Couverture de OM_182

Article de revue

Bibliographie critique

Pages 343 à 362

Notes

  • [1]
    Éric Panthou, Les plantations Michelin au Vietnam, La Galipote, 2013.

Généralités

RODGER Nicholas Andrew Martin, La Royal Navy et ses hommes. Naissance d’un modèle, 1750-1780, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2018, trad. Daniel Verheyde et Christian Pfister-Langanay, 463 p.

1Les bons livres, les bonnes traductions. Pour de multiples raisons que nous tâcherons d’expliquer, cette parution en français du livre de N.A.M. Rodger (The Wooden World: an Anatomy of the Georgian Navy de 1986) est une excellente nouvelle pour ceux, nombreux dont votre serviteur, qui peinent à lire couramment l’anglais dans le texte. D’abord, la chose est peu courante et dans sa préface, Christian Pfister-Langanay a raison de rappeler sa participation à la traduction du Nelson de Roger Knight de 2015. Comme il le remarque, cet ouvrage « est loin de l’histoire-bataille qui a si furieusement dominé en Angleterre et en France le domaine de l’histoire maritime ». L’auteur a néanmoins souvent bien de la peine à ne voir dans les Français que l’ennemi juré, mais les dates choisies n’incitent guère à l’apaisement entre les deux nations et la guerre de Sept ans fournit une bonne partie de la matière quand elle n’est pas en arrière-plan des autres chapitres. Et puis il faut bien défendre le « modèle » incarné par la Royal Navy, en avouant à la lecture du livre que la chose est souvent convaincante. Une réflexion préliminaire, ce travail qui porte sur les hommes, leurs conditions de vie, leur existence à bord de cette ceinture de défense (Wooden Walls) et de ce vecteur d’intervention lointain que s’est donnée l’Angleterre, offre une première leçon. La France, avec son système bureaucratique des classes, a généré bien plus d’archives que celui de la presse en partie utilisé par les Anglais. Ceci permet aujourd’hui, grâce à la plupart des fonds d’amirauté, de pouvoir se faire une idée plus nette et de l’armement des vaisseaux et du suivi des gens de mer. Le marin est un être étrange pour le terrien de base, lorsqu’il daigne s’y intéresser. Rodger souligne avec raison que « le monde navigant dans lequel officiers et marins évoluaient professionnellement était probablement moins familier aux personnes éduquées que ne l’étaient les pays lointains dont on trouvait la description dans les livres de voyages […] ». Le premier chapitre est donc l’occasion de voir servir ces équipages en mer (marins, domestiques souvent très jeunes, soldats de marine) mais également à terre puisque plus de la moitié du temps, les vaisseaux, surtout les vaisseaux de ligne, demeurent à l’abri (43 % de la durée des missions de 1756 à 1763 intervient en mer). Une existence où se mêlent travail et divertissements (chapitre 11). Une existence plus supportable que celle étudiée sur les navires marchands (travaux de M. Rediker), disons qui ne pousse pas à l’épuisement des hommes. Un ménagement qui autorise les réunions pour écouter de la musique, danser, pêcher, jouer, boire : la partie consacrée aux boissons est éloquente de l’état endémique de l’ivrognerie. Tous les moyens sont bons du moment que l’ivresse n’entraîne pas de violence : bière surtout, vin coupé parfois et, suivant les mers parcourues, rhum, arak ou cognac. Le chapitre III est largement consacré à l’étude des problèmes de santé avec en premier lieu l’étude de la nourriture en rapport avec le fléau que représente le scorbut. Les soins pris par la Royal Navy pour ravitailler en vivres frais ses vaisseaux finissent par réduire cette carence à « une préoccupation secondaire », en ajoutant que le marin mange plutôt mieux à bord que la moyenne nationale, un critère de fidélité que tout marin actuel est à même de comprendre. Cependant, les stations prolongées en zones tropicales occasionnent d’autres malheurs dont la fièvre jaune ou vomito negro. Ce morbide prélèvement oblige à une attention de tous les moments en matière d’hygiène et de constructions d’hôpitaux. Sans doute le typhus ramené à Brest en 1757 avec ses 10 000 victimes est une raison plus solide que les batailles des Cardinaux et de Lagos réunies pour expliquer la défaite française, mais Rodger n’aborde pas cette maladie. Les chapitres IV et V montrent et les carrières (avec le régime de la solde et les permissions) et le recrutement des hommes. Sur ce dernier point, quelques éléments statistiques du début de la guerre de Sept Ans révèlent que d’un quart à un tiers des hommes sont des volontaires. Autant le fait de mentionner la présence parfois importante de Noirs à bord, libres ou esclaves, est un phénomène que l’on rencontre sur les navires français, autant il est étrange de classer ce personnel dans les volontaires. L’auteur évoque une attitude libérale de la Navy à leur égard, puisque rien ne les distingue des Blancs sur les rôles d’équipages. Un autre quart se compose d’hommes enrôlés de force, de quoi expliquer comment fonctionne la presse à terre (avec l’Impress Service) et en mer (réquisitions sur les marchands et corsaires). La quasi-moitié restante n’est, dans ce rapport demandé par la Chambre de Communes, pas renseignée. L’iniquité de la presse (mais Rodger en montre toutes les facettes) est-elle à l’origine des quelque 36 000 à 40 000 cas de désertion durant la guerre ? Le fait que seule une douzaine d’hommes ait été pendue une réponse adaptée ? Sans doute, parce que le chapitre VI développe le principe de la discipline (mais qui s’apparente à la formation de mer), dépeint « un désordre tolérable », tant que « les bases même de l’ordre ne semblaient pas être remises en question ». Il montre aussi les recours des marins auprès de la justice ainsi que les hésitations à convoquer des cours martiales pour châtier des crimes se trouvant indexés dans The Articles of War, avec de lourdes peines à la clé (le commandant, de son propre chef, n’a pas le droit d’infliger plus de douze coups de fouet). Bref, une vision bien plus humaine que ce à quoi l’on se serait attendu, une façon non pas de balayer les clichés mais de les revisiter. La justice navale est bien plus tolérante que la justice civile où 200 chefs d’inculpation mènent à la potence (le crime et la sodomie sont seuls retenus dans la Navy), de quoi éviter la multiplication des mutineries ? Le chapitre VII s’intéresse aux officiers. On comprend mieux un film comme Master and Commander : De l’autre côté du monde (Peter Weir, 2003) ou les livres du romancier Patrick O’Brian dont a été tirée l’histoire (Maître à bord, La Surprise, Fortune de guerre, De l’autre côté du monde), pour tout ce qui est relatif aux carrières, protections, patronages, exercice de l’autorité voire politique (chapitre VIII). Cet ouvrage compte 362 pages de texte, 32 de notes en plus d’annexes qui complètent utilement ce qui précède : voir notamment l’annexe VII sur l’âge des équipages. Un index, une bibliographie avec une partie réactualisée laissant un peu plus de place aux historiens français : pas d’hésitation.

2Philippe Hrodej

CABANTOUS Alain et BUTI Gilbert, De Charybde en Scylla. Risques, périls et fortunes de mer du XVIe siècle à nos jours, Paris, Belin, 2018, 435 p.

