Notes
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[1]
Chabot P., 2000. Processus techniques et processus d’individuation dans la philosophie de Gilbert Simondon. Thèse de doctorat en philosophie et lettres, Bruxelles, Université libre de Bruxelles.
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[2]
Publié avec le soutien de la direction de la recherche et de l’innovation du Commissariat général au Développement durable du ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie.
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[3]
Parmi les disciplines représentées, on peut mentionner, entre autres : la philosophie, la sociologie, les sciences de la gestion ou de l’ingénieur, l’économie, l’urbanisme, l’écologie humaine, la géographie, les sciences de l’information et de la communication. À cela s’ajoutent les propos d’élus, de représentants associatifs, de consultants, de prospectivistes, etc.
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[4]
Selon l’économiste et philosophe indien Amartya Sen, il faut non seulement prendre en compte ce que possèdent les individus, mais aussi leurs « capabilités », c’est-à-dire leurs capacités, leur liberté à utiliser leurs biens pour choisir leur propre mode de vie.
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[5]
Selon Pierre Muller, un référentiel est formé d’un ensemble de valeurs fondamentales qui constituent les croyances de base d’une société ainsi que d’une série de normes qui permettent de choisir entre des conduites. À ce titre, il définit la représentation qu’une société se fait de son rapport au monde à un moment donné.
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[6]
C’est-à-dire créant des conditions favorables pour que les acteurs s’engagent dans un cours d’action.
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[7]
Oreskes N., Conway E., 2012. Les marchands de doute. Ou comment une poignée de scientifiques ont masqué la vérité sur les enjeux de société tels que le tabagisme et le réchauffement climatique, Paris, Le Pommier. Traduit de : Merchants of doubt. How a handful of scientists obscured the truth on issues from tobacco smoke to global warming, New York, Bloomsbury Press, 2010.
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[8]
Ehrlich P.R., 1968. The population bomb, New York, Ballantine Books. Trad. fr. : La bombe P, Paris, Fayard, 1972.
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[9]
Meadows D.H., Meadows D.L., Randers J., Behrens W.W, 1972. The limits to growth, New York, Universe Books. Trad. fr. : Halte à la croissance ?, Paris, Fayard, 1972.
-
[10]
Bonneuil C., Fressoz J.-B., 2013. L’événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Seuil.
-
[11]
GIEC, 2001. Bilan 2001 des changements climatiques. Rapport de synthèse : contribution des groupes de travail I, II, et III au troisième rapport d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, Genève, GIEC.
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[12]
Dites constitutives selon la terminologie de Patrice Duran et Jean-Claude Thoenig. Voir Duran P., Thoenig J.-C., 1996. L’État et la gestion publique territoriale, Revue française de science politique, 46, 4, 580-623.
-
[13]
Selon l’hypothèse développée dans le chapitre de Berdoulay V., Soubeyran O., 2000. Les perspectives du développement durable, in Berdoulay V., Soubeyran O. (Eds), Milieu, colonisation et développement durable. Perspectives géographiques sur l’aménagement, Paris, l’Harmattan, 247-254.
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[14]
Lévêque C., 2013. L’écologie est-elle encore scientifique ?, Versailles, Quæ.
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[15]
See for instance OECD, 2011. Water governance in OECD countries : a multi-level approach, Paris, OECD Publishing.
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[16]
See for example Hall K., Cleaver F., Franks T., Maganga F., 2013. Critical institutionalism : a synthesis and exploration of key themes, Environment, politics and development working paper series, 63, http://www.kcl.ac.uk/sspp/departments/geography/research/Research-Domains/Contested-Development/wp63Cleaver.pdf
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[17]
Kalaora B., Savoye A., 1986. La forêt pacifiée. Les forestiers de l’école de Le Play, experts des sociétés pastorales, Paris, L’Harmattan.
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[18]
Kalaora B., Larrère R., Nougarède O., Poupardin D., 1980. Forêt et société au XIXe siècle. La sève de Marianne, Orléans, Inra.
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[19]
Rauch F. A., 1985 [1re éd. 1801]. L’harmonie hydrovégétale et météorologique, ou L’utopie forestière, Rungis, Laboratoire de recherches et d’études sur l’économie.
-
[20]
Plaisance G., 1985. Forêt et santé : guide pratique de sylvothérapie, Saint-Jean-de-Braye, Dangles.
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[21]
Boudy P. (4 tomes : 1948-1955). Économie forestière nord-africaine, Paris, Larose.
L’âge des transitions, Pascal Chabot, Presses universitaires de France, 2015, 192 p.
1On ne compte plus les articles ou les ouvrages publiés depuis une dizaine d’années sur les différentes formes de transition – énergétique, écologique, économique, numérique, démocratique... Mais très rares sont ceux qui s’intéressent au concept de transition lui-même de façon à la fois générale et transversale. C’est ce à quoi s’attache L’âge des transitions, livre publié en 2015 par Pascal Chabot, philosophe et enseignant à l’Institut des hautes études des communications sociales à Bruxelles. Le lecteur y trouvera à la fois une tentative originale pour caractériser cette notion de transition – « nouvel imaginaire du changement propre aux sociétés contemporaines » et trois illustrations portant sur les transitions énergétiques, démocratiques et démographiques.
2P. Chabot définit la transition comme « le changement désiré ». Ce n’est donc pas une catégorie du temps mais de l’action : il s’agit pour les acteurs de la société de se réapproprier la capacité d’orienter leur avenir – dont ils se sentent dépossédés. Cette volonté de réappropriation se distingue à la fois de la réforme – qui procède des institutions politiques – et de la révolution – dont elle refuse en même temps la perspective de retour à un hypothétique âge d’or, la rhétorique de rupture et la violence. C’est pourquoi elle ne trouve sa source ni au centre du système socio-politico-économique ni hors de celui-ci – en retrait ou en contestation radicale – mais à sa lisière : dans un processus de distanciation réflexive, de dédoublement critique, opéré par des acteurs qui, tout en étant intégrés au système dans lequel ils vivent, s’interrogent sur ses conséquences et ses évolutions. Le désir de transition naît donc d’abord du doute et d’une mise en question, à la limite d’une « mauvaise conscience ».
3Ce qui fait l’originalité majeure de l’ouvrage réside dans le renversement qu’il opère entre l’ordre des fins et celui des moyens, dans une critique de la prééminence des premières par rapport aux seconds. Pour l’auteur, ce qui est important dans le processus de transition, ce n’est pas tant de redéfinir de nouvelles finalités ou d’en changer la hiérarchie, mais de s’assurer de la justesse et de la transparence des moyens. Le chemin importe plus que l’objectif final. Il suggère donc un déplacement du débat sociopolitique et de l’analyse sur cette logique des moyens, en large partie refoulée dans l’implicite ou laissée au monde des experts. Il s’agit – comme le suggérait Gabriel Simondon (sur lequel P. Chabot a fait sa thèse [1]) – « d’ouvrir les boîtes noires » sur lesquelles repose le fonctionnement de la plupart des objets et systèmes techniques que nous utilisons quotidiennement. Cela consiste, par exemple, à faire le lien entre le pétrole que nous utilisons dans nos voitures et les effets sociaux ou environnementaux que son extraction provoque, par exemple dans un pays comme le Nigeria… Dans cette même perspective pragmatique, la transition suppose d’autres déplacements indispensables : passer d’un intérêt exclusif pour« l’utile » à une attention au« subtil » c’est-à-dire à la trame cachée qui lie le monde technique aux existences individuelles et à leurs relations ; sortir du « toujours plus de puissance » pour aller vers une éthique du respect, de l’équilibre et de la reconnaissance ; remplacer les monocultures et le cloisonnement des logiques par des visions systémiques… Comme on le constate, l’auteur met ainsi au cœur des dynamiques de transition un changement majeur des mentalités, un « mouvement intérieur » – qui implique aussi bien une volonté supplémentaire d’élucidation du réel que d’autres rapports aux autres ou à la nature, ou qu’une transformation des formes de concernement et d’engagement, essentiellement à travers l’action de la société civile.
4Dans une seconde partie de l’ouvrage, cette perspective globale est illustrée par trois exemples très différents : la transition énergétique, la transition démocratique et la transition démographique. C’est une vision très originale et détechnicisée des questions énergétiques qui est ainsi proposée, avec l’ambition de sortir celle-ci du monde des spécialistes et d’ouvrir quelques boîtes noires ; une originalité qui conduit, par exemple, l’auteur à établir une connexion improbable entre les choix énergétiques et « les énergies humaines », la manière dont se distribuent les « énergies sociales » entre la diversité des activités (choisir une énergie, c’est aussi choisir une structure d’activités). Des informations intéressantes sont aussi données sur la « transitologie », un courant de recherches en sciences politiques relativement mal connu qui s’intéresse au passage des sociétés autoritaires ou dictatoriales aux sociétés démocratiques. Dans les trois cas, c’est finalement moins une description détaillée des processus de changement déjà à l’œuvre qui est proposée qu’une remise en cause des représentations habituelles de ces différentes transitions – dont l’auteur montre, par ailleurs, les connexions profondes (notamment entre processus de démocratisation et stratégies énergétiques nationales ou internationales…).
