tranchée quant à sa position sur l’esclavage et plus globalement sur la discrimination des Blancs envers ceux qui ne le sont pas. Tombé en disgrâce aux yeux des siens (les colons créoles) en 1817 pendant l’affaire Furcy, il n’évoque étrangement pas la victoire de l’Indien déclaré être né libre par la Cour royale de Paris en… 1843. Il se dit outré du spectacle de la vente d’esclaves sur un marché avec son ami Nicole Robinet de La Serve [5] alors que lui-même en possède et tire une grande partie de sa fortune de leur travail [6]. Il publie en 1838 un plan d’abolition de l’esclavage sur dix-neuf années, suffisant selon lui pour lui attirer les foudres de ses compatriotes. Aucune action claire en faveur d’une émancipation immédiate et sans condition n’est à mettre à son actif alors qu’il ambitionne dès l’abolition de devenir le candidat des plus faibles de la colonie aux premières élections législatives [7], ce qui le fera passer pour un opportuniste (et même un communiste !) aux yeux de ses opposants politiques [8].

6Quasiment aucune source n’évoque Sivahé, il semble également absent de l’historiographie réunionnaise. Il existe une ravine Farla à La Réunion, est-ce un hommage à Farla, le père de Sivahé ? L’auteur semble pourtant donner une importance particulière à cette histoire en la plaçant à la fin de ses mémoires bien qu’elle ait lieu bien des années avant sa mort [9]. Sully Brunet donne ainsi l’impression de se repentir de ce qui avait déjà été commis depuis le début de la colonisation de l’île, à un moment où il pouvait encore véritablement contribuer à faire tomber cette « fâcheuse nécessité », comme il la surnomma [10]. Il donne aussi l’impression de ne pas assumer ce passé de colon créole (donc blanc) esclavagiste alors qu’il possède lui-même des origines lointaines de Madagascar [11], comme Sivahé…


Sully Brunet, À mon fils[12]

7La mer se montrait au loin devant moi ; derrière, je touchais presque aux pieds de ces montagnes, dont la cime se projette au-dessus des nuages. Les rivières, les torrents, les cascades desséchées montraient leurs lits pierreux ; c’était la désolation.

8Mon œil, rassasié de ce vide, cherche encore, il s’arrête sur un être humain : …. Je vois un nègre qui s’était soulevé en m’apercevant : c’était un vieillard ; il paraissait avoir franchi un siècle ; son attitude offrait l’aspect d’un fantôme ambulant ; ses traits étaient effacés, torturés par le temps et les souffrances ; son corps courbé, diaphane de maigreur, se soutenait à peine contre un bois de 6 pieds lui servant d’appui.

9Il s’avance en trébuchant ; je lui dis : bonjour bonhomme, asseyez tout près de moi.

10La fortune me venait en aide ; j’allais rentrer dans le passé, en causant avec ce débris d’un siècle ; en interrogeant la mémoire de ce spectre, sève glacée de la nature inculte et sauvage.

11Cet homme était le gardien des chèvres éparses à quelques pas de nous.

12Tous les deux assis, sous un soleil qui me brûlait, mais bienfaisant pour le patriarche, dont il réchauffait le corps et les membres nus, desséchés, refroidis par 100 ans, j’entre en dialogue.

13Son organe est clair et bien accentué ; son langage très francisé.

14Son contentement de se voir traiter avec bonté par un blanc inconnu, lui imprime de la force, et me donne l’espoir de recueillir, quelque légende créole, de cette mémoire ancienne, disons antique…

15À l’heure où je trace ces lignes, ma tête est pleine des paroles du vieux noir ; je vais les transcrire, en leur donnant seulement la correction de notre langage, mais en ne dénaturant rien de la conversation, n’y ajoutant et n’en retranchant pas la moindre particularité. Je voudrais même pouvoir rendre le pittoresque, les éclairs de ce narré si éclatant, de cette verve tremblante, inspirée, hachée !

D. Bonhomme quel est votre maitre ?
R. Mr. De R.…..
D. Êtes-vous créole ou malgache ?
R. Je suis créole, Mr.
D. Quel âge avez-vous ?
R. Je ne suis pas bien sûr, mais lorsque je suis né dans le bois, il y avait peu de monde dans le pays. Le général La Bourdonnais était gouverneur. Oh Monsieur ! J’ai déjà plus de 100 ans, car j’étais homme quand j’ai vu naître des personnes qui sont mortes vieilles de 80 ans.
D. Y a-t-il longtemps que vous êtes au Bras des Chevrettes ?
R. Toujours, Monsieur ! Car je suis né aux pieds des Salazes, au-dessus de l’habitation.

