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Article de revue

La construction de l’espace juridique colonial : l’exemple des conflits de maritalité à Pondichéry au tournant du XIXe siècle

Pages 19 à 42

Notes

  • [*]
    Julie Marquet est doctorante à l’Université Paris Diderot-Paris 7. Membre du laboratoire Identités, Cultures, Territoires, elle travaille sur les interactions entre gouvernement colonial et populations locales dans les établissements français de l’Inde, de la fin du xviiie au milieu du xixe siècle.
  • [1]
    Gnanou Diagou (éd.), Arrêts du Conseil Supérieur de Pondichéry, tome 3, 1775-1778, Pondichéry-Paris, Bibliothèque publique-Librairie Ernest Leroux, 1937, p. 381.
  • [2]
    Ibid, p. 380-381.
  • [3]
    Le premier étant entendu comme un système normatif, et le second comme un ensemble de pratiques et les institutions dans lesquelles elles s’inscrivent.
  • [4]
    Ou entre Européens et Indiens, Européens demandeurs seulement. Sur le fonctionnement du tribunal de la Chaudrie, voir l’excellente introduction de Jean-Claude Bonnan, in Jean-Claude Bonnan (éd.), Bonnan, Jugements du Tribunal de la Chaudrie de Pondichéry, 1766-1817, tome 1, Pondichéry, Institut Français de Pondichéry, 1999, p. i-lxiii.
  • [5]
    Gnanou Diagou, Arrêts du Conseil Supérieur, op. cit., p. 453.
  • [6]
    Le Conseil supérieur est à la fois un conseil administratif et un tribunal, jugeant les cas entre Européens, entre Européens et Indiens, et en appel pour Pondichéry et les établissements secondaires. Voir les travaux de deux juges à Pondichéry au xixe siècle : la présentation synthétique de F.N. Laude, Étude sur les origines judiciaires dans les Établissements français de l’Inde, Pondichéry, Imprimerie du Gouvernement, 1860 ; la thèse de Marcel Thomas, Le Conseil Supérieur de Pondichéry (1702-1820). Essai sur les institutions judiciaires de l’Inde française, thèse de droit de l’Université de Paris, soutenue le 18 décembre 1853, non publiée.
  • [7]
    Dictionnaire de l’Académie française, t. 2, Paris, Bernard Brunet imprimeur de l’Académie française, 1762 [4e éd.], p. 153.
  • [8]
    Voir notamment le récit de Pierre Sonnerat, voyageur, naturaliste et commandant de Yanaon, dans l’édition de Jean Deloche et Madeleine Ly-Tio-Fane : Pierre Sonnerat, Nouveau voyage aux Indes orientales, 1786-1813, Pondichéry-Paris, IFP-EFEO, 2010 ; et celui de François Bernier, qui a été largement diffusé en Europe aux xviie et xviiie siècles, dans l’édition de Frédéric Tinguely, Adrien Paschoud et Charles-Antoine : François Bernier, Un libertin dans l’Inde moghole : les voyages de François Bernier, 1656-1669, Paris, Chandeigne, 2008. Pour une étude des récits des voyageurs européens, voir Kate Teltscher, India Inscribed: European and British Writings on India, 1600-1800, New Delhi, Oxford University Press, 1995, et pour les écrits du Père Cœurdoux, voir la thèse de Sylvia Murr, L’Inde philosophique entre Bossuet et Voltaire, 2 volumes, Paris, EFEO, 1987.
  • [9]
    Le terme « mœurs » peut avoir une connotation morale, tandis que le terme « coutumes » (ou l’expression « us et coutumes ») a une dimension juridique marquée : le dictionnaire de l’Académie française indique qu’il correspond à « certains droits » : Dictionnaire de l’Académie française, tome premier, Paris, Coignard, 1694, p. 275.
  • [10]
    Par exemple le règlement du Tribunal de la Chaudrie homologué par le Conseil supérieur de Pondichéry le 28 janvier 1778 mentionne les « mœurs des Indiens, leurs lois et leurs usages » : in Gnanou Diagou, Arrêts du Conseil Supérieur, op. cit., p. 380. Les administrateurs sont entendus, au sens large, comme tous les agents européens impliqués dans l’administration du comptoir (gouverneur, conseillers, officiers).
  • [11]
    La capacité des agents et institutions indigènes à prendre une décision ou à émettre une opinion n’apparait pas dans les textes règlementaires de la période, à l’exception de la Chambre de consultation, qui fait l’objet de l’article de Gauri Parasher dans ce dossier, puis de l’institution qui lui succède en 1827, le Comité consultatif de jurisprudence indienne.
  • [12]
    Pour une synthèse et une mise au point historiographique, voir Isabelle Surun (dir.), Les sociétés coloniales à l’âge des Empires, Paris, Atlande, 2012, et Pierre Singaravélou (dir.), Les empires coloniaux, XIXe-XXe siècle, Paris, Points, 2013.
  • [13]
    Il n’est pas question ici de nier la réalité des mécanismes de domination et la violence physique, économique ou symbolique imposée par la colonisation. Il s’agit de refuser l’idée d’une domination structurée, cohérente et implacable, pour réfléchir à la manière dont le pouvoir colonial a été distillé dans la société locale à travers certains canaux. Les cadres de la domination ne doivent pas être pris pour des acquis, de grandes bornes communément admises entre lesquelles prendrait place l’analyse. Ils doivent être un objet et un outil pour l’analyse. Ici, ainsi qu’annoncé ci-après, les cadres sont envisagés en tant que construits ou déconstruits par l’action des individus ou des groupes sociaux, indigènes ou coloniaux. Sur les questions de bricolages et d’accommodements, voir par exemple Marc Michel, Essai sur la colonisation positive. Affrontements et accommodements en Afrique noire (1830-1930), Paris, Perrin, 2009 ; sur les modèles de gouvernement et les compositions des administrateurs, voir Véronique Dimier, Le gouvernement des colonies, regards croisés franco-britanniques, Bruxelles, éditions de l’ULB, 2004 ; sur les groupes-frontière et la place des élites locales au sein de l’État colonial, voir par exemple David Cannadine, Ornamentalism : How the British Saw Their Empire, New York, Oxford University Press, 2001.
  • [14]
    Dans la première moitié du xviiie siècle, les efforts de rationalisation des instances judiciaires angolaises et coloniales n’aboutissent pas à la définition de deux champs juridictionnels distincts. Catarina Madeira Santos observe plutôt une articulation des systèmes normatifs africain et colonial. Le gouvernement colonial s’est efforcé de diffuser le droit portugais, en particulier en instaurant des procédures écrites, et en adoptant le langage du droit dans ses rapports avec ses vassaux. Ces derniers ont continué à résoudre leurs différends en marge de l’administration coloniale, en même temps qu’ils ont mis à profit les possibilités qu’elle offrait. Dans des conflits internes de nature politique, ils ont fait avancer leurs intérêts en « instrumentalisant » le droit portugais : Catarina Madeira Santos, « Entre deux droits : les Lumières en Angola (1750-v. 1800) », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2005-4, p. 817-848, voir en particulier les pages 832-833. Sur les usages du droit en situation coloniale, voir les travaux fondateurs de Richard Roberts, notamment Kristin Mann, Richard Roberts (dir.), Law in Colonial Africa, Portsmouth-London, Heineman-James Currey, 1991 ; Richard Roberts, Litigants and Households. African Dispute and Colonial Courts in the French Soudan, 1895-1912., Portsmouth, NH, Heinemann, 2005.
  • [15]
    Sur la « justice négociée » et l’infrajudiciaire, voire les travaux de synthèse de Benoît. Garnot, notamment Benoît Garnot (dir.), L’Infrajudiciaire du Moyen Âge à l’époque contemporaine : Actes du colloque de Dijon 5-6 Octobre 1995, Dijon, Éditions Université de Dijon, 1996. Sur la justice « ordinaire », voir Hervé Piant, Une justice ordinaire. Justice civile et criminelle dans la prévôté royale de Vaucouleurs sous l’Ancien Régime, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006. Sur le rapport des justiciables aux institutions judiciaires, voir Marie Houllemare et Diane Roussel (dir.), Les justices locales et les justiciables. La proximité judiciaire en France du Moyen Âge à l’époque moderne, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015 ; sur leur capacité à se situer entre les différentes juridictions, voir les travaux en cours et la thèse de Pauline Bernard : Pauline Bernard, Une institution d’Ancien Régime : La maréchaussée dans le Lyonnais au début du XVIIIe siècle, thèse de doctorat sous la direction de Simona Cerutti, Paris, EHESS, 2014.
  • [16]
    Florence Renucci, « Les chantiers de l’histoire du droit colonial. Introduction », Clio@Thémis, n° 4, 2011, p. 1 (http://www.cliothemis.com/Clio-Themis-numero-4). Elle souligne le caractère précurseur des travaux menés par Bernard Durand, qui vient de publier un ouvrage de synthèse : Bernard Durand, Introduction historique au droit colonial, Paris, Economica, 2015.
  • [17]
    Steve Stern, Peru’s Indian Peoples and the Challenge of the Spanish Conquest, Madison, University of Wisconsin Press, 1982 ; Christopher L. Tomlins and Bruce H. Mann (dir.), The Many Legalities of Early America, Chapel Hill-London, University of North Carolina Press, 2001.
  • [18]
    Lauren Benton, « Colonial Law and Cultural Difference: Jurisdictional Politics and the Formation of the Colonial State », Comparative Studies in Society and History, vol. 41, n° 3, juillet 1999, p. 563-588 ; Id., Law and Colonial Cultures: Legal Regimes in World History, 1400-1900, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.
  • [19]
    Voir les travaux de Simona Cerutti, en particulier, « Justice et citoyenneté à Turin à l’époque moderne », in Juan Carlos Garavaglia et Jean-Frédéric Schaub (dir.), Lois, justice, coutume. Amérique et Europe latines (16e-19e siècles), Paris, Éditions de EHESS, 2005, p. 57-91 ; Id., « Normes et pratiques, ou de la légitimité de leur opposition », in Bernard Lepetit (dir.), Les formes de l’expérience. Une autre histoire sociale, Paris, Albin Michel, 1995, p. 127-149.
  • [20]
    Titre II, article 6 du Règlement provisoire de Police pour Pondichéry, enregistré le 4 juillet 1778 par le Conseil Supérieur, in Gnanou Diagou, Arrêts du Conseil Supérieur, op. cit., p. 450.
  • [21]
    National Archives of India, département de Lawspeth, série tribunal de police, registres 273-277 et 283-287 (ensuite noté NAIL Police 273-277). Les registres existent encore pour la période 1810-1815, mais les détails des affaires n’apparaissent plus, et leur traitement est systématiquement renvoyé aux assemblées intermédiaires.
  • [22]
    Cela apparait clairement dans les arrêts rendus par le Conseil supérieur, voir Gnanou Diagou, Arrêts du Conseil Supérieur, op. cit.
  • [23]
    Sur les politiques impériales de la différence, voir Jane Burbank, Frederick Cooper, Empires. De la Chine ancienne à nos jours, Paris, Payot, 2011. Sur les changements dans l’administration de la justice après 1793 et surtout après 1799, voir les séries E et F, Indian Public Records, British Library.
  • [24]
    Et conservées : les lacunes des sources, liées au contexte troublé mais également aux conditions de conservation, ne permettent pas de produire des chiffres certains ou des séries statistiques.
  • [25]
    NAIL Police 286. La retranscription adoptée, Vayravacramany, est celle qui est la plus régulière dans le registre. La retranscription française des noms tamouls par les écrivains des tribunaux varie toujours d’une ligne à l’autre, l’orthographe n’est jamais fixe. Dans un acte administratif, un même nom peut être retranscrit de plusieurs manières, et les différentes parties du patronyme liées ou déliées. Ici, Vayrava Cramany est également noté Vayravacramany, Vayracramany ou Vayraven.
  • [26]
    Ibid.
  • [27]
    Ce qui donne lieu à de nouveaux actes écrits et à l’enregistrement de la sentence sur le registre du tribunal.
  • [28]
    63 cas sur les 75 sélectionnés ; la démarche reste inconnue pour 3 cas, in NAIL Police 273-277 et 283-287. Ce pourcentage est établi à partir du croisement des informations apparaissant dans l’enregistrement des délits de police, qui indiquent le renvoi, ou l’enregistrement des décisions des castes. L’expression « institutions intermédiaires » n’apparait pas dans la documentation, ni dans les études d’histoire du droit. Lauren Benton utilise l’expression indigenous forums, mais il me semble que ce terme a une connotation trop fluide et trop ouverte dans le cas pondichérien, au vu du caractère fortement hiérarchisé des assemblées et du rôle des « chefs ».
  • [29]
    L’évolution est perceptible dans les registres 273, 274 et 275, qui couvrent les années 1805-1808. Il est possible que ce mode de fonctionnement ait été adopté plus tôt, mais les lacunes et la diversité des archives ne permettent pas de le déterminer. Dans certains cas, il semblerait que la police commence l’instruction, et que ce soit les parties qui demandent le renvoi aux parents ou aux chefs de caste. Dans tous les cas, le renvoi aux institutions intermédiaires semble être systématique sous le gouvernement français, moins automatique et davantage dirigé vers le chef et des arbitres sous le gouvernement anglais.
  • [30]
    Pour les causes civiles ou relevant des us et coutumes. La justice pénale, à Pondichéry comme dans tous les espaces impériaux, est prise en charge directement par l’administration coloniale, qui applique la loi française.
  • [31]
    Cette demande de mise à l’écrit apparait clairement si l’on s’intéresse aux aspects matériels de l’administration de la justice. Sur 7 agents du Tribunal de police, on compte un Lieutenant-juge, deux inspecteurs, un écrivain faisant office de greffier, un interprète malabar [tamoul] et deux archers : voir Titre I du Règlement provisoire de Police pour Pondichéry, enregistré le 4 juillet 1778 par le Conseil Supérieur, in Gnanou Diagou, Arrêts du Conseil Supérieur, op. cit., p. 449-450. La procédure écrite n’est pas la seule suivie par le tribunal de police : dans le cas des causes courantes ou de moindre importance, le Lieutenant de police peut recevoir des requêtes orales et prononcer un jugement immédiat (ibid, titre II, article 7, p. 450).
  • [32]
    Catarina Madeira Santos, « Les Lumières en Angola », art. cit., p. 819.
  • [33]
    Acte gravé sur un morceau de feuille de palmier de forme rectangulaire. Il est possible que des olles aient été rédigées et non conservées, mais le règlement indiquant qu’une traduction en français doit être rédigée sous la requête, il est très peu probable que la technique de gravure sur feuille de palmier ait été utilisée : voir Règlement pour le tribunal de la Chaudrie, Titre III, article 1er, in Gnanou Diagou, Arrêts du Conseil Supérieur, op. cit., p. 385-386.
  • [34]
    Les dates sont notées suivant le calendrier français ou français et tamoul dans les requêtes, mais le plus souvent suivant le calendrier tamoul dans les décisions des assemblées intermédiaires.
  • [35]
    Sur les modalités de séparation en France à la fin du xviiie siècle, voir les travaux en cours de Géraldine Ther sur les factums d’avocats : La représentation des femmes dans les factums, 1770-1789. Jeux de rôles et de pouvoirs, thèse de l’Université de Bourgogne sous la direction de Benoît Garnot, soutenance prévue le 21 novembre 2015.
  • [36]
    NAIL Police 274-43 ; 283-62.
  • [37]
    NAIL Police 286.
  • [38]