3La première raison qui fait que l’on apprécie cet ouvrage : il est plutôt novateur dans le choix du plan. Par ailleurs, le parti pris de montrer la mer et ses atours aussi bien à l’époque moderne que dans la période contemporaine en s’autorisant à sonder l’actualité récente ne manque pas d’intérêt : la mer ne change pas, même si son niveau s’élève, elle n’en demeure pas moins salée comme aurait dit Maurepas. L’homme de son côté, mieux protégé, servi par des techniques qui lui font économiser l’effort, améliorent son confort, cherche un peu gratuitement le risque là où celui-ci servait de cadre aux anciens. Mais, quoi qu’il en soit, sur le rivage ou en pleine mer, l’océan est toujours le plus fort et il y a fort à parier qu’il le reste. La mer a suscité bien des angoisses pour les terriens, laissant le champ libre à l’imagination débridée des marins : l’on s’ennuie beaucoup à bord ou l’on rêve, le temps est autre. Il est par conséquent logique de peupler l’océan de créatures qui feront des passagers de la mer des héros ou des individus autres, qui peuvent aller jusqu’à avoir peur de leurs propres histoires. Et puis lorsque l’on ne sait pas expliquer, quoi de mieux que l’imagination pour donner des formes à des visions, quoi de mieux que des visions terrorisantes pour être sûr d’être écouté. Ce premier chapitre fait donc un tour d’horizon des symboles qui peuplent l’élément liquide à l’instar de ce zoologiste qui, en 1892, répertorie 169 observations relatives au serpent de mer, mais le chiffre a encore augmenté (326 en 1964). Et puis la tempête ne rend-elle pas la mer monstrueuse, comme l’écrit Dumont d’Urville en 1828 ? Il faut pourtant se résoudre à affronter le monstre, la nécessité d’embarquer que le chapitre 11 développe en opposition avec ceux qui le font par choix ou envie aujourd’hui. Embarquer, longtemps par vocation, par volonté de quitter un monde fermé, bouché, rural ou urbain, parce que c’est son tour en obéissant au système des classes ou parce que l’on se trouvait ici ou là au mauvais moment, victime du pressgang : la mer maudite s’est muée en terrain de jeu et d’aventure ou en un lieu où l’on peut « recharger ses batteries » en oubliant parfois son téléphone portable, quelle fascination ! Mais les auteurs ont raison de rappeler que restent ceux qui secourent, la SNSM, ou ceux qui se postent à Camaret, attendant la tempête et les alertes données par les CROSS : la vocation n’a pas disparu (voir le chapitre VII). Le chapitre III fait prendre conscience des dangers qui guettent les fous qui osent défier la mer ou, sous prétexte de la maîtriser, se défient entre eux. Le vaisseau, cette prison flottante, est le premier d’entre eux. La promiscuité apporte son lot de maladies, tout comme l’humidité permanente : les pathologies défilent, impitoyables, le sel ronge les chairs. Avant même que de combattre l’ennemi, la discipline prime, sans pouvoir empêcher les mutineries. Afin d’analyser les dangers encourus par les marins, les auteurs abordent dans le chapitre IV le risque majeur qu’est le naufrage, avec une mer de Manche qui a toujours été bordée par les littoraux les plus dangereux. Mais l’élément liquide partout peut rompre ou briser (frangere qui donne naufrage). À côté d’icones (Saint-Géran, Titanic, Vengeur, Vasa ou Méduse), bien d’autres exemples, de quoi aborder le chapitre V qui continue à explorer « la taxinomie des risques ». « Payer le tribut » parce que la mer et les nations en guerre exigent des taxes parfois très lourdes : pertes au combat, milliers de victimes d’épidémies, accidentologie où l’ivrognerie est un facteur aggravant, captivité et parfois réduction en esclavage, prédations de la part de pirates en y incluant ce sursaut intervenu depuis 2008, sans oublier les conséquences sociales (la navigation dans l’océan Indien a décimé sur plusieurs siècles des générations d’hommes jeunes au Portugal), avec veuves et orphelins qui passent d’une absence prolongée à une absence définitive avec toutes les conséquences économiques que l’on imagine. Le chapitre VI est incontournable, particulièrement pour ceux qui ne mettent que les pieds dans l’eau. Le rivage est également un milieu hostile. C’est la mer qui parfois l’attaque, du tsunami de 2007 en Asie avec ses 220 000 victimes à celui de Lisbonne de 1755, avec de 50 000 à 80 0000 morts, pour en arriver à des tempêtes de submersion comme Xynthia en 2010, la dernière d’une longue série de 80 depuis le XVIe siècle. L’homme aussi intervient comme prédateur, la liste de razzias effectuées sur les populations littorales est longue : Vikings, Barbaresques ou chevaliers de Malte, avec des rivages, des îles dépeuplées qu’il faut repeupler d’autorité. L’homme est alors une marchandise comme une autre. Le pillage touche naturellement les biens, il s’accompagne de destructions irréparables lors de bombardements venus de la mer. Le rivage peut encore être sali, dénaturé : marées noires, marées vertes, quand il ne devient pas un égout à ciel ouvert. Le rivage est enfin une frontière pour les migrants et les naufragés, et l’accueil réservé par les populations est à l’image de l’océan, changeant. La dernière partie offre une réponse à ces agressions : réduire le risque, limiter la casse, apporter plus de sécurité, bénéficier de l’aide du Ciel et savoir le remercier, se fortifier en édifiant des tours d’avis, des forteresses, des murs, des digues, en mouillant des blocs de béton ou des champs de mines, en éclairant, en signalant, en s’abstenant plus simplement d’appareiller. Cet ouvrage comporte 378 pages de texte, 32 fournissent un appareil de notes complet, des annexes et un index. Malheureusement, pas de cahier central avec une iconographie qui aurait aisément pu illustrer cette coexistence difficile entre l’homme et la mer, ce sera l’unique point négatif, qui ne relève que de l’éditeur à n’en pas douter, et qui ne doit absolument pas empêcher quiconque aime ou déteste la mer de se procurer cette très belle synthèse.

4Philippe Hrodej

DION Isabelle (dir.), « Ces femmes ne savent pas leur beauté » Photographies de femmes. Afrique, Algérie, Antilles, Indochine, Madagascar, Océanie, 1892-1962, Marseille, Archives nationales d’outre-mer, coll. Histoires d’outre-mer, 2016, 141 p.

5Valorisant un fonds exceptionnel ainsi qu’un type de document parfois encore laissé de côté ou abordé sans la méthode critique requise, ce bel ouvrage essentiellement composé de photographies propose un assemblage de tirages de formats divers réalisés entre le dernier tiers du XIXe siècle et les années 1960. Les images sont extraites des fonds très riches en la matière des Archives nationales d’Outre-Mer, dont la conservatrice en chef Isabelle Dion dirige la publication. Ces quelques 140 000 photographies, restées longtemps difficiles d’accès en raison des précautions de manipulation à respecter, font depuis 2002 l’objet de campagnes de numérisation. Elles peuvent ainsi être étudiées plus facilement, en grandes quantités si besoin, grâce à la base Ulysse du site IREL des ANOM qui constitue un outil très efficace de recherche et consultation de près de 34 000 photographies. Ce livre constitue une introduction au fonds, par le biais thématique des portraits de femmes, plus précisément de femmes racisées photographiées en majorité par des hommes européens.

6L’ouvrage fait état de la grande disparité des quantités de portraits conservés en fonction des zones géographiques, témoignant autant de l’existence de divers rapports sociaux à la photographie que de l’inégale constitution des fonds de l’archive. Si les portraits pris en Afrique subsaharienne sont nombreux et variés, ils sont plus difficiles à trouver pour l’Algérie au XIXe et au début du XXe siècle, en dehors des catégories particulières de la population féminine que sont les prostituées et les danseuses. Ils se limitent à un seul photographe ou presque pour la Polynésie, au seul XXe siècle pour l’Indochine, à la mission de recensement commandée par Gallieni entre 1896 et 1905 pour Madagascar. De même, le genre de portrait varie avec les époques et les espaces abordés, allant du portrait anthropométrique au cliché exotique érotisant en passant par le document ethnologique. Il faudrait recouper avec d’autres fonds photographiques touchant aux mêmes espaces pour confirmer ou non ces disparités. Cette variété du genre recoupe celle des formats, là encore tributaire des modalités de la constitution des fonds et de l’histoire des techniques. On trouve donc des reproductions de tirages argentiques, des aristotypes à la gélatine virée à l’or, des plaques de verre négative ou stéréoscopique positive, des tirages sur papier albuminé ou encore des photogravures. En commentaire de ces images, des citations de ceux qui souvent ont pris ou auraient pu prendre les photographies, c’est-à-dire en majorité des hommes européens explorateurs, militaires ou administrateurs coloniaux dont on a retenu des textes de description physique et morale des femmes par eux rencontrées. Cette mise en regard d’images et de textes, de stéréotypes visuels et textuels offre au lecteur le recul utile pour une bonne contextualisation des portraits.

