Un intérêt mitigé pour l’Outre-mer

10Les premières à s’intéresser à l’outre-mer sont les villes hanséatiques, comme Hambourg et Brême. Elles entretiennent des relations commerciales avec des territoires du continent africain comme la Sierra-Leone et le Libéria. Des commerçants de Hambourg, membres de la firme Carl Woermann y installent en 1850, un comptoir. Une filiale est fondée par un agent de la société Thormählen, au Cameroun, en 1874, et c’est là que s’établit la maison Thormälhen & Jantzen  [17].

11Parallèlement, débute une intense activité missionnaire sur le continent africain. Dès 1847, les missionnaires de la Société des Missions de l’Allemagne du Nord essaient de convertir, non sans difficultés, les Ewe de la vallée de la Volta, au Togo. Les missions rhénanes de Barmen se rendent au sud-ouest africain. Dans la seconde moitié du siècle, répondant aux pressions de la puissante famille Vietor de Brême, des commerçants brêmois décident de consacrer une partie des bénéfices tirés du commerce avec le Togo à l’évangélisation des Ewe. Deux missions protestantes, la Basler Mission et la Gesellschaft der Deutschen Baptisten, depuis 1843, seront rejointes en 1890 par une mission catholique, la Congrégation des Pères Pallotins  [18]. Les deux missions protestantes allemandes sont installées au Cameroun depuis 1843, la Société des Pères Pallottins s’était vu confier le Cameroun, en 1890, par la Congrégation romaine de la Propagande. C’est la seule mission des Pères Pallottins en Afrique et ils n’y ont pas ménagé leurs efforts. Les indigènes les aimaient et appréciaient leur dévouement. La Basler Mission, une mission helvéto-allemande, était connue par ses activités commerciales ; elle possédait au Cameroun de nombreuses écoles, églises et factoreries. Les Pères suisses acceptèrent le transfert de leurs propriétés de leur mission aux missions évangéliques de Paris ; ils avaient renoncé à poursuivre leur action missionnaire au Cameroun. La Missionsgesells-chaft der Deutschen Baptisten est purement allemande ; tous ses biens furent transférés aux missions évangéliques de Paris  [19]. Au Togo, les premiers arrivés furent les méthodistes venus de Grande Bretagne en 1843, la mission protestante de Brême vint d’Allemagne du nord en 1847, elle fut suivie par la Société des missions africaines (SMA) de Lyon 1861, la mission protestante suisse venue de Bâle en 1863. Comme au Cameroun, ces missions trouvèrent, sur place, « une mosaïque de peuples ayant des caractéristiques différentes aussi bien sur le plan religieux que du point de vue éducatif »  [20].

12Un débat s’ouvre, en 1871, au lendemain de l’unification du pays. Il est animé par des hommes de lettres, des journalistes et des hommes politiques. Ils veulent avoir, comme les autres puissances, une politique coloniale et avancent plusieurs arguments pour la justifier. Le premier est d’ordre démographique, il est lié à la révolution industrielle qui a entraîné une explosion démographique. L’Allemagne a besoin de colonies de peuplement. Cet argument, mis en exergue par les pères de la propagande coloniale, aura plus de poids vers 1890 et surtout dans l’entre-deux-guerres. Le second concerne la vie économique de l’Allemagne. Le pays recherche des matières premières, des débouchés commerciaux et des placements lucratifs à une époque où toute l’Europe traverse une phase de dépression économique.

13Ces arguments, parmi d’autres, sont repris, dès la fin des années 1870, par trois personnalités. Elles vont, pour la première fois, évoquer tout l’arsenal de l’idéologie coloniale et tous les arguments mis en avant par les partisans de l’expansion outre-mer. Le premier est Friedrich Fabri (1824-1891), ce pasteur, ancien inspecteur de la mission de Barmen, est le père du mouvement colonial allemand. Il publie en 1879 L’Allemagne a-t-elle besoin de colonies ? Selon lui, son pays doit remplir une mission civilisatrice dans le monde. L’expansion outre-mer permettra de stabiliser et d’accroître la prospérité nationale entravée par la surpopulation et la surproduction. Avoir des colonies revient à pratiquer « une thérapie de crise »  [21]. La même année, un juriste hambourgeois, Wilhelm Hübbe-Schleiden (1846-1916), publie une brochure intitulée Éthiopie. Propriétaire d’une petite entreprise commerciale dans la partie occidentale de l’Afrique équatoriale où il a vécu de 1875 à 1877, il juge indispensable d’étendre l’espace économique allemand pour sauver le pays de la catastrophe. On voit déjà transparaître, dans ses écrits, le rêve impérialiste allemand, le désir d’une Weltmachtpolitik. Il insiste également, tout comme F. Fabri, sur la mission et sur le rayonnement culturel de l’Allemagne et se montre hostile à la Grande-Bretagne. Le troisième est un théoricien radical, Ernst von Weber (1830-1902), qui envisage, dans ses récits de voyage en Afrique  [22], publiés en 1878, la création d’établissements allemands en Afrique orientale, la création d’une « Nouvelle Allemagne » en Afrique du Sud et la conquête de colonies en Amérique du Sud.

14Des journalistes comme Hugo Zöller, de la Kölnische Zeitung, essaient aussi de créer un courant pro-colonial dans la population. Ils sont soutenus par les sociétés géographiques qui, durant la deuxième moitié du xix^e siècle, multiplient les voyages d’exploration, à l’instar de ceux déjà entrepris par les Anglais et les Français. Un économiste, Robert Jannasch, auquel s’associent des géographes, des journalistes, des explorateurs et même des hommes d’affaires, fonde à Berlin, le 9 octobre 1878, le Zentralverein für Handelsgeographie und Förderung deutscher Interessen. Cette société de géographie et de recherche coloniale prône l’émigration.

15Les premières associations coloniales, créées à partir de 1879, souhaitent propager l’idée coloniale dans le pays. C’est notamment le cas de l’association pour le commerce et la politique coloniales (Verein für Handelsgeographie und Kolonialpolitik,) fondée à Leipzig par Ernst Hasse, un leader nationaliste et du Comité d’Allemagne occidentale pour la colonisation et l’exportation (Westdeutschen Verein für Kolonisation und Export) créé par Fabri et des représentants de la grande industrie et du grand commerce.

16Les ligues coloniales sont antérieures à la colonisation. Deux explorateurs célèbres, Gerhard Rohlfs et Heinrich Schliemann, auxquels s’associent des hommes politiques créent, en août 1882, la ligue coloniale ou Kolonialverein. Parmi les pères fondateurs, on trouve des personnalités importantes du monde politique comme le prince Hermann zu Hohenlohe-Langenburg, représentant au Reichstag du Deutschen Reichspartei, du monde des affaires intéressé par les débouchés comme l’industriel sarrois, Freiherr von Stumm-Halberg ou le banquier Guido Henckel von Donnersmark. D’autres personnalités politiques, des industriels de Sarre, de Silésie, des commerçants des villes hanséatiques et même des membres du Magistrat de grandes villes comme le maire de Francfort-sur-Main intégreront par la suite cette ligue. Elle compte 9 000 membres en 1884, alors que l’Allemagne n’a pas encore de colonies.

17Une ligue concurrente est fondée, à la même époque, par l’explorateur Carl Peters. Sa Gesellschaft für deutsche Kolonisation (Société pour la colonisation allemande) recrute ses membres dans les milieux de la moyenne bourgeoisie, parmi les officiers, les employés et dans le petit commerce. À sa tête se trouvent des « aventuriers » qui ont participé ou participeront à des expéditions en Afrique. Cette association a un but plus pragmatique que la Ligue coloniale. Ces deux sociétés fusionneront, en 1887, pour constituer la Deutscher Kolonialgesellschaft (DKG) qui survivra à la perte des colonies à l’issue de la Première Guerre mondiale  [23].

18Ces ligues ont joué, dans la période qui a précédé la colonisation, un rôle de groupe de pression indéniable. Elles estiment toutes que l’Allemagne doit avoir sa part dans le partage des colonies, les terres vacantes commencent à être rares. Bismarck ne peut rester indifférent à cette vague de fond, même s’il n’éprouve aucun intérêt pour cette nouvelle expérience.