    La recherche du compromis n’est pas propre à la société tamoule, elle caractérise également le système judiciaire d’Ancien Régime. Par exemple, les décisions du Conseil Supérieur sur les affaires de famille entre Européens homologuent des actes d’avis de parents (voire « acte d’avis d’amis, à défaut de parents », in Gnanou Diagou, Arrêts du Conseil Supérieur, op. cit., p. 418). Pour la France, Maurice Daumas distingue l’assemblée de famille du cercle familial étroit : « Formée d’une majorité de circonstance, réunie non pour exprimer un consensus, mais pour lutter contre une autre faction, l’assemblée des parents ne peut être confondue avec le cercle de famille », Maurice Daumas, L’Affaire d’Esclans : les conflits familiaux au XVIIIe siècle, Paris, Seuil, 1987, p. 76. Sur la logique du compromis et de l’arbitrage, et le rôle des membres de la communauté locale en France au xviiie siècle, voir Suzanne Desan et Jeffrey Merrick (dir.), Family, Gender and Law in Early Modern France, University Park, Pennsylvania, The Pennsylvania State University Press, 2009 ; Julie Hardwick, Family Business. Litigation and the Political Economies of Daily Life in Early Modern France, Oxford, New York, Oxford University Press, 2009.
  • [39]
    Le terme « séduction » est employé, comme dans la justice métropolitaine, pour désigner les cas d’adultère, voir par exemple l’étude d’Arlette Farge, La vie fragile, Paris, Hachette, Points, 1986. Plus rarement, le mari peut adresser une requête lorsqu’il projette un second mariage contesté par le groupe familial.
  • [40]
    Les bijoux sont un mode de thésaurisation particulièrement important au xviiie siècle. Ils permettent aux familles de disposer de valeurs immédiatement mobilisables. Dans les listes de compte ou les inventaires, ils apparaissent aux côtés des billets et des biens marchands (on trouve très peu de valeurs monétaires). Un des arguments avancés lors des conflits est d’ailleurs que l’objectif du « séducteur » était de s’approprier les bijoux de la femme.
  • [41]
    Voir Amandine Lauro, « J’ai l’honneur de porter plainte contre ma femme. Litiges conjugaux et administration coloniale au Congo belge », Clio, n° 33, « Colonisations », p. 65-84 ; Bénédicte Laroche-Brunet, Crime et châtiment aux colonies : poursuivre, juger et sanctionner au Dahomey de 1894 à 1945, thèse de doctorat sous la direction de Sophie Dulucq, Université Toulouse 2-Le Mirail, 2013 ; Marie Rodet, “Continuum of Gendered Violence: The Colonial Invention of Female Desertion as a Customary Criminal Offense, French Soudan, 1900-1949”, in Emily Burrill, Richard Roberts et Elizabeth Thornburry (dir.), Domestic Violence and the Law in Colonial and Postcolonial Africa, Athens, Ohio, Ohio University Press, 2010, p. 74-93 ; id., « C’est le regard qui fait l’histoire. Comment utiliser les archives coloniales qui nous renseignent malgré elles sur l’histoire des femmes », in Anne Revillard et Laure de Verdalle (dir.), Terrains & travaux n° 10, Dynamiques du genre, 2006, p. 18-35 ; id., « Genre, coutumes et droit colonial au Soudan français », Cahiers d’études africaines, n° 187-188, « Les femmes, le droit et la justice », 2007-3, p. 583-602. Ce numéro des Cahiers d’études africaines regroupe des articles importants : https://www.cairn.info/revue-cahiers-d-etudes-africaines-2007-3.htm
  • [42]
    Elles font partie de la « structure de production » non seulement de la famille, mais de l’ensemble de la caste, ainsi que l’écrit Prem Chowdhry, Contentious Marriages, Eloping Couples. Gender, Caste and Patriarchy in Northern India, Oxford University Press, New Delhi, 2007, p. 1-2 et p. 29. On trouve une seule mention de la valeur économique d’une épouse, dans la condamnation au dédommagement « au propriétaire de la femme », in NAIL Police 286. L’activité économique des femmes, si elle n’est pas mentionnée dans les conflits maritaux, apparait pourtant dans les autres affaires de police : les femmes sont marchandes ou cultivatrices.
  • [43]
    Prem Chowdhry, Contentious Marriages, op. cit. ; Patricia Uberoi (dir.), Family, Kinship and Marriage in India, New Delhi, Oxford University Press, 1993.
  • [44]
    La somme revenant au mari à la mort de cette dernière, in NAIL Police 286-56 et 274-4.
  • [45]
    NAIL Police 287. Il maintient le versement des frais d’un second mariage, mais réduit ou annule les amendes versées à la caste ou à la police. Ces cas correspondent à ceux traités pendant l’occupation britannique. Lauren Benton suggère que les Britanniques ont cherché à réduire le montant des amendes payées par les justiciables afin de privilégier les investissements, et de ne pas réduire les revenus auxquels le gouvernement colonial pourrait avoir accès : Lauren Benton, Law and Colonial Cultures, op. cit., p. 137.
  • [46]
    NAIL Police 286-56 et 287-5.
  • [47]
    NAIL Police 286-56.
  • [48]
    Kumkum Sangari et Sudesh Vaid, Recasting Women, New Delhi, Kali for Women, 1989 ; Janaki Nair, Women and Law in Colonial India. A Social History, New Delhi, Kali For Women, 1996; Lata Mani, Contentious Traditions. The Debate on Sati in Colonial India, Berkeley, Los Angeles, London, University of California Press, 1998.
  • [49]
    Dans sa présentation générale des castes en 1871, A. Esquer, juge à Pondichéry, mentionne des cas de relations avec des femmes parias. Voir A. Esquer, Essai sur les castes dans l’Inde, Pondichéry, A. Saligny, 1871. Il écrit au sujet de la caste Macoua (nom générique des pêcheurs et bateliers) : « la dissolution de leurs mœurs est proverbiale : leurs femmes […] sont des prostituées » (p. 127).
  • [50]
    « […] as to give her that sum would be to reward her infidelity and would be productive of much disorder amongst the Nation of this town », NAIL Police 287-n° 5 et n° 50. La caste toddy, ou souraire, est celle des travailleurs extrayant le jus de palmier pour en faire de la liqueur. Voir A. Esquer, Essai sur les castes, op. cit., p. 123.
  • [51]
    Kumkum Sangari et Sudesh Vaid, Recasting Women, op. cit.; Ann Laura Stoler, “Rethinking Colonial Categories: European Communities and the Boundaries of Rule”, Comparative Studies in Society and History, n° 31-1, 1989, p. 134-161 ; Ann Laura Stoler, “Making Empire Respectable: the Politics of Race and Sexuality in 20th Century Colonial Cultures”, American Ethnologist, n° 16-4, 1989, p. 634-660 ; Ann Laura Stoler,« Genre et moralité dans la construction impériale de la race », Actuel Marx, n° 38, 2005-2, p. 75-101.
  • [52]
    Voir par exemple Janaki Nair, qui examine les arguments produits en faveur de l’interdiction du travail des femmes indiennes dans les mines. De la fin du xixe siècle aux années 1920, le débat est posé en termes de moralité par les adversaires comme par les partisans du projet de loi. L’historiographie a insisté sur le rôle des femmes européennes dans la rigidification des normes coloniales et dans le durcissement des frontières raciales. C’est par exemple le point de vue de Margot Finn dans son article « “Frictions” d’empire : les réseaux de circulation des successions et des patrimoines dans la Bombay coloniale des années 1780 », Annales. Histoire, sciences sociales, n° 65-5, 2010, p. 1175-1204. Il faut toutefois rester prudent, ainsi que le rappelle Philippa Levine : « British women’s presence certainly did not create pernicious racialized categories of national belonging among inhabitants. But white, Christian, and properly married or chaperoned British ladies did give visible embodiment to the demarcations of national and lineage politics and the personal and political boundaries of rule ». Philippa Levine (dir.) Gender and Empire, Oxford & New York, Oxford University Press, 2004, p. 38-39.
  • [53]
    Philippa Levine (dir.), Gender and Empire, op. cit., p. 18-20.
  • [54]
    Il s’agit du seul cas où l’opinion du juge est développée en ce sens, et d’un des rares cas où son avis est retranscrit – mais il faut souligner à nouveau qu’une partie de la documentation a été perdue. Cette opinion annonce le positionnement de l’administration coloniale au xixe siècle.
  • [55]
    Mrinalini Sinha, Colonial Masculinity. The ‘Manly Englishman’ and the ‘Effeminate Bengali’ in the late Nineteenth Century, Manchester et New York, University Press, 1995 ; Philippa Levine (dir.), Gender and Empire, op. cit. Dans son ouvrage dressant le tableau des castes à Pondichéry au xixe siècle, Esquer souligne l’effort des missionnaires de « régénération des femmes indoues » : A. Esquer, Essai sur les castes, op. cit., p. 440.
  • [56]
    Lata Mani, Contentious Traditions, op. cit. ; Lauren Benton, Law and Colonial Cultures, op. cit.
  • [57]
    Titre VII, article premier, in Gnanou Diagou, Arrêts du Conseil Supérieur, op. cit., p. 390. La chambre de consultation, qui apparait une seule fois dans le circuit judiciaire des conflits de maritalité, est l’objet de l’article de Gauri Parasher dans ce numéro.
  • [58]
    On pourra ici se référer aux analyses de Michel Foucault, qui établissent que, dans le système de gouvernement français, le langage et la pratique du droit constituent un « vecteur privilégié du pouvoir ». Michel Foucault estime que le droit « a été pour le système monarchique son mode de manifestation et la forme de son acceptabilité. Depuis le Moyen-Age, dans les sociétés occidentales, l’exercice du pouvoir se formule toujours dans le droit » : Michel Foucault, Histoire de la sexualité, tome 1, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 2014 (1976), p. 114-115.
  • [59]
    Siba Pada Sen, The French in India, 1763-1816, New Delhi, Munshiram Manoharlal, 1958.
  • [60]
    Elle est réclamée par les juges et le Procureur général en 1778, ainsi que cela apparait dans la présentation du nouveau règlement pour la Chaudrie, in Gnanou Diagou, Arrêts du Conseil Supérieur, op. cit., p. 381. Le respect des procédures constitue un argument d’autorité dans le discours de légitimation du gouvernement colonial, ainsi que l’a montré Dana Agmon pour l’affaire Naniappa, au début du xviiie siècle. Dana Agmon, An Uneasy Alliance: Traders, Missionaries and Tamil Intermediaries in Eighteenth-Century French India, thèse de l’Université du Michigan, sous la direction de Diane Owen Hugues et Sumathi Ramaswamy, 2011, non publiée.
  • [61]
    Lauren Benton, Law and Colonial Cultures, op. cit., p. 137.
  • [62]
    Ranajit Guha, “Chandra’s Death”, in Subaltern Studies, vol. 5, New Delhi, Oxford University Press, 1987, p. 150, citant Michel Foucault, The History of Sexuality, London, 1978, p. 106-107.
  • [63]
    Prem Chowdhry, Contentious Marriages, op. cit., p. 16-19. L’étude concerne le nord de l’Inde, mais l’analyse reste valable pour les mécanismes sociaux du sud du subcontinent.
  • [64]
    Les plaintes pour insultes ou diffamations sont régulières. Elles ne sont pas incluses dans les cas de conflits de maritalité étudiés ici, à l’exception de trois d’entre eux, qui ont donné lieu à une séparation : NAIL Police 286-68, 287-26 et 287-75. Ainsi, un mari refuse de « reprendre » sa femme contre laquelle des accusations d’adultère ont été portées, même si on lui « coupait le cou », malgré la demande de l’assemblée de caste, in NAIL Police 287-75. Dans leurs requêtes contre les auteurs de propos injurieux, les plaignants mentionnent toujours que ces propos nuisent à la réputation de leur famille, et peuvent indiquer qu’ils risquent d’entrainer la répudiation de la femme de leur famille qui est visée, par exemple in NAIL Police 286-50.
  • [65]
    NAIL Police 274-n° 258.
  • [66]
    Dans son analyse générale, Prem Chowdhry remarque que les conflits sont d’abord réglés au sein de la famille avant d’être portés aux autorités du clan ou de la caste, mais ce processus n’est pas perceptible dans les archives coloniales pour Pondichéry. Voir Prem Chowdhry, Contentious Marriages, op. cit.
  • [67]
    Dans le cas du Bengale rural au samaj, l’assemblée de caste, de sous-caste, ou de communauté « multi-caste » : Ranajit Guha, « Chandra’s Death », art. cit., p. 150. À Pondichéry, on l’a dit, ce sont les parents ou membres de la caste qui s’assemblent pour statuer sur les cas.
  • [68]
    Il parle en ce sens de l’« échec du Raj à intégrer certaines des questions les plus essentielles des conflits indigènes dans sa juridiction hégémonique » : Ranajit Guha, « Chandra’s Death », art. cit., p. 151. L’étude des systèmes juridique et judiciaire à Pondichéry invite à envisager la juridiction coloniale en termes de compositions plutôt que d’hégémonie ; il ne semble par ailleurs pas, au tournant du xixe siècle, que l’administration française ait cherché à intégrer ces questions, ainsi que l’expose la première partie de cet article : elle a surtout laissé faire et délégué.
  • [69]
    Sur ce point, voir les travaux de J. Duncan Derrett, qui a travaillé sur l’administration du droit hindou par les Britanniques. Il estime que les cours britanniques ont connu un grand succès auprès des Indiens en raison de l’intérêt qu’ils y ont trouvé, en particulier dans la mise à exécution immédiate des sentences : J. Duncan M. Derrett, “The Administration of Hindu Law by the British”, Comparative Studies in Society and History, vol. 4, n° 1, 1961, p. 18. Prem Chowdhry propose les mêmes éléments d’explication pour le recours à la justice coloniale, dans le cas spécifique des conflits liés au mariage : Prem Chowdhry, Contentious Marriages, op. cit., p. 37-38.
  • [70]
    Dans le cas des conflits entre groupes de caste, Kanakalatha Mukund emploie à ce propos le concept de « souveraineté superposée » [layered sovereignty] : Kanakalatha Mukund, The View From Below. Indigenous Society, Temples and the Early Colonial State in Tamil Nadu, 1700-1735, New Delhi, Orient Longman, 2005, p. 47-48. Jane Burbank et Frederik Cooper mobilisent également ce concept de « souveraineté étagée », ou « souveraineté feuilletée », in Jane Burbank et Frederik Cooper, Empires, op. cit.
  • [71]
    Par exemple NAIL Police 275-n° 302 et n° 353 ; 276-n° 404. Ou, ainsi qu’ évoqué précédemment, lorsqu’ils appartiennent à des basses castes, qui sont considérées comme « sans honneur », ainsi que le souligne Prem Chowdrhy, Contentious Marriages, op. cit., p. 19.
  • [72]
    NAIL Police 273-n° 95 ; 274-n° 147, n° 268 et n° 291 ; 275-n° 274, n° 276 et n° 332 ; 287 (plusieurs exemples ; cas non numérotés).
  • [73]
    La réparation de l’honneur, selon Prem Chowdhry, passe d’abord par des mécanismes extra-judiciaires et l’usage de la violence (mise à mort de la fille ou de la femme, ou incitation au suicide) : Prem Chowdhry, Contentious Marriages, op. cit., p. 10.
  • [74]
    « Ideology of guardianship », Prem Chowdhry, Contentious Marriages, op. cit., p. 4-5 et p. 39.
  • [75]
    Six cas concernent l’abandon ou l’entretien d’une concubine, quatre cas les mauvais traitements ou sévices graves, cinq cas la demande de pension ou de mariage au concubin : NAIL Police 273, 274, 275, 286 et 287.
  • [76]
    Voir par exemple NAIL Police 279-72. Cela annonce la position plus générale de l’autorité coloniale sur la polygamie et le concubinage au xixe siècle.
  • [77]
    14 renvois sur les 20 cas. Seule une décision n’est pas homologuée, dans un cas de relation entretenue par une femme mariée : le juge de police ne trouve pas le témoignage de la femme suffisamment « circonstancié », et décharge l’amant de l’amende décidée par la caste : NAIL Police 287.
  • [78]
    À partir des années 1830 notamment, on observe l’influence croissante des savoirs orientalistes et de la référence aux grands textes de l’hindouisme, beaucoup moins favorables aux femmes que les pratiques usuelles. Sur les tentatives coloniales de compilation ou d’invention de textes législatifs hindous antiques, et leur utilisation dans l’empire britannique, voir l’ouvrage récent, Timothy Lubin, Donald R. Davis, Jr., Jayanth K. Krishnan (dir.), Hinduism and Law: An Introduction, Cambridge, Cambridge University Press, 2010.