7La première partie, consacrée aux « Femmes d’Afrique » subsaharienne, ne présente pas les 28 photographies sélectionnées par ordre chronologique mais selon une logique d’association thématique. Elle mêle des photographies d’explorateurs des années 1890-1900 avec des clichés d’administrateurs coloniaux des années 1920 aux années 1950. Les photographies de Marcel Monnier qui accompagne Louis-Gustave Binger dans sa mission de délimitation des frontières entre les territoires français et anglais dans le pays Ashanti au premier semestre 1892, celles d’Eugène Brussaux et Étienne Muston qui voyagent en compagnie d’Henri Moll entre le Cameroun allemand et le Congo français entre 1905 et 1907 ou encore une image de 1899 prise par Henri Gaden dont le travail a fait l’objet d’une publication récente aux mêmes presses (Roy Dilley, Une vie en Afrique : Henri Gaden, officier et photographe (1894-1939), Paris, Somogy/ANOM, 2018), côtoient celles de Pierre-Olivier Lapie, gouverneur du Tchad de 1941 à 1942 ou encore de l’instituteur Pierre Gramain qui enseigne au Congo et au Tchad dans les années 1930. Ces clichés balaient différentes thématiques qui donnent une bonne idée des stéréotypes et passages obligés de la photographie coloniale prenant pour objet les femmes racisées. Six photographies de la sélection (p. 12, 23 à 27) représentent une femme accompagnée d’un enfant. L’une d’elles, prise lors de la mission de Henri Moll, contrevient aux normes de représentation puisqu’elle montre, derrière la femme de profil qui se tient très droite et immobile dans son pagne noué au-dessus de la poitrine, un enfant qui cache son visage dans l’habit. Dans un album contenant d’autres tirages de la même mission, conservé à la Société de Géographie (SGWE-260), on trouve la même femme cette fois-ci de face avec l’enfant qui rechigne encore à poser, puis seule, le pagne désormais noué à la taille, laissant voir son torse nu. L’analyse en séquence que permet l’objet album permet de déconstruire ces images de femmes mères. Cinq photographies (p. 21, 23, 30, 31, 34) s’intéressent aux coiffures des sujets, dont une particulièrement graphique prise par le capitaine Rouget dans les années 1910, un plan buste d’une femme de profil à la pause hiératique qui pose assise et immobile, donnant à voir la complexité de sa coiffe et des parures associées. Trois autres ont pour centre d’intérêt les marques corporelles comme le maquillage ou les scarifications (p. 15, 16, 39). Quatre photographies montrent des femmes au travail, potières et marchandes (p. 32 à 35). On aurait aimé, pour contextualiser ces images, avoir quelques informations sur les modalités de leur diffusion à l’époque de leur réalisation. Ainsi les deux photographies de Marcel Monnier (p. 36-37) font partie d’un lot de 700 clichés du même homme, agrandis et exposés aux Beaux-Arts de Paris en novembre 1892, puis à l’exposition de Chicago l’année suivante. Elles suscitent des réactions très positives des journalistes visiteurs, qui s’émerveillent de la vitalité des clichés possible grâce au nouvel appareil utilisé par Monnier, le Photosphère qui facilite la prise de clichés instantanés.

8La deuxième partie est consacrée aux « Femmes d’Algérie ». La courte présentation témoigne de la difficulté à trouver des photographies qui sortent des stéréotypes pour cette zone géographique, ce que confirment les 19 images de la première partie du chapitre. On y trouve en effet des clichés orientalistes comme par exemple celui d’une femme mauresque à tambourin sur fond de décor de studio (p. 46) ou posant complètement recouverte d’un voile pour le célèbre photographe de types et de scènes algériennes et producteur de cartes postales exotiques Jean Geiser (p. 60). À côté de cela, les photographies pittoresques de l’artiste Émile Frechon (p. 51, 54, 55 et 61) sont un exemple de clichés naturalistes aux cadres, jeux de lumière et poses minutieusement travaillés. Il reçoit d’ailleurs des prix à la Royal Photographic Society de Londres en 1893 pour ses collotypes d’Algérie. Les six dernières images de ce chapitre tranchent avec le reste : non seulement elles sont le fait de la seule femme photographe du corpus, la photojournaliste Dominique Darbois qui a réalisé un reportage au début des années 1960 sur les maquis et camps d’entrainement du FLN et a fait don de ses tirages en 2011 aux ANOM, mais elles appartiennent à une toute autre tradition photographique, celle de l’image documentaire. Les décors et les légendes témoignent d’un ancrage politique fort, de même que le choix de portraits en buste frontaux rend compte d’un rapport différent de la photographe à ses sujets d’étude.

9La troisième partie se compose de 9 photographies de « femmes des Antilles et de Polynésie ». Après un portrait pittoresque par Gaston Fabre (p. 70), quatre autres donnent à voir des sujets plus libérés du cadre orientaliste (p. 72-75). Les quatre plaques de verre négatives d’Henri Lemasson (p. 76-79) sont des portraits en pied de femmes tahitiennes. Les poses assez relâchées et l’équilibre des cadrages permettent de rappeler au détour d’une note ce que les tableaux de Gauguin doivent aux photographes, comme l’a montré Jean-François Staszak.

10Dans la quatrième partie du livre s’intéressant aux « Femmes d’Indochine », contrairement aux précédentes qui témoignaient surtout de projets photographiques individuels, il s’agit de mettre en valeur une entreprise photographique commandée et pilotée par l’administration coloniale. Les photographies réalisées en majorité par René Tétart (13 des 29 clichés reproduits), chef du service cinéphotographique de l’Indochine chargé par le gouverneur général Albert Sarraut en 1916 de dresser un portrait ethnographique des territoires indochinois par le biais de la photographie, ou celles de son continuateur Léon Busy (5 clichés), participent d’un projet photographique global de décompte et de classement de la population colonisée, ce à quoi répondent des extraits de textes à visée ethnographique d’explorateurs comme Joseph de Malglaive, qui participe à la mission Pavie. La cinquième et dernière partie présente de même 27 portraits réalisés dans le cadre du projet du général Gallieni de recensement systématique des populations de Madagascar, entreprise étudiée par Gilles Boetsch et Eric Savarese (« Photographies anthropologiques et politique des races : Sur les usages de la photographie à Madagascar (1896-1905)», Journal des anthropologues, 2000, n° 80-81, p. 247-258).

11On pourrait déplorer l’absence d’un cadre historiographique plus solide pour accompagner ces clichés. Pour ne prendre que le champ francophone, les travaux de Christelle Taraud sur la « violence photographique » faite aux femmes en situation coloniale ne sont cités que rapidement, les recherches récentes de Lionel Gauthier sur les clichés exotiques et en particulier les portraits féminins ne sont pas évoqués. On aurait aimé avoir davantage d’informations quant aux contextes de prise de vue, aux parcours des photographes et aux régions et personnes photographiées, nécessité méthodique qui est rappelée dans l’introduction de l’ouvrage. De même, on pourrait reprocher l’absence de réflexion sur l’évolution des pratiques photographiques et des changements de sujets possibles qu’elle implique. Cependant ce serait donner à ce beau livre une ambition autre que celle qu’il affiche : donner à voir la richesse et la diversité d’un fonds photographique unique et susciter des travaux de recherche sur la photographie coloniale.