Les étapes de la constitution de l’Empire et les rivalités coloniales

19Le grand capital et le pouvoir étant étroitement liés, il était évident que les intérêts des premiers devaient être défendus par les seconds. Or Français et Anglais pratiquent la préférence impériale. Il ne faut pas attendre que la porte se referme. L’Allemagne doit avoir à son tour des colonies. Il faut, comme le réclament l’armateur de Brême, Woermann et la chambre de Commerce de Hambourg, en 1883, une véritable politique coloniale.

20Selon l’historien A.J.P. Taylor  [24], le ralliement de Bismarck à la politique coloniale correspond à une nouvelle orientation anti-anglaise de sa politique étrangère. Dans une lettre à l’ambassadeur allemand à Saint-Pétersbourg, von Schweinitz, Herbert von Bismarck, note que « la cause première de la politique coloniale inaugurée par [son] père était la création de terrains de conflits artificiels entre l’Allemagne et l’Angleterre »  [25]. Bismarck se rapproche aussi des nationalistes. Une dernière explication est enfin émise : les Allemands seraient en danger, en Afrique à cause des « guerres tribales » qui s’y déroulent et le Reich doit protéger ses ressortissants.

21L’Empire allemand qui se constitue progressivement va s’étendre sur trois continents: l’Afrique, mais aussi l’Asie et l’Océanie. L’armateur allemand Lüderitz possédait une concession privée dans la baie d’Angra Pequena, au Sud-Ouest africain, et c’est le 24 avril 1884 que ses installations passent sous la protection de l’Empire allemand. Le Sud-Ouest africain (Sud West Afrika) devient donc la première colonie allemande et le 24 avril sera considéré comme le jour de naissance de l’Empire colonial allemand.

22Dès septembre 1884, l’explorateur Nachtigal, célèbre pour ses explorations du Sahara et du Soudan, entre 1869 et 1874, établit la domination allemande au Togo, à Badiga, le 5 juillet 1884, à Lomé, le 6 juillet ; il traite ensuite avec les « tribus » du Cameroun du 11 au 14 juillet, la société Woermann avait déjà installé cinq factoreries dans la région. Nachtigal devance les Britanniques au Cameroun, ces derniers ayant trop tardé à rassembler les sommes et la « pacotille » nécessaires pour signer avec les chefs locaux le traité de protectorat.

23Nachtigal part ensuite pour le Sud-Ouest africain, où il conclut des traités avec divers chefs de « tribus » de l’intérieur. Devenu commissaire du Reich, il envoie, peu de temps après, un rapport confidentiel à Bismarck précisant qu’il ne fallait pas se faire d’illusion sur la valeur et sur les perspectives économiques de ce territoire  [26], confirmant les réflexions du chancelier.

24Le second explorateur célèbre, Carl Peters, réussit également à faire signer des traités de protectorats aux chefs de « tribus » de l’Afrique orientale (Ostafrika). Ce territoire revêt une importance stratégique de premier plan dans la mesure où il coupe aux Anglais la route du Cap au Caire. Après un accord avec la Grande-Bretagne, l’Afrique orientale passe aussi aux mains des Allemands en 1886  [27]. Son intérêt économique n’est pas négligeable et des sociétés commerciales, comme la Deutsche Ostafrikanische Gesellschaft (DOAG), y sont déjà implantées.

25Le Reich ne veut pas rester à l’écart du partage des marchés et richesses chinois, mais son intervention y est plus tardive. L’Allemagne s’impose comme partenaire dans les négociations du Traité de Shimonoseki en 1896. En 1897, arguant de l’assassinat de deux missionnaires allemands, le Reich s’empare de facto de la baie de Jiaozhou (Kiao-Tchéou), dans la province de Chantoung (Shandong), arrachant, en 1898, au gouvernement chinois une cession à bail d’une durée de 99 ans, concession qu’elle transformera en protectorat et qui s’ajoute à celle obtenue en 1895 à Tientsin. Ce territoire inclut la ville de Qingdao – Tsingtau en allemand, où la Kaiserliche Marine va construire une importante base navale destinée à protéger les intérêts allemands en Chine et dans le Pacifique. Sa sphère d’influence en Chine s’étend rapidement sur toute la région du Shandong et le cours inférieur du fleuve Jaune, notamment par le biais de la construction de chemins de fer (Schandong-Bahn). L’Allemagne entre dans cette région en concurrence économique directe avec le Japon, ce qui expliquera le ralliement du Japon à la cause des Alliés en 1914.

26Comme en Afrique, on voit arriver en Océanie, dès le milieu des années 1860, des maisons de commerce allemandes, notamment aux Samoa et en Mélanésie. Elles obtiennent des concessions des chefs indigènes pour l’exploitation des richesses locales. Le Deutscher Kolonialverein charge le Docteur Finsch d’une mission scientifique en Nouvelle-Guinée, le glacis stratégique de l’Australie. Les Britanniques y envoient aussi une mission. À l’issue de négociations bilatérales, les grandes puissances se partagent le territoire : l’Allemagne établit, dès 1884, son protectorat sur le Kaiser-Wilhems-Land, la partie est/nord-est de la Nouvelle-Guinée en 1884, l’ouest est occupé par les Néerlandais et le sud-est par les Britanniques. Les Allemands construiront au nordest de l’archipel Bismarck, le port de Rabaul, siège de l’administration impériale en 1905. L’Allemagne occupe les îles Samoa, colonise les îles Marshall en 1885 et Nauru en 1888. Après négociation avec le Royaume-Uni, elle ne conserve que deux îles au nord de l’archipel des îles Salomon : l’île Bougainville et l’île Buka. Et en 1899, elle rachètera à l’Espagne, les îles Palaos et les Carolines.

27Quand Bismarck quitte le pouvoir, en 1890, son pays possède un Empire colonial cinq fois grand comme son territoire européen. En 1914, l’Empire allemand a une superficie de 2 952 600 km², dont 2 707 000 sur le continent africain. Il n’est peuplé que de 12 860 000 habitants dont 18 370 Allemands.

28La constitution de cet empire a entrainé des rivalités. Pour les empêcher de dégénérer, les puissances se réunissent, à l’initiative de Bismarck, à Berlin entre novembre 1884 et février 1885. Lors de la Conférence de Berlin, elles prennent des décisions qui concernent notamment l’accès au bassin intérieur du Congo  [28]. La liberté commerciale est établie dans toute la zone, sur le bassin conventionnel du Congo et sur le fleuve lui-même. L’article 13 pose le principe de la liberté de navigation sur le fleuve avec ses corollaires, l’égalité de traitement et le principe de la non-discrimination, mais la commission internationale chargée d’appliquer ces mesures n’a jamais fonctionné. La conférence de Berlin fixe également les modalités de prise de possession des territoires non encore colonisés. Ceux-ci devront faire l’objet d’une notification formelle aux autres puissances, la simple signature d’un traité avec un chef local ne suffira plus  [29].

29Malgré ces accords, la rivalité anglo-allemande reste pourtant âpre entre 1894 et 1898. Et de nombreux sujets de dissension apparaissent avec la Weltpolitik de Guillaume II. L’Empereur estime que la politique coloniale n’est qu’une branche de la politique mondiale suivie par obligation par l’Empire allemand pour maintenir sa position coloniale.