Introduction : étudier les conflits de maritalité à Pondichéry au tournant du XIXe siècle

Juger les Indiens selon leurs us et coutumes : organiser un système judiciaire dual

1Le 28 janvier 1778, le Procureur Général présente au Conseil supérieur de Pondichéry un règlement pour le « Tribunal des Indiens, connu sous le nom de la chaudrie » [1]. Ce règlement, il le rappelle, a été établi à la demande des juges eux mêmes:

2

Messieurs les juges de la chaudrie connaissant la nécessité de faire un règlement pour le Tribunal qui, en se conformant aux ordonnances du Roi, puisse en même temps concilier les mœurs des Indiens, leurs lois et leurs usages avec les mêmes ordonnances, se sont adressés à Messieurs les Administrateurs pour les prier de vouloir bien leur prescrire une forme constante et régulière qu’ils emploieraient dans l’administration de la Justice [2].

3L’adoption de ce règlement par le Conseil supérieur s’inscrit dans le mouvement de réorganisation de l’administration du comptoir entre 1776 et 1778. Les administrateurs cherchent à définir et à délimiter les juridictions. Malgré cet effort règlementaire, le système juridique et le système judiciaire restent composites [3]. Le tribunal de la Chaudrie juge les contentieux commerciaux et les causes civiles entre Indiens [4], mais les « contestations majeures » relevant de leurs coutumes, de leur culte et de leurs pratiques de caste sont du ressort du tribunal de police [5]. Les tribunaux de Chaudrie et de police renvoient un grand nombre de cas à diverses institutions indigènes, qui n’apparaissent pas dans les règlements. Les causes civiles entre Européens sont, elles, portées devant le Conseil supérieur [6].

4Ce système judiciaire dual reste un des fondements de la politique coloniale française en Inde du début du xviiie au milieu du xixe siècle. Le traitement différencié des justiciables repose sur l’idée qu’il faut administrer différemment des populations différentes. Celles-ci sont envisagées comme des nations, c’est à dire des peuples ayant en commun une appartenance géographique, des caractéristiques culturelles, et dont il faut respecter les lois particulières [7]. Les différences sociales et culturelles sont considérées comme constitutives d’un ordre des choses devant être respecté ; et par conséquent insurmontables. Ces conceptions se retrouvent dans les discours produits aux xviie et xviiie siècles sur la « nation indienne ». Dans leurs récits, voyageurs, missionnaires, et officiers identifient des « mœurs », « lois et usages », « manières et coutumes » ou « us et coutumes » si profondément ancrés dans la société indienne qu’il serait impossible de les bouleverser [8]. Ces différents termes, interchangeables et souvent associés, ne sont guère explicités par ceux qui les emploient. Définis de manière très proche dans les dictionnaires du xviiie siècle, ils désignent l’ensemble des habitudes, des manières de faire, ou des règles de conduite propres à un groupe, et peuvent avoir une connotation morale ou juridique [9]. Ces termes sont repris par les administrateurs à Pondichéry, qui proclament régulièrement leur engagement au respect des usages et coutumes des Indiens [10].

5L’organisation d’une justice duale, veillant au respect des coutumes particulières des Indiens, coïncide donc en partie avec les représentations que les agents français ont de la société indienne. Ces représentations sont élaborées à partir de leurs outils conceptuels et de leurs pratiques métropolitaines. Mais le système judiciaire dual est également le produit d’une adaptation à la situation matérielle des comptoirs. L’administration française n’a pas les moyens d’exercer un encadrement strict. Elle compose donc avec les possibilités existantes, notamment en intégrant les mécanismes locaux de régulation des relations sociales.

Délégations et compositions dans l’administration de la justice : perspectives historiographiques

6Ce processus de composition est particulièrement marqué dans le domaine de la justice. Pour administrer la justice aux Indiens, l’administration française a recours à des agents et à des institutions indigènes. Si les textes règlementaires leur donnent très peu de visibilité, l’étude des circuits de l’action judiciaire montre qu’ils ont un rôle central dans l’instruction des affaires et la formulation des jugements [11]. La justice coloniale leur délègue le traitement d’une partie des affaires qui lui sont soumises. Elle se décharge ainsi de ses obligations, tout en maintenant ses prérogatives : les juges français restent, en théorie, les premiers interlocuteurs des justiciables indiens et les derniers décisionnaires.

7Les modalités du processus de délégation ne sont pas clairement définies. D’une manière générale, les procédures judiciaires restent floues, y compris pour les juges chargés de les appliquer, comme en témoigne le réquisitoire du procureur général en janvier 1778. Il demande à ce qu’une « forme constante et régulière » soit prescrite pour l’administration de la justice. Le manque de constance et les irrégularités des gouvernements coloniaux ont été soulignés par les historiens des empires [12]. Les études récentes invitent à sortir du schéma de l’imposition de structures d’encadrement par le haut, pour examiner le caractère mouvant, poreux, et bien souvent « bricolé » des cadres institutionnels [13]. Les processus de composition sont particulièrement visibles dans le domaine de la justice, parce que les espaces coloniaux sont un lieu de rencontre entre différentes formes et pratiques juridiques. C’est ce que montrent notamment les travaux de Catarina Madeira Santos sur l’Angola dans la première moitié du xviiie siècle. Les cadres juridiques sont travaillés par les agents portugais et les chefs angolais et naissent de la communication et des transactions entre les différents modèles judiciaires [14].

8Ces transactions ne sont pas le propre du terrain colonial ; c’est pourquoi les grilles de lecture élaborées par les historiens de la justice en France à l’époque moderne peuvent être appliquées pour décrire les processus judiciaires dans les comptoirs français de l’Inde. Elles permettent en particulier de comprendre l’emboitement des juridictions et des niveaux d’autorité, et la manière dont les acteurs des conflits jouent sur les chevauchements et les concurrences. On pourra alors éclairer les mécanismes de négociations et de compromis entre les acteurs des conflits et les institutions judiciaires, et la place de l’infrajudiciaire [15].

9Pourtant, comme le souligne Florence Renucci, alors que le droit « constitue le socle de la présence européenne et le principal moyen de son développement », le terrain colonial a été peu étudié par les historiens du droit en France, à la différence du monde anglo-saxon [16]. Les travaux portant sur l’Amérique ont mis l’accent sur la coexistence de différents systèmes juridiques, et, la manière dont les populations amérindiennes se sont positionnées [17]. Plus récemment, Lauren Benton a porté l’attention sur les régimes juridiques coloniaux à l’échelle mondiale [18]. Elle interroge le façonnement de la souveraineté et du cadre juridique colonial à partir des interactions entre les populations locales et les agents coloniaux. Ce modèle de construction de la souveraineté de l’État colonial par la conflictualité met en avant la capacité d’action des populations.

10C’est cette capacité d’action que je cherche à saisir, en creusant les pistes ouvertes par Lauren Benton, dans une perspective d’histoire sociale « au ras du sol » plutôt que d’histoire mondiale fondée sur l’étude de grands cas. Le questionnement porte ainsi sur les dynamiques de la constitution et du fonctionnement des systèmes juridiques à travers le positionnement des acteurs, en prenant en compte la densité des tissus sociaux et des pratiques politiques en place au moment colonial. Il s’agit de travailler à une histoire située des conflits relevant des us et coutumes [19]. En ce sens, il faut envisager la question de la règle, coutumière ou juridique, comme un champ travaillé en permanence par les individus, plutôt que comme une donnée de structure, préétablie et intégrée, ou comme une catégorie de l’action uniquement imposée par le nouvel ordre colonial.

Positionnement des acteurs des conflits et co-construction du cadre juridique : l’apport des sources inédites du tribunal de police de Pondichéry

11Le but de cet article est de montrer, à partir de l’étude des conflits de maritalité à Pondichéry au tournant du xixe siècle, que le cadre juridique est un espace constamment travaillé et produit par les acteurs eux-mêmes, à travers leur participation aux processus judiciaires. Les situations conflictuelles liées à la maritalité sont de trois ordres : maltraitance de la femme (violences physiques, « abandon », entretien d’une concubine, second mariage sans le consentement de la première épouse), déviance de la sexualité de la femme (adultère, relation hors mariage), rupture d’alliance (promesse de mariage ou engagements non tenus). Ces conflits font partie des « contestations majeures » relevant des coutumes des Indiens. Elles sont donc du ressort du tribunal de police, et doivent être présentées par écrit au Lieutenant de police qui, selon le règlement de 1778, juge seul suivant les informations transmises par les inspecteurs ou les archers [20].