12Pierre Guivaudon

KESSLER Anne-Marie et ROUSSEAU Guy (dir.), Étienne Clémentel. Politique et action publique sous la Troisième République, Bruxelles, Peter Lang, 2018, 468 p.

13La carrière d’Étienne Clémentel est surtout connue pour ses activités politiques auvergnates et parlementaires et pour ses fonctions de ministre du Commerce et de l’Industrie en 1915-1920 et des Finances en 1924-1925. Il aura été au cœur de la guerre économique et financière de 14-18 et de la bataille du franc de l’après-guerre. Pourtant, il est aussi devenu ministre des Colonies, quelque peu par hasard, au gré des humeurs des coalitions politiciennes. Un chapitre de cet ouvrage est donc consacré à cet épisode (G. Ferragu, p. 275-286).

14Le président du Conseil Maurice Rouvier fait appel à lui le 24 janvier 1905, jusqu’au 14 mars 1906. C’est un novice en politique car il n’a été élu député qu’en 1900 ; il est notaire et l’élu d’un département, le Puy-de-Dôme, pas spécialement impliqué dans l’univers colonial. Mais Rouvier a besoin d’un radical modéré pour compléter son puzzle gouvernemental ; or Clémentel a la chance de bien connaître le grand spécialiste de la vie impériale, le radical Eugène Étienne, qui devient ministre de l’Intérieur. C’est ainsi que le hasard des événements l’a conduit à s’impliquer dans la gestion de l’empire pendant une bonne année… Heureusement, il peut s’appuyer sur un cabinet expérimenté, dont le secrétaire général du ministère, Maurice Méray, un inspecteur général des colonies, auteur de l’ouvrage de référence Les colonies françaises. Organisation administrative, judiciaire, politique et financière (avec Alain Arnaud, Paris, A. Challamel, 1900).

15On suit le travail « au son du canon » d’un ministre qui s’initie au rythme des contraintes de gestion d’un ministère sans trop pouvoir discerner tout de suite l’insertion dans une quelconque stratégie impériale. Clémentel doit d’abord faire voter le budget, en urgence. Puis éclate une révolte au Congo en janvier 1905 : on doit improviser l’envoi d’une mission de Savorgnan de Brazza en avril et l’enquête du commissaire général Gentil sur le haut-Congo, d’où des rapports charpentés, bien connus des spécialistes.

16Clémentel peut passer des urgences à l’action réfléchie puisqu’il supervise une évaluation de l’administration du Congo français en février 1906. Plus généralement, on ressent en effet la nécessité d’améliorer la gouvernance de l’AEF et de Madagascar, d’où un transfert de compétences de l’armée à l’Administration civile et la nomination du gouverneur Victor Augagneur à Madagascar en décembre 1906. L’idée est de conduire à son terme le processus de colonisation et de pacification en Afrique subsaharienne, en y bâtissant partout des institutions civiles cohérentes.

17Tout aussi stratégique est l’élargissement de l’abolition de la traite des esclaves à l’Afrique intérieure, exclue de la loi de 1848. Cette initiative se traduit par le dépôt d’un projet de loi le 12 décembre 1905 – même si le chapitre n’en éclaire pas les circonstances ni le calendrier.

18Enfin, un événement emblématique surgit quand Clémentel accompagne le projet de transfert de son ministère du Pavillon de Flore du Louvre à l’immeuble de la rue Oudinot : il donne son accord le 14 avril 1906.

19À travers ce petit cas d’étude, on saisit la fragilité bien connue des ministres, surtout dans une République parlementaire : la faible durée de leur mandat et, souvent, la non-continuité de leurs fonctions les placent sur une sorte de tapis mobile de l’Histoire : Clémentel aura réagi aux exigences de l’action immédiate et donné son coup de pouce aux réformes profondes et durables. Mais sa renommée historique n’aura pas été procurée par une carrière au sein du « parti colonial » puisque ce sont ses responsabilités dans les affaires économiques et financières en 1914-1925 qui lui auront permis de laisser une trace dans l’histoire politique française.

20Hubert Bonin

Afrique du Nord

METZGER Chantal, Le Maghreb dans la guerre, 1939-1945, Paris, Armand Colin, 2018, 312 p.

21La guerre militaire ne constitue pas l’essentiel du livre. Les événements de l’été 1940 sont bien sûr rappelés (Mers El Kebir, etc.). Mais elle finit par s’imposer, que ce soit à propos des événements suivant le débarquement de novembre 1942 ou le repli allemand en Tunisie en janvier 1943. Le récit est évidemment sans originalité. Néanmoins, ses effets sont appréciés au fil des mois sur l’évolution intérieure du Maghreb lui-même. C’est surtout celle-ci qui est retracée, avec le doigté nécessaire pour reconstituer une transition de quelques mois, le temps que le pouvoir gaulliste s’affirme en été 1943, événements que rappelle C. Metzger.

22Classiquement, l’ouvrage présente l’état du Maghreb en 1939-1940 : institutions, population, société, idées. Il reconstitue les visées allemandes et italiennes sur l’Afrique du Nord, en une sorte de fantasme impérialiste : l’on sait que la Tunisie séduisait l’Italie. Finalement, tout est resté à l’état de projet car les Allemands ont imposé leur seule préoccupation, centrée sur l’enjeu militaire : affaiblir les Alliés, résister à leurs offensives, servir de base arrière en 1942-1943. Seules les fournitures économiques ont été attractives pour la machine de guerre nazie, mais sans ampleur décisive. Cela dit, le Maghreb est soumis à des instances de contrôle intrusives, allemandes et italiennes, car la Commission de l’armistice y a essaimé afin de veiller au respect des plafonds imposés aux armées françaises et au suivi des réquisitions couramment exigées, d’où parfois des frictions quand les représentants de Vichy entendent ne pas céder de la souveraineté française.

23C. Metzger analyse finement les degrés d’engagement des dirigeants locaux (hauts fonctionnaires, tel Le Beau ou Peyrouton, et militaires, tel Esteva ou Noguès) au fil du temps : si leur vichysme semble fort et constant, leur mobilisation aux côtés de l’occupant allemand en Tunisie, leur admission des nouvelles autorités au Maroc et en Algérie, en 1942-1943, et leur attitude finale sont fort variables selon les circonstances et leur personnalité. Une contrainte est la continuité d’un approvisionnement nécessaire à la vie quotidienne. Or les accords Murphy-Weygand de janvier 1941 maintiennent la règle fondamentale selon laquelle les États-Unis continuent d’approvisionner le Maghreb (surtout en charbon ou produits pétroliers) à condition que celui-ci ne devienne pas une grande source de fournitures à l’Allemagne qui, elle-même, tente de conclure un accord en mai 1941 , qui n’est pas appliqué stricto sensu mais se traduit par des missions d’achat (phosphates, huile, etc.). Il faut marcher sur trois jambes (Anglo-Saxons, Vichy, Allemands), et ce encore au tournant de 1943, le temps qu’un pouvoir rallié à la France libre s’impose vraiment aux dépens des ex-Vichystes.

24La guerre de la propagande est elle aussi scrutée avec précision. Il est surprenant d’apprendre que les Allemands disposaient de réseaux d’information dans tout le Maghreb et qu’ils les transforment en noyaux de contacts ou de diffusion d’une propagande subtile auprès des nationalistes. L’idée est moins de susciter de l’agitation que de freiner toute implication antiallemande dans l’effort de guerre, des doutes quant à la légitimité française. Quoi qu’il en soit, nombre de passages indiquent la prégnance de la surveillance policière durant ces années, aux dépens des agents allemands ou italiens, des partisans des Alliés, des nationalistes. L’exigence du maintien de l’ordre s’accentue plus encore durant le conflit, même si c’est au service d’un pouvoir qui louvoie de plus en plus sous les rafales de la guerre.