30Les premières difficultés naissent au sujet de l’Afrique du Sud. Les Allemands ont des intérêts financiers dans les entreprises minières de diamant du Transvaal, menacées par l’expansion britannique. Côté britannique, on craint la politique de Guillaume II qui souhaitait faire du Transvaal un protectorat allemand. Or l’Allemagne ne possédait pas la flotte susceptible d’y transporter les troupes nécessaires pour intervenir dans la région. Ce fut un échec cuisant pour le Kaiser qui décida de construire, avec l’aide de l’amiral Tirpitz, une flotte pout affirmer partout dans le monde la puissance allemande  [30]. Il a, durant cette crise, été soutenu, en Allemagne, par les partisans de la colonisation qui comptaient sur la création d’une vaste zone d’influence en Afrique du Sud. La menace allemande fut éliminée par une convention secrète germano-britannique signée le 30 août 1898. En échange de leur non-intervention dans la guerre des Boers, les Allemands obtiendraient, en cas de partage de l’Empire colonial portugais, l’Angola et le Mozambique, mais aussi une partie du Nyassaland britannique et de la Gold Coast afin que le Togo puisse aller jusqu’à la Volta. Le partage des colonies portugaises n’ayant pu avoir lieu, les Allemands laisseront néanmoins le champ libre aux Anglais en Afrique du Sud contre des compensations en Asie Mineure.

31Cette collaboration faillit s’étendre au Maroc, où les Allemands s’étaient implantés économiquement, dès 1890, en signant avec le Sultan un important traité commercial. Ils s’intéressaient surtout à la moitié sud du Maroc atlantique. Les milieux d’affaires de Brême et de Hambourg tiennent au maintien de la « porte ouverte » et revendiquent une ou deux bases navales. Mais les relations germano-britanniques se détériorent par suite des lois navales votées en Allemagne en 1898 et en 1900 et de la signature de l’Entente Cordiale entre la France et la Grande-Bretagne en 1904. Avec l’accord britannique, la France et l’Espagne se partagent le Maroc sans tenir compte de l’Allemagne. Or, les pangermanistes et la Kolonialgesellschaft exigent « une place au soleil ». Lors de la crise internationale qui s’ouvre, en 1905, avec le coup de Tanger, l’Allemagne entend donc rétablir son prestige et surtout démanteler la jeune Entente Cordiale. C’est un échec et elle doit négocier avec la France pour préserver ses intérêts économiques au Maroc. Une entente économique franco-allemande est envisagée entre les grands patrons de l’industrie française et allemande et les milieux bancaires, mais ce rapprochement ne dure pas longtemps. La « politique de la canonnière » lancée par Guillaume II, en juillet 1911 (Agadir), ne profitera pas plus aux Allemands puisque la Grande-Bretagne soutient la France. Par l’accord du 4 novembre 1911, l’Allemagne accepte le protectorat français sur le Maroc, cède à la France le « bec de canard », petit territoire proche du lac Tchad. Elle reçoit en guise de compensation une partie du Congo français soit 295 000 km². C’est, pour les pangermanistes, un pas vers la réalisation de la Deutsch-Mittelafrika.

32Ce projet visant à la constitution d’un empire colonial allemand au cœur de l’Afrique est développé par les pangermanistes, partisans d’une Grande Allemagne, qui comme Hübbe-Scheiden veulent mettre fin au projet britannique d’Empire allant du Cap au Nil. Après l’échec de la politique marocaine, les impérialistes libéraux du ministère des Affaires étrangères, du ministère des Colonies et les membres de cercles économiques influents estiment qu’il vaut mieux s’entendre avec la Grande-Bretagne aux dépens des Empires belge et portugais. Le projet de Mittelafrika semble se concrétiser, le 23 octobre 1913, lorsqu’est paraphé, en secret, par le ministre des Affaires étrangères britannique, Sir Edward Grey et l’ambassadeur d’Allemagne à Londres, Lichnowsky, un accord partageant les colonies portugaises. Il prévoit des zones d’influence économique et politique : anglaise dans la zone méridionale du Mozambique, y compris l’embouchure du Zambèze et au sud de l’Angola, allemande au nord du Mozambique, sur la côte de l’Angola et au nord de l’embouchure du Congo, dans le Cabinda. Les deux États s’entendent aussi, mais de manière informelle, sur un éventuel partage du Congo belge, qui, après l’accord franco-allemand de 1911, jouxtait les colonies allemandes  [31].

33Aucune suite ne sera donnée à ces projets puisqu’en dépit de toutes les prévisions, les Empires portugais et belge perdurent. Financiers et hommes d’affaires allemands ne les ont d’ailleurs pas suivis et ne se sont pas véritablement engagés en Afrique. Ils s’intéressent bien plus à la pénétration financière en Amérique du Sud, où vivent 400 000 Allemands en 1900 ou à la construction du Bagdadbahn  [32] qui permet à l’Allemagne de s’implanter économiquement dans une région où elle ne possède aucune colonie et illustre la Weltpolitik de Guillaume II.

Un Empire aux mains des entreprises privées

35Bismarck ne souhaite pas imiter les autres puissances coloniales. Il déclare donc qu’« un système colonial analogue à celui actuel de l’Angleterre, c’est-à-dire avec des garnisons, des gouverneurs et des fonctionnaires de la mère-patrie ne nous est pas indiqué par des raisons qui tiennent à notre organisation et à notre situation intérieures ; mais je pense que l’Empire ne peut s’empêcher d’étendre sa protection autant que ses forces le permettent, sur toutes les entreprises commerciales des sujets allemands qui sont liées à des acquisitions territoriales » [33].

36L’administration des colonies relève du domaine privé pendant presque toute la période. Rien n’a été prévu et personne n’est prêt au niveau fédéral à assurer des fonctions. L’Allemagne n’a pas de ministère des Colonies, alors que le Royaume-Uni possède depuis 1858 un Secretary of State for the Colonies. En France, les services coloniaux resteront rattachés au ministère de la Marine jusqu’en 1893.

37L’intervention étatique, en Allemagne, se réduit au départ à la présence de Commissaires impériaux, nommés par Bismarck. Ils ont les mêmes attributions que les consuls et un droit de juridiction, mais leur pouvoir est limité par celui des compagnies. Ils seront remplacés par des gouverneurs à partir de 1898 sauf dans le cas de l’Afrique orientale et du Cameroun qui ont des gouverneurs un peu avant les années 1890. Pour assurer la sécurité de la colonie, ils sont assistés de quelques fonctionnaires délégués, de policiers et de Schutztruppen épaulées par des troupes indigènes (Askaris). Dans les possessions du Pacifique, les planteurs assurent eux-mêmes la police de leur domaine en s’en remettant à des milices privées indigènes.

38Pour pallier cette situation, une section coloniale est créée, en 1890, au ministère des Affaires étrangères (Wilhelmstrasse). Son chef devient, en 1894, directeur des Colonies, il dépend directement du chancelier mais a de faibles attributions. On lui adjoint un Conseil colonial nommé par le chancelier, avec des représentants des grandes sociétés (comme la société Woermann), de la Ligue coloniale, des missions et des représentants des intérêts généraux de la nation. Ce Conseil atteint vingt-cinq membres en 1895. L’un des premiers directeurs des Colonies, Paul Kayser, un juriste, réorganise le système en installant dans les colonies des gouverneurs nommés par l’Empereur et responsables devant lui. Cela ressemble au système français. Mais ce projet échoue. Le Reichstag ne lui donne pas les moyens et les députés socialistes et libéraux critiquent l’administration coloniale et ses abus. Par ailleurs, le directeur n’arrive pas à s’imposer face aux colonies : les gouverneurs correspondent directement avec le cabinet impérial ou avec le ministre de la Marine et les militaires l’ignorent ! Kayser ne réussit pas plus à encourager la mise en valeur des colonies par des concessions. Sous ses successeurs, moins consciencieux, l’Empire reste livré aux compagnies.