12Seule une partie des registres du tribunal de police a été conservée, pour la période allant de 1788 à 1810 [21]. Ces archives, restées inédites, constituent une ressource-clé pour comprendre le positionnement des acteurs des conflits, dans une période particulièrement instable. En effet, la production de cette documentation se situe après l’effort d’organisation de la justice dans les comptoirs français de l’Inde (1776-1778) [22]. Cet effort est abandonné après la prise et l’occupation de la ville par les Britanniques de 1778 à 1785 et de 1793 à 1816. Alors que de nombreux changements sont intervenus dans l’exercice de la justice au cours de cette dernière période, la régulation des conflits de maritalité semble avoir été effectuée dans la continuité, soulignant la proximité des politiques impériales de la différence [23].

13Finalement, en considérant les conflits entre époux ou concubins impliquant une rupture de la vie commune, actée ou potentielle, à l’initiative de l’homme ou de la femme, ce sont 75 affaires qui peuvent être étudiées entre 1788 et 1810, soit environ 5 % de toutes celles qui ont été enregistrées par le Tribunal de police de Pondichéry au tournant du xixe siècle [24]. Elles sont d’autant plus intéressantes que les requêtes adressées à la justice coloniale, les avis et les jugements fournissent des détails précieux sur l’organisation des rapports sociaux dans et entre les différents groupes de la société indienne (choix d’alliances matrimoniales, sociabilité organisée autour de la maison ou du puits, formes de violence genrée…). Certains de ces groupes, en position subalterne, apparaissent en effet très rarement dans les autres archives coloniales. De plus, les décisions sont parfois motivées et laissent la possibilité d’entrevoir les stratégies mises en œuvre par les justiciables.

Construire l’espace des possibles pour les femmes : les différentes focales de l’étude

14À partir de cette documentation inédite, je me propose d’envisager les dynamiques à l’œuvre dans le champ de la justice, entre les différents acteurs des conflits, et la manière dont ils co-produisent ce champ. L’enjeu est d’éclairer la manière dont ces acteurs définissent un espace des possibles pour les femmes, qui correspond au jeu entre les différents dispositifs de contrôle (normes sociales, prise en compte des cas par les proches, conception de la coutume par l’autorité coloniale…, etc.).

15L’espace des possibles pour les femmes peut être examiné à partir de différentes focales. Selon le moment de la procédure judiciaire, le rôle des acteurs de cette procédure peut apparaitre au premier plan, ou rester dans l’ombre. On voit, d’abord, que la compréhension du cas et la formulation d’une solution acceptable pour les parties placent sur le devant de la scène des instances indigènes auxquelles l’administration délègue une partie des affaires. Elles entrent alors dans le circuit de la justice impériale, tout en examinant les cas selon leurs propres règles. Ensuite, l’enregistrement de la décision finale met en lumière le positionnement du juge de police. On verra alors se dessiner des lignes d’intervention de l’autorité européenne, visant à limiter les possibilités économiques et sexuelles des femmes indiennes et à maintenir l’ordre colonial. Enfin, en déplaçant l’attention dans le hors-champ, on cherchera à saisir les possibilités d’action des femmes au sein du cercle familial : leur marge de manœuvre est limitée par des dispositifs invisibles ou à peine perceptibles dans les archives.

1. Négocier les cas : le rôle des institutions intermédiaires dans le processus de résolution des conflits

16En août 1788, Vayravacramany sollicite dans une requête au Lieutenant de police l’autorisation de se remarier, parce que les enfants nés de sa première femme Ramaye sont morts, et que celle-ci « n’étoit plus en état d’en avoir attendu ses infirmités » [25]. Le Lieutenant-juge de police autorise le remariage et renvoie le cas « aux parents », pour « décider sur la subsistance à accorder à ladite Ramaye ». Le 16 novembre 1788, le tribunal de police enregistre la traduction de la décision des parents :

17

L’an 1788 l’année indienne Kilaga le 27 avany. Décision présentée à Mr Reynaud Lieutenant général de Police par Nadou et Dessam.
Le nommé VayravaCramany et sa femme Ramaye en dispute ont porté Plainte à la Police et ledit procès fut envoyé par devant Nadou Dessam pour prendre une décision. Nous après avoir ouï les deux parties et ayant trouvé que ladite Ramaye n’est sujette à aucun reproche quelconque nous disons que ledit Vayracramany n’est nullement autorisé à prendre une seconde femme sans l’agrément de la première femme comme il prétendoit le faire sans la décision rendue par la parenté au sujet. Il y est dit que suivant l’usage pratiqué dans cette caste vayravacramany qui fait le second mariage doit partager son bien son métier et tout généralement en portion égale pour donner aux dittes deux femmes que ces dittes deux femmes doivent être soumises à leur mary et que celle qui se refuse de vivre avec son mary perd son droit sur cette partie et qu’enfin si le mary renvoye sa femme injustement sans aucun motif de la femme pour tort cette femme ainsy renvoyée injustement emportera le bien lui échu. cette règle établie ne manquera pas de porter le mary à se conduire d’une manière si étrange vis-à-vis de sa femme qu’enfin elle seroit contrainte de se retirer. C’est pourquoi si vayraven veut prendre une seconde femme en mariage il doit commencer d’abord par donner la moitié de son bien à Ramaye sa première femme pour qu’elle puisse vivre retirée dans l’endroit qu’elle jugeroit à propos sans qu’il y ait aucune liaison entre elle et son mary après qu’elle sera partie comme elle veut vayraven peut faire son second mariage autrement non [26].

18Cette décision des membres du groupe familial, désignés de manière générique comme les « parents », entre en contradiction avec celle du juge français. Elle établit que Vayracramany ne peut « renvoyer » ainsi « injustement » sa première femme. S’il souhaite contracter un second mariage, il devra lui transmettre la moitié de ce qu’il possède.

19La procédure, ici, est celle suivie pour les « causes majeures » relevant des us et coutumes des Indiens. Si cette procédure n’est pas définie dans les règlements de justice ou de police, elle apparait en filigrane dans les registres de sentences. Vayracramany présente une requête au tribunal de police, et le juge statue sur cette affaire. Il la renvoie ensuite aux parents, qui doivent se prononcer sur les volets matériels du cas et les compensations ou pensions à verser. Le plus souvent, le juge ne statue pas directement mais renvoie l’affaire à l’examen des instances indigènes. Celles-ci doivent alors l’instruire, en écoutant les parties et les témoins. Quel que soit leur niveau de prise en charge, les instances indigènes transmettent ensuite leur décision, ou le compromis auxquels elles sont arrivées, au tribunal de police. Le juge décide alors s’il homologue la décision et ordonne son exécution [27].

2085 % des conflits de maritalité sont renvoyés à l’examen de ces différentes instances, ou institutions intermédiaires [28]. J’envisage ces institutions intermédiaires comme le point de contact, l’interface, entre les populations locales et les institutions coloniales. Elles sont un organe constitutif de la société indienne et jouent un rôle majeur dans la régulation des relations sociales et l’exercice de l’autorité. Les institutions intermédiaires peuvent être des groupes d’arbitres désignés par les parties, ou, ce qui est le plus fréquent dans les conflits de maritalité, des assemblées de parenté (les « parens »), de caste, ou de village. Dans l’affaire opposant Vayrava Cramany à sa femme, l’assemblée des parents est placée sous l’autorité de ses chefs. Leurs signatures apparaissent au bas de la décision écrite, dont ils sont les garants : Nadou (chef) Moutou Samy, et Dessam (chef des basses castes) Devarachetty. Le rôle des chefs de caste semble être renforcé sous l’administration britannique : à partir de 1805, le juge de police ne renvoie plus aussi systématiquement les affaires aux parents qu’il le faisait dans les années 1780-1790. Il tend plutôt à charger le chef de caste de réunir les familles des parties ou des arbitres [29].

21Ce processus de délégation accorde une autonomie importante aux organes locaux. Les assemblées se réunissent indépendamment des infrastructures et des agents de l’administration coloniale ; les textes de loi français ne s’appliquent pas à leurs décisions [30].

22Dans le même temps, les institutions intermédiaires doivent s’adapter à certains aspects de la procédure judiciaire française, notamment en ce qui concerne la mise par écrit [31]. La requête présentée par Vayracramany comme la décision des parents doivent être rédigées en tamoul et traduites en français, et la traduction certifiée conforme par l’interprète du tribunal. En ce sens, le processus de délégation, en lui-même, est vecteur de normes coloniales. Comme en Angola après la réforme judiciaire des années 1760, l’utilisation de l’écrit participe du façonnement du système juridique colonial. Catarina Madeira Santos a montré que « les questions africaines internes présentées aux autorités portugaises faisaient entrer directement dans les circuits du droit colonial les droits indigènes, dès lors véhiculés par des documents écrits » [32]. À Pondichéry, les « droits indigènes », entendus comme un ensemble de pratiques sociales plutôt que comme un système fixe de normes prescriptives, sont ainsi intégrés dans les circuits du droit colonial. Ils font leur entrée dans les registres des sentences et dans la documentation produite par l’administration française. Surtout, ils rencontrent le langage du droit colonial. La forme des requêtes, sur papier plutôt que sur olle [33], intégrant une adresse au juge de police, témoigne de la pénétration de normes européennes. Les adaptations sont toutefois loin d’être systématiques. Le modèle de datation utilisé, par exemple, reste fluctuant, et le calendrier tamoul continue à apparaitre, en particulier dans les décisions des assemblées [34].

23Les passages et les emprunts vont dans les deux sens. La propension de l’administration française à employer le vocabulaire des populations locales pour désigner les compensations en cas de séparation (« le pagne », c’est-à-dire le sari ou le dhoti, pour désigner « le vêtement »), et celle des Indiens à utiliser des termes courants dans la justice française (« subsistance », « entretien »), témoignent de cette fluidité [35]. Il existe une forme de porosité entre les différentes institutions, une adaptabilité et une grande souplesse dans la manipulation du langage du droit.

24Cette souplesse se retrouve dans le circuit de l’action judiciaire. La procédure n’est pas figée, elle est déterminée par les choix des acteurs. Ainsi, alors que la procédure n’apparait pas dans les règlements, le juge de police évoque son caractère réglé à propos d’une affaire : toute requête doit lui être déposée en premier lieu et il décide de la renvoyer à une institution intermédiaire, puis d’en homologuer ou non la décision. Les assemblées ne peuvent se réunir que sur son ordre et ne peuvent rendre de jugements de manière autonome. Pourtant, des plaignants viennent demander au juge français l’homologation ou l’exécution des décisions des assemblées [36]. Dans le conflit entre Vayrava Cramany et sa femme, la décision des parents mentionne qu’ils avaient déjà statué, avant que le plaignant ne s’adresse au juge français. Par ailleurs, cette décision revient sur celle du juge. Alors que celui-ci avait autorisé le second mariage trois mois plus tôt, les parents décident que « ledit Vayracramany n’est nullement autorisé à prendre une second femme sans l’agrément de la première femme comme il prétendoit le faire sans la décision rendue par la parenté au sujet » [37]. Ils établissent ainsi la primauté de l’autorité de la parenté sur celle de la justice française. Et le juge de police homologue cette décision. Il ordonne son exécution et la suspension de la célébration du second mariage en faveur duquel il s’était prononcé.

25À la fin du xviiie siècle, les cadres juridiques sont donc façonnés, dans chaque conflit, par les institutions régulatrices. Il s’agit de parvenir à un compromis acceptable par les différentes parties [38]. Et il peut y avoir plusieurs tentatives, qui constituent autant de modulations des cadres juridiques.

26Le règlement du conflit consiste en un rétablissement de l’équilibre entre les parties, qui passe le plus souvent par une compensation financière. C’est ce que viennent chercher les plaignants lorsqu’ils entreprennent une action en justice. Dans les affaires de maritalité étudiées à Pondichéry, les requêtes sont présentées au juge de police par le mari lorsqu’il souhaite obtenir réparation et se séparer de sa femme « séduite » [39], ou par la famille de la femme lorsqu’elle cherche à obtenir son « entretien » en cas de violences graves, de concubinage, de second mariage, ou d’abandon.

27Les institutions intermédiaires organisent les transactions économiques ; elles veillent en premier lieu à la préservation du capital du mari. Dans les cas de séparation pour « séduction », elles établissent le montant de la compensation à lui verser, qui correspond à celui d’un nouveau mariage, et ordonnent la restitution des bijoux offerts par sa famille au moment de l’alliance [40]. Les études sur les colonies françaises ou britanniques en Afrique, un siècle plus tard, repèrent le même processus. Au Congo belge ou au Dahomey, le mari qui porte plainte contre sa femme demande à récupérer la dot qu’il a versée [41]. Il cherche également à obtenir une compensation pour la perte d’une unité de travail ou de production économique. Il faut noter que cet aspect n’apparait pas dans la présentation des conflits de maritalité à Pondichéry. L’activité économique des femmes n’est jamais évoquée [42], alors qu’elles sont intégrées à la cellule économique familiale. En se mariant, la femme quitte sa famille pour celle de son époux : c’est cette famille par alliance qui doit la prendre en charge et subvenir à ses besoins. En cas de rupture de l’alliance, elle ne peut en théorie retourner chez ses propres parents, pour lesquels elle serait un poids économique et social très lourd. La séparation apparait comme une déchéance de la femme, et cette dégradation entache tout le groupe familial [43]. Les institutions intermédiaires veillent à prendre des dispositions pour sécuriser son statut. Elles cherchent d’abord à garantir son accès à des ressources minimales, en prévoyant, par exemple, le versement d’une somme importante par le mari, placée à intérêts, les intérêts mensuels étant destinés à l’achat de nourriture par la femme [44]. Dans le cas du conflit entre Vayrava Cramany et Ramaye, la décision de l’assemblée d’attribuer « la moitié de [du] bien à Ramaye » peut être interprétée ainsi. Elle établit que « suivant l’usage pratiqué dans cette caste vayravacramany qui fait le second mariage doit partager son bien son métier et tout généralement en portion égale pour donner aux dittes deux femmes ». Mais cette décision est aussi un moyen pour le groupe de court-circuiter le mariage prévu, sans s’y opposer frontalement ou prononcer une interdiction. En ce sens, l’attribution de la moitié du bien du mari ne correspond pas uniquement à une sécurisation de la position économique de la femme, mais aussi à la tentative de maintenir l’équilibre des relations au sein du groupe endogame.