5La disproportion qui existe dans le traitement des trois exemples – avec des développements très longs sur la transition énergétique et laconiques sur la démographie – est l’un des signes qui témoignent néanmoins de la difficulté à mettre sur le même plan des processus de changement qui, en réalité, sont de nature très dissemblable, aussi bien dans leurs objectifs que dans leur temporalité. On perçoit les limites d’une ambition qui veut faire entrer toutes les transitions possibles dans un moule unique malgré la part très variable qui peut, par exemple, dans chaque cas, être donnée, d’une part, au poids du passé ou des déterminismes socioéconomiques, et, de l’autre, à l’activisme ou à l’autonomie de la société civile.
6Très proche dans sa perspective des travaux d’Ulrich Beck ou d’Anthony Giddens, l’ouvrage interroge également la possibilité de faire reposer les transitions futures sur la rationalité réflexive, soucieuse des conséquences de l’action, et sur l’auto-organisation de sociétés complètement transparentes à elles-mêmes. La démarche suggérée par P. Chabot situe la transition sur une ligne de crête difficile à tenir, celle d’un changement sans contrainte, sans rupture, équilibré et raisonnable. Une référence est notamment faite aux théories de Robert Ulanowicz, enseignant à l’Université du Maryland, sur les systèmes complexes, qui préconise un nouveau paradigme de développement basé sur un bon compromis entre recherche de la performance ou d’efficacité et accroissement de la résilience. Mais n’est-ce pas justement ce que trente ans de « développement durable » n’ont pas réussi à faire ? En mettant par ailleurs au centre des processus de transition le changement des mentalités, l’ouvrage sous-estime trois autres dimensions qui conditionnent aussi le plus souvent le succès ou le futur échec de ces transitions : d’une part, le poids des facteurs sociopolitiques ou économiques qui déterminent le passage du changement culturel à l’action ou à la mobilisation sociale ; de l’autre, la place encore occupée par les stratégies « hégémoniques » d’un certain nombre d’acteurs publics ou privés – parties prenantes majeures aux processus de changement –, comme l’a rappelé récemment, pour la transition climatique, l’élection américaine ; et enfin et peut-être surtout, celle du temps qui, au moins dans le domaine de l’environnement, est absolument déterminante. Il ne suffit pas de changer, il faut le faire à temps ; et il n’est pas certain que les dynamiques du changement culturel soient compatibles avec celles de la nature !
7Malgré ces limites, L’âge des transitions est sans doute aujourd’hui l’ouvrage le plus utile pour tous ceux qui souhaitent prendre de la distance par rapport à des approches de la transition écologique, énergétique ou climatique restées le plus souvent trop spécialisées et techniques…
8Jacques Theys
9(Vice-président du Plan Bleu pour l’environnement et le développement en Méditerranée, Paris, France)
Les nouveaux modes de vie durables. S’engager autrement, Dominique Bourg, Carine Dartiguepeyrou, Caroline Gervais, Olivier Perrin (Eds), Le Bord de l’eau, 2016, 210 p.
10Les nouveaux modes de vie durables. S’engager autrement est un ouvrage collectif et pluridisciplinaire sous la direction de Dominique Bourg, Carine Dartiguepeyrou, Caroline Gervais et Olivier Perrin, issu du programme de recherche « Consommation et modes de vie durables » (MOVIDA). Initié en 2010 et financé par le ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie, MOVIDA a pour objectif de susciter des réflexions sur la question des modes de vie durables afin de produire un socle de connaissances utiles aux politiques publiques visant l’accompagnement de la transition écologique. Reflétant ces préoccupations, l’ouvrage [2], qui donne la parole à quelques représentants institutionnels, sollicite principalement les apports de différentes disciplines des sciences humaines et sociales [3] autour de la question des changements de modes de vie, de l’évolution sociétale vers de nouveaux modèles et pratiques en phase avec les attendus de la durabilité. Le volume se compose de quatre parties qui traitent successivement des enjeux philosophiques, des évolutions sociétales et du changement de paradigme en la matière, pour ensuite analyser des changements en cours sur les territoires et finir par des recommandations concernant les politiques publiques.
11Le parti pris est celui de textes relativement courts qui recouvrent à la fois des réflexions théoriques, des bilans de recherches-actions et d’expérimentations, ainsi que des présentations de recherches en cours. Au vu de ce choix de format, s’il est indéniable que l’ouvrage couvre un large spectre de réflexions et de thématiques, il est parfois frustrant de ne pas pouvoir suivre les auteurs plus avant dans l’analyse, ou plus en profondeur dans la présentation des dispositifs méthodologiques mobilisés. Pour autant, on comprend que leur propos n’est pas tant d’obéir strictement aux canons d’une publication académique que d’offrir un panorama de « possibles » à destination des décideurs. À ce titre, l’ouvrage remplit pleinement son office en ouvrant des pistes et des perspectives d’innovations utiles à la (re)mise en question de l’existant, dans une optique de changement sociétal. En outre, bon nombre de réflexions interdisciplinaires présentées restent tout à fait stimulantes d’un point de vue scientifique et enrichissantes quant à la définition et au questionnement des modes de vie, sujet sur lequel les connaissances sont, certes de plus en plus nombreuses, mais encore éparses.
Une perspective critique et constructive…
12Vérifiant l’adage selon lequel la critique est la première étape du changement, la quasi-totalité des contributions remet fortement en question les composantes du système économique dominant et la prétendue efficacité du capitalisme à résoudre tous les problèmes environnementaux. L’un des premiers articles prend position contre « le système actuel qui cherche à imposer à l’ensemble de la société […] un ordre uniforme élaboré par des élites étroites, sur la base monolithique d’un néolibéralisme tout aussi étroit » (p. 28). Se diffuserait ainsi une gouvernance généralisée s’appuyant sur des chiffres et des indicateurs émanant d’un paradigme, d’une « gouvernementalité néolibérale » qu’il s’agit de dépasser au profit de la durabilité plutôt que de la rentabilité. Dans cette perspective, la société de consommation montre une forte propension à se nourrir de nos angoisses en leur apportant des réponses illusoires au travers d’une forme de « théodicée séculière ». Occupant quasiment le registre du « sacré », le consumérisme prendrait en quelque sorte le relais, là où la religion plaidait jadis la cause de Dieu face au Mal. Mais en réalité, cette théodicée consumériste, tenant plus du déni que de l’eschatologie crédible, se caractériserait par la fausse sécurité ontologique qu’elle semble procurer et par son incapacité à apporter espoir et consolation réels et durables. Dans ce contexte « socio-normatif », chacun est persuadé que plus il consomme, plus il possède, plus il est socialement valorisé. Avec le risque que cette norme consumériste place les ménages les plus vulnérables en situation de déclassement social, objectif ou subjectif. Est aussi posée la question du décalage entre le temps du capitalisme, temps du marché (qui s’accélérerait en accentuant l’incertitude, la « pénurie de vie ») et les temporalités diversifiées des activités sociales qui sont pour la plupart incompatibles avec cette accélération. De ce changement accéléré découlerait un isolement des individus et des comportements de repli sur soi. Enfin, plusieurs textes rappellent le clivage entre ceux qui pensent pouvoir pérenniser les styles de vie consuméristes actuels et ceux qui, au contraire, sont persuadés que nos façons de vivre devront considérablement changer si nous voulons préserver les équilibres écologiques en misant davantage sur des formes d’innovation sociale et politique favorisant une autonomie qui ne dépendrait plus de la croissance.
Une éthique de résistance ?