25C. Metzger reconstitue la manière dont le régime de Vichy a voulu faire du Maghreb un modèle de la Révolution nationale : au-delà de la politique d’exclusion des Israélites, la propagande pétainiste est déployée. Un programme de modernisation économique, déjà retracé, est mis en place. L’un des apports du livre est d’insister sur les réseaux collaborationnistes et vichystes qui se cristallisent en 1940-1943 avec une ampleur croissante : nombre de Français du Maghreb ont rallié la cause extrémiste, tout comme en métropole ; quelque antisémitisme a prévalu bien sûr, mais c’est surtout l’ardeur nationaliste qui les a entraînés et a provoqué chez eux une animosité croissante contre les opposants à Vichy puis contre ceux qui étaient tentés de rejoindre les Français libres. On est surpris de l’importance et de la vigueur des forces vichystes, en particulier de la Légion française des combattants, qui incorpore 80 000 Musulmans parmi ses 250 000 militants algériens.

26L’auteure ne manque pas de traiter le thème classique du devenir du nationalisme anticolonial durant ces années. Elle enrichit cette étude grâce aux rapports allemands qu’elle a utilisés. De façon paradoxale, au fond, il semble que l’attentisme ait prévalu, voire la passivité. Si des dizaines de milliers de Musulmans sont poussés vers le vichysme militant, à l’inverse, les chapitres qui abordent le thème ne détectent finalement que de faibles quantités de nationalistes séduits, à un moment ou à autre, par les propositions allemandes d’un après-guerre mythique. Mais ils identifient les groupes attirés par des contacts avec le vainqueur provisoire en Europe, leur fragmentation, les divisions au sein même des pouvoirs tunisien et marocain.

27Les Allemands établissent des liens avec des tenants de la Résidence à Tunis, par exemple, grâce à un délégué habile, Rudolf Rahn (p. 187). Un moment, on joue sur le Néo-Destour : ses chefs sont transférés de métropole à Tunis en février-avril 1943, mais Bourguiba ne suit pas cette voie collaborationniste, alors que des speakers arabes parlent sur des radios allemandes. Jusqu’au bout, le Bey hésite, ce qui explique sa destitution par les Alliés en avril 1943 : peut-être ce thème aurait-il mérité plus d’approfondissement en rapport avec la perception de l’histoire de la Tunisie en général.

28Un ultime chapitre soupèse les mutations du nationalisme en 1943-1944, quand il faut lever des troupes coloniales pour mener la guerre en Europe, soit 230 000 Maghrébins au total, dans le sillage des 53 000 déjà membres de l’Armée d’Afrique (dont 11 000 sont morts au combat). C. Metzger étudie le « malaise » qui parcourt les communautés nationalistes désireuses d’obtenir des compensations en échange de cet engagement : Manifeste du peuple algérien le 31 mars 1943 auquel répond peu ou prou le discours de De Gaulle à Constantine le 12 décembre. On glisse alors vers un pan d’histoire déjà très largement reconstitué dans tant d’ouvrages à propos des déceptions des années 1944-1945, jusqu’à la tragédie algérienne en mai 1945.

29Si l’environnement général de cette histoire est grosso modo déjà bien connu, grâce à de nombreux ouvrages ou articles, tous mobilisés par ce livre, l’originalité de ce dernier est d’abord de s’appuyer sur des archives françaises mais aussi sur des fonds d’archives allemandes, conservés à Berlin et à Fribourg-en-Brisgau et que l’auteure a dépouillés grâce à sa connaissance de la langue. On dispose à la fois par conséquent du point de vue allemand, ce qui change l’approche de cette histoire, et du point de vue du gouvernement de Vichy et des Alliés, plus classique.

30La seconde originalité réside dans un emboîtement chronologique entre la Grande Histoire quand elle concerne le Maghreb dans son ensemble et des histoires spécialisées pour chacun des trois territoires concernés ; cela permet d’afficher la spécificité des évolutions parallèles et donc les différences dans les prises de position, les mentalités, le degré de rapprochement entre nationalismes anti-français et les soutiens éventuels du côté des alliés germano-italiens. Disons-le franchement, enfin, l’auteure ne s’est guère préoccupée d’histoire économique, avec seulement quelques allusions au ravitaillement notamment, ou à quelques récoltes et leurs lacunes ; or on aurait aimé voir évoquer les plans vichystes de développement du Maghreb, le devenir des industries et de l’économie viticole, et les flux d’importation en provenance des pays anglo-saxons en 1943-1944.

31On aurait également aimé une conclusion plus substantielle qui aurait plus inséré l’apport de cet excellent livre dans l’histoire générale de l’empire colonial. Elle aurait pu établir des comparaisons avec les effets de la Première Guerre mondiale, lancer des ponts avec l’Afrique Noire et surtout avec l’Égypte de la fin de la guerre, susciter des comparaisons avec l’empire britannique, voire l’empire hollandais. Cela dit, l’histoire de la Seconde Guerre mondiale elle-même sort notoirement plus étoffée de cet ouvrage, qui aura, disons-le une nouvelle fois, mobilisé des fonds d’archives originaux et suivi une démarche analytique toute en finesse.

32Hubert Bonin

Afrique Subsaharienne

MICHEL Marc, La France au Cameroun, 1919-1960. Partir pour mieux rester ?, Paris, Les Indes savantes, 2018, 246 p.

33Le terme de « Françafrique » est souvent appliqué à un pays comme le Cameroun, l’une des démocratures les plus symboliques d’Afrique, surtout après la récente réélection de son président Paul Biya, déjà en poste depuis 36 ans. Par ailleurs, le potentiel de richesses naturelles a sans cesse stimulé l’intérêt pour un pôle de « mise en valeur » de bonne taille. Aussi le livre de Marc Michel vient-il alimenter avec pertinence les interrogations concernant l’histoire d’un tel pays. Certes, la majorité des faits présentés est déjà bien connue ; mais l’auteur leur donne une portée intéressante dans le cours des événements, et sa bonne connaissance d’un pays où il a enseigné longtemps lui permet de suivre une démarche tout en finesse car tenant compte des subtilités suscitées par la diversité des populations régionales ou « ethniques » et des territoires.

34Trois modèles sont même confrontés dans le cadre de la colonisation. L’allemand est esquissé (à partir de 1884) au temps des explorations, de la création d’une administration, du lancement des schémas d’exploitation économique, grâce à des concessions d’envergure ; mais il reste « inachevé », même s’il laisse un héritage (œuvres des missions religieuses et des plantations). Le modèle britannique est entraperçu quand l’auteur confronte le devenir du Cameroun au lendemain de la victoire de 1918. De façon étonnante, des compagnies allemandes y récupèrent des plantations quand elles sont mises aux enchères ; le mode de gouvernement est déconcentré et adapté à la diversité des pôles de peuplement.

35Cependant, c’est le modèle français qui constitue le cœur du livre. La construction d’une administration constitue le premier enjeu, classiquement étudié, au fur et à mesure de ses adaptations aux besoins de direction d’un pays qui entre de plus en plus dans la logique de « mise en valeur » – bien que le nombre de Français y reste modeste (1 800 en 1937, dont un millier de fonctionnaires)… Le système administratif est bien soupesé dans son mode de déconcentration qui parvient à équilibrer la légèreté du corps de fonctionnaires européens et la mobilisation des responsables autochtones insérés dans le processus de contrôle français, d’où leur utilité pour lever les forces de main-d’œuvre nécessaires au portage nécessité par la faiblesse des moyens de transport.