39Les centres de pouvoir et de décision ne se trouvent donc pas dans les belles demeures des gouverneurs impériaux mais aux sièges des sociétés coloniales en Allemagne et dans les capitales coloniales. En fait, l’exploitation de l’empire a été confiée à des Compagnies à charte, qui ont obtenu de l’État, pour une zone géographiquement délimitée, un privilège, c’est-à-dire le monopole du commerce avec des faveurs douanières particulières. Elles possèdent un droit de souveraineté sur les territoires qui leur sont octroyés, ce qui leur permet d’entretenir des armées, de rendre justice et de battre monnaie. En contrepartie, elles doivent organiser les liaisons entre la métropole et les terres qui leur sont confiées, y assurer le peuplement, et, le cas échéant, l’évangélisation. Mais c’est un échec illustré par quelques exemples. Ainsi, la Société du Sud Cameroun (à capitaux belges et allemands) reçoit, en 1898, 9 millions d’hectares à perpétuité pour y exploiter le caoutchouc sans avoir d’obligation vis-à-vis de l’État ; la Société du Nord Cameroun possède le 1/5^e du territoire, à charge pour elle d’y construire des chemins de fer, d’y établir des comptoirs et des plantations. Le Reichstag s’aperçoit vite qu’elle ne le fait pas. Les compagnies à capitaux internationaux installées, avant 1907, au Sud-Ouest africain possèdent terres, mines et voies ferrées sont plus puissantes que l’administration dont le personnel, est insuffisant en nombre et en qualité  [34]. Les colonies coûtent, le plus souvent, plus cher qu’elles ne rapportent et les indigènes sont victimes d’abus scandaleux, voire de sévices qui choquent beaucoup l’opinion internationale et tout particulièrement britannique.

40Le cas du Sud-Ouest africain est le plus caractéristique. La majorité des colons s’emparent des terres et du bétail du peuple Herero et traitent les populations autochtones avec une absence totale de respect. Les soldats se montrent, par ailleurs, brutaux et les viols sont fréquents car il y a peu de femmes allemandes sur place. À la fin du xix^e siècle, on distingue dans le territoire deux catégories : les Nicht Eingeborene (non indigènes) et les Eingeborene (indigènes). Elles visent à démontrer la distance existant entre colons allemands et Africains. Comme les enfants métis issus de concubinage ou plus rarement de mariage entre ces deux catégories risquent de menacer cette hiérarchie raciale, une loi interdit officiellement les mariages mixtes le 23 septembre 1905  [35]. Les notions de différence raciale, diffusées en Allemagne à la fin du xx^e siècle distinguaient les peuples dits « civilisés » des autres considérés comme « primitifs ». Ces derniers étaient exhibés dans des zoos humains comme lors de l’exposition coloniale qui s’est tenue au parc de Treptow à Berlin en 1896  [36]. Les Herero y envoyèrent des notables, qui espéraient rencontrer l’empereur Guillaume II et lui prouver qu’ils n’étaient pas des primitifs. Ils ne seront pas reçus. Sur place, dans le Sud-Ouest africain, la situation s’aggrave, les Herero sont cantonnés dans des zones souvent infertiles. En 1897, une épidémie de peste bovine venue du Cap frappe leurs troupeaux qui sont décimés, ceux des colons mieux soignés résistent. C’est à ce moment que les commerçants allemands exigent le remboursement des crédits octroyés aux indigènes ruinés. Exaspérés par les exactions commises et la perte continue de leurs terres, les Herero se révoltent sous la direction de Samuel Maharero. Ils s’en prennent aux fermes, aux commerces et aux infrastructures coloniales à la fin de l’année 1903 et massacrent près de 123 colons allemands. Berlin envoie, àWindhoek, le général Lothar von Trotha, connu pour ses actions pendant la guerre des Boxers en Chine. Il débarque avec des milliers d’hommes pour écraser cette révolte.

41L’ordre d’extermination du « grand général du puissant empereur Lothar von Trotha », proclamé le 2 octobre 1904 est très clair :

42

À l’intérieur de la frontière allemande, tout Herero avec ou sans fusil, avec ou sans bétail, sera fusillé. Je n’accepte plus ni femme, ni enfant ; je les renvoie à leur peuple ou fais tirer sur eux. Telles sont mes paroles au peuple des Herero.  [37]

43Il estime donc que seule la force brutale peut venir à bout de cette révolte. Estimés à 80 000 en 1903, les Herero ne sont plus que 20 000 en 1906 car le général a donné ordre de poursuivre ceux qui avaient échappé aux balles dans le désert. Hommes, femmes et enfants y meurent de soif et de faim. Les rares survivants sont envoyés, après intervention de la Société missionnaire rhénane, dans des camps de concentration  [38] où hommes, femmes et enfants sont chargés de construire des voies ferrées ou un quai à Lüderitz. Victimes de maltraitance, de malnutrition ou de maladies, ils seront plusieurs milliers à mourir dans les camps de Windhoeck, Swakopmund ou Shark Island  [39]. Les Nama, des Hottentots, qui avaient avant de se soulever de 1904 à 1907, participé au massacre des Herero, leurs ennemis traditionnels, se révoltent à leur retour dans le Sud et sont massacrés. Les rares survivants rejoindront les Herero dans les camps qui seront fermés le 27 janvier 1908 et leurs survivants déportés vers le Cameroun  [40]. Des crânes et des squelettes de Herero et de Nama sont envoyés en Allemagne pour y être examinés et étudiés. Les chercheurs de l’Institut de Pathologie de Berlin en reçoivent entre 1906 et 1907 un grand nombre de têtes nama et herero, ils les exploiteront afin de confirmer les stéréotypes racistes répandus en Allemagne  [41] à l’époque notamment par la Berliner Gesellschaft für Anthropologie, Ethnologie und Urgeschichte, une société fondée, en 1869, par Rudolf Virchow. Les crânes hereros avaient notamment été réclamés, en 1908 par le Dr Klaatsch, professeur aux universités de Heidelberg et de Breslau et spécialiste d’anthropologie biologique. Les « études » effectuées sur ces crânes permettront aussi à Eugène Fischer de rédiger, en 1913, son livre Die Rehobother Bastards und das Bastardierungsproblem beim Menschen. Il y démontre les conséquences négatives de la mixité raciale au sein des Basters de Rehoboth.

44En Afrique orientale, les Maji-Maji se révoltent en 1905 sur le tiers de la superficie du pays. On leur avait imposé entre 24 et 52 jours de travail forcé par an sur les plantations de coton, et notamment dans des « fermesmodèles » travaillant pour l’exportation et un impôt sur les huttes. Le travail forcé, utilisé dans tous les empires coloniaux, visait à obliger les populations autochtones à produire. On voulait leur imposer des habitudes de travail régulières pour mettre en valeur la colonie. « L’homme blanc, supérieur, » doit révéler, fût-ce par la force, aux peuples « sauvages » les bienfaits de cette conception nouvelle de la vie. Ces prestations obligatoires et non payées concernaient aussi des travaux d’utilité publique : chantiers, routes voies ferrées. Les colonisateurs usaient d’une coutume traditionnelle de travail due au chef pour des travaux communs du village, et la transformaient en travaux d’intérêt général. Les Maji-Maji tuèrent des planteurs, des fonctionnaires coloniaux et même des missionnaires. Près de 150 000 autochtones furent tués ou moururent de faim dans les camps lors de la répression à laquelle procèdent le gouverneur Liebert et la marine de guerre allemande ; on dénombra aussi des victimes côté allemand, mais en nombre moindre  [42]. Tous ces massacres choquèrent les Britanniques car quelques survivants Herero et Nama se réfugièrent au Bechuanaland  [43].

45Des fonctionnaires allemands se livrent aussi à des exactions. Un officier subalterne, le capitaine Kannenberg est accusé de faire battre à mort les chefs camerounais, coupables d’avoir refusé d’apprendre allemand. Même Peters se montre cruel, il fait fouetter les populations indigènes, brûler des villages, etc. Le gouverneur du Cameroun, Jesko von Puttkammer, abuse de femmes condamnées à la prison et en fait rosser d’autres devant leur mari, des soldats dahoméens. On lui reproche aussi d’avoir laissé des colons expulser les indigènes de leurs terres et d’imposer le travail forcé. À la suite de pétitions envoyées par les chefs locaux au Reichstag, Puttkammer est révoqué en 1907  [44].

46Dans la zone Pacifique, l’administration se réduit à la présence de consuls et de quelques fonctionnaires, même si la Marine impériale y maintint une présence plus affirmée. Les relations avec les indigènes sont meilleures que dans les colonies allemandes d’Afrique  [45]. Autorités et colons n’hésitent pas à négocier avec les chefs locaux. Le gouverneur Hahl a tout fait pour supprimer les abus et associer les autochtones à la politique qu’il menait dans les îles Carolines puis en Nouvelle Guinée dont il devient gouverneur en 1902, il a également pris des mesures pour développer un système médical et éducatif avec l’aide des missionnaires, notamment de la Steyler Mission  [46].