13L’ensemble des contributions appelle donc à « résister » aux routines du système actuel et à remettre en cause le modèle productiviste, au profit d’une « soutenabilité forte ». Contre la tentation du « confort », de la pérennisation de l’existant, et en dépit du contrôle social puissant qu’exerce la dynamique de marché, émerge la proposition – partagée par la plupart des auteurs – d’une réorientation vers une « trajectoire expérimentale », plus radicale en termes de remise en cause et permettant au collectif d’« essayer » des capabilités [4] inédites, des espaces et des modes de vie nouveaux (agrobiologie, permaculture, autoconstruction, etc.). Avec comme attracteur, un nouveau genre de vie, distinct du genre de vie dominant, censé aussi intégrer la conscience d’une vulnérabilité avec laquelle l’attente d’autonomie et d’individuation doit désormais composer. D’aucuns considèrent qu’un tel changement de style de vie s’apparente davantage à la résistance « ordinaire » qui est une manière d’agir au quotidien pour préserver des liens, incluant des contraintes fortes mais sans forcément renverser le rapport de force global. Dans cette posture transitionnelle et au fil des pages, les valeurs prennent toute leur importance et se diffusent dans les expérimentations concrètes, dans la construction des savoirs et des savoir-faire à l’œuvre. Il est notamment question, sinon d’entretenir un esprit critique vis-à-vis de la société actuelle, du moins de cultiver plus de réflexivité au niveau individuel. Il s’agit aussi de privilégier la qualité et la satisfaction de vie, de rechercher le temps juste, l’équité, la cohésion sociale, d’intégrer les enjeux de délibération et de transparence à l’appui de la justice sociale et de nouveaux indicateurs, de développer des approches plus participatives, de favoriser l’expression sur les valeurs et la valeur, de permettre la discussion collective sur les finalités de la société et des engagements politiques. Pour certains contributeurs, le changement des modes de vie s’engage grâce à un certain nombre de savoir-être, notamment communicationnels, qu’il s’agisse de déployer une écoute attentive et bienveillante auprès de tous, sans jugement de valeur, sans intention de vouloir faire intégrer des comportements normatifs, ou plus généralement de promouvoir une communication non violente permettant de mieux comprendre l’univers des besoins et des émotions de chacun. Au fil d’une lecture attentive, le lecteur peut ainsi relever les marqueurs, disséminés mais bien présents, d’une éthique qui traverse les propositions de mise en œuvre du changement des modes de vie, donnant à voir l’ébauche d’un nouveau référentiel [5] des politiques de la durabilité. Et, quand bien même les modes de vie pourraient se révéler insatisfaisants éthiquement parlant, ils restent, pour l’ensemble des contributeurs, un bon levier pour les changements sociaux et la promotion d’une nouvelle civilité, sinon d’une nouvelle civilisation.
Temps et échelles du changement
14À travers plusieurs contributions, la variable « temps » apparaît comme structurante du changement des modes de vie. En premier lieu, dans la perspective de résistance évoquée ci-avant, il est fait état des tactiques de ralentissement déployées face à l’accélération. Celles-ci, quand elles résultent d’une « décélération intentionnelle », peuvent découler d’une réforme préalable du style de vie ou conduire à des changements vers des modes plus « durables », plus écologiques, ou « alternatifs » (mouvements Slow, par exemple). Contre la désynchronisation engendrée par des modèles de développement non durable qui érigent l’urgence, l’agitation et la vitesse en nouvelles valeurs, un des auteurs propose de développer une « écologie temporelle », déclinée au prisme d’un « urbanisme des temps », avec ses formes « temporaires » et modulaires, où la « ville malléable » s’adapterait aux phases de l’habiter, de l’expérimentation, à des usages alternés de l’espace public susceptibles de raviver l’intensité urbaine, le lien social et un droit égalitaire « à la ville ». D’autres évoquent la nécessaire intégration d’une « pluralisation » des rythmes et des trajectoires vers « une » transition écologique. Gestion plurielle des temps de la durabilité qui traverse aussi l’agenda politique local quand il est à la fois question d’urgence, de travail au long terme et de ralentissement.
15La modification des modes de vie pose la question de l’échelle territoriale, corollaire de la variable temporelle. C’est le problème crucial de l’essaimage des bonnes pratiques, de la réplication, et, au-delà, d’une diffusion d’une culture du changement. Avec une incertitude prégnante : la dynamique de transition qui s’invente dans les marges de la société productiviste restera-t-elle périphérique ? Ou au contraire saura-t-elle emporter avec elle l’ensemble de la société ? C’est la question du passage de l’émergence des expériences à leur modélisation. Dans ce processus, le mouvement des « Villes en transition » est décrit comme un laboratoire local incontournable de la démarche transitionnelle, qui mise sur le dépassement d’un « effet de seuil » pour fédérer plus largement d’autres niveaux d’acteurs et de territoires. Pour les auteurs, le changement passe aussi par des modifications du rapport à la propriété qu’illustrent le covoiturage et l’auto-partage, par l’émergence des pratiques d’économie circulaire, ou encore par l’expérimentation d’une construction plus collaborative et mutualisée des savoirs ou savoir-faire susceptibles de répondre globalement à la demande sociale des territoires. Dans ces processus de modification des modes de vie, les technologies de l’information et de la communication (TIC) seraient non seulement des outils qui facilitent les nouveaux comportements, des opérateurs puissants de démultiplication et d’élargissement des communautés aterritoriales de pratiques, mais qui auraient aussi un rôle propre, préengageant [6] et relationnel, qui encouragerait ces nouvelles pratiques. Plusieurs textes abordent ainsi des expériences de services de communication numérique, de plateformes d’échanges, d’utilisation de logiciels libres, voire même un scénario « high-tech » mettant en scène une voiture « autonome ».
Le changement : de l’individuel au collectif
16De la même manière que la politisation d’un enjeu s’opère par le passage d’un problème « privé » à une dimension « publique », avant qu’il ne devienne « politique » au sens plein, la question du changement des modes de vie s’entend comme passage d’un comportement individuel à une norme socialement désirable et collectivement porteuse de valeur sociale, avant d’être éventuellement saisie par des dispositifs de politiques publiques. L’ensemble des contributions insiste d’abord sur la dimension fondatrice, « délibérée », des motivations et des pratiques individuelles, parfois assimilables à des stratégies adaptatives. Ainsi, pour renverser les modes de consommation au nom de la durabilité, il faudrait atteindre ce qui, quels que soient nos rôles sociaux, motive personnellement ces choix de vie. L’engagement collectif vers une écocitoyenneté et une « soutenabilité forte » est une autre variable cruciale. Pourvu, c’est la condition évoquée par certains auteurs, que la conformation aux attendus de la durabilité ne soit pas subie et que l’adhésion normative soit au contraire intégrée ou choisie, devenant ainsi une marge de manœuvre, une modalité d’affirmation de la liberté individuelle face au modèle dominant.
17Dans cette perspective, les modes de vie coopératifs et orientés collectivement seraient à concevoir au pluriel, à comprendre comme des trajectoires différenciées et ouvertes. Selon les contributeurs, les modes de vie sont aussi à envisager comme une « discipline des mœurs » qui, si l’on veille à ce qu’elle ne devienne pas une « police des mœurs », accompagne et prépare une réforme des identités personnelles et collectives. Ainsi, les modes de vie élargiraient et fédéreraient « l’ethos de l’agir personnel pour le généraliser par l’instauration d’un monde commun » (p. 51), d’une qualité de vie et de relations de confiance avec notre communauté d’appartenance. Dans cette trajectoire allant de l’identité individuelle à l’identité collective, le « groupe » devient un ressort fondamental du changement, comme la « communauté » qui, en tant que forme d’organisation des individus en petit groupe affinitaire, réunis pour partager une façon de vivre spécifique (à l’instar des coopératives d’habitats), pourrait devenir une strate de gouvernance intermédiaire du changement des modes de vie.
Politisation ou infrapolitisation du changement ?
18À la lecture de l’ouvrage plusieurs éclairages s’avèrent donc tout à fait enrichissants et suffisants pour amplement en justifier la lecture et l’intérêt. Une ambiguïté persiste pourtant s’agissant du rapport au politique dont les acteurs sont finalement des destinataires essentiels du propos. En effet, au-delà de la partie « Recommandations », l’ensemble des contributions se situe, à dessein, dans la perspective de fournir des pistes de réflexion et d’action aux décideurs politiques. Cette posture « d’aide à la décision » prend acte du rôle déterminant des politiques publiques et se voit donc traversée par une sorte d’incitation à la politisation des enjeux au sens institutionnel du terme. Outre les avancées déjà visibles, à l’instar de la lutte pénale contre l’obsolescence programmée, de multiples attentes sont ainsi formulées à l’égard du politique : repérer et rendre visibles les solutions existantes, les évaluer, se nourrir des expériences réussies, les disséminer à plus grande échelle, créer les conditions propices au changement des modes de vie, intégrer l’expérimentation, tenir compte des aspirations à l’appropriation du temps, travailler sur de nouveaux indicateurs, accepter l’hybridation des modèles, accompagner, financer, déléguer, soutenir, etc.
19Si cette sollicitation du politique semble incontournable à l’appui d’un changement accru des modes de vie, elle n’en reste pas moins sujette à caution pour de nombreux acteurs de la nébuleuse des « innovateurs alternatifs ». En effet, le rapport au politique institutionnel reste compliqué, conflictuel et traversé par une certaine défiance à l’égard de formes d’institutionnalisation des expériences, parfois vécues comme une compromission partielle ou totale de l’engagement militant. La suspicion est encore souvent celle d’un « recyclage » opportuniste, voire d’une « mise en ordre » ou en conformité avec le système dominant travaillant plutôt à la résorption progressive des lieux, des ressorts d’une pensée vive de l’utopie, condition même d’une invention de nouveaux possibles. Le choix est donc parfois celui d’un positionnement à distance des sentiers balisés par les institutions politico-administratives, recherchant le court-circuit infrapolitique. Qu’il s’agisse de préjugés à réduire, ou d’« apprivoisements » mutuels à entreprendre, le changement n’ira pas sans frottements. Ce point, qui reste en suspens une fois le livre refermé, invite à poursuivre la réflexion…
20Pascal Tozzi
21(Université Bordeaux-Montaigne, UMR5319 Passages, Pessac, France)
La grande adaptation. Climat, capitalisme et catastrophe, Romain Felli, Seuil, 2016, 240 p.