28De même, les amendes auxquelles sont condamnés les « séducteurs » sont extrêmement élevées. Le juge britannique qui enregistre les décisions des castes en 1797 et 1798 le remarque à plusieurs reprises, et réduit les montants dans cinq affaires sur onze [45]. Or, de tels montants engagent l’ensemble du groupe de parenté plutôt qu’un seul individu. L’administration coloniale cherche une adéquation entre la faute commise, la réparation, et les ressources du coupable, alors que les assemblées cherchent à engager le groupe social de manière solidaire, afin de limiter les risques de déviance.

29L’autorégulation des groupes sociaux transparait également dans l’autre volet des sanctions décidées dans les affaires de « séduction », celui des peines corporelles. Les accusés reconnus coupables sont généralement condamnés à recevoir des coups de chabouc (rotin), et, pour les femmes, de la bouse de vache sur la tête. Ces peines sont toujours infligées dans le village, donc au sein du groupe, devant les pairs, et jamais au grand bazar comme dans d’autres condamnations par le tribunal de police. Dans quelques cas, la peine consiste également en l’exclusion de la caste, du village, du corps de métier : la décision vise à marquer l’inclusion ou l’exclusion du corps social. La régulation des relations sociales dans les groupes familiaux (qui correspondent le plus souvent à des castes ou des sous-castes) passe par la visibilité et l’exemplarité du châtiment. Si l’État colonial intervient parfois pour réduire le nombre de coups, il assume la publicité du châtiment : il ne revient jamais sur le principe de la peine corporelle.

30Il y a donc des allers-retours entre la décision du juge de police et celle des institutions intermédiaires. L’espace juridictionnel du comptoir est défini par le mouvement entre les différentes institutions, par des emprunts de l’une à l’autre et des transactions permanentes. Le processus de délégation des affaires donne un rôle majeur aux acteurs indiens des conflits : ce sont eux qui établissent les modalités de résolution des conflits et fixent sanctions et compensations.

2. Prendre position : lignes d’intervention de l’autorité coloniale

31Si la peine est décidée par les institutions intermédiaires, le juge français ou britannique peut la modifier. On repère sept cas de rejet de la décision des institutions intermédiaires, soit environ 10 % des affaires. Deux grandes lignes d’intervention semblent se dessiner – ou plutôt deux tendances, car, ainsi qu’on l’a noté, dans un même registre, un même type de cas fait l’objet de traitements différents.

32La première ligne d’intervention vise à limiter l’autonomie économique des femmes. Elle ne concerne que deux cas, mais, compte tenu du faible nombre d’affaires portées devant la justice et de l’affirmation de cette tendance dans la première moitié du xixe siècle, on peut les considérer comme significatifs du positionnement de l’autorité coloniale [46]. En août 1789, dans un cas similaire au précédent, Inguily Chetty dépose une requête au tribunal de police, regardant « l’humeur acariâtre de la nommée Patacal sa femme, avec laquelle il ne pouvoit absolument pas vivre ». Le juge renvoie « l’examen de cette discussion aux parents », qui accordent la moitié des biens d’Inguily Chetty à Patacal. Le juge refuse d’homologuer la décision, au motif qu’elle ne lui parait pas « conforme à la coutume », et demande à l’assemblée de se réunir à nouveau. Une seconde fois, il refuse d’homologuer la décision qui « n’[est] pas plus conforme à la coutume » [47]. Il décide d’accorder à Patacal et à son fils une toute petite pension mensuelle, et deux pagnes par an. L’autorité coloniale circonscrit donc l’espace des possibles pour les femmes. Elle le borne à ce qui relève de sa propre conception de « la coutume ». Parallèlement, elle réduit le champ de l’action des institutions intermédiaires, en fixant des cadres rigides déterminant la prise de décision. Elle rompt avec la flexibilité des assemblées, leur adaptabilité aux situations, et surtout la prise en compte des pratiques particulières de leur groupe social. La conception coloniale d’une coutume fixe, propre à une « nation » indienne, homogénéise les pratiques des différents groupes sociaux. Les historiens de l’empire britannique ont bien montré comment les administrateurs avaient aligné les règles de conduite de l’ensemble des femmes indiennes sur celles des hautes castes, sur lesquelles ils étaient mieux informés [48]. Les statuts et les possibilités des femmes ont ainsi été nivelés. D’une manière analogue, à Pondichéry, la limitation des opportunités économiques des femmes concerne d’abord les groupes sociaux dans lesquels elles ont la plus grande autonomie [49]. Une pratique des castes considérées comme basses, notamment les parias et les toddys, permet à la femme « séduite », mariée ou non, de recevoir elle-même la compensation financière. L’autorité coloniale tend à fermer cette opportunité. En juin 1797, dans une affaire où une femme de la caste toddy a trompé son mari, l’officier britannique chargé de la police à Pondichéry refuse de valider la décision de l’assemblée lui accordant une somme d’argent. Il ne mobilise plus l’argument de la coutume, mais estime qu’il n’y a pas de raison pour que le mari paie sa femme infidèle [unfaithful], et que « lui verser cette somme reviendrait à récompenser son infidélité et produirait le plus grand désordre parmi la Nation de cette ville » [50].

33À la limitation des opportunités économiques des femmes s’ajoute celle de leur conduite sexuelle. Le contrôle de la sexualité féminine constitue la seconde ligne d’intervention de l’autorité coloniale. Le discours de la foi, de la fidélité et de l’ordre moral n’est pas un simple vernis apposé sur la régulation des relations de propriété. Articulé aux pratiques juridiques, il constitue un dispositif de pouvoir opérant sur le corps et la conduite des femmes [51]. Dans l’empire britannique, ce discours se diffuse à partir des années 1770, avec l’arrivée d’un nombre croissant de femmes métropolitaines en Inde, et se généralise dans le courant du xixe siècle [52]. La moralité de la femme et sa vertu domestique apparaissent comme des marqueurs du niveau d’avancement des sociétés [53]. L’opinion du juge britannique, qui reste un cas isolé pour cette période [54], exprime le lien perçu entre la moralité de la femme et l’existence d’un corps social sain : l’immoralité d’une femme appartenant à une clase sociale inférieure constitue un risque de « désordre » pour le corps social indien [55].

34Plus largement, l’argument de l’ordre – ou du « désordre » – est un outil de légitimation du gouvernement colonial. Les Britanniques comme les Français se présentent comme les garants de l’ordre social des territoires qu’ils administrent. Et ils pensent l’ordre en termes juridiques : il doit correspondre à des cadres déterminés.

35Le cas de la femme toddy illustre la manière dont la conception coloniale de l’ordre diffère de celle des institutions intermédiaires. Le juge britannique prend en compte la rupture du contrat entre les époux, et rend une décision définitive. L’assemblée cherche plutôt à prendre en compte tout à la fois les pratiques de la caste (possibilité pour une femme toddy de changer de partenaire et de recevoir une somme d’argent), la situation matérielle de la femme (elle n’est plus sous la protection de son partenaire), et la mise à mal de l’harmonie du groupe (une relation hors-caste est source d’impureté pour la femme adultère et touche son mari s’il ne rompt pas ses relations avec elle ; cette impureté nuit alors à ses relations sociales et à celles de ses proches). L’ordre apparait dans ce cas comme l’équilibre des relations sociales. Il suppose l’adaptabilité et la flexibilité des institutions chargées de la régulation de ces relations. Les assemblées locales prennent ainsi en compte la manière dont les gens composent avec les pratiques habituelles – ce que le juge français, en 1789, appelle la coutume. Les acteurs indiens des conflits, justiciables ou membres des institutions intermédiaires, utilisent la coutume dans le sens de leurs intérêts, l’interprètent, l’orientent. Pour l’autorité coloniale, à l’inverse, la coutume doit correspondre à une catégorie normative, inamovible, non négociable [56]. L’autorité coloniale cherche à se référer à des catégories fixes pour penser les situations, les juger et les sanctionner. C’est ce qu’exprime la position du juge en 1789 dans l’affaire Inguily Chetty vs Patacal : il demande une décision « conforme à la coutume », réduisant des pratiques sociales à un corpus normatif. Ce mouvement de fixation est sous-tendu par deux orientations administratives. D’abord, il s’inscrit dans la tentative de compilation des coutumes locales et des textes de loi faisant référence, commune aux administrations britannique et française en Inde, à partir du dernier tiers du xviiie siècle. À Pondichéry, le règlement du tribunal de la Chaudrie de 1778 établit une chambre de consultation composée de huit notables indiens, à laquelle les administrateurs peuvent poser des questions ou déléguer des affaires [57]. L’article 12 du règlement impose à la chambre de consultation de rédiger une « compilation des usages et des lois malabares [indiennes] », que le juge français pourrait utiliser directement, sans passer par les institutions intermédiaires. Cette tentative de l’administration française reste sans réalisation concrète avant les années 1830, probablement en raison de la prise et de l’occupation de la ville de 1778 à 1785 et de 1793 à 1816. La conception coloniale de la coutume comme norme intangible participe toutefois du façonnement du champ juridique.

36La seconde orientation concerne la définition de ce champ, et l’utilisation du langage du droit. Pour l’État colonial en formation, le droit est à la fois un outil et un moyen d’expression du pouvoir [58]. Or, le pouvoir français reste limité dans les territoires de l’Inde à la fin du xviiie siècle. Le manque de moyens s’accentue en 1785, lorsque le Secrétariat d’État à la Marine décide de placer l’ensemble des établissements français au-delà du Cap de Bonne Espérance sous l’autorité d’un gouverneur général installé à l’Ile de France, et de déplacer sur l’ile les troupes jusque là stationnées à Pondichéry [59]. En l’absence de représentation politique supérieure et de corps militaire suffisant, le langage du droit reste un des rares modes de représentation et d’exercice du pouvoir. D’où l’importance de son caractère fixe, et de la normativité de ses procédures [60].

37L’autorité coloniale s’efforce donc de définir des cadres juridiques fixes, limitant les opportunités économiques et sexuelles des femmes. Cette tentative d’encadrement s’inscrit dans la conception coloniale de l’ordre, qui diffère de celle des justiciables indiens.

3. Préserver l’honneur : tactiques et stratégies des justiciables

38Les historiens ont relevé l’intérêt des plaidants indiens pour le système judiciaire colonial. L. Benton, parle à ce sujet de « forum shopping » [61] : plaignants et défendeurs se saisissent des possibilités offertes par la situation coloniale, et adressent leurs requêtes à différentes institutions et à différents niveaux d’autorité. Ce jeu de sollicitations multiples existe à Pondichéry. On ne le repère pas, cependant, dans le cas des conflits de maritalité. Au contraire, il semblerait que les populations indiennes évitent de porter ce type d’affaires devant la justice coloniale, d’où le très petit nombre de conflits apparaissant dans les registres du tribunal de police.

39Ranajit Guha, dans son important article « Chandra’s Death », analyse cette situation pour le Bengale : « à la différence de l’Europe, où, selon Foucault, le “déploiement de la sexualité” avait déjà émergé comme un dispositif indépendant de contrôle social depuis le xviiie siècle, et s’est superposé au “déploiement de l’alliance”, dans l’Inde, au xixe siècle, la sexualité était toujours englobée dans l’alliance, pour toutes ses transactions sociales » [62]. En effet, le contrôle de la sexualité de la femme dans le cadre du mariage détermine les possibilités d’alliance pour tout le groupe familial – que Prem Chowdhry appelle le clan patrilinéaire – mais également pour l’ensemble de la caste. Les possibilités d’alliances concernent les circuits matrimoniaux, et, au delà, l’ensemble des échanges et des transactions économiques et sociales, ainsi que le souligne R. Guha. Les mécanismes sociaux de l’alliance restent articulés à la sexualité car une « idéologie de l’honneur » guide les comportements sociaux [63]. La femme, et plus particulièrement le corps de la femme, est dépositaire de l’honneur, et l’homme en est le régulateur. En préservant son intégrité, il garantit la fluidité des relations sociales.