47Prenant connaissance de toutes les exactions commises à l’encontre des populations autochtones dans les territoires africains de l’Empire, le Reichstag réagit en 1906. Parmi les députés les plus virulents, le centriste Matthias Erzberger et le social-démocrate August Bebel s’indignent de ces méthodes de colonisation, Bebel compare le général von Trotha à un apprenti-boucher.

Vers une réorganisation complète de la gestion des colonies

48Le chancelier Bülow modifie la donne en mettant, à la tête des colonies, Bernhard Dernburg, un ancien président de la Darmstädter Bank. Il devient en mai 1907, le premier ministre des Colonies du Reich. Dernburg s’engage à sanctionner les fonctionnaires malhonnêtes et à mettre fin aux abus. Il a un programme de colonisation cohérent. Il s’est même rendu au Royaume-Uni pour y étudier le fonctionnement du Colonial Office et fait une tournée d’inspection en Afrique pour évaluer l’application de sa politique.

49Le ministre Dernburg estime que la technique doit être le principal auxiliaire de la colonisation. Sa première action consiste à écarter les gouverneurs incapables. Des hommes compétents seront nommés par l’Empereur et assistés par des directeurs, chefs de service pour la justice, les postes, le téléphone, la médecine et les Travaux publics. Des conseils législatifs formés de colons et de fonctionnaires les assistent. Le ministre négocie avec les Compagnies dont il cherche à rogner les privilèges. Il accorde aussi aux communautés indigènes une certaine autonomie.

50Pour parvenir à un résultat positif, Bernhard Dernburg et ses successeurs, d’anciens gouverneurs, Friedrich Lindequist (1910-1911) et Wilhelm Solf (1911-1918)  [47], favorisent la création d’instituts chargés de former des agents compétents, à l’instar de l’École Coloniale, créée, en 1899, en France. Ces organismes continueront de fonctionner après la perte des colonies. Le Kolonialinstitut de Hambourg, fondé en 1908, a déjà, en 1912, vingt-deux professeurs titulaires et quarante-quatre assistants  [48]. Les candidats à l’administration coloniale effectuent des stages dans les banques ou les grandes maisons de commerce, passent deux ans en Afrique, suivent des cours de langues orientales et africaines à l’Université de Berlin et y étudient le droit, la géographie, l’hygiène et les sciences techniques. L’institut de Tübingen est célèbre pour ses recherches dans le domaine de la géographie et des sciences coloniales. La Deutsche Kolonialschule de Witzenhausen, créée en juillet 1898, est le centre des recherches en économie rurale de l’outre-mer. Elle possède des laboratoires de chimie et ce sont d’anciens coloniaux, médecins et linguistes qui y enseigneront encore après la guerre. L’école prépare les futurs colons, planteurs et agriculteurs de l’Empire colonial allemand. Dernburg veut mettre l’indigène au centre de sa politique. Il recherche la collaboration avec les populations autochtones au niveau de l’administration locale et veut leur redonner parfois, comme en Afrique orientale  [49], la responsabilité de la police au sein du village.

51Mais, parmi les points noirs qui subsistent, la question des terres reste fondamentale. Dirigeants politiques et colons privilégient leurs propres intérêts. Dernburg cherche donc à réglementer les concessions de terres. Il fait interdire l’aliénation de terres voisines de celles des communautés indigènes et une Commission des terres est créée avec, en son sein, un fonctionnaire indigène. Le ministre veut développer la petite propriété. À ces fins, il est établi que chaque mâle adulte aura droit à 6 hectares de terres au Cameroun. Par ailleurs, la vente à un blanc d’une terre occupée par un indigène est interdite. Ces mesures en faveur des indigènes sont cependant détournées et ils sont, le plus souvent, refoulés dans les zones les plus pauvres. Ainsi, au Cameroun, le gouverneur Karl Ebermaier envisage de déplacer quatre villages pour construire une ville européenne sur la rivière Wuri, qui passe à Douala. Il propose aux indigènes une indemnité de 90 pfennigs /m², alors que la terre vaut 3 Marks. En réponse à leurs protestations, ils sont tout simplement expropriés sans indemnité en janvier 1913 et le chef des révoltés, Rodolphe Bell, pendu pour conspiration contre le gouvernement allemand. En représailles, les Douala se rallieront aux Anglais dès 1914. En définitive, à la veille de la guerre, la question des terres n’a été réglée nulle part à la satisfaction des populations, mais il en est de même dans les colonies des deux autres grandes puissances coloniales.

52En revanche, si le travail forcé est maintenu, il est mieux réglementé, car il a donné lieu à d’importants débats au Reichstag. M. Erzberger et R. Mumm y ont notamment critiqué les méthodes employées par les planteurs camerounais. Finalement, les premières mesures en faveur des travailleurs camerounais ne seront prises qu’à partir de 1909-1910.

53Le sujet qui préoccupe le plus la puissance coloniale allemande est le domaine de la santé et la lutte contre les épidémies. L’alcool est un véritable fléau, en 1912, le Cameroun importe 1108 hl de vin et 9808 hl d’alcool divers pour la seule consommation des indigènes. Les négociants de Hambourg y écoulent leur schnaps, gin et faux rhum. Les missionnaires, notamment ceux de la Société des missions évangéliques de Bâle, interviennent pour empêcher les autochtones de sombrer dans l’alcoolisme  [50] et se heurtent à l’État qu’ils jugent trop laxiste. Les taxes portant sur l’alcool sont augmentées, or celles-ci représentent une part importante des ressources de la colonie. Par ailleurs, si la conférence de janvier 1912 visant à augmenter les droits sur les alcools est acceptée par les Britanniques et les Allemands, elle est rejetée par la France. Elle ne sera donc pas appliquée et l’alcoolisme continue à affaiblir les populations locales.

54L’attitude des colons et de l’État ne relèvent pas uniquement de la philanthropie : on a besoin d’une main d’œuvre fiable, or celle-ci manque partout. Dans les territoires du Pacifique, la faible densité des populations indigènes très dispersées a même nécessité, pour l’exploitation des plantations, l’importation de main-d’œuvre exogène, principalement chinoise.

55Ce manque de main d’œuvre explique aussi, en partie, les mesures prônées en vue de faire profiter les populations, mais aussi et surtout les colons allemands, des derniers progrès de la médecine. En 1900, est fondé le Tropeninstitut de Hambourg et un centre formant des spécialistes en maladies tropicales est créé parallèlement à Tübingen. C’est dans le domaine de la prophylaxie contre les maladies tropicales que les progrès sont les plus spectaculaires. Sur place, en Afrique orientale et au Cameroun des instituts préparent le sérum contre la petite vérole et comme le précise H. Brunschwig  [51], chaque colonie possède, à la veille de la guerre, son hôpital et de nombreuses infirmeries. Après un séjour en Ostafrika en 1906-1907, le Dr Robert Koch qui dirigeait depuis 1891, l’institut des maladies infectieuses de Berlin, s’intéressa aux maladies tropicales  [52] et notamment à la maladie du sommeil et à la malaria, mais aucun remède ne fut trouvé à cette époque. En revanche, des centres prophylactiques se multiplièrent en Afrique orientale et au Cameroun. La moitié de la population, d’Afrique orientale (soit trois millions) est vaccinée entre 1909 et 1913 contre la variole  [53], d’autres campagnes de vaccination sont aussi entreprises au Togo et au Cameroun.