23On aurait tort de penser que la réaction du monde des affaires et des milieux politiques conservateurs américains au changement climatique a seulement consisté à en nier l’existence ou à en minimiser l’importance. Sans remettre en cause les études de Naomi Oreskes et Erik Conway [7] sur le climatoscepticisme, Romain Felli montre que la réponse capitaliste au changement climatique ne s’y réduit pas. Dès la fin des années 1960, les « réactionnaires éclairés » (p. 16), aux États Unis, se sont préoccupés de la dégradation de la situation environnementale et des menaces qu’elle faisait peser sur la survie du capitalisme et ont encouragé des études scientifiques au niveau international. L’idée s’est imposée que, faute de pouvoir contrôler l’ensemble des phénomènes en cours, il valait mieux apprendre à vivre dans un monde changeant, et qu’en matière de réchauffement climatique, il fallait privilégier l’adaptation, par l’entremise du marché, plutôt que les mesures de réduction des émissions de gaz à effet de serre.
24Dans La grande adaptation, R. Felli « raconte comment l’idée d’adaptation aux changements climatiques a été mobilisée – et mise en œuvre – dès les années 1970 pour permettre une extension du marché dans tous les domaines de la vie » (p. 9). Cette politique ne s’est cependant pas imposée d’emblée. Une première phase (dans les années 1960) a été celle d’anticipations catastrophistes conduisant à préconiser le renforcement du pouvoir de l’État. C’est avec le tournant néolibéral de la fin des années 1970 que l’intervention réglementaire de l’État a paru plus inquiétante que la catastrophe annoncée, et que s’est répandue l’idée que la gestion environnementale relevait du marché et de sa flexibilité. Telle est la vision adaptative des politiques environnementales et climatiques, qui prônent la flexibilité et la résilience, dans un monde incertain et changeant. L’étude de R. Felli dégage les principales caractéristiques de ces politiques :
Néomalthusianisme
25Dès le livre de P. Ehrlich, The population bomb [8], en 1968, et le rapport Meadows [9] en 1972 est mise en avant l’idée que la crise environnementale est d’abord un problème démographique, de surpopulation. C’est la masse des démunis (pauvres, affamés, chômeurs) qui met en danger la planète en en dégradant l’environnement, en faisant peser la menace de la famine et de l’épuisement des ressources, en étant source d’insécurité (migrations, guerres du climat).
26C’est la caractéristique la plus ancienne et la plus constante de cette approche des problèmes écologiques. Cette façon de réduire les populations humaines à la vigueur de leur reproduction et à la postérité de leur descendance revient à faire peser sur le lapinisme des plus démunis la responsabilité de la crise environnementale. Une telle biologisation du social déplace les problèmes du Nord vers le Sud, faisant des politiques environnementales une affaire de contrôle par les pays du Nord des débordements des pays du Sud (y compris de leurs gouvernements).
Déterminisme climatique
27Après les pauvres, la deuxième accusée est la nature : l’étude du changement climatique tend à attribuer aux seuls impacts climatiques une vulnérabilité accrue des populations les plus pauvres, alors que ce sont aussi les politiques de développement qui, en accroissant les inégalités, renforcent la vulnérabilité des plus pauvres. La dimension sociale des changements climatiques étant ainsi rendue invisible, les solutions choisies peuvent être présentées comme une adaptation naturelle à des causes naturelles bien qu’il s’agisse de choix éminemment politiques.
Politiques de l’incertitude
28Le changement climatique engage une double incertitude : épistémologique (capacité limitée de prévision), mais aussi ontologique (le nouveau régime climatique est celui d’une variabilité accrue). Les politiques de l’adaptation choisissent résolument l’incertitude, mettant l’accent, en matière climatique, plus sur la variabilité que sur le réchauffement. C’est que devant l’incertitude, la meilleure réponse n’est pas dans la rigidité de l’État, mais dans la flexibilité du marché, qui est censée permettre l’adaptation. À la fixation de limites, qui relève de politiques réglementaires, les politiques de l’adaptation préfèrent la prise de risques, permettant la transformation de la vulnérabilité (victimes passives) en résilience (agents entreprenants).
Individualisation des réponses
29Préférer le marché à l’État, c’est renoncer aux mesures sociales et collectives de protection des plus pauvres, pour chercher à transformer les comportements individuels, en faisant de chacun un entrepreneur, apte à gérer ses risques, et à prendre des décisions. D’après ce modèle, la capacité d’une société à s’adapter et à exploiter un environnement changeant est le résultat des initiatives individuelles agrégées.
Transformer les obstacles en solutions
30Ce qui se dégage ainsi du livre de R. Felli, c’est la très grande adaptabilité du capitalisme. On voit comment ce qui, à première vue, menaçait le capitalisme d’effondrement a été converti en occasions de l’étendre. Il ne s’est pas seulement agi, pour le capitalisme, de survivre, voire de se perpétuer en s’imposant des contraintes et des limites, mais bien de s’étendre et de se renforcer, au point de devenir l’horizon indépassable de toute politique écologique. La tendance lourde à évaluer l’environnement sous un angle économique, caractéristique principale de la gestion néolibérale de l’environnement, s’impose comme la référence obligée de toute tentative pour améliorer la situation, fût-ce celle des victimes du capitalisme. Qu’il s’agisse de protéger l’environnement ou de défendre les plus pauvres, toute initiative, pour être acceptée, doit faire la preuve de sa rentabilité économique. Même Oxfam, ONG humanitaire soucieuse de justice climatique, s’y est mise, rebaptisant les « réfugiés climatiques » (victimes) en « migrants » (acteurs). On peut tout au plus colorer le néolibéralisme d’un peu d’humanisme.
31On constate une nette convergence entre l’étude de R. Felli et les travaux de Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz [10]. Il s’agit de mettre en doute la bonne conscience écologique : nous aurions enfin pris conscience des dégâts que notre système impose à l’environnement et aux plus pauvres d’entre nous, et nous nous engagerions résolument dans la transition écologique vers un autre système de production, d’autres façons de vivre, d’autres rapports à la nature. Point du tout ! Sous couvert de politiques environnementales, c’est le système capitaliste qui perdure et se renforce. Faire l’histoire de l’écologie, c’est finalement faire l’histoire du capitalisme. Et si les tentatives de résistance à l’adaptation esquissées par l’auteur à la fin de son livre paraissent si dérisoires, ce n’est pas seulement que ce n’est pas son objet de les développer (il renvoie à Naomi Klein), c’est surtout que sa présentation des politiques d’adaptation néolibérales n’a guère laissé entrevoir de possibilités pour d’autres politiques. Peut-on échapper à la récupération capitaliste de la conscience écologique ? Les politiques environnementales doivent-elles être soupçonnées par principe d’être, sous couvert d’amélioration écologique, des instruments de promotion du capitalisme ?
32Un des mérites du livre de R. Felli est qu’il nomme par son nom – capitalisme – ce que bien des études désignent plus allusivement comme l’économie, les affaires, voire le système, avec pour conséquence de laisser dans le flou la situation exacte des solutions proposées : font-elles partie du système, le combattent-elles ? L’auteur ne laisse pas planer un tel doute. Il dit clairement, par exemple à propos du rapport Meadows, qu’il « ne rompt pas avec la logique capitaliste » (p. 35). Cela justifie-t-il de n’en retenir que la seule composante néomalthusienne, en laissant de côté la question des limites à la croissance, qui a provoqué les critiques violentes d’économistes comme William D. Nordhaus, que R. Felli inclut dans la même « logique capitaliste » ? En privilégiant le fil conducteur de l’adaptation, au détriment de la vivacité des controverses et des conflits soulevés par les questions environnementales, l’auteur ne surestime-t-il pas l’unité et la cohérence d’un capitalisme dont le centre est américain (il parle ainsi du « capitalisme dont les États-Unis sont à la fois le garant et le principal propagateur », p. 67) ? S’il montre bien qu’il y a une politique capitaliste d’adaptation, cela ne signifie ni que toute politique capitaliste soit adaptative (il y a le « business as usual » du climatoscepticisme ou les politiques de réduction par le marché carbone) ni que toute adaptation soit capitaliste.