16Alors ce vieillard passe en revue tous les créoles qu’il a servis ; il se trouvait n’avoir jamais quitté la propriété Lauratet, dont la maison était à portée de voix de celle Diris. Les 2 fils ainés Lauratet avaient été mes camarades à l’école Diris.

D. Mais, mon bon vieux, vous avez donc connu Mr. et Mme Diris ?
R. Oh oui ! J’ai donné le bois à la cuisine pour la noce de Mme Lahuppe ; Mr Diris montrait à lire.
D. Dites-moi les noms des petits écoliers dont vous vous rappelez
R. Lauratet, Eraste, Lahuppe, Sully, Couturier, Cazimir

17En entendant mon nom dans la bouche de ce centenaire, j’éprouvais un saisissement… Ce brave homme s’en aperçoit, s’interrompt, pour s’informer si j’étais malade.

D. Comment, mon ami vous vous souvenez de tout cela ?
R. Oh oui ! Et j’étais déjà bien vieux
D. Vous rappelez vous parfaitement de Sully ?
R. Oui, Mr. !… C’était un petit garçon, malin, toujours à grimper sur les arbres, à chercher les nids d’oiseaux, à faire le diable. Quand j’allais faire une commission chez Mme Diris, il me donnait à manger.
D. Eh bien ! Mon bonhomme, Sully, c’est moi.
R. C’est vous ?!

18Le vieillard ému laisse tomber sa tête ; il veut se jeter à mes pieds et les embrasser ; je le retiens, en lui remettant dans la main quelques sous, les seuls que j’avais sur moi.

19Sa joie fut grande il dit :

20

« Vous toujours bon. Le bon Dieu vous bénira. Le vieux Joseph dira la prière pour vous ».

21Après quelques minutes de repos, nous continuons :

22D. Mais mon vieux Joseph, comment êtes-vous né dans les bois sauvages ? Joseph plein d’intelligence, la tête saine, se met à raconter son histoire ; il me tient attentif à sa parole animée, parfois reposée, s’échauffant en racontant les malheurs de son père et de sa mère ; voici le calque fidèle de ce récit :

23

« Papa, malgache, né à Foulpointe, était chef d’une tribu alliée aux Français : c’était un roc ; il a fait la guerre avec les soldats français contre les gens de l’intérieur ; ceux-ci ont remporté la victoire, ont pris nos cases et massacré beaucoup de nos camarades. Papa et maman se sont sauvés sur un navire avec d’autres Malgaches et des blancs qui faisaient le commerce ; le navire est venu à Bourbon ; là les blancs ont mis tous les malgaches libres en esclavage ; papa et maman sont tombés aux mains d’un mauvais maître ; papa était très grand, tatoué, marqué à la figure des marques d’un roi ; il était fier, ne voulait pas être esclave ; battu, mis au fer, il résista toujours ; il disait de le tuer avec sa femme ; plusieurs fois, il s’est sauvé en maron [13], ayant les fers aux mains ; son maitre l’en envoyé ici avec maman ; ils ont marché 6 jours pour arriver au Bras des Chevrettes.

24Ici, tout s’est passé comme à la Rivière d’Abord. Enfin papa (il se nommait Farla, maman Ravanou) forme un complot : une nuit il disparaît avec sa femme et 6 autres noirs ou négresses, ils se jettent dans la forêt au-dessus de notre habitation, se dirige vers les Salazes, ces montagnes que vous voyez dans le ciel, sur lesquelles le Bon Dieu fait le miracle de tourner l’eau de pluie en pierres dures et en mousse blanche (la glace, la neige). Au bas de ces montagnes, se trouvent des cratères de volcan éteints, particulièrement un immense bassin ; du haut de ce trou, où on l’aborde, la vue embrasse un grand rond formant une plaine profonde, étroite, couverte de végétation, avec un cours d’eau ; des arbres de plus de 200 pieds s’élèvent à toucher les parois du cratère jusqu’au haut du plateau supérieur.

25C’est là… dit Farla, la retraite que le Bon Dieu nous donne ; il faut y descendre !… à l’aide d’une longue corde, de pieux enfoncés et superposés dans les escarpements, en se servant aussi des branches d’arbres comme d’escalier, les marons arrivent au fond du bassin ; c’était une contrée promise : des palmiers, des fruits, un ruisseau peuplé d’anguilles, de chevrettes, des cabris, des oiseaux. Les marons trouvèrent, dans leur retraite, toutes les ressources de la vie ; ils étaient à l’abri des blancs.