56En revanche, les résultats sont limités dans le domaine de l’instruction des indigènes. Au Togo, comme dans les autres colonies allemandes, l’enseignement est exclusivement aux mains des missions. À la veille de la guerre, en Afrique orientale, on dénombre 61 815 enfants fréquentant les écoles des missions catholiques, 46 730 dans celles des missions protestantes et seulement 6 200 dans les écoles dépendant de l’État. Si on compare le nombre des enfants scolarisés au total de la population autochtone qui s’élève à 7 642 200 habitants en 1913, seuls 1,5 % de la population est scolarisée  [54]. Ces chiffres correspondent, en fait, à ceux des colonies voisines, qu’elles soient françaises, britanniques ou belges. 5% des enfants musulmans d’Algérie sont scolarisés en 1914 et l’enseignement primaire ne rassemble que 17 000 élèves en AOF !

57Le bilan reste mitigé à la veille de la guerre. Des améliorations sont sensibles dans certains domaines. Les nouveaux « techniciens » qu’ils soient administrateurs coloniaux, médecins ou même planteurs sont efficaces. Les abus les plus criants ont disparu par suite du renvoi des fonctionnaires incriminés et, en 1914, les Britanniques doivent reconnaître les progrès accomplis par l’administration coloniale allemande.

58Bernhard Dernburg croit dans la rentabilité de l’Empire. Selon lui, l’avenir et le pain du peuple allemand dépendent des colonies  [55]. Au lieu d’acheter les produits coloniaux à l’étranger, l’Allemagne doit développer ses colonies afin d’en extraire les matières premières et les denrées coloniales nécessaires à sa consommation. Mais les résultats obtenus sont bien en deçà des espérances. Les colonies ne représentent que 0,5% du commerce extérieur total de l’Allemagne et le budget des colonies est déficitaire, même si l’Empire d’Afrique fournit déjà le cinquième du caoutchouc et du cacao, le douzième des huiles végétales et animales et le centième du sisal. Le Sud-Ouest africain, la plus importante des colonies allemandes, renferme des diamants et du cuivre, la moitié des colons allemands y vivent. Les commerçants de Hambourg puis de Brême s’étaient installés, dès la première moitié du xix^e siècle, au Togo et les missionnaires de Brême les avaient suivis pour convertir les Ewe. Ce territoire est le plus développé d’Afrique occidentale. Sur le plan économique, il produit essentiellement de l’huile de palme, du coton  [56] et du caoutchouc, mais il reste en avant-dernière position, juste avant la Nouvelle-Guinée, pour sa valeur économique puisqu’il ne représente que 8,9% des importations en produits coloniaux de la métropole, alors que l’Afrique du Sud-Ouest en fournit les deux-tiers. Tout comme le Togo, le Cameroun avait surtout intéressé l’Allemagne pour sa façade maritime, les planteurs ont développé à l’intérieur des terres des cultures de cacao. Le pays possède des hévéas (caoutchouc), de l’huile de palme et même quelques entreprises fabriquant des bougies et du savon, il exporte également du bois, de la noix de kola, du bétail, du tabac, des bananes et des produits de l’artisanat africain. L’Afrique orientale produit, à la veille de la guerre, du coton, des arachides, et exporte surtout du sisal et un peu de coprah. Les commerçants arabes et indiens y sont très influents  [57]. On estime cependant, en 1914, que les ressources des colonies sont très prometteuses  [58].

L’Empire allemand : une proie facile pour les Alliés

60En août 1914, le secrétaire d’État aux Colonies, Wilhelm Solf, espère encore parvenir à un arrangement de politique internationale avec la Grande-Bretagne aux dépens des colonies portugaises, belges et françaises. L’Allemagne obtiendrait du Portugal, l’Angola et le nord du Mozambique, de la Belgique, le Congo avec le riche territoire minier du Katanga, et de la France, l’Afrique Équatoriale jusqu’à hauteur du lac Tchad. Le Togo s’étendrait aux dépens du Dahomey et empiéterait au nord sur une partie de la Sénégambie jusqu’àTombouctou. Le Niger constituerait ainsi la frontière Nord de cet immense Mittelafrika. En cas d’échec des négociations ou de défaite britannique, certains envisagent dans le cadre de la « politique de la diagonale », d’y ajouter le Nigéria britannique, pour établir une jonction entre les possessions occidentales et orientales et constituer ainsi une Grande Afrique centrale allemande allant de Dar-es-Salam à la Sénégambie en passant par Douala  [59]. Les représentants des ligues coloniales se montrent encore plus exigeants et le président de la Deutsche Kolonialgesellschaft, Johann Albrecht zu Mecklemburg veut obtenir tous les territoires coloniaux français, belge et portugais situés au Sud du Sahara. Quant aux hommes d’affaires, ils songent aussi à la constitution d’un Maroc occidental allemand. Seule la défaite et la capitulation mettront véritablement un terme à ces projets.

61L’Allemagne a, durant la guerre, essayé de réaliser certains de ses buts de guerre en Afrique en y portant le conflit. Dès le 4 août 1914, deux croiseurs allemands bombardaient l’Est constantinois. Le croiseur Koenigsberg longea également les côtes de la Réunion et de Madagascar et les sous-marins allemands entravent, à plusieurs reprises, les relations entre la métropole et le continent. Mais les rares entreprises allemandes contre les Empires coloniaux français et anglais ne peuvent pas aboutir par suite de la suprématie navale alliée. Dès août 1914, la France et la Grande-Bretagne attaquent les colonies allemandes. L’acte 11 de la Conférence de Berlin de 1885  [60] avait déclaré neutre le bassin du Congo et ses régions périphériques. La plus grande partie des colonies allemandes se trouvant dans cette zone, elles pouvaient, à juste titre, être considérées comme appartenant à une puissance non belligérante. Or comme la Belgique, dont la neutralité a été violée, n’est pas en mesure de défendre le Congo, Français et Anglais estiment qu’ils n’ont pas à respecter des accords internationaux transgressés par l’Allemagne sur le continent.

62Les Allemands ne s’attendaient nullement à une attaque et leurs colonies n’étaient pas prêtes à y faire front. Les Schutztruppen (troupes de défense), créées en 1896, n’avaient qu’un rôle de police. Le Togo, défendu par une force de 560 hommes, composée essentiellement de troupes indigènes, est le premier territoire allemand à capituler devant les forces françaises et britanniques, le 25 août 1914. Par une convention secrète, en 1916, Français et Anglais se partagent le pays. Le Sud-Ouest africain est attaqué par l’Afrique du Sud. Le général Botha, avec près de 60 000 hommes, n’a pas de mal à faire capituler, en juillet 1915, la petite troupe de 5 000 hommes chargée de défendre la colonie. Le Cameroun, pièce maîtresse de la Mittelafrika, résiste plus longuement face aux troupes françaises, anglaises puis belges. Commandés par deux chefs énergiques, le gouverneur Ebermayer et le colonel Zimmermann, les Allemands se défendent en détruisant les ouvrages d’art des rares voies de communication. La guerre y dura dix-huit mois. Le 9 janvier 1916, la capitale, Yaoundé, se rend, les derniers défenseurs allemands et le colonel Zimmermann se réfugient en Guinée espagnole. L’Afrique orientale avec ses troupes d’Askaris tient tête longuement aux troupes britanniques. Les forces allemandes qui atteignaient, en mars 1916, 15 107 hommes sont dirigées par le général Paul von Lettow-Vorbeck. Elles infligent de sévères pertes aux Alliés lors des batailles de Tanga, en 1914 et de Mahiwa, en 1915. Le général von Lettow-Vorbeck doit reculer vers le nord lors de l’attaque lancée par le général sud-africain Jan Smuts, au printemps 1916. Il ne se rend avec le reste de ses troupes, que le 25 novembre 1918, après la signature de l’armistice en Europe  [61].

63En Asie, le Japon déclare la guerre à l’Allemagne le 21 août 1914, puis s’attaque aux possessions allemandes et notamment au territoire de Tsing-Tao, en Chine du nord, géré par la Marine impériale. Sur place, se trouvent, en principe, les 1 500 hommes du III^e bataillon d’infanterie de Marine et une compagnie chinoise d’une centaine d’hommes, mais le gouverneur se sent protégé par les fortifications du port et de la ville. Or, à la déclaration de guerre, l’escadre allemande est en mission aux Carolines. La place forte est attaquée, dès le 27 août, par 31 000 soldats alliés, soumise à un siège et à des bombardements japonais et britanniques. Le gouverneur allemand Meyer-Waldeck, malgré le renfort de trois compagnies austro-hongroises d’Extrême-Orient et de l’équipage du croiseur autrichien Elisabeth, ce qui représentait un effectif de plus de 5 000 hommes, capitule en novembre 1914.