33Le livre de R. Felli est construit sur une opposition entre adaptation et réduction, données comme exclusives. Or, ainsi présentée, l’opposition ne tient pas. Identifier capitalisme et adaptation, c’est passer à côté des autres formes d’adaptation. Car l’adaptation est inévitable : le changement climatique est en route, et se poursuivra, quoi que l’on fasse. On peut le réduire, pas l’empêcher. Il serait certes criminel de renoncer à toute mesure de réduction, mais il va bien falloir s’adapter à une réalité transformée. La question est donc de savoir ce que pourrait être une adaptation non capitaliste, ou en tout cas qui ne favoriserait pas le développement du capitalisme, mais se ferait au profit de ceux qui en souffrent. Plutôt que d’opposer adaptation et réduction, il vaudrait mieux distinguer différents types d’adaptation.
34R. Felli laisse entendre (p. 91) que, pour lutter contre la vulnérabilité des plus pauvres, il faut renforcer les protections sociales, institutionnelles. Cela le conduit à prendre le parti de Polanyi contre Hayek. Mais cela le maintient dans une opposition du social et du naturel, au-delà de laquelle il faut pouvoir aller. La naturalisation n’est pas la nature. Il est important de faire voir la réalité sociale que dissimulent les politiques d’adaptation. Mais que les politiques d’adaptation naturalisent une situation sociale ne signifie pas que la question de la nature est sans objet. Le néolibéralisme a une conception de la nature (vue comme un processus, ou comme des flux en changement constant…). C’est une conception qu’il n’a pas introduite, mais qu’il a su faire tourner à son profit. Lui en laisser l’exclusivité serait se condamner à ne pas savoir à quelle nature il va falloir nous adapter ni comment nous pouvons composer avec elle.
35Catherine Larrère
36(Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, UFR10, Paris, France)
L’adaptation aux changements climatiques. Les réponses de l’action publique territoriale, Elsa Richard, Presses universitaires de Rennes, 2016, 284 p.
38Le présent ouvrage est issu de la thèse de doctorat en aménagement, dirigée par Jean-Paul Carrière et Corinne Larrue, qu’Elsa Richard a soutenue à l’Université de Tours en 2013. Il s’agit d’une contribution scientifique faisant appel à une variété de notions théoriques, qui reste néanmoins accessible et d’une lecture facile. Bien qu’inscrit dans le champ de l’aménagement, ce travail n’hésite pas à mobiliser des apports des sciences de la complexité, des sciences de gestion ou encore de la sociologie politique et de la sociologie des organisations.
39Il prend le parti d’étudier l’adaptation aux changements climatiques en tant que problématique spécifique, « injonction » adressée aux territoires et issue des niveaux nationaux et internationaux. Selon la définition que lui a donnée le GIEC en 2001 [11] et utilisée dans l’ouvrage, l’adaptation désigne « l’ensemble des démarches et actions visant l’ajustement des systèmes naturels ou humains en réponse aux changements climatiques ainsi qu’aux impacts potentiels des politiques climatiques, afin de réduire les effets négatifs et d’exploiter les opportunités » (p. 16). L’objectif de la présente recherche est de comprendre comment l’adaptation se décline et est intégrée à l’action régionale et locale, sous quelle forme et selon quels processus elle est mise en œuvre.
40L’auteur postule un double intérêt de l’échelon territorial : sa capacité à proposer des réponses adaptées aux contextes physiques et socioéconomiques locaux et une plus grande rationalité a priori de l’action publique locale. À partir de là, elle formule deux hypothèses directrices. La première est que la territorialisation de l’adaptation est nécessaire et forcément différenciée. La seconde est que l’adaptation peut être en mesure de « réinterroger les modes de penser l’aménagement du territoire, de questionner la pérennité des modes de développement actuels et de mettre à l’épreuve les capacités d’anticipation de l’action territoriale » (p. 20).
41Après une introduction pédagogique, claire et complète revenant sur l’historique de la construction et de l’institutionnalisation de l’adaptation, E. Richard adopte une démarche hypothético-déductive en deux parties. La première, théorique, constitue un tour d’horizon des questionnements que l’adaptation est à même de soulever. La seconde confronte ces questionnements théoriques à quatre études de cas territoriales : la région Bourgogne, le golfe du Morbihan, la région Guadeloupe et la communauté urbaine de Toulouse Métropole.
42La première partie s’emploie à redéfinir les « contours conceptuels d’une notion ambiguë » (p. 29). Il s’agit de construire à partir de la littérature un cadre d’analyse tenant compte de la polysémie de la notion d’adaptation et des différentes typologies qui ont pu être proposées. E. Richard explicite les questions philosophiques qui fondent l’intérêt de l’adaptation comme objet particulier pour le chercheur. Elle montre notamment comment l’étude de cet objet peut permettre – au travers d’une posture inédite de « conscientisation des adaptations de l’homme à son environnement futur » – de réinterroger la distinction moderniste Homme/Nature et les modes de gestion déterministes.
43L’auteur détaille ensuite les modalités de territorialisation de l’adaptation dans le contexte français. Elle revient sur une institutionnalisation en deux temps des politiques climatiques, d’abord volontaires et orientées vers l’atténuation, puis intégrant progressivement l’adaptation et se généralisant suite à la loi Grenelle. L’auteur montre en quoi ces politiques [12] sont caractéristiques de certaines évolutions d’une action publique impulsée par l’État qui donne un cadre global aux collectivités mais leur laisse la définition du contenu.
44Le dernier chapitre de cette première partie précise l’inscription de cette démarche de réflexion dans le champ de l’aménagement. Celui-ci est présenté comme un domaine déjà habitué à anticiper mais que les caractéristiques particulières du problème climat (rapidité, brutalité, échelle des changements, faible réversibilité, visibilité limitée) peuvent ébranler dans sa capacité à gérer l’incertain, notamment en renvoyant la construction du sens de l’action a posteriori [13]. L’auteur identifie quatre questions posées par l’adaptation à l’aménagement : celle des disparités spatiales dues au changement climatique, celle de la distribution spatiale de la population et des activités, celle du maintien de l’habitabilité des territoires et enfin celle du fonctionnement écologique et de la préservation des ressources naturelles. En conclusion de cette analyse théorique, quatre propositions à tester empiriquement sont formulées. Elles prévoient que l’adaptation permette la mise en place de nouveaux jeux d’acteurs, notamment entre scientifiques et gestionnaires, qu’elle incite à la mobilisation d’outils et d’instruments innovants, qu’elle encourage le développement de savoirs localisés (par exemple sur les vulnérabilités territoriales) et qu’elle dynamise les démarches de prospective territoriale.
45La deuxième partie de l’ouvrage met les processus de construction de l’adaptation « à l’épreuve des faits » à partir de l’analyse empirique de quatre territoires plus ou moins avancés dans leur démarche d’adaptation, plus ou moins représentatifs des collectivités françaises et de milieux particuliers (urbain, insulaire, etc.).
46Les différents exemples étudiés montrent tout d’abord que l’acquisition de connaissances et l’établissement de socles cognitifs locaux apparaissent comme des points de passage obligés de toutes les démarches. Le défi est de rendre visible et perceptible (matériel) le problème climat sur le territoire, ce qui peut s’avérer particulièrement difficile, y compris pour les territoires dont la vulnérabilité est a priori plus grande (par exemple, la Guadeloupe).
47Les observations de E. Richard invitent pourtant à relativiser l’importance de la production de connaissances par rapport au besoin de médiation entre science et action locale. Le rôle-clé d’acteurs comme l’agence Alterre très présente en Bourgogne est largement décrit et analysé à la lumière de plusieurs grilles de lecture de ces intermédiaires-passeurs (médiateurs, porte-parole, courtiers, organismes relais, entrepreneurs politiques). Si ces acteurs – quand ils existent – remplissent bien un rôle cognitif de médiation des connaissances, ils parviennent moins bien à provoquer une saisie du sujet par le politique. Ce travail donne à voir l’adaptation comme un sujet encore largement dépolitisé en apparence, jusqu’à présent peu conflictuel. L’auteur note pourtant que les choix d’aménagement qui peuvent être faits en considérant ou pas les évolutions à venir du climat, laissés de fait aux experts, incarnent forcément une certaine vision du territoire et de son développement futur et ont donc un caractère intrinsèquement politique.
48Le dernier chapitre du livre analyse la percolation du sujet dans les documents d’urbanisme. Il distingue pour cela le niveau régional (autour de documents comme les schémas régionaux du climat, de l’air et de l’énergie [SRCAE]) – dont le rôle stratégique et prospectif permet l’appropriation de grands principes d’adaptation – et le niveau local (par exemple dans les schémas de cohérence territoriale [SCoT]) qui a plus de mal à l’opérationnaliser. Dans le golfe du Morbihan comme à Toulouse, les actions locales intègrent encore difficilement l’adaptation, que ce soit dans les politiques climatiques ou dans les politiques de gestion des risques. Lorsqu’une anticipation d’évolutions possibles des conditions climatiques – comme la hausse des sur cotes marines – est prise en compte, ce n’est qu’en réponse à une réglementation.