36L’on pourrait aller jusqu’à reprocher à M. Michel de ne pas se poser une question pouvant passer pour « antipatriotique » et en tout cas contrefactuelle : que serait devenu le Cameroun s’il était resté allemand ? Les Allemands auraient-ils fait mieux que les Français ou les Anglais ? Le développement intensif aurait-il été plus percutant avant 1940 ? Mais le rôle du gouverneur Théodore-Paul Marchand (en 1923-1932) semble efficace grâce à son volontarisme qui vise à équilibrer l’influence des diverses parties prenantes sans exercer un pouvoir fantoche – jusqu’à son rappel, quand il est plus ou moins désavoué en juin 1932. En tout cas, le processus d’évangélisation, bien étudié, est tout aussi efficace qu’avant 1918 : les cadres religieux assument même quelque fonction tribunicienne contre les abus envers les indigènes ou l’empire des chefs. Néanmoins, nul n’aurait pu enrayer différemment les effets de la dépression des années 1930, qui contraint à entailler les budgets et à comprimer les flux commerciaux dans les deux sens. Dans cet entre-deux-guerres, le Cameroun émerge comme une plate-forme de mise en œuvre d’une stratégie économique désireuse de multiplier les poches de modernité agricole, tant au niveau des petits planteurs qu’à celui de grosses sociétés, comme pour le café en pays bamiléké ou le cacao, tandis que se cristallise une petite strate de Noirs « évolués » grâce à quelques pistes de scolarisation. Aussi la propagande coloniale promeut-elle « le Cameroun création française » en 1934-1938, en particulier pour persuader l’opinion locale des vertus de la colonisation française, également face à quelques essais de propagande allemande par le biais de relais d’influence locaux et surtout face à l’émergence de formes modérées de nationalisme (Jeunesse camerounaise française, quelques leaders, tel Bell).

37La période de la guerre est déjà bien connue par nombre d’ouvrages car le Cameroun a été inséré rapidement dans l’aire de la France libre, tant étudiée. Les divisions au sein des Européens, les hésitations des nationalistes, la mobilisation des tirailleurs africains, l’influence gaullienne sont ainsi relatées. Mais l’on attendait surtout M. Michel à propos de son évaluation de la conduite des affaires dans l’après-guerre… Or il réussit à la fois à confronter tous les éléments idéologiques et tous les acteurs et à interpréter l’évolution des faits avec clarté et ouverture d’esprit. Le retour à l’ordre face aux expressions antifrançaises en septembre 1945 (« victoire à la Pyrrhus », p. 131), la relance du développement de l’agrobusiness et de la petite bourgeoisie agricole, puis aussi la percée de l’industriel de l’aluminium, qui procurent tous un sentiment de prospérité et d’optimisme, facilitent une « tutelle paisible » (p. 133), sous la houlette de l’ONU et d’abord sous l’égide de Robert Delavignette. Son réformisme, une armature électorale et parlementaire, la capacité d’expression des Africains (avec une dizaine de partis dont l’Unicafra), l’émergence de leaders européens ou africains (André-Marie Mbida, etc.) laissent augurer une transition calme, mais recouvrent peut-être des illusions.

38Il est vrai, en contrepoint, que le poids des intérêts français s’est renforcé, avec plus de colons (16 500 en 1956), plus d’intérêts économiques et de filières de négoce et de logistique, et M. Michel évoque même une « illusion développementaliste » (p. 150-158). Secteurs de modernisation agricole, hausse de la population (de 2,8 millions en 1946 à 3,2 millions en 1960), urbanisation, développement routier et portuaire : le Cameroun s’érigerait presque en incarnation de la réussite coloniale – bien que l’armature bancaire soit négligée par le livre. Mais ce dernier insiste clairement sur le creusement des disparités régionales et des inégalités qui suscitent des discordances cognitives dans la population et peuvent nourrir les revendications nationalistes.

39L’impasse politique des années 1948-1955, puis la crise politique et même militaire de 1955-1960 sont alors analysées classiquement mais avec talent. La crispation des autorités s’explique par les déboires vécus en Indochine, sans ouverture d’esprit réelle et avec une méfiance grandissante vis-à-vis des leaders nationalistes. M. Michel parle de « dialogue de sourds », qu’il reconstitue grâce à la lecture d’archives qu’il a consultées aux ANOM ou aux Archives municipales de Marseille (fonds de Gaston Defferre, ministre de la France d’Outre Mer). Le balancement entre esprit d’ouverture et fermeté répressive (sous l’égide de Pierre Messmer en avril 1956-février 1958) est banal ; mais l’encouragement à la formation d’une classe politique à la fois autonome et sympathisante est originale : le Cameroun s’érige en cas d’étude d’une transition maîtrisée vers l’autonomie puis l’indépendance, sous la houlette d’une puissance coloniale sachant guider le processus en fonction de ses intérêts futurs – d’où le sous-titre de l’ouvrage.

40Celui-ci reste néanmoins lacunaire quant au legs de l’empire au Cameroun indépendant, qu’il eût fallu mesurer, pour l’administration, l’équipement, le type d’économie, la scolarisation, etc. On pourrait imaginer un second livre scrutant la manière dont ce pays est devenu un symbole de la Françafrique, mais avec objectivité historienne, donc différent des études fouillées mais « orientées » qui sont déjà disponibles.

41Hubert Bonin

Asie

SINGARAVELOU Pierre, Tianjin cosmopolis. Une autre histoire de la mondialisation, Paris, Seuil, 2017, 380 p.

42La cité-port de Tianjin/Tientsin faisait déjà office de plate-forme commerciale et diplomatique pour permettre aux puissances de s’impliquer dans la pénétration économique et impérialiste d’une Chine engagée de façon disparate et fragmentaire dans un processus de « modernisation ». Elle-même devenait « un laboratoire d’incubation de la modernité » sous l’égide du gouverneur Li Hongzhang : université, télégraphe, liaison ferroviaire avec Pékin, arsenal, etc. C’était donc déjà un levier vers cette « première mondialisation » ou « anglobalisation » qui caractérisait le tournant du XXe siècle. Le livre présente donc d’abord la manière dont Tianjin pouvait constituer un enjeu ; mais cette histoire économique, socio-culturelle et portuaire est suspendue, car il se concentre non sur ces thèmes mais sur un événement-choc : une véritable guerre civile et internationale qui ébranle la région du Zhili.

43Si la révolte des Boxeurs et la guerre de répression en 1898-1901 ont bien connues la crise qui secoue Tianjin méritait cet ouvrage à la fois de récit précis et documenté et de réflexion sur la coordination internationale qui permet aux puissances de prendre le contrôle de la cité-port pendant quelques semestres et d’y imposer leur domination, par le biais des concessions, pour un petit demi-siècle.

44P. Singaravélou reconstitue de façon vivante la chute de Tianjin aux mains des Boxeurs le 14 juillet 1900, après la chute de Pékin elle-même, désormais assiégée par les troupes étrangères. La cité accueille nombre de combattants nationalistes et « brigands » (des forces privées actives ici et là) et certains groupes de l’armée chinoise se rallient, tandis que les concessions internationales existantes sont assiégées, dont la française (victime d’un gros incendie), dans un contexte où l’État chinois lui-même vient de déclarer la guerre aux puissances (21 juin).

45Paradoxalement, Tianjin devient d’abord un symbole des ambitions d’un farouche nationalisme chinois et ensuite celui d’un impérialisme multinational répressif puis dominateur. Une coalition de troupes étrangères se constitue en effet ; et une véritable guerre urbaine éclate, où les Japonais jouent un rôle clé dans la prise de la cité chinoise. En soi, par conséquent, cette mini-guerre incarne la coopération internationale dans la volonté de faire respecter la liberté d’action de l’impérialisme et de protéger ses représentants et territoires sur place – ou à Pékin, attaquée en août.

46Une seconde étape du livre vise à scruter le mode de fonctionnement et l’action du gouvernement international qui se saisit de facto de la gestion de Tianjin de juillet 1900 à août 1902. C’est là que son originalité s’affirme, sur la base d’un dépouillement d’archives intensif. Avec une grande clarté didactique, il présente les institutions provisoires, l’influence respective de tel ou tel dirigeant, des fonctionnaires étrangers promus responsables de l’ensemble de la cité, des médecins français en charge de la gestion du service de santé, des chefs de la police, sous l’égide d’un gouverneur militaire. Néanmoins, ces délégués reconstituent une administration chinoise fiable et s’appuient sur les réseaux de notables lettrés et ruraux qui deviennent des intermédiaires indispensables pour la collecte de l’information et l’application des décisions concernant la vie courante.