64Après leur victoire, les Alliés et notamment la France et la Grande-Bretagne, n’entendent pas rendre ces territoires conquis de haute lutte. Ils cherchent l’appui du président Woodrow Wilson en accusant les Allemands de mal traiter les populations de leur Empire  [62]. Wilson est très sensible au rapport sur les mauvais traitements infligés par les Allemands aux populations indigènes publié dans le Blue Book et décide lors d’une réunion d’experts anglais et américains, qui se tient à Londres, en novembre 1918, en présence du général sud-africain Smuts de confisquer à l’Allemagne toutes ses colonies. Le Livre Bleu conclut qu’il n’est pas « possible d’abandonner 13 voire 14 millions d’indigènes qui viennent d’être libérés par la guerre à leur triste sort »  [63].

65Avertis de la menace pesant sur son empire, le gouvernement allemand, à la demande du comte Brockdorff-Rantzau  [64], proteste, dès février 1919. L’assemblée de Weimar s’indigne de la divergence existant entre le cinquième point de Wilson et le projet du Conseil des Dix et envoie à Paris une motion adoptée par 414 voix contre 7. Un tel consensus n’avait jamais été atteint au Reichstag avant-guerre. La Deutsche Kolonialgesellschaft demande, le 20 avril 1919, dans une pétition adressée à Wilson et recueillant 3 668 757 signatures, la nomination d’experts chargés de vérifier les allégations portées à l’encontre des colons allemands. Elle estime qu’Anglais, Français, Belges et Portugais ne sont pas qualifiés pour remplacer les Allemands  [65]. Ce sont eux qui ont, selon les Allemands, violé les actes du Congo, introduit la guerre en Afrique et jeté par centaine de mille, les « soldats de couleur » dans la bataille, ruinant ainsi le prestige de « la race blanche ». Mais les Alliés ne tiendront pas compte de ces pétitions.

66Le 28 juin 1919, par l’article 119 du traité de Versailles, l’Allemagne doit renoncer, « en faveur des principales puissances alliées et associées, à tous ses droits et titres sur ses possessions outre-mer  [66] ». Elle devient un pays sans colonies ; celles-ci sont confiées, à titre de mandat, aux vainqueurs par la Société des Nations  [67]. Les modalités du partage des colonies allemandes figurent dans les articles 22 et 23 du pacte de la Société des Nations. Leur répartition eut lieu lors de la réunion de la Commission interalliée du 19 mai 1920.

67Le Cameroun, la plus importante au point de vue économique des possessions africaines, est divisé en trois parties : la France incorpore à l’Afrique équatoriale française le territoire qu’elle avait cédé à l’Allemagne, le 4 novembre 1911, les neuf-dixième du reste du territoire, placés sous mandat B lui sont également confiés, le dixième restant revint à la Grande-Bretagne. Les deux-tiers du Togo sont placés sous la tutelle de la France, le dernier tiers sous celle de la Grande-Bretagne qui administre également l’Afrique orientale allemande, devenue le Tanganyika. L’Union sud-africaine obtient le mandat C du Sud-ouest africain et une bande de territoire attenante au Congo belge, le Ruanda-Urundi est confié à la Belgique. Dans le Pacifique, le Japon récupère les îles de l’Allemagne au nord de l’équateur (îles Marshall, Carolines, îles Mariannes, Palau) et Kiautschou/Tsing-Tao en Chine. L’article 156 du traité transfère des concessions allemandes du Shandong au Japon au lieu de les rendre à la Chine, ce qui créera le « problème du Shandong ». Enfin, l’archipel Bismarck et des îles Salomon allemandes deviennent le Territoire de Nouvelle-Guinée, mandat de la Société des Nations sous administration australienne.

Des revendications à la mémoire de l’Empire

68Ce « rapt » est ressenti par de nombreux Allemands comme une humiliation. On fustige le mensonge colonial dans des livres, écrits par d’anciens coloniaux comme le Dr Schnee  [68], et dans la presse. Dans le cadre de leur politique révisionniste, les gouvernements qui se succèdent à la tête du pays, sous la République de Weimar, refusent d’entériner la perte définitive de leur empire colonial. L’administration du secrétariat d’État aux Colonies est transférée au ministère de la Reconstruction et tous les partis politiques, du parti social-démocrate aux partis nationalistes, ont une aile révisionniste. La rétrocession des colonies est jugée indispensable à l’avenir politique et économique du pays, mais les gouvernements de Weimar n’ont pas pour premier objectif politique la reconquête des colonies  [69], même s’ils soutiennent les associations coloniales qui survivent toutes à la disparition de l’Empire, les missionnaires évincés, qui cherchent à revenir et y parviendront dans les colonies britanniques, et les sociétés commerciales qui souhaitent retourner dans l’ancien Empire. Les puissances coloniales et surtout la France s’opposent à leur retour et pratiquent la discrimination à l’encontre des hommes d’affaires allemands.

69Les revendications coloniales se poursuivent sous le Troisième Reich. Hitler, en revanche, ne s’intéresse que de façon purement tactique et conjoncturelle aux questions coloniales  [70]. Il regroupe néanmoins toutes les ligues coloniales dans le Reichskolonialbund. Cette nouvelle ligue coloniale est placée sous la tutelle du service colonial du parti national-socialiste, le Kolonialpolitisches Amt (KPA). Elle va chercher à sensibiliser le peuple allemand aux questions coloniales par une active propagande (presse, films, expositions coloniales comme celle de Düsseldorf en 1937)  [71]. Les deux organismes sont entre les mains du général Xaver Ritter von Epp  [72], un ancien officier colonial, proche de Hitler. Ce dernier maintient ainsi sous sa coupe tout le mouvement colonial. En créant cette puissante Ligue, il fait croire aux impérialistes wilhelmiens qu’ils représentent une force considérable au sein du Reich. En fait, l’État et le parti sont présents partout et le RKB dépend totalement d’eux.

70Après les premières victoires, début 1940, les partisans de la constitution d’un empire colonial allemand élaborent des projets grandioses, notamment dans le cadre du ministère des Affaires étrangères et dans les services de la Marine, où l’on ressort les projets de Mittelafrika et du Reichskolonialbund. Hitler laisse faire et n’intervient pas. Il ne veut pas mener la lutte sur deux fronts comme Guillaume II  [73].

71Lors de la signature de l’armistice, le 22 juin 1940, Hitler laisse à la France son Empire. La Méditerranée reste pour lui le domaine réservé de son allié italien, même s’il confie au général von Epp, président de la ligue coloniale, la préparation du futur ministère des Colonies. Au début de l’année 1941, les aléas de l’évolution du conflit modifient la situation. L’Afrique française devient une pièce importante de la stratégie militaire du Troisième Reich. Ses richesses sont mises au service de l’effort de guerre allemand. Mais la plus grande partie de l’Empire français et notamment les anciennes colonies du Togo et du Cameroun sont passées à la « dissidence », la France Libre, quant aux autres territoires de l’ex-Empire allemand, ils sont aux mains de l’ennemi britannique ou de l’allié japonais. Le débarquement des forces alliées en Afrique du Nord, et surtout le départ, en mai 1943, des derniers soldats allemands d’Afrique à la fin de la désastreuse campagne de Tunisie, sonnent le glas de projets coloniaux, qui n’avaient jamais obtenu l’aval de Hitler. Malgré les pressions du lobby colonial, des milieux d’affaires, d’une partie de l’armée et de certaines personnalités de son entourage comme Ribbentrop ou Goering, Hitler ne céda jamais à la tentation coloniale. Son premier objectif resta toujours la constitution d’un empire continental, il n’a pas eu pour objectif à court terme la conquête de l’Afrique.