49Pour l’auteur, cela s’explique avant tout par le caractère récent de l’adaptation. La sensibilisation à ce sujet et l’appropriation de ses enjeux prendront du temps. C’est, de notre point de vue, une conclusion discutable : le temps suffira-t-il pour provoquer la mise en visibilité du caractère politique de ce sujet et une réelle saisie, par les élus, de l’adaptation ? Ce que montre E. Richard, c’est que jusqu’à présent, les politiques d’adaptation au changement climatique n’ont pas permis d’évolutions structurelles de la capacité de l’action publique locale à accepter l’incertitude et à anticiper. Le « saut cognitif » qui permettrait une évolution des représentations des relations de l’homme à son environnement à même de faire adopter de nouvelles normes et de nouveaux critères d’action (fondés, par exemple, sur l’adaptabilité, la réversibilité, la transformabilité) n’a pas eu lieu : « Dans les faits l’anticipation des effets des changements climatiques semble à peine rappeler à l’Homme moderne ses interdépendances oubliées à la nature et, n’induit pas de changements réels dans les représentations et les logiques d’action locale. » (p. 259).
50Au final, cet ouvrage parvient à réaliser le difficile exercice de rendre compte de la cohérence des questions que la notion d’adaptation, comme objectif de politique publique, peut poser. Il montre que si « la territorialisation apparaît nécessaire pour l’adaptation des territoires aux changements climatiques […] l’action locale éprouve des difficultés manifestes à s’en saisir » (p. 129). La mise en évidence et l’illustration de l’importance de la production et de la médiation des connaissances et, dans un même mouvement, de leur insuffisance dans ce contexte représentent des apports majeurs. On aurait aimé que la question, soulevée par l’auteur, du besoin de mise en débat des priorités locales autour des valeurs, des enjeux et des stratégies de développement territorial (Que cherche-t-on à maintenir ? Que cherche-t-on à transformer ?) soit approfondie. C’est en effet cette « définition collective des objectifs d’adaptation au changement climatique » (p. 262) qui justifie l’existence de l’adaptation comme politique en soi par rapport à des leviers plus implicites ou réactifs de prise en compte des effets du changement climatique (comme l’évolution des référentiels d’aménagement). Au-delà de l’injonction nationale et internationale, la volonté même d’anticiper des adaptations à des changements à venir constitue un choix fort. Il est important que la pertinence, la priorité et la possibilité de ce choix, encouragé par le milieu scientifique, puissent être discutées au niveau local.
51E. Richard identifie deux axes de prolongements possibles de cette recherche : l’approfondissement de l’étude des circuits de connaissances (entre différents lieux et acteurs, y compris non institutionnels, sous différentes formes) et la poursuite des recherches sur les modes de concertation. En cohérence avec ces orientations, il nous semble qu’il serait particulièrement intéressant d’explorer les visions, les nouveaux partenariats territoriaux et les outils qui peuvent contribuer à faire évoluer les représentations du futur utilisées dans les choix politiques de développement territorial. La capacité de l’action publique locale à envisager des surprises et des ruptures semble en effet être un chantier encore émergent.
52Vivian Dépoues
53(Institute for climate economics [I4CE], Paris, France)
Quelles rivières pour demain ? Réflexions sur l’écologie et la restauration des cours d’eau, Christian Lévêque, Quæ, 2016, 288 p.
55Christian Lévêque, biologiste et ichtyologue chevronné, a accompli sa carrière à l’Orstom (l’actuel IRD), dont il est directeur de recherches émérite. Il a été l’un des pionniers de l’interdisciplinarité au carrefour des sciences de la vie et des sciences humaines et sociales, notamment en participant à la gestion du Piren Fleuves (Programme interdisciplinaire de recherche sur l’environnement), puis du PEVS (Programme Environnement, vie et société du CNRS). Expert reconnu en matière de fonctionnement et de gestion des rivières, il vient de publier son dernier ouvrage sous le titre Quelles rivières pour demain ? Préfacé par le professeur Ghislain de Marsily, hydrologue, académicien des sciences, le présent volume peut faire l’objet de plusieurs lectures. C’est en premier lieu un manuel transdisciplinaire sur les multiples aspects paysagers et fonctionnels des cours d’eau qui instruira les étudiants et le grand public sur une vision élargie des milieux d’eau courante ; c’est en second lieu et avant tout un ouvrage profondément original, « décalé », dans sa façon de porter un jugement critique sur certaines approches scientifiques et surtout sur la réglementation en matière de gestion et sur les pratiques concrètes qui en découlent. L’interrogation présente dans le titre de l’ouvrage se révèle, au fil de la lecture, très pertinente : les nouvelles pratiques de gestion des rivières françaises, promues à marche forcée dans un contexte d’incertitude quant à la réponse des cours d’eau au changement climatique, sont-elles efficaces, adaptées à des réalités complexes, en un mot, sont-elles durables ? L’ouvrage pourrait troubler un lecteur qui aurait une position conservationniste arrêtée. Nous suivrons l’auteur au fil de ses chapitres car son positionnement théorique se révèle, prend de l’ampleur pour s’achever dans des pages d’une force certaine.
56Au nombre des points soulignés par C. Lévêque dans sa synthèse des connaissances acquises, il convient de mentionner des développements très clairs portant sur les concepts modernes de l’écologie dans les domaines de la variabilité spatiotemporelle (concepts de trajectoire au passé et au futur incertain qui s’opposent à celui d’équilibre, ou contestation de l’état de référence choisi dans le passé) (chapitre 4) ; il est aussi question d’habitat, d’organisation hiérarchique des niches nécessaires à l’ontogenèse des organismes (chapitre 6) et d’interactions entre le lit mineur et le corridor fluvial. Que cache le terme de biodiversité ? Terme « hybride », « auberge espagnole », il est devenu un enjeu de pouvoir tant pour les scientifiques que pour les ONG qui n’en donnent pas la même définition, entre mouvement et stationnarité, entre aspect stochastique et déterministe dans la composition des peuplements des rivières ; la majorité des scientifiques privilégieraient le changement tandis que les gestionnaires et le grand public seraient en général plus attachés à des positions implicitement fixistes.
57Là est le fond du problème concernant l’avenir de nos rivières : si les conceptions fondamentales divergent à ce point, comment s’entendre sur le « bon état » voulu par la Directive-cadre européenne sur l’eau adoptée en 2000 (chapitre 8) ? C’est le nœud gordien des relations entre une écologie quelque peu divisée et la construction sociale des mots-clés et des réglementations. L’auteur considère que le « bon état » a été défini sur la base du seul compartiment biologique et d’une nature naturelle mythifiée, sans qu’il soit fait référence à la longue histoire des relations entre les sociétés occidentales et les rivières. La référence « naturelle » est certes à rechercher dans le passé – mais lequel ? En général, on retient des cartes vieilles tout au plus de 200 ans, ou des milieux analogues supposés peu perturbés, exempts des dysfonctionnements que, par définition, introduiraient les activités humaines. C’est ne pas tenir compte des multiples façons dont la société s’exprime quand on la questionne sur le bon état. Sans oublier l’absence de prise en compte du changement climatique dont il est avéré qu’il est aussi sous influence anthropique.
58La multifonctionnalité fort ancienne des rivières (chapitre 9), la lutte contre les inondations (chapitre 10), la fragmentation des rivières par les barrages (chapitre 11) sont ensuite l’occasion pour C. Lévêque de souligner que la restauration des rivières dans le but de leur redonner un air de naturalité est « une ambition un peu caricaturale, voire idéologique, qui ne peut (en réalité) se concevoir que sous une forme de compromis entre les héritages du passé, les usages actuels […] et les objectifs écologiques qui restent […] à préciser. » (p. 130). Comment restaurer des anthroposystèmes anciens et complexes ? L’argumentation de l’auteur se fait ici plus incisive. L’Onema affirme que la moitié des risques de non-atteinte du bon état écologique en 2015 serait due aux barrages et aux seuils ; mais sur quelles bases scientifiques ? Certes, quelques opérations d’effacement « prometteuses » ont été réalisées mais la généralisation de ces procédures organisée par le Plan d’action national pour la restauration des cours d’eau en 2009 pose problème. Face aux utopies, à la radicalisation en cours entre l’image de la « rivière à moulins » et celle de la rivière sauvage et biocentrée, mais aussi face à l’autoritarisme public, C. Lévêque prône une voie médiane fondée en premier lieu sur l’application de règlements anciens et non respectés, ce qui permettrait de maintenir un grand nombre de petits aménagements. De fait, rien n’est clairement démontré en matière d’impacts des petits obstacles sur les formes de la continuité tant manquent les études scientifiques à l’amont et à l’aval du processus d’arasement des seuils ou d’effacement complet ; cela soulève une question de fond : comme l’écrit l’auteur, « Il est donc pour le moins discutable de décréter un programme d’arasement sans avoir fait la preuve indiscutable qu’une telle opération est globalement bénéficiaire pour la société dans son ensemble » (p. 183). Sans compter que la continuité peut favoriser la mobilité d’espèces invasives. L’ouvrage de 2013 [14] précisait que les décisions ont été prises essentiellement à dire d’experts ; ces derniers se sont basés sur les impacts avérés de grands barrages du simple fait que les seuils n’avaient pas été étudiés lorsque les décisions furent jugées nécessaires. Des pages qui prennent un relief particulier dans la période actuelle marquée par la vive contestation sociale qui s’exprime vis-à-vis de la restauration de la continuité écologique et sédimentaire le long de nos rivières équipées de plus de 70 000 biefs et moulins.