40Le caractère crucial des questions d’honneur et de réputation apparait dans certaines requêtes portées à la police. Elles concernent aussi bien des situations concrètes que des insultes et des accusations verbales [64]. Ainsi, le 11 juillet 1808, deux hommes, Irissapa Cavounden et Moutoucomarapa Cavounden, demandent au juge de police de forcer Ayenpéroumal à payer l’amende prévue par un compromis passé, le 14 décembre 1807, devant « les nattars et parens de la caste ». Accusé d’avoir tenu « des propos injurieux et déshonorants contre leurs femmes & filles, les accusant faussement d’adultère pour déshonorer leur famille », il s’est engagé à payer six roupies d’amendes s’il n’apportait pas de preuves de ses accusations [65]. Le juge homologue cette décision et ordonne son exécution. Pourtant, elle a été prise à l’intérieur du groupe : les plaignants se sont adressés aux autorités de leur caste avant de se tourner vers l’autorité coloniale. Plusieurs indices similaires montrent que les acteurs indiens des conflits de maritalité cherchent à éviter le champ de la justice coloniale. Ainsi que mentionné, la documentation révèle, en filigrane, que des parents se sont prononcés, ou que des assemblées se sont tenues sans en avertir le lieutenant de police [66]. Les cadres juridiques sont alors construits par l’existence même de ce hors-champ, et par les stratégies d’évitement des populations locales. R. Guha explique que « le contrôle de la sexualité [est] dévolu aux autorités et instruments […] régissant le système d’alliance » [67]. Selon lui, ce domaine de la vie sociale échappe à l’administration coloniale [68].

41À quel moment, alors, et pour quelles raisons, les conflits de maritalité entrent-ils dans la juridiction coloniale ? Pourquoi les familles quittent-elles le hors-champ ? La mobilisation occasionnelle de l’autorité coloniale suit et construit des intérêts différents, qui ont en commun la reconnaissance d’une autorité supérieure. Lorsqu’Irissapa Cavounden et Moutoucomarapa Cavounden s’adressent au juge de police, ils font valoir l’autorité de la décision de l’assemblée de caste. Cette décision étant restée lettre morte, ils demandent à la police de forcer Ayenpéroumal à payer l’amende prévue. Cette demande suppose que les plaignants considèrent le pouvoir de contrainte de la police coloniale comme effectif et efficace. Elle témoigne également du fait que les Indiens attendent de l’autorité coloniale qu’elle soit réactive et agisse rapidement.

42L’attente d’efficacité et de rapidité de traitement détermine le recours à la justice coloniale [69]. Ce recours, à son tour, favorise la mise en place de l’espace juridictionnel colonial. Les cadres de cet espace sont construits par les usages qu’en font les acteurs des conflits. Ici, les plaignants indiens décident de sortir du cercle de la caste pour solliciter la police. En cela, ils reconnaissent la légitimité d’une institution à la fois extérieure et supérieure au groupe. L’administration coloniale est sollicitée comme le serait le souverain local, en tant qu’autorité supérieure [70]. Elle est mise dans la position de trancher des cas-problèmes, qui ne peuvent pas être pris en charge par les institutions intermédiaires. Dans les conflits de maritalité, la justice coloniale est mobilisée lorsque les individus n’appartiennent pas à un groupe de caste local (étrangers, individus de castes différentes) [71], ou lorsque la régulation au sein du groupe rencontre un blocage lié au système d’alliance (membres des assemblées ou arbitres refusant de s’assembler, ou ne parvenant pas à une décision commune) [72].

43Dans les situations de blocage, les démarches entreprises en amont n’ont pas abouti. Ces démarches sont presque invisibles dans les archives coloniales, mais, dans tous les cas, elles ont conduit à l’identification des protagonistes du conflit. En effet, dans les affaires de « séduction », les partenaires sont toujours désignés : les cas ne sont portés à la justice que lorsqu’ils sont connus. Les plaignants élaborent les cadres d’exercice de la justice coloniale à partir de leurs représentations et de leurs attentes sociales. L’institution judiciaire doit être le lieu de la réparation de l’honneur et de la compensation [73]. L’idéologie de l’honneur oriente la co-construction de l’espace juridictionnel colonial par les justiciables et le personnel judiciaire. Cet espace est alors, en lui-même, producteur d’une limitation des possibilités d’action des femmes. En effet, l’idéologie de l’honneur est articulée à une « idéologie de la tutelle » [74]. Mineure comme majeure, la femme est toujours sous tutelle. À aucun stade de sa vie, elle ne peut prendre de décision indépendante concernant sa sexualité ou son statut matrimonial. Toute décision et toute démarche doivent passer par le mari ou par le groupe de parenté. Une femme ne peut alors légitimement entreprendre de démarches juridiques de manière indépendante.

44Pourtant, on repère vingt requêtes (soit près du tiers des cas étudiés ici) présentées les femmes elles-mêmes. Elles contestent leur répudiation ou abandon, l’entretien d’une concubine par le mari, les mauvais traitements subis ou, dans le cas des femmes non mariées, elles demandent à recevoir une pension ou à être reprises par leur concubin [75]. Trouvent-elles alors dans le système judiciaire colonial une possibilité d’action qu’elles n’ont pas dans la caste ? Le fait de solliciter la police peut-il être une tactique pour faire valoir leurs intérêts ? Le faible nombre de cas ne permet pas de dégager des tendances générales. On peut toutefois remarquer que les femmes semblent trouver une position favorable lorsqu’elles dénoncent leur abandon au profit d’une concubine : sur quatre plaintes déposées, deux sont prises directement en charge par la justice coloniale, qui condamne l’entretien de concubines [76]. En dehors de ce type de cas, pour cette période, le circuit des affaires reste le même que pour les requêtes déposées par des hommes. Les cas sont majoritairement renvoyés aux institutions intermédiaires, dont les avis sont homologués [77]. Des pensions sont accordées dans les cas de séparation. Le retour au domicile conjugal peut être ordonné dans des cas d’abandon, ou lorsque la femme victime de mauvais traitements graves s’était réfugiée chez ses parents. À la même période, les tribunaux jugeant les affaires entre Européens reconnaissent la possibilité de la séparation de corps pour les femmes européennes . Le recours à la justice coloniale n’apparait donc pas comme un moyen pour les femmes de court-circuiter ou de contourner le système patriarcal local. Au contraire, il y a une convergence des intérêts patriarcaux locaux et coloniaux.

45Les idéologies de l’honneur et de la tutelle ont donc un double impact sur l’administration de la justice. D’abord, elles conduisent les acteurs indiens des conflits à éviter les cadres de la justice coloniale et à maintenir les affaires liées à la sexualité de la femme hors champ. Ensuite, elles déterminent dans certains cas et sous certaines conditions les plaignants à saisir la justice coloniale. Le mouvement de sollicitation reconnait l’autorité de l’administration coloniale, et participe de la fixation de ses cadres.

Conclusion

46L’espace juridique, à Pondichéry, est donc en permanence travaillé et construit par les acteurs des conflits. Les discours produits par ces acteurs (plaignants ou accusés, individus ou groupes sociaux, instances locales d’arbitrage ou agents de l’administration coloniale) témoignent de la compréhension de – et du jeu sur – la complexité et la malléabilité des mécanismes de l’action en justice. Celle-ci n’intervient que lorsque les justiciables décident de quitter l’espace, hors-champ pour l’historien, de la régulation des corps et des conduites féminines.

47Les plaintes portées au Lieutenant-juge de police dans les affaires de maritalité sont classées par la justice coloniale dans la catégorie épistémologique des « us et coutumes », des normes usuelles et des pratiques codifiées des populations indiennes. Aucun règlement spécifique ne détermine le rôle des différentes instances régulatrices intégrées dans les circuits de la justice coloniale. Pourtant, le processus de délégation est presque systématique. Les institutions intermédiaires apparaissent alors comme des acteurs majeurs du système judiciaire. Celui-ci est façonné par l’adaptabilité et la flexibilité des assemblées de parenté ou de caste. Les tactiques, les stratégies, les tentatives individuelles ou concertées modulent également les cadres de l’exercice de la justice, que l’autorité coloniale s’efforce de penser en termes d’ordre.

48Les affaires de litiges conjugaux illustrent la rencontre progressive entre les intérêts patriarcaux locaux (idéologie de l’honneur et de la tutelle) et coloniaux (discours de l’ordre et de la moralité). Les prises de position du juge de police visant à limiter les opportunités économiques ou sexuelles des femmes restent rares au tournant du XIXe siècle, et témoignent de l’absence de traitement systématique des cas par la justice coloniale. À partir des années 1820, ces prises de positions se généralisent, parallèlement à l’effort de réorganisation des institutions judiciaires dans les colonies françaises, la volonté de fixation ferme de la coutume et de la jurisprudence, de référence à d’anciens textes de loi [78], et à la rigidification de la conception du mariage.


Mots-clés éditeurs : institutions intermédiaires, femmes, Pondichéry, espace juridique, droit, délégation, Justice coloniale