26Des cases sont promptement établies ; tout fut réglé sous le commandement de Farla.

27Je suis né dans ce cratère du volcan ; on m’a surnommé Sivahé ; mon père, qui était chrétien, m’a baptisé ; j’avais 7 ans, toute l’agilité d’un cabri, je montais sur les arbres commun un singe.

282 fois par an, la troupe faisait une campagne sur les terres des habitants pour avoir du sel et s’emparer des vêtements indispensables à Foutac (nom du réduit) où il faisait froid. Plusieurs fois, elle a eu à fuir devant des détachements armés de fusils, dont le métier était de prendre ou de tuer les marons. Un jour, un maron a été tué. Dans les excursions heureuses, la troupe de Farla a rencontré des esclaves fuyant les mauvais traitements de leurs maitres ; elle s’en était recrutée jusqu’à se trouver forte de 15.

29Lorsque j’avais 8 ans, il y en avait 12 que la tribu Foutac existait ; elle était heureuse, se croyait sauvée ; mais elle venait de perdre un maron, pris vivant par un détachement.

30On a su, après le triste événement que je vais raconter, que la vie avait été promise à cet homme, s’il fournissait les moyens de s’emparer de la bande de Farla.

31Un matin 14 marons réunis autour du feu, prenaient leur repas du réveil, suivant la coutume ; l’aurore se faisait ; un bruissement extraordinaire se produit dans le fourré d’arbres qui masquait le sentier escarpé, par où l’on pénètre ; Farla se dresse, étend la main en signe d’ordre de silence ; ce bruit effroyable de nouveauté, augmente, approche, un tressaillement terrible se produit parmi les marons, debout, prêtant l’oreille en silence… Oh ! Que j’ai eu peur !…

32Qu’est-ce que dit Farla à demi-voix ? À l’instant son œil d’aigle a vu des blancs ; un cri de tonnerre part de la grande voix de Farla… tous saisissent leurs flèches, leurs coutelats et se précipitent là, d’où le mouvement s’amorce.

33À peine ont-ils fait quelques pas, qu’ils se trouvent en face d’un détachement énorme. Tirez ! Crie le chef des blancs, et 5 marons tombent morts ; Farla tombe aussi, 4 sont saisis, les autres s’échappent en grimpant au sentier ; ma mère et moi, nous étions des prisonniers.

34Cette scène finie, une autre plus cruelle se passe sous nos yeux : ces blancs que je n’avais vus, m’ont fait l’effet de bêtes, de diables affamés de notre sang… abominable spectacle qui, aujourd’hui en vous le dépeignant me trouble la tête, me fait pleurer !… De voir des blancs couper le poignet droit de chacun des marons tués, Farla respirait encore, lorsqu’il a subi ce supplice !!… C’est avec ces débris humains, pendus à un bois, et les prisonniers liés aux bras sur le dos, que le détachement prend la route de St André, après avoir mis le feu à nos boucans. Le détachement a reçu beaucoup de piastres pour chaque maron, et moins pour les poignets ».

35Joseph était exténué, sa parole faiblissait, allait lui manquer ; il mange une racine de manioc, sa ration du déjeuner ; fait un signe de croix et reprend sa narration :

36

« Voilà, Monsieur, comme je suis né sauvage… ; je n’ai jamais voulu fuir, aller au maron, tout le souvenir de mon père a toujours été déchirant pour moi. J’ai taché de bien servir mes maitres, aussi je n’ai pas été trop battu.

37Du bloc où nous avons été déposés, 8 jours après, nous avons été conduits à l’habitation du Bras des Chevrettes, que je n’ai point quittée, où l’on va m’enterrer…

38Maman, mise à la chaine, est morte de chagrin, au bout d’un mois ; je sais où l’on a mis son corps. Le dimanche, au petit jour le matin, je vais faire ma prière à genoux sur la terre qui la recouvre. Quelques fois, de son tombeau, elle m’a parlé de papa ; je crois bien que maintenant elle est allée dans cette belle étoile qui m’éclaire toujours quand le matin je vais au buisson qui a poussé sur le corps de maman.

39Moi, j’ai fait tous les métiers ; maintenant je vais mourir avec mes cabris.

40Oh, Mr. Sully !… Oui je vais mourir dans quelques jours, car je sens très froid dans mes os, dans mon corps ; le Bon Dieu ne me fera pas de mal ; j’irai rejoindre, dans le ciel, Farla et Ravanou ; mais je retrouverai papa avec un poignet de moins, puisque les blancs l’ont emporté, en laissant son corps à Foutac ».