59Le chapitre 14 pose logiquement la question de fond : faut-il recréer la nature ou l’adapter à nos besoins ? La réponse de C. Lévêque est claire : il convient de rendre compatibles à la fois les usages et la préservation des écosystèmes, tout en admettant que la restauration n’est pas un génie exact, qu’elle reste expérimentale et souvent éloignée de l’état réel de la connaissance scientifique, le terme de biodiversité servant la plupart du temps à la promotion des projets aux objectifs variés, à la réussite incertaine, et dont les retours d’expérience sont rares (p. 234). Toutes les activités humaines ne sont pas négatives. En outre, la diversification des habitats aquatiques par l’activation des processus hydromorphologiques n’est pas forcément la panacée, d’autant que les attentes des citoyens sont trop peu prises en compte dans la décision.
60Quelles sont les perspectives envisageables au terme de cet ouvrage (chapitre 15) ? Elles sont multiformes puisque les incertitudes l’emportent, mais C. Lévêque souligne l’importance que vont prendre la température des eaux et le bilan hydrique des bassins fluviaux dans la perspective du changement climatique. En outre, rien ne pourra réussir en matière de restauration tant que la question première de la pollution des eaux n’est pas réglée : « L’amélioration de la qualité des eaux est la condition sine qua non à tout projet de restauration des cours d’eau » (p. 265). Selon l’auteur, il est important d’étudier les trajectoires suivies tant par les peuplements d’invertébrés benthiques que par les peuplements de poissons dans un contexte instable et à l’avenir incertain ; de laisser assez de temps à la récupération des écosystèmes pour mieux évaluer les trajectoires du futur ; et enfin de réaliser une meilleure gouvernance, quitte à moins écouter les militants de l’environnement les plus actifs.
61Jean-Paul Bravard
62(Université de Lyon, UMR5600 EVS, Lyon, France)
Water governance in the face of global change. From understanding to transformation, Claudia Pahl-Wostl, Springer, 2015, 287 p.
64At the beginning of the book (p. 6), Claudia Pahl-Wostl claims that “the book considers all relevant scientific discourses with respect to water governance and its transformation towards sustainability”. Even if this claim comes with words of caution, it may seem quite surprising for anyone familiar with the seemingly limitless universe of water governance. Yet, this sentence summarizes well the content of the book and its targeted audience. The book covers a wide range of water governance related issues, including policies, institutions, actors, governance modes and scales to name only a few. As such, it is well suited for anyone familiar with water governance and willing to go deeper into certain topics while keeping a synthetic vision of the field. Since embracing the complexity of water governance in a single book is highly challenging, readers who are unfamiliar with water governance related vocabulary and concepts might be willing to start with a more didactic publication [15]. This being said, C. Pahl-Wostl strives to clarify key terms and guiding assumptions underpinning her work. Chapter 3 is very helpful in that matter. In parallel, readers looking for an in-depth analysis of specific water governance theories risk being disappointed since, and the author underlines it herself, this book is not an encyclopedia on water governance and “many of the research themes addressed would deserve their own book”.
65In order to help readers navigate this book and water governance in general, a few elements about the structure of the book might help. It includes 12 chapters. The preface provides an explanation as to why, for whom and how this book was written. It touches upon the relationships of the author with the broader research community, notably the social-ecological system (SES) Club, whose most prominent member was the late Elinor Ostrom. Chapter 1 introduces the book and provides a detailed description of the content of each chapter. Chapters 4 to 7 build the foundations of the theoretical and methodological frameworks introduced respectively in chapters 8 and 9. Chapter 10 summarizes the results stemming from the use of these frameworks in a large number of empirical analyses. The last two chapters look into future opportunities and perspectives for water governance. All chapters are illustrated by numerous figures which facilitate the understanding of the theories evoked. I will therefore make multiple references to these figures in the rest of my review as I think they are key to understanding the overall theoretical proposition offered by the book. Each chapter includes a stand-alone bibliography and can therefore be read independently. The detailed table of contents, the index at the end of the book and the multiple references to other chapters in most paragraphs ease this selective reading mode. But to benefit fully from the rich content of the book, readers are however encouraged to adopt a more linear reading mode.
66In terms of content, this book covers two main aspects. On the one hand it presents the results of the work carried out by the author and her team at the Institute of Environmental Systems Research at the University of Osnabrück (Germany) over the past decade or so. On the other hand, it places this work in the frame of existing theories on water governance. This review will focus on the first aspect since it is, according tome, the key feature of this book.
67This book is a considerable contribution in the author’s prolific career in that it links many of the author’s and her team’s research results in the past decade. These results gravitate around the core framework developed by Pahl-Wostl and her colleagues : the Management and Transition Framework (MTF), introduced in chapter 3. The ambition of this framework is to provide a methodological approach to analyze, conceptualize and operationalize configurations and processes of water governance systems (WGS).
68The MTF may be used for two possible kinds of analysis (cf. figure 3.2 p. 31) : a “static” one focusing on the configuration of WGS, and a more “dynamic” one focusing on water governance processes. Configuration analysis is a “static” approach to analyze the dynamics of WGS, for example its vertical and horizontal coordination or its adaptive capacity. Process analysis aims at investigating water governance processes over time. Three strands of research which have used the MTF or a related framework illustrate how these two kinds of analyses can be mobilized in practice (cf. figure 10.1 p. 204) : (A) researches which characterize a dynamic state and strive to identify desirable characteristics of future governance systems ; (B) researches which analyze social learning processes to understand requirements for adaptive and transformative capacity ; and (C) researches which analyze transformative change to identify characteristics of governance systems and of societal learning processes that support transformative change.
69In order to carry out these analyses, the author suggests investigating WGS. In her view, they are composed of four classes of structural elements, which capture some of their most important characteristics. These characteristics influence the functional performance of WGS, which is itself enabled or hindered by the context in which the system is embedded. The four classes of structural elements are institutions, actors, governance modes and multi-level interactions. They are introduced in chapter 3 and subsequently developed in chapters 4 (institutions and actors), 5 (governance modes) and 6 (multi-level interactions). Elaborating on these four classes of structural elements, C. Pahl-Wostl identifies 11 assumed characteristics for WGS to be integrated and adaptive. They are presented in table 8.1 (p. 163). Functional performance, or the ability of a WGS to fulfil its societal function, can be evaluated by : (1) the rate of achievement of its intended purpose ; (2) the extent to which it sustainably enhances water security ; (3) its level of respect of good governance principles or (4) its adaptive capacity and resilience. The consideration of contextual elements which may enable or hinder WGS performance is, in my opinion, the weakest part of the book in methodological terms. If the author provides a few examples of such contextual elements, such as a country’s economic performance, the institutional capacity (i.e. the effectiveness of formal institutions and level of corruption, the presence of a civil society, and freedom of speech and means of expressing public opinion) or hydro-complexity (i.e. the characteristics of the biophysical environment), she does not provide a systematic “reading-grid” to analyze them as she did for the other pillars composing the MTF.
70Based on these building blocks, the analysis of change processes within WGS may be analyzed by looking at social interactions, especially social and societal learning (cf. figure 4.2 p. 71). For this, the author introduces an evolutionary approach to transformative change based on the triple-loop learning model (cf. figure 3.3 p. 36). The building blocks of the model stem out of the institutional analysis and development (IAD) framework developed by Elinor Ostrom, including, among others, action situation, institutions, situated knowledge, and operational outcomes (cf. figure 3.5 p. 38). Governance processes may be represented as sequences of connected action situations (cf. figures 3.6 and 3.7). The MTF also proposes to explore the linkages between formal policy and informal learning cycles (cf. figure 8.3 p. 170). The author mentions that the analysis of the different forms of linkages between these two processes allows to understand their influence on the learning process – and the effectiveness of the outcomes of the process – and ultimately to understand transformative change. A key element of this book to me is the identification of different phases of the policy and learning cycles. C. Pahl-Wostl inventories 7 phases in the policy cycle, from strategic goal setting to implementation and monitoring (p. 171-172) ; and 4 phases of the learning cycle, from problem structuring and reframing to the identification of structural constraints (p. 172-174). The linkages between action situations within each of these phases may be analyzed at different levels : niche (micro), governance and management system (meso) and socio-ecological system (macro) (cf. figure 8.4 p. 176 and 6.5 p. 118). Finally, WGS can also be analyzed from a functional perspective, by looking at six governance subfunctions (policy framing, conflict resolution, rule making, knowledge generation, resource mobilization and monitoring and evaluation) and critical properties of these subfunctions (legitimacy, leadership, representativeness and comprehensiveness) (cf. figure 3.10 p. 44).