Mise en ligne 28/06/2021

https://doi.org/10.3917/om.152.0019

Notes

  • [*]
    Julie Marquet est doctorante à l’Université Paris Diderot-Paris 7. Membre du laboratoire Identités, Cultures, Territoires, elle travaille sur les interactions entre gouvernement colonial et populations locales dans les établissements français de l’Inde, de la fin du xviiie au milieu du xixe siècle.
  • [1]
    Gnanou Diagou (éd.), Arrêts du Conseil Supérieur de Pondichéry, tome 3, 1775-1778, Pondichéry-Paris, Bibliothèque publique-Librairie Ernest Leroux, 1937, p. 381.
  • [2]
    Ibid, p. 380-381.
  • [3]
    Le premier étant entendu comme un système normatif, et le second comme un ensemble de pratiques et les institutions dans lesquelles elles s’inscrivent.
  • [4]
    Ou entre Européens et Indiens, Européens demandeurs seulement. Sur le fonctionnement du tribunal de la Chaudrie, voir l’excellente introduction de Jean-Claude Bonnan, in Jean-Claude Bonnan (éd.), Bonnan, Jugements du Tribunal de la Chaudrie de Pondichéry, 1766-1817, tome 1, Pondichéry, Institut Français de Pondichéry, 1999, p. i-lxiii.
  • [5]
    Gnanou Diagou, Arrêts du Conseil Supérieur, op. cit., p. 453.
  • [6]
    Le Conseil supérieur est à la fois un conseil administratif et un tribunal, jugeant les cas entre Européens, entre Européens et Indiens, et en appel pour Pondichéry et les établissements secondaires. Voir les travaux de deux juges à Pondichéry au xixe siècle : la présentation synthétique de F.N. Laude, Étude sur les origines judiciaires dans les Établissements français de l’Inde, Pondichéry, Imprimerie du Gouvernement, 1860 ; la thèse de Marcel Thomas, Le Conseil Supérieur de Pondichéry (1702-1820). Essai sur les institutions judiciaires de l’Inde française, thèse de droit de l’Université de Paris, soutenue le 18 décembre 1853, non publiée.
  • [7]
    Dictionnaire de l’Académie française, t. 2, Paris, Bernard Brunet imprimeur de l’Académie française, 1762 [4e éd.], p. 153.
  • [8]
    Voir notamment le récit de Pierre Sonnerat, voyageur, naturaliste et commandant de Yanaon, dans l’édition de Jean Deloche et Madeleine Ly-Tio-Fane : Pierre Sonnerat, Nouveau voyage aux Indes orientales, 1786-1813, Pondichéry-Paris, IFP-EFEO, 2010 ; et celui de François Bernier, qui a été largement diffusé en Europe aux xviie et xviiie siècles, dans l’édition de Frédéric Tinguely, Adrien Paschoud et Charles-Antoine : François Bernier, Un libertin dans l’Inde moghole : les voyages de François Bernier, 1656-1669, Paris, Chandeigne, 2008. Pour une étude des récits des voyageurs européens, voir Kate Teltscher, India Inscribed: European and British Writings on India, 1600-1800, New Delhi, Oxford University Press, 1995, et pour les écrits du Père Cœurdoux, voir la thèse de Sylvia Murr, L’Inde philosophique entre Bossuet et Voltaire, 2 volumes, Paris, EFEO, 1987.
  • [9]
    Le terme « mœurs » peut avoir une connotation morale, tandis que le terme « coutumes » (ou l’expression « us et coutumes ») a une dimension juridique marquée : le dictionnaire de l’Académie française indique qu’il correspond à « certains droits » : Dictionnaire de l’Académie française, tome premier, Paris, Coignard, 1694, p. 275.
  • [10]
    Par exemple le règlement du Tribunal de la Chaudrie homologué par le Conseil supérieur de Pondichéry le 28 janvier 1778 mentionne les « mœurs des Indiens, leurs lois et leurs usages » : in Gnanou Diagou, Arrêts du Conseil Supérieur, op. cit., p. 380. Les administrateurs sont entendus, au sens large, comme tous les agents européens impliqués dans l’administration du comptoir (gouverneur, conseillers, officiers).
  • [11]
    La capacité des agents et institutions indigènes à prendre une décision ou à émettre une opinion n’apparait pas dans les textes règlementaires de la période, à l’exception de la Chambre de consultation, qui fait l’objet de l’article de Gauri Parasher dans ce dossier, puis de l’institution qui lui succède en 1827, le Comité consultatif de jurisprudence indienne.
  • [12]
    Pour une synthèse et une mise au point historiographique, voir Isabelle Surun (dir.), Les sociétés coloniales à l’âge des Empires, Paris, Atlande, 2012, et Pierre Singaravélou (dir.), Les empires coloniaux, XIXe-XXe siècle, Paris, Points, 2013.
  • [13]
    Il n’est pas question ici de nier la réalité des mécanismes de domination et la violence physique, économique ou symbolique imposée par la colonisation. Il s’agit de refuser l’idée d’une domination structurée, cohérente et implacable, pour réfléchir à la manière dont le pouvoir colonial a été distillé dans la société locale à travers certains canaux. Les cadres de la domination ne doivent pas être pris pour des acquis, de grandes bornes communément admises entre lesquelles prendrait place l’analyse. Ils doivent être un objet et un outil pour l’analyse. Ici, ainsi qu’annoncé ci-après, les cadres sont envisagés en tant que construits ou déconstruits par l’action des individus ou des groupes sociaux, indigènes ou coloniaux. Sur les questions de bricolages et d’accommodements, voir par exemple Marc Michel, Essai sur la colonisation positive. Affrontements et accommodements en Afrique noire (1830-1930), Paris, Perrin, 2009 ; sur les modèles de gouvernement et les compositions des administrateurs, voir Véronique Dimier, Le gouvernement des colonies, regards croisés franco-britanniques, Bruxelles, éditions de l’ULB, 2004 ; sur les groupes-frontière et la place des élites locales au sein de l’État colonial, voir par exemple David Cannadine, Ornamentalism : How the British Saw Their Empire, New York, Oxford University Press, 2001.
  • [14]
    Dans la première moitié du xviiie siècle, les efforts de rationalisation des instances judiciaires angolaises et coloniales n’aboutissent pas à la définition de deux champs juridictionnels distincts. Catarina Madeira Santos observe plutôt une articulation des systèmes normatifs africain et colonial. Le gouvernement colonial s’est efforcé de diffuser le droit portugais, en particulier en instaurant des procédures écrites, et en adoptant le langage du droit dans ses rapports avec ses vassaux. Ces derniers ont continué à résoudre leurs différends en marge de l’administration coloniale, en même temps qu’ils ont mis à profit les possibilités qu’elle offrait. Dans des conflits internes de nature politique, ils ont fait avancer leurs intérêts en « instrumentalisant » le droit portugais : Catarina Madeira Santos, « Entre deux droits : les Lumières en Angola (1750-v. 1800) », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2005-4, p. 817-848, voir en particulier les pages 832-833. Sur les usages du droit en situation coloniale, voir les travaux fondateurs de Richard Roberts, notamment Kristin Mann, Richard Roberts (dir.), Law in Colonial Africa, Portsmouth-London, Heineman-James Currey, 1991 ; Richard Roberts, Litigants and Households. African Dispute and Colonial Courts in the French Soudan, 1895-1912., Portsmouth, NH, Heinemann, 2005.
  • [15]
    Sur la « justice négociée » et l’infrajudiciaire, voire les travaux de synthèse de Benoît. Garnot, notamment Benoît Garnot (dir.), L’Infrajudiciaire du Moyen Âge à l’époque contemporaine : Actes du colloque de Dijon 5-6 Octobre 1995, Dijon, Éditions Université de Dijon, 1996. Sur la justice « ordinaire », voir Hervé Piant, Une justice ordinaire. Justice civile et criminelle dans la prévôté royale de Vaucouleurs sous l’Ancien Régime, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006. Sur le rapport des justiciables aux institutions judiciaires, voir Marie Houllemare et Diane Roussel (dir.), Les justices locales et les justiciables. La proximité judiciaire en France du Moyen Âge à l’époque moderne, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015 ; sur leur capacité à se situer entre les différentes juridictions, voir les travaux en cours et la thèse de Pauline Bernard : Pauline Bernard, Une institution d’Ancien Régime : La maréchaussée dans le Lyonnais au début du XVIIIe siècle, thèse de doctorat sous la direction de Simona Cerutti, Paris, EHESS, 2014.
  • [16]
    Florence Renucci, « Les chantiers de l’histoire du droit colonial. Introduction », Clio@Thémis, n° 4, 2011, p. 1 (http://www.cliothemis.com/Clio-Themis-numero-4). Elle souligne le caractère précurseur des travaux menés par Bernard Durand, qui vient de publier un ouvrage de synthèse : Bernard Durand, Introduction historique au droit colonial, Paris, Economica, 2015.
  • [17]
    Steve Stern, Peru’s Indian Peoples and the Challenge of the Spanish Conquest, Madison, University of Wisconsin Press, 1982 ; Christopher L. Tomlins and Bruce H. Mann (dir.), The Many Legalities of Early America, Chapel Hill-London, University of North Carolina Press, 2001.
  • [18]
    Lauren Benton, « Colonial Law and Cultural Difference: Jurisdictional Politics and the Formation of the Colonial State », Comparative Studies in Society and History, vol. 41, n° 3, juillet 1999, p. 563-588 ; Id., Law and Colonial Cultures: Legal Regimes in World History, 1400-1900, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.
  • [19]
    Voir les travaux de Simona Cerutti, en particulier, « Justice et citoyenneté à Turin à l’époque moderne », in Juan Carlos Garavaglia et Jean-Frédéric Schaub (dir.), Lois, justice, coutume. Amérique et Europe latines (16e-19e siècles), Paris, Éditions de EHESS, 2005, p. 57-91 ; Id., « Normes et pratiques, ou de la légitimité de leur opposition », in Bernard Lepetit (dir.), Les formes de l’expérience. Une autre histoire sociale, Paris, Albin Michel, 1995, p. 127-149.
  • [20]
    Titre II, article 6 du Règlement provisoire de Police pour Pondichéry, enregistré le 4 juillet 1778 par le Conseil Supérieur, in Gnanou Diagou, Arrêts du Conseil Supérieur, op. cit., p. 450.
  • [21]
    National Archives of India, département de Lawspeth, série tribunal de police, registres 273-277 et 283-287 (ensuite noté NAIL Police 273-277). Les registres existent encore pour la période 1810-1815, mais les détails des affaires n’apparaissent plus, et leur traitement est systématiquement renvoyé aux assemblées intermédiaires.
  • [22]
    Cela apparait clairement dans les arrêts rendus par le Conseil supérieur, voir Gnanou Diagou, Arrêts du Conseil Supérieur, op. cit.
  • [23]
    Sur les politiques impériales de la différence, voir Jane Burbank, Frederick Cooper, Empires. De la Chine ancienne à nos jours, Paris, Payot, 2011. Sur les changements dans l’administration de la justice après 1793 et surtout après 1799, voir les séries E et F, Indian Public Records, British Library.
  • [24]
    Et conservées : les lacunes des sources, liées au contexte troublé mais également aux conditions de conservation, ne permettent pas de produire des chiffres certains ou des séries statistiques.
  • [25]
    NAIL Police 286. La retranscription adoptée, Vayravacramany, est celle qui est la plus régulière dans le registre. La retranscription française des noms tamouls par les écrivains des tribunaux varie toujours d’une ligne à l’autre, l’orthographe n’est jamais fixe. Dans un acte administratif, un même nom peut être retranscrit de plusieurs manières, et les différentes parties du patronyme liées ou déliées. Ici, Vayrava Cramany est également noté Vayravacramany, Vayracramany ou Vayraven.
  • [26]
    Ibid.
  • [27]
    Ce qui donne lieu à de nouveaux actes écrits et à l’enregistrement de la sentence sur le registre du tribunal.
  • [28]
    63 cas sur les 75 sélectionnés ; la démarche reste inconnue pour 3 cas, in NAIL Police 273-277 et 283-287. Ce pourcentage est établi à partir du croisement des informations apparaissant dans l’enregistrement des délits de police, qui indiquent le renvoi, ou l’enregistrement des décisions des castes. L’expression « institutions intermédiaires » n’apparait pas dans la documentation, ni dans les études d’histoire du droit. Lauren Benton utilise l’expression indigenous forums, mais il me semble que ce terme a une connotation trop fluide et trop ouverte dans le cas pondichérien, au vu du caractère fortement hiérarchisé des assemblées et du rôle des « chefs ».
  • [29]
    L’évolution est perceptible dans les registres 273, 274 et 275, qui couvrent les années 1805-1808. Il est possible que ce mode de fonctionnement ait été adopté plus tôt, mais les lacunes et la diversité des archives ne permettent pas de le déterminer. Dans certains cas, il semblerait que la police commence l’instruction, et que ce soit les parties qui demandent le renvoi aux parents ou aux chefs de caste. Dans tous les cas, le renvoi aux institutions intermédiaires semble être systématique sous le gouvernement français, moins automatique et davantage dirigé vers le chef et des arbitres sous le gouvernement anglais.
  • [30]
    Pour les causes civiles ou relevant des us et coutumes. La justice pénale, à Pondichéry comme dans tous les espaces impériaux, est prise en charge directement par l’administration coloniale, qui applique la loi française.
  • [31]
    Cette demande de mise à l’écrit apparait clairement si l’on s’intéresse aux aspects matériels de l’administration de la justice. Sur 7 agents du Tribunal de police, on compte un Lieutenant-juge, deux inspecteurs, un écrivain faisant office de greffier, un interprète malabar [tamoul] et deux archers : voir Titre I du Règlement provisoire de Police pour Pondichéry, enregistré le 4 juillet 1778 par le Conseil Supérieur, in Gnanou Diagou, Arrêts du Conseil Supérieur, op. cit., p. 449-450. La procédure écrite n’est pas la seule suivie par le tribunal de police : dans le cas des causes courantes ou de moindre importance, le Lieutenant de police peut recevoir des requêtes orales et prononcer un jugement immédiat (ibid, titre II, article 7, p. 450).
  • [32]
    Catarina Madeira Santos, « Les Lumières en Angola », art. cit., p. 819.
  • [33]
    Acte gravé sur un morceau de feuille de palmier de forme rectangulaire. Il est possible que des olles aient été rédigées et non conservées, mais le règlement indiquant qu’une traduction en français doit être rédigée sous la requête, il est très peu probable que la technique de gravure sur feuille de palmier ait été utilisée : voir Règlement pour le tribunal de la Chaudrie, Titre III, article 1er, in Gnanou Diagou, Arrêts du Conseil Supérieur, op. cit., p. 385-386.
  • [34]
    Les dates sont notées suivant le calendrier français ou français et tamoul dans les requêtes, mais le plus souvent suivant le calendrier tamoul dans les décisions des assemblées intermédiaires.
  • [35]
    Sur les modalités de séparation en France à la fin du xviiie siècle, voir les travaux en cours de Géraldine Ther sur les factums d’avocats : La représentation des femmes dans les factums, 1770-1789. Jeux de rôles et de pouvoirs, thèse de l’Université de Bourgogne sous la direction de Benoît Garnot, soutenance prévue le 21 novembre 2015.
  • [36]
    NAIL Police 274-43 ; 283-62.
  • [37]
    NAIL Police 286.
  • [38]