72Les propos de Hitler à Bormann, en février 1945 illustrent bien son absence de projet :

73

Les Allemands n’ont jamais eu véritablement la volonté impérialiste. Je considère les tentatives de la fin du xix^e siècle comme un accident dans notre histoire. Notre défaite de 1918 aura eu au moins l’heureuse conséquence de nous arrêter sur cette voie fatale où les Allemands se laissaient sottement influencer par l’exemple des Français et des Anglais, jaloux d’une réussite dont ils ignoraient qu’elle serait à court terme”  [74].

74Sa conception est proche de celle de l’Allemand moyen. En réalité, la colonisation n’intéressait que les anciens coloniaux, les hommes d’affaires et des nostalgiques de la grandeur de l’Empire wilhelmien. Seule la perte des colonies a pu expliquer, durant l’entre-deux-guerres, un certain regain d’intérêt pour les territoires perdus attisé par les associations coloniales. Les dirigeants ont cherché surtout à exploiter le souvenir de cet empire perdu à des fins politiques, il n’était ni devenu un élément de la mémoire collective allemande, ni un lieu de mémoire, au sens où l’entend Pierre Nora.

L’est-il devenu au XXI^e siècle ?

75Que reste-t-il comme souvenirs de cet Empire perdu ? Bien peu de choses ! De grandes villes comme Hambourg, Brême, Berlin ou Düsseldorf ont eu un passé colonial mais les traces se sont effacées au fil du temps  [75]. Les populations des anciennes colonies allemandes ont gardé des images de la période coloniale assez idéalisées. L’historien camerounais Eugène Désiré Eloundou venu en Allemagne en juin 1992 avec une bourse de recherches de l’Office allemand d’Échanges universitaires a été très déçu. Alors qu’il comptait apprendre beaucoup sur la colonisation de son pays auprès des descendants des acteurs de celle-ci, il constate que « malgré l’existence des Kamerun Quai, Kamerun Strasse, Kamerun Weg ou des beignets Kameruners dans les gares de Berlin et de Hambourg, presque personne ne se souvient du passé colonial allemand »  [76]. S’y ajoutent par exemple la gigantesque statue d’un éléphant à Brême et surtout le grand Tropeninstitut de Hambourg, qui a survécu à tout le xx^e siècle. E. Eloundou estime pourtant que ce passé colonial allemand ressemble à un péché ou une véritable malédiction à exorciser et à oublier au plus vite  [77].

76Au xxi^e siècle, ce n’est plus le cas. Ainsi, quand une association privée et le gouvernement local décident d’ouvrir, à Hambourg, un Tansania Park, et d’y installer le monument aux Askari, construit en 1939 par les nazis pour commémorer le courage des troupes du général Paul Lettow-Vorbeck, cela provoque des protestations et le président de Tanzanie refuse de venir l’inaugurer en 2003.

77L’Allemagne se confronte, à la fin du xx^e siècle, à son passé colonial  [78] et notamment au massacre des Herero et des Nama. Sur place, en Namibie, devenue indépendante en 1990, le gouvernement développe une politique du souvenir dans le cadre de la réconciliation nationale. Les premiers crânes et squelettes conservés en Europe et aux États-Unis sont rapatriés au cours des années 1990. Et quand, en mars 1998, le président de l’Allemagne, Roman Herzog, se rend en visite en Namibie, il est interpellé sur la question de la reconnaissance du génocide.

78En 2004, cent ans après les débuts des massacres, l’événement refait une nouvelle fois surface dans la presse allemande qui pose entre autres la question d’une indemnisation possible due à la Namibie. La télévision allemande diffuse un documentaire de Stefan Schaaf : Kaiser Wilhelms Wüstenkrieg – Namibia 100 Jahre nach dem Herero-Aufstand. Le 15 août 2004, la ministre fédérale allemande de la Coopération économique et du Développement, Heidemarie Wieczorek-Zeul, participe en Namibie à la cérémonie commémorant le massacre de plusieurs milliers de Herero par des soldats du Reich, cent ans plus tôt. « La ministre a demandé au peuple Herero de Namibie de pardonner l’Allemagne et a déclaré que les Allemands acceptaient leur responsabilité morale et historique et la culpabilité des Allemands à cette époque » [79]. Si l’indemnisation financière n’est pas à l’ordre du jour, l’Allemagne accorde, en guise de compensation, une aide au développement en Namibie, elle s’élève à 11,5 millions d’euros par an.

79Les historiens allemands s’emparent du sujet, Jürgen Zimmerer, dans son livre de Windhoek à Auschwitz, ouvre un débat en comparant la guerre contre les Herero à la Shoah. Les massacres commis au Sud-Ouest africain seraient, selon lui, le point de départ d’une démarche génocidaire  [80]. Il voit une continuité entre les deux génocides et la Shoah aurait des racines africaines. Ces idées sont reprises par l’historien américain Benjamin Madley qui estime également que les nazis ont emprunté des idées et des méthodes au génocide qui s’est déroulé au Sud-West Afrika  [81]. Selon eux, le nazisme ne serait « qu’un avatar du colonialisme » [82]. C’est oublier la rupture de la Première Guerre mondiale qui fait de l’Allemagne un pays sans colonies et réoriente ses appétits vers le continent européen. C’est oublier la violence qui s’est déchaînée en Europe dans l’entre-deux-guerres, dans le cadre des révolutions, des guerres civiles. C’est surtout oublier les exactions qui se déroulaient dans les autres Empires coloniaux : Espagnols puis Américains aux Philippines, Espagnols durant la guerre hispanocubaine, Anglais au Transvaal et Français lors de la conquête de l’Algérie  [83]. Robert Gerwarth et Stephan Malinowski démontrent que la thèse de la singularité des massacres coloniaux allemands en Afrique n’est pas recevable. En effet, les pays coloniaux, dont l’empire a perduré le plus longtemps, ont poursuivi ces exactions à connotation raciale après 1918, tout en restant de véritables démocraties. De surcroit, il y a, en Allemagne, un saut de génération entre 1904 et 1939-1944 et, à quelques exceptions près, on ne retrouve pas les mêmes hommes, même si Madley voit un transfert de savoirs entre Eugen Fischer et le tristement célèbre Dr Mengele d’Auschwitz, ce qui est difficile à prouver. Les réactions officielles du Reichstag aux massacres des Herrero et des Nama n’ont pas eu leur équivalent durant la Seconde Guerre mondiale, mais cet argument avancé par R. Gerwarth et S. Malinowski est sujet à caution, dans la mesure où sous le Troisième Reich, tout était contrôlé par le NSDAP.

80En 2007, des descendants de la famille de Lothar von Trotha vont en Namibie, à Omararu, demander pardon aux chefs Herero et Nama. En septembre 2011, le musée anthropologique de l’hôpital de la Charité de Berlin restitue 20 crânes de Herero et de Nama à la Namibie. Ces restes humains venant de Shark Island sont accueillis par une foule énorme à l’aéroport de Windhoek. D’autres rapatriements de restes humains ont eu lieu depuis.

81Sur le plan de la reconnaissance du génocide, la situation évolue également. Le 25 juillet 2015, une motion est déposée au Bundestag par le député Niema Movassat, au nom du parti de gauche Die Linke, précisant que :

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Le parlement allemand se souvient des atrocités commises par les troupes coloniales de l’empire allemand dans son ancienne colonie du Sud-Ouest africain, et entend honorer la mémoire des victimes de massacres, d’expulsions, d’expropriations, de travail forcé, de viols, d’expérimentations médicales, de déportations et d’enfermements inhumains dans des camps de concentration. La guerre d’extermination menée par les troupes coloniales allemandes entre les années 1904 et 1908 a entraîné la mort de 80 % du peuple herero, de plus de la moitié du peuple nama et d’une large partie des groupes ethniques Damara et San.  [84]

83Quelques jours plus tard, le 10 juillet 2015, le ministre des Affaires étrangères (SPD) Frank-Walter Steinmeier, qui, alors qu’il était dans l’opposition, avait dès 2012 soutenu une motion de reconnaissance de ce génocide, reconnaît publiquement « un crime de guerre et un génocide » [85].