71This book provides a broad and systemic approach in order to do justice to the complexity of water governance systems and their dynamics. This choice is very much in line with the author’s posture as an “interdisciplinary system scientist” who acknowledges influences from various disciplines in the water community. But the very fact that the approach presented is broad and systemic can make it quite difficult to grasp for readers. I therefore decided to focus this review on the clarification of the main pillars of the approach presented by C. Pahl-Wostl, rather than on the results of the empirical analyses which used this approach. Despite the already numerous figures, the book would have benefited in my opinion from an additional one attempting to provide a broad picture of the MTF and its components.
72This book could almost be seen as the memoirs or the achievement of a lifetime of C. Pahl-Wostl insomuch as it quotes her previous work. Numerous elements in her approach build on the work of other researchers. Even if these researchers are often cited, such borrowing would sometimes deserve to be plainly recognized and put into perspective. As for any book, readers therefore need to read Water governance in the face of global change while keeping in mind that the water governance approach presented in the book is one among others. The normative stance put forward by the author, for example when listing the characteristics required for a WGS to be adaptive and integrative, is not shared by all authors. Critical institutionalists for instance question the idea that designing the correct institutional arrangements will further good governance along with the rational choice and functional assumptions of mainstream institutionalists, embodied here by the author [16].
73In brief, this book is an excellent tool to discover the mainstream institutionalist school of thought, the work of C. Pahl-Wostl and the key pillars of water governance. It will stimulate the reader’s curiosity to go deeper into certain topics, such as actors and agencies or power relationships. Alternatively, it will engage them in using the MTF to carry out “real world experimentation” or to explore the potential of global discourses, such as the water-food-energy-nexus, water security, bioeconomy, green infrastructure or sustainable development goals, to drive transformative change towards sustainable water governance and management.
74Émeline Hassenforder
75(Irstea, UMR G-EAU, Montpellier, France)
La forêt salvatrice. Reboisement, société et catastrophe au prisme de l’histoire, Guillaume Decocq, Bernard Kalaora, Chloé Vlassopoulos Champ Vallon, 2016, 285 p.
77Écrire à six mains n’est jamais chose facile. Associer les réflexions du sociologue Bernard Kalaora à celles de l’écologue Guillaume Decocq et de la politologue Chloé Vlassopoulos suppose de maîtriser les contraintes de l’aventure de la coécriture, mais réserve aussi des bonheurs. Sortir de sa « zone de confort », pour se mettre en danger dans une approche résolument interdisciplinaire doit être salué.
78L’université de Picardie-Jules-Verne, à Amiens, a servi de creuset à ce rapprochement, construit à la faveur de projets de recherche menés en commun. B. Kalaora est le pivot de ce trio de contributeurs. Il a d’abord travaillé en binôme avec G. Decocq, dans le cadre du programme « Invabio II » du ministère de l’Écologie et du Développement durable, à un stimulant travail sur les plantes invasives, prenant pour étude Prunus serotina, arbre originaire de l’Amérique du Nord (appelé American black cherry, ou Cerisier tardif en français) envahissant les sous-bois de la forêt de Compiègne. Il a aussi collaboré avec C. Vlassopoulos à Pour une sociologie de l’environnement. Environnement, société et politique, ouvrage publié en 2013, également aux éditions Champ Vallon.
79B. Kalaora explique, en avant-propos, dans deux paragraphes intitulés « Remerciements », que ce livre est issu de la reprise d’un dossier travaillé, au début des années 1980, avec ses partenaires de l’Inra d’Orléans, Noël Decourt (forestier), Raphaël Larrère, Olivier Nougarède et le regretté Denis Poupardin, décédé en 2009 (chercheurs en sciences sociales).
80Le titre, La forêt salvatrice, interpelle le lecteur. Ce dernier a déjà lu ou entendu parler de la forêt nourricière, de la forêt refuge, de la forêt pacifiée [17], de la forêt loisir, de la forêt vierge, de la forêt primaire ou de la forêt secondaire, de la forêt naturelle ou de la forêt artificielle, de la forêt de plaine ou de montagne, de la forêt de production ou de protection et de bien d’autres appellations encore. Force est de reconnaître que parler de forêt salvatrice privilégie un angle d’attaque inhabituel, aux connotations quasi magiques. Les auteurs ne s’attardent pas sur le choix de ce terme pas plus que sur le rapport interne, intitulé de façon énigmatique et allusive La sève de Marianne [18], qui a servi de levain à cette mouture. Le présent ouvrage reprend des réflexions novatrices menées dans les années 1980 et fait une étude comparée des discours des forestiers du XIXe siècle et des discours actuels. Le recyclage de la logique et des argumentations de la forêt salvatrice dans les travaux sur la forêt carbone aurait pu être complété par une réflexion plus poussée sur la fortune récente des travaux sur les aménités ou la multifonctionnalité qui réincorporent des fragments de discours des siècles passés.
81La présente étude se situe dans la lignée des travaux sur l’histoire environnementale. Les auteurs font remarquer que l’historiographie française est en retard par rapport aux recherches des Anglo-Saxons. Ils évoquent de façon trop allusive à notre goût, dans une note infrapaginale, les publications du Groupe d’histoire des forêts françaises (GHFF) et du réseau universitaire de chercheurs en histoire environnementale (RUCHE). Ils mettent également des bornes à leur travail en précisant bien que ce qui s’est passé au XIXe siècle ne saurait donner des clés utilisables pour comprendre les évolutions récentes. « Est-ce un anachronisme de parler d’environnement et de controverses environnementales dans cette période du XIXe et du début du XXe siècle ? », s’interrogent-ils. Ils font notamment remarquer que les forestiers ne s’opposent pas aux formes du marché et au processus de l’industrialisation mais qu’ils y adhèrent. Ils en profitent pour rappeler la différence entre forestiers d’État et forestiers leplaysiens, qui fondent leur démarche sur de minutieuses enquêtes monographiques et défendent les pratiques des sociétés rurales traditionnelles. Les auteurs situent la démarche des forestiers d’État comme « perspective capitalistique, de préférence étatique plutôt que libérale » (voir p. 45-73).
82Le cœur de l’ouvrage est occupé par une analyse de discours. Elle prend pour matériel empirique des textes parus dans une dizaine de revues, dont la Revue forestière française. Elles sont hélas citées, une fois encore, en note infrapaginale, alors qu’il aurait été intéressant de présenter leurs lignes éditoriales.
83Le parti pris méthodologique pourrait être qualifié d’« à l’ancienne », tant il ignore tous les travaux sur le discours, fondés sur l’utilisation de logiciels divers. Ces nouveaux instruments permettent des analyses plus ou moins sophistiquées des occurrences, des régularités, des associations de mots, des évolutions de la rhétorique d’un texte à l’autre.
84Pour justifier le parti pris qualitatif, la référence à une récente publication (L’analyse de discours. Sa place dans les sciences du langage et de la communication, parue en 2015 aux presses universitaires de Rennes sous la direction de Jean-Claude Soulages, en hommage à Patrick Charaudeau) aurait permis de mieux situer la démarche des auteurs de La forêt salvatrice. Les références aux travaux classiques de Michel Foucault, de Luc Boltanski et de Laurent Thévenot, voire de Jürgen Habermas auraient pu renouveler le cadre relativement empirique de l’analyse de discours proposée.
85L’ouvrage est structuré en 6 chapitres. Les quatre premiers s’attachent à décortiquer la montée de ce que les auteurs appellent, dans le chapitre 1, les « nouvelles représentations, [et les] nouveaux regards sur la forêt » au début du XIXe siècle. Sur le plan méthodologique, il est agréable de retrouver les auteurs étudiés par R. Larrère, par exemple Rauch et son Harmonie hydrovégétale et météorologique [19], cités trois fois en bibliographie. Une foule de scientifiques, d’ingénieurs issus de divers corps (Jean-Baptiste Boussingault, Antoine César Becquerel ; Georges Fabre, François Antoine Rauch, Alexandre Surell, François-Dominique de Reynaud de Montlosier, Adrien de Gasparin) et de forestiers dont Jean-Baptiste Rougier de la Bergerie sont mobilisés pour construire un argumentaire convaincant. Il