    La recherche du compromis n’est pas propre à la société tamoule, elle caractérise également le système judiciaire d’Ancien Régime. Par exemple, les décisions du Conseil Supérieur sur les affaires de famille entre Européens homologuent des actes d’avis de parents (voire « acte d’avis d’amis, à défaut de parents », in Gnanou Diagou, Arrêts du Conseil Supérieur, op. cit., p. 418). Pour la France, Maurice Daumas distingue l’assemblée de famille du cercle familial étroit : « Formée d’une majorité de circonstance, réunie non pour exprimer un consensus, mais pour lutter contre une autre faction, l’assemblée des parents ne peut être confondue avec le cercle de famille », Maurice Daumas, L’Affaire d’Esclans : les conflits familiaux au XVIIIe siècle, Paris, Seuil, 1987, p. 76. Sur la logique du compromis et de l’arbitrage, et le rôle des membres de la communauté locale en France au xviiie siècle, voir Suzanne Desan et Jeffrey Merrick (dir.), Family, Gender and Law in Early Modern France, University Park, Pennsylvania, The Pennsylvania State University Press, 2009 ; Julie Hardwick, Family Business. Litigation and the Political Economies of Daily Life in Early Modern France, Oxford, New York, Oxford University Press, 2009.
  • [39]
    Le terme « séduction » est employé, comme dans la justice métropolitaine, pour désigner les cas d’adultère, voir par exemple l’étude d’Arlette Farge, La vie fragile, Paris, Hachette, Points, 1986. Plus rarement, le mari peut adresser une requête lorsqu’il projette un second mariage contesté par le groupe familial.
  • [40]
    Les bijoux sont un mode de thésaurisation particulièrement important au xviiie siècle. Ils permettent aux familles de disposer de valeurs immédiatement mobilisables. Dans les listes de compte ou les inventaires, ils apparaissent aux côtés des billets et des biens marchands (on trouve très peu de valeurs monétaires). Un des arguments avancés lors des conflits est d’ailleurs que l’objectif du « séducteur » était de s’approprier les bijoux de la femme.
  • [41]
    Voir Amandine Lauro, « J’ai l’honneur de porter plainte contre ma femme. Litiges conjugaux et administration coloniale au Congo belge », Clio, n° 33, « Colonisations », p. 65-84 ; Bénédicte Laroche-Brunet, Crime et châtiment aux colonies : poursuivre, juger et sanctionner au Dahomey de 1894 à 1945, thèse de doctorat sous la direction de Sophie Dulucq, Université Toulouse 2-Le Mirail, 2013 ; Marie Rodet, “Continuum of Gendered Violence: The Colonial Invention of Female Desertion as a Customary Criminal Offense, French Soudan, 1900-1949”, in Emily Burrill, Richard Roberts et Elizabeth Thornburry (dir.), Domestic Violence and the Law in Colonial and Postcolonial Africa, Athens, Ohio, Ohio University Press, 2010, p. 74-93 ; id., « C’est le regard qui fait l’histoire. Comment utiliser les archives coloniales qui nous renseignent malgré elles sur l’histoire des femmes », in Anne Revillard et Laure de Verdalle (dir.), Terrains & travaux n° 10, Dynamiques du genre, 2006, p. 18-35 ; id., « Genre, coutumes et droit colonial au Soudan français », Cahiers d’études africaines, n° 187-188, « Les femmes, le droit et la justice », 2007-3, p. 583-602. Ce numéro des Cahiers d’études africaines regroupe des articles importants : https://www.cairn.info/revue-cahiers-d-etudes-africaines-2007-3.htm
  • [42]
    Elles font partie de la « structure de production » non seulement de la famille, mais de l’ensemble de la caste, ainsi que l’écrit Prem Chowdhry, Contentious Marriages, Eloping Couples. Gender, Caste and Patriarchy in Northern India, Oxford University Press, New Delhi, 2007, p. 1-2 et p. 29. On trouve une seule mention de la valeur économique d’une épouse, dans la condamnation au dédommagement « au propriétaire de la femme », in NAIL Police 286. L’activité économique des femmes, si elle n’est pas mentionnée dans les conflits maritaux, apparait pourtant dans les autres affaires de police : les femmes sont marchandes ou cultivatrices.
  • [43]
    Prem Chowdhry, Contentious Marriages, op. cit. ; Patricia Uberoi (dir.), Family, Kinship and Marriage in India, New Delhi, Oxford University Press, 1993.
  • [44]
    La somme revenant au mari à la mort de cette dernière, in NAIL Police 286-56 et 274-4.
  • [45]
    NAIL Police 287. Il maintient le versement des frais d’un second mariage, mais réduit ou annule les amendes versées à la caste ou à la police. Ces cas correspondent à ceux traités pendant l’occupation britannique. Lauren Benton suggère que les Britanniques ont cherché à réduire le montant des amendes payées par les justiciables afin de privilégier les investissements, et de ne pas réduire les revenus auxquels le gouvernement colonial pourrait avoir accès : Lauren Benton, Law and Colonial Cultures, op. cit., p. 137.
  • [46]
    NAIL Police 286-56 et 287-5.
  • [47]
    NAIL Police 286-56.
  • [48]
    Kumkum Sangari et Sudesh Vaid, Recasting Women, New Delhi, Kali for Women, 1989 ; Janaki Nair, Women and Law in Colonial India. A Social History, New Delhi, Kali For Women, 1996; Lata Mani, Contentious Traditions. The Debate on Sati in Colonial India, Berkeley, Los Angeles, London, University of California Press, 1998.
  • [49]
    Dans sa présentation générale des castes en 1871, A. Esquer, juge à Pondichéry, mentionne des cas de relations avec des femmes parias. Voir A. Esquer, Essai sur les castes dans l’Inde, Pondichéry, A. Saligny, 1871. Il écrit au sujet de la caste Macoua (nom générique des pêcheurs et bateliers) : « la dissolution de leurs mœurs est proverbiale : leurs femmes […] sont des prostituées » (p. 127).
  • [50]
    « […] as to give her that sum would be to reward her infidelity and would be productive of much disorder amongst the Nation of this town », NAIL Police 287-n° 5 et n° 50. La caste toddy, ou souraire, est celle des travailleurs extrayant le jus de palmier pour en faire de la liqueur. Voir A. Esquer, Essai sur les castes, op. cit., p. 123.
  • [51]
    Kumkum Sangari et Sudesh Vaid, Recasting Women, op. cit.; Ann Laura Stoler, “Rethinking Colonial Categories: European Communities and the Boundaries of Rule”, Comparative Studies in Society and History, n° 31-1, 1989, p. 134-161 ; Ann Laura Stoler, “Making Empire Respectable: the Politics of Race and Sexuality in 20th Century Colonial Cultures”, American Ethnologist, n° 16-4, 1989, p. 634-660 ; Ann Laura Stoler,« Genre et moralité dans la construction impériale de la race », Actuel Marx, n° 38, 2005-2, p. 75-101.
  • [52]
    Voir par exemple Janaki Nair, qui examine les arguments produits en faveur de l’interdiction du travail des femmes indiennes dans les mines. De la fin du xixe siècle aux années 1920, le débat est posé en termes de moralité par les adversaires comme par les partisans du projet de loi. L’historiographie a insisté sur le rôle des femmes européennes dans la rigidification des normes coloniales et dans le durcissement des frontières raciales. C’est par exemple le point de vue de Margot Finn dans son article « “Frictions” d’empire : les réseaux de circulation des successions et des patrimoines dans la Bombay coloniale des années 1780 », Annales. Histoire, sciences sociales, n° 65-5, 2010, p. 1175-1204. Il faut toutefois rester prudent, ainsi que le rappelle Philippa Levine : « British women’s presence certainly did not create pernicious racialized categories of national belonging among inhabitants. But white, Christian, and properly married or chaperoned British ladies did give visible embodiment to the demarcations of national and lineage politics and the personal and political boundaries of rule ». Philippa Levine (dir.) Gender and Empire, Oxford & New York, Oxford University Press, 2004, p. 38-39.
  • [53]
    Philippa Levine (dir.), Gender and Empire, op. cit., p. 18-20.
  • [54]
    Il s’agit du seul cas où l’opinion du juge est développée en ce sens, et d’un des rares cas où son avis est retranscrit – mais il faut souligner à nouveau qu’une partie de la documentation a été perdue. Cette opinion annonce le positionnement de l’administration coloniale au xixe siècle.
  • [55]
    Mrinalini Sinha, Colonial Masculinity. The ‘Manly Englishman’ and the ‘Effeminate Bengali’ in the late Nineteenth Century, Manchester et New York, University Press, 1995 ; Philippa Levine (dir.), Gender and Empire, op. cit. Dans son ouvrage dressant le tableau des castes à Pondichéry au xixe siècle, Esquer souligne l’effort des missionnaires de « régénération des femmes indoues » : A. Esquer, Essai sur les castes, op. cit., p. 440.
  • [56]
    Lata Mani, Contentious Traditions, op. cit. ; Lauren Benton, Law and Colonial Cultures, op. cit.
  • [57]
    Titre VII, article premier, in Gnanou Diagou, Arrêts du Conseil Supérieur, op. cit., p. 390. La chambre de consultation, qui apparait une seule fois dans le circuit judiciaire des conflits de maritalité, est l’objet de l’article de Gauri Parasher dans ce numéro.
  • [58]
    On pourra ici se référer aux analyses de Michel Foucault, qui établissent que, dans le système de gouvernement français, le langage et la pratique du droit constituent un « vecteur privilégié du pouvoir ». Michel Foucault estime que le droit « a été pour le système monarchique son mode de manifestation et la forme de son acceptabilité. Depuis le Moyen-Age, dans les sociétés occidentales, l’exercice du pouvoir se formule toujours dans le droit » : Michel Foucault, Histoire de la sexualité, tome 1, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 2014 (1976), p. 114-115.
  • [59]
    Siba Pada Sen, The French in India, 1763-1816, New Delhi, Munshiram Manoharlal, 1958.
  • [60]
    Elle est réclamée par les juges et le Procureur général en 1778, ainsi que cela apparait dans la présentation du nouveau règlement pour la Chaudrie, in Gnanou Diagou, Arrêts du Conseil Supérieur, op. cit., p. 381. Le respect des procédures constitue un argument d’autorité dans le discours de légitimation du gouvernement colonial, ainsi que l’a montré Dana Agmon pour l’affaire Naniappa, au début du xviiie siècle. Dana Agmon, An Uneasy Alliance: Traders, Missionaries and Tamil Intermediaries in Eighteenth-Century French India, thèse de l’Université du Michigan, sous la direction de Diane Owen Hugues et Sumathi Ramaswamy, 2011, non publiée.
  • [61]
    Lauren Benton, Law and Colonial Cultures, op. cit., p. 137.
  • [62]
    Ranajit Guha, “Chandra’s Death”, in Subaltern Studies, vol. 5, New Delhi, Oxford University Press, 1987, p. 150, citant Michel Foucault, The History of Sexuality, London, 1978, p. 106-107.
  • [63]
    Prem Chowdhry, Contentious Marriages, op. cit., p. 16-19. L’étude concerne le nord de l’Inde, mais l’analyse reste valable pour les mécanismes sociaux du sud du subcontinent.
  • [64]
    Les plaintes pour insultes ou diffamations sont régulières. Elles ne sont pas incluses dans les cas de conflits de maritalité étudiés ici, à l’exception de trois d’entre eux, qui ont donné lieu à une séparation : NAIL Police 286-68, 287-26 et 287-75. Ainsi, un mari refuse de « reprendre » sa femme contre laquelle des accusations d’adultère ont été portées, même si on lui « coupait le cou », malgré la demande de l’assemblée de caste, in NAIL Police 287-75. Dans leurs requêtes contre les auteurs de propos injurieux, les plaignants mentionnent toujours que ces propos nuisent à la réputation de leur famille, et peuvent indiquer qu’ils risquent d’entrainer la répudiation de la femme de leur famille qui est visée, par exemple in NAIL Police 286-50.
  • [65]
    NAIL Police 274-n° 258.
  • [66]
    Dans son analyse générale, Prem Chowdhry remarque que les conflits sont d’abord réglés au sein de la famille avant d’être portés aux autorités du clan ou de la caste, mais ce processus n’est pas perceptible dans les archives coloniales pour Pondichéry. Voir Prem Chowdhry, Contentious Marriages, op. cit.
  • [67]
    Dans le cas du Bengale rural au samaj, l’assemblée de caste, de sous-caste, ou de communauté « multi-caste » : Ranajit Guha, « Chandra’s Death », art. cit., p. 150. À Pondichéry, on l’a dit, ce sont les parents ou membres de la caste qui s’assemblent pour statuer sur les cas.
  • [68]
    Il parle en ce sens de l’« échec du Raj à intégrer certaines des questions les plus essentielles des conflits indigènes dans sa juridiction hégémonique » : Ranajit Guha, « Chandra’s Death », art. cit., p. 151. L’étude des systèmes juridique et judiciaire à Pondichéry invite à envisager la juridiction coloniale en termes de compositions plutôt que d’hégémonie ; il ne semble par ailleurs pas, au tournant du xixe siècle, que l’administration française ait cherché à intégrer ces questions, ainsi que l’expose la première partie de cet article : elle a surtout laissé faire et délégué.
  • [69]
    Sur ce point, voir les travaux de J. Duncan Derrett, qui a travaillé sur l’administration du droit hindou par les Britanniques. Il estime que les cours britanniques ont connu un grand succès auprès des Indiens en raison de l’intérêt qu’ils y ont trouvé, en particulier dans la mise à exécution immédiate des sentences : J. Duncan M. Derrett, “The Administration of Hindu Law by the British”, Comparative Studies in Society and History, vol. 4, n° 1, 1961, p. 18. Prem Chowdhry propose les mêmes éléments d’explication pour le recours à la justice coloniale, dans le cas spécifique des conflits liés au mariage : Prem Chowdhry, Contentious Marriages, op. cit., p. 37-38.
  • [70]
    Dans le cas des conflits entre groupes de caste, Kanakalatha Mukund emploie à ce propos le concept de « souveraineté superposée » [layered sovereignty] : Kanakalatha Mukund, The View From Below. Indigenous Society, Temples and the Early Colonial State in Tamil Nadu, 1700-1735, New Delhi, Orient Longman, 2005, p. 47-48. Jane Burbank et Frederik Cooper mobilisent également ce concept de « souveraineté étagée », ou « souveraineté feuilletée », in Jane Burbank et Frederik Cooper, Empires, op. cit.
  • [71]
    Par exemple NAIL Police 275-n° 302 et n° 353 ; 276-n° 404. Ou, ainsi qu’ évoqué précédemment, lorsqu’ils appartiennent à des basses castes, qui sont considérées comme « sans honneur », ainsi que le souligne Prem Chowdrhy, Contentious Marriages, op. cit., p. 19.
  • [72]
    NAIL Police 273-n° 95 ; 274-n° 147, n° 268 et n° 291 ; 275-n° 274, n° 276 et n° 332 ; 287 (plusieurs exemples ; cas non numérotés).
  • [73]
    La réparation de l’honneur, selon Prem Chowdhry, passe d’abord par des mécanismes extra-judiciaires et l’usage de la violence (mise à mort de la fille ou de la femme, ou incitation au suicide) : Prem Chowdhry, Contentious Marriages, op. cit., p. 10.
  • [74]
    « Ideology of guardianship », Prem Chowdhry, Contentious Marriages, op. cit., p. 4-5 et p. 39.
  • [75]
    Six cas concernent l’abandon ou l’entretien d’une concubine, quatre cas les mauvais traitements ou sévices graves, cinq cas la demande de pension ou de mariage au concubin : NAIL Police 273, 274, 275, 286 et 287.
  • [76]
    Voir par exemple NAIL Police 279-72. Cela annonce la position plus générale de l’autorité coloniale sur la polygamie et le concubinage au xixe siècle.
  • [77]
    14 renvois sur les 20 cas. Seule une décision n’est pas homologuée, dans un cas de relation entretenue par une femme mariée : le juge de police ne trouve pas le témoignage de la femme suffisamment « circonstancié », et décharge l’amant de l’amende décidée par la caste : NAIL Police 287.
  • [78]
    À partir des années 1830 notamment, on observe l’influence croissante des savoirs orientalistes et de la référence aux grands textes de l’hindouisme, beaucoup moins favorables aux femmes que les pratiques usuelles. Sur les tentatives coloniales de compilation ou d’invention de textes législatifs hindous antiques, et leur utilisation dans l’empire britannique, voir l’ouvrage récent, Timothy Lubin, Donald R. Davis, Jr., Jayanth K. Krishnan (dir.), Hinduism and Law: An Introduction, Cambridge, Cambridge University Press, 2010.
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