41Après avoir donné quelques consolations à cet infortuné Sivahé, je le quitte, l’esprit mélancolique, et je reprends le sentier conduisant chez mon père.

42Ma journée a été triste. J’ai brièvement raconté à mes parents l’histoire du centenaire. Ma mère m’a répondu : mon enfant j’irai bientôt me promener à l’endroit d’où tu viens, je verrai Joseph, je lui donnerai quelque chose de ta part… elle y a certainement été…

Notes

  • [*]
    Docteur en droit de l’Université d’Aix-Marseille, spécialiste de l’histoire de La Réunion et du droit colonial.
  • [1]
    CARAN, Mi 515. Seule la version microfilm est consultable. Ce texte est en cours de dactylographie et devrait être publié fin 2019 : Sully Brunet, À mon fils, Mémoire des Mascareignes, Cicéron Éditions.
  • [2]
    La colonie est nommée Île Bourbon jusqu’en 1793, date à laquelle elle devient La Réunion avant d’être rebaptisée Île Bonaparte en 1806, et ce jusqu’en 1810 lorsque les Anglais lui redonnent son nom d’Île Bourbon qu’elle conservera jusqu’à l’abolition de l’esclavage en 1848, pour reprendre définitivement la dénomination d’Île de La Réunion.
  • [3]
    Né en 1786 à Bourbon, Furcy décida en 1817 d’assigner son maître en justice. Il l’accusait de le maintenir indûment en état d’esclavage car il prétendait que les Indiens ne pouvaient pas être esclaves contrairement aux Noirs et surtout que sa mère, ayant foulé le sol de la France avant sa naissance, aurait dû être affranchie, en vertu du principe du « sol libre ». Ainsi, Furcy demanda aux juges de la colonie de le considérer comme étant né libre, ce qu’ils refusèrent. Il fut gardé en prison durant un an puis déporté à Maurice sur une plantation de son maître. Voir Sue Peabody, Madeleine’s Children. Family, Freedom, Secrets, and Lies in France’s Indian Ocean Colonies, Oxford, Oxford University Press, 2017.
  • [4]
    Sur le marronnage, voir notamment Prosper Ève, Les esclaves de Bourbon, la mer et la montagne, Paris, Karthala, 2003 ; Gilles Gérard, Famiymaron ou la famille esclave à Bourbon (Ile de La Réunion), Paris, L’Harmattan, 2011 ; Maria-Ange Payet, Les femmes dans le marronnage à l’île de la Réunion de 1662 à 1848, Paris, L’Harmattan, 2013.
  • [5]
    Voir la biographie de Patrick Imhaus, Robinet de la Serve, l’énergumène créole, coédition Michel de Maule et Océan Éditions, 2007. Un second tome est à paraître : Dernière nouvelles de l’énergumène (1791-1842), Mémoires des Mascareignes, Cicéron Éditions.
  • [6]
    Il est en outre raillé par un de ses opposants qui l’accuse en 1831 de fermer les yeux sur la traite illégale d’esclaves, ANOM, FM, SG, REU, C. 83, d. 548. Lettre de Ruyneau de Saint-Georges au ministre, 27 février 1831.
  • [7]
    Il s’incline en 1849 face aux conservateurs mais est élu en 1851 (il ne siègera jamais à cause du changement de régime). Ajoutons que La Réunion n’a pas de député de couleur avant le xxe siècle.
  • [8]
    ANOM, FM, SG, REU, C. 508, d.5889, Lettre de Salaün K/Marcal à Prosper de Greslan (la lettre n’est pas datée mais elle a dû être rédigée en 1852).
  • [9]
    Le récit se termine sur son départ en octobre 1834 mais à plusieurs reprises il évoque des épisodes bien postérieurs à celui-ci comme lorsqu’il émet des doutes sur les capacités de Napoléon III à diriger la France.
  • [10]
    Sully Brunet, De l’article 64 de la Charte et observations sur l’ile Bourbon, Paris, Selligue, 1830, p. 50.
  • [11]
    Dans ses mémoires, il déclare être de « race créole » mais « pur sang européen », ce qui est faux. Sully Brunet, À mon fils, p. 11.
  • [12]
    L’extrait (p. 396-404 du manuscrit) respecte la mise en forme de l’auteur ainsi que l’orthographe. Seules la ponctuation et certaines abréviations ont été modifiées.
  • [13]
    Sully Brunet orthographie toujours le terme « maron » de la sorte, empruntant l’orthographe créole bien qu’il écrive en français.
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