47La priorité va au maintien de l’ordre dans la ville, la province environnante et sur le fleuve (contre la piraterie), encadré par une force de police elle aussi internationalisée et relayée par des groupes chinois. Mais une philosophie d’apaisement social et de philanthropie est adoptée dans le même temps, avec une lutte contre la mendicité et l’abri des pauvres. On lance une politique de santé dynamique, avec le combat contre les épidémies (choléra en 1902) et les maladies contagieuses – consolidée par le lancement d’une politique d’assainissement (latrines, réseaux d’eau et d’égouts, cimetières). Les Puissances transfèrent une partie de leurs acquis en incluant le social dans leur stratégie de rétablissement de la stabilité sociale dont la perturbation avait poussé nombre de Chinois vers les Boxers.

48L’économie est elle aussi prise en compte, notamment avec l’aménagement et l’approfondissement du fleuve Hai He, ce qui ne peut que favoriser l’essor des relations commerciales et maritimes. Un véritable pont (métallique) est construit (par la société française Fives-Lille). La société belge Compagnie internationale de tramways & éclairage électrique reprend la gestion de l’Electric Lightning & Traction en charge des réseaux de transport et de la production d’électricité nécessaire.

49Cependant, l’internationalisation se veut aussi politique, en ce sens que les puissances victorieuses imposent une reconfiguration de la cité : des concessions sont étendues, dont la française – l’extension de facto jusqu’au canal de Haï Kouang Tze étant ratifiée de juris en 1912 – et l’anglaise, ou créées ; l’ensemble de la ville, internationalisée ou chinoise, est munie désormais d’un cadastre et de droits de propriété explicites. Un plan d’urbanisme exprime ce désir mixte de modernité et de contrôle. Une stratégie internationale d’appropriation et de contrôle du territoire urbain et de ses réseaux de transport a pris corps, avec quelques rivalités entre les pays.

50Pourtant, Tianjin ne devient pas un nouvel Hong Kong ou une colonie internationale. La victoire des puissances a été d’abord suivie d’une politique de rétablissement de l’ordre et de contrôle ; mais la cogestion étrangère n’est que provisoire. L’État chinois récupère ainsi rapidement la gestion matérielle et fiscale des circuits du sel, en liaison avec les riches marchands autochtones. Puis le vice-roi Yuan Shi Kai supervise la rétrocession de la ville par le gouvernement provisoire. Il ne s’agissait pas d’humilier la Chine (comme en 1860...), mais seulement d’étouffer la violence nationaliste : la priorité va au rétablissement des bases d’action commerciale et bancaire.

51Après que les troupes étrangères ont quitté Pékin en septembre 1901, Tianjin est reprise en charge par le vice-roi après l’accord de juillet 1902, d’où le transfert du pouvoir le 15 août 1902. Mais la nouvelle administration chinoise ne manque pas de continuer à s’appuyer sur nombre d’experts étrangers, incorporés dans la dynamique réformatrice du nouveau pouvoir, symbolisée par la création d’une véritable banque de dépôts chinoise à Tianjin en 1905, puisqu’elle devient un pôle de maturation de la future révolution de 1911.

52Le terme de « cosmopolis » suggèrerait quelque science-fiction. Mais la réalité de cette histoire serait plutôt la cristallisation d’une force militaire et d’une gestion administrative cosmopolites, le temps de réprimer l’insurrection des Boxeurs et de leurs alliés et de rétablir un ordre de police et de gestion dans Tianjin. Ces années sont originales car, au fond, la cité-port est conduite dans le cadre d’une coopération internationale, un peu comme l’isthme et le canal de Suez ont vu converger les intérêts français et britanniques ou comme des conventions garantissent le respect de la circulation internationale sur le Danube ou à travers les Dardanelles.

53Le livre aurait pu se livrer à de telles comparaisons, analyser les phénomènes de « coopétition » multinationale déjà actifs. Il aurait dû en sus, à mon sens, aborder plus précisément les questions financières : financement de la guerre de reconquête, des politiques sociales, sanitaires, portuaires, etc. Enfin manque une évaluation des rapports de force commerciaux et logistiques dans une cité-port dont l’auteur ne manque pas de montrer en quoi elle est un enjeu pour la pénétration dans le Nord-Est chinois. Mais ce livre brillant et rigoureux tout à la fois, parfois même « épique », aurait sa place dans un programme collectif de recherches sur l’insertion des ports et concessions chinois dans ce que François Gipouloux a appelé « la Méditerranée asiatique ».

54Hubert Bonin

GRÉMONT Johann, Maintenir l’ordre aux confins de l’Empire. Pirates, trafiquants et rebelles entre Chine et Vietnam, 1895-1940, Paris, Hémisphères éditions, Maisonneuve & Larose nouvelles éditions, 2018, 336 p., bibliographie, tableaux et figures graphiques, cartes, glossaire, index.

55Johan Grémont développe sa thèse sur deux registres : celui de la gouvernance coloniale et celui des relations internationales.

56

  1. Comment la France, ayant pris possession des provinces frontalières aux limites du Vietnam septentrional et de la Chine méridionale, a-t-elle administré leur population pluriethnique, géré leur économie fondée sur les échanges commerciaux licites et illicites (l’opium entre autres mais non exclusivement), source de revenus pour les États, et assuré la sécurité de confins où la porosité séculaire de la frontière favorisait les transgressions de toutes natures au point que certains observateurs considèrent le vol et la contrebande comme les nerfs de cette économie ?
  2. L’administration de ces confins s’inscrit dans les relations internationales entre l’État impérial français et l’empire chinois auquel le premier avait imposé le tracé des frontières lorsqu’il exerçait la suprématie européenne en Extrême-Orient.

57L’approche du sujet est double, il est géopolitique et juridique : l’affrontement deux mondes différents au plan civilisationnel offrait un champ d’investigation idéal. Il est également sociologique : la pluralité ethnique se prête à la comparaison et à la confrontation.

58Ces deux champs sont porteurs d’une longue histoire où la dernière séquence, celle de la conquête et de la domination française, aurait favorisé de nouvelles activités économiques et l’instauration d’un nouveau régime de relations politiques (inter-étatiques et inter-ethniques). En fait, les traités signés entre l’empire chinois et la République française ont-ils fait perdurer les pratiques, au moins séculaires, qui furent celles de l’empire chinois et du royaume Dai Viêt/Viêt Nam ? Les Français avaient érigé ces provinces limitrophes de l’Union indochinoise en territoires militaires sous l’autorité de l’armée coloniale. Si la sécurité des possessions françaises fut relativement assurée, l’administration militaire a-t-elle mis fin à la porosité de la frontière septentrionale ?

59Les Français reprirent la méthode traditionnelle de l’administration indirecte, en se fondant sur les chefs de clans et sur les notables que les Vietnamiens appelaient thô ti, issus d’unions mixtes. Ceux-ci étaient des intermédiaires incontournables. Les administrateurs français firent preuve d’un certain pragmatisme vis-à-vis de ces acteurs régionaux, notamment des chefs héréditaires, même ceux de moindre importance. Des « liens de clientèle unissent ces familles et leur enracinement dans l’environnement local en font des personnages clefs pour garantir la stabilité de la frontière » (p. 167). Les autorités françaises évitent tout affrontement direct avec les potentats locaux. Dans le même temps et à un autre niveau, les autorités coloniales s’appuient sur les indispensables « partisans », auxiliaires armés recrutés dans la population locale et qui forment un maillage serré. Ils sont les acteurs omniprésents et efficaces du maintien de l’ordre, les troupes coloniales leur viennent en appui en cas de difficulté majeure.

60L’auteur a exploité principalement les archives de la Résidence supérieure du Tonkin qu’il a interprétées de façon fine et objective. Il observe que, « dans un contexte de simplification langagière poussant jusqu’à la cécité intellectuelle l’usage des sources coloniales est parcouru de redoutables chausse-trappes conceptuels ». Il ne prend pas pour argent comptant les rapports des fonctionnaires coloniaux lorsque ceux-ci construisent des stéréotypes tels que celui qui impute aux Chinois « le rôle du criminel polyvalent » (p. 178). De même, lorsqu’il fait le portrait du personnel colonial, Johan Grémont refuse le portrait-robot du fonctionnaire colonial borné et autoritaire, il individualise et révèle des esprits curieux de la réalité qui les entoure, tel le colonel Bonifacy (1856-1931), auteur de plusieurs études ethnographiques.

61L’auteur a voulu « nuancer l’image d’une autorité qui s’exercerait de manière homogène sur l’ensemble du territoire » : d’une part, la volonté politique de l’État colonial veut affirmer le tracé linéaire de la frontière, d’autre part la « réalité du terrain qui fait de cette région un zone dynamique où la présence permanente du pouvoir central relèverait de la fiction sans le rôle des partisans qui, en défendant leur territoire, contribuent en même temps à faire vivre la ligne frontière » (p. 263).

62La mise à distance et même l’absence de référence aux notions de colonialisme, impérialisme, racisme évite à l’auteur de verser dans la simplification, la réduction et une approche déformée par le présentisme. Défauts qui entachent de nombreux ouvrages contemporains sur la colonisation et la décolonisation. Johan Grémont nous propose une histoire empiriocriticiste exemplaire qui poursuit dans la voie ouverte par Emmanuel Poisson avec sa thèse Mandarins et subalternes au nord du Viet Nam (Paris, Maisonneuve & Larose, 2004).

63Pierre BROCHEUX

ASO Michitake, Rubber and the making of Vietnam. An Ecological History. 1897-1975, The University of North Carolina Press, 2018, 426 p. bibliographie, index, cartes, tableaux, croquis.

64Dans les possessions françaises d’Indochine (1862-1945), l’hévéaculture fut, avec la riziculture et l’exploitation des ressources minières, l’une des trois mamelles de l’économie coloniale. Albert Sarraut, le chantre de « la mise en valeur de l’empire colonial », a fortement encouragé les investissements des grandes sociétés françaises et belges dans ce domaine. La réussite de l’hévéaculture en Malaisie britannique et dans les Indes néerlandaises (Java et Sumatra) qui imposa en 1921 le Plan Stevenson pour contenir la surproduction et la baisse des cours, stimula fortement l’essor de l’hévéaculture en Indochine. En temps de crise, la Banque d’Indochine porta secours en priorité à ce secteur de l’économie coloniale. En dépit de deux guerres (1945-1975), dont les plantations du Vietnam et du Cambodge souffrirent beaucoup, la prédominance de cette activité ne cessa qu’en 1975 lorsque le Nord Vietnam et les Khmers rouges réunifièrent leurs pays, confisquèrent et étatisèrent les plantations françaises.

65L’auteur ne se cantonne pas dans l’histoire économique, sociale et politique de l’hévéaculture au Vietnam. Le sous-titre Une histoire écologique, indique un changement de paradigme dans l’histoire coloniale et post-coloniale. Cependant la dimension politique englobe toutes les autres parce que l’invention de l’hévéaculture indochinoise est exemplaire de la politique coloniale française.

66Elle conduit l’auteur à attribuer un rôle pionnier et déterminant au médecin pastorien Alexandre Yersin. À travers l’exemple de celui-ci et l’action sanitaire de l’Institut Pasteur, l’auteur nous transporte au cœur du projet colonial français et de son ambivalence : dominer et « civiliser ». L’hévéaculture fut le champ d’application des sciences géologiques et pédologiques (le choix des terres rouges), agronomiques et chimiques (pour le traitement de la sève et les usages industriels du caoutchouc).

67Les sciences appliquées en même temps que la valeur économique et financière de cette agro-industrie éclaire l’intérêt que les indépendantistes vietnamiens, qu’ils soient révolutionnaires ou réformistes, ont porté à cette agroindustrie pendant les guerres, celle de l’indépendance (1945-1955) comme celle la réunification du pays (1960-1975). Le dénominateur et l’objectif communs aux uns et aux autres étaient la modernisation de leur pays. Mais aujourd’hui, dans l’ère post-coloniale, faut-il reprendre à son compte et perpétuer cette activité moderne ou la remplacer par une activité adaptée à la préservation de l’écologie planétaire ? C’est l’interrogation principale qui parcourt le livre.

68La thèse, une démonstration au sens propre du terme, est exposée dans sept chapitres. Les quatre premiers font le récit historique de l’expansion de l’hévéaculture au Vietnam (l’auteur ne traite pas du Cambodge). En adoptant l’objectif grand angle, Michitake Aso place son sujet dans le contexte géo-économique planétaire et dans l’ère de « l’impérialisme écologique ». L’auteur n’esquive pas la question sociale (recrutement et condition de la main d’œuvre dont la dureté parfois excessive et inhumaine, a inspiré une abondante littérature polémique). Mais tandis que la littérature anticolonialiste (cf. E. Panthou [1]) insiste particulièrement sur la face sombre de « l’épopée du caoutchouc » en s’appuyant d’ailleurs sur un exemple unique, pour Michitake Aso le fait social nouveau est l’apparition d’une catégorie de travailleurs voués à des tâches spécifiques sinon spécialisées (n’est pas saigneur d’hévéas qui veut). Une des trois premières cellules d’un parti communiste indochinois fut organisée sur une plantation de la firme Michelin à Dau Tiên.

69Ainsi, les plantations d’hévéas apparurent, avec congruence, comme le lieu d’affrontement entre le capitalisme français et un prolétariat ouvrier indigène. Ce fait favorisa l’essor du mouvement communiste en Indochine mais il posa un problème à la résistance vietnamienne contre le retour des Français en 1945. Dans un premier temps, l’application de la théorie marxiste inspira la tactique de la terre brûlée puisqu’il s’agissait de frapper le capitalisme français « à la caisse ». Dans un deuxième temps, au tournant des années 1950, et dans la perspective de l’indépendance gagnée et du développement moderne, jugeant que l’hévéaculture était appelée à être un des piliers de l’économie nationale, « la terre brûlée » fut abandonnée. Le changement de tactique fut poursuivi après l’instauration de la République du Vietnam (dit Sud Vietnam). Les plantations servirent de base aux dits Viet-cong qui cernèrent Saigon tandis que les autorités « révolutionnaires », concurremment au gouvernement sud vietnamien, prélevaient l’impôt sur les grandes sociétés.

70Aujourd’hui, les Vietnamiens ayant « nationalisé », en ce sens qu’ils ont repris l’hévéaculture à leur compte et s’en sont approprié les techniques et les objectifs, sont en train de l’implanter au Laos voisin. Donnant ainsi en exemple « le legs positif de la colonisation française ».

71Michitake Aso a conduit une véritable enquête y compris au cours d’un séjour prolongé sur place, dans la zone des grandes plantations. Il l’a fait à partir d’un questionnement nourri par les préoccupations actuelles de l’écologie planétaire. Sa connaissance du français et du vietnamien, la chance de pouvoir accéder aux archives vietnamiennes, françaises et américaines sans restriction, lui ont permis d’écrire un excellent ouvrage qui rompt avec l’historiographie anticolonialiste de papa Roosevelt.

72Pierre Brocheux

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Date de mise en ligne : 28/06/2021.

https://doi.org/10.3917/om.182.0343

Notes

  • [1]
    Éric Panthou, Les plantations Michelin au Vietnam, La Galipote, 2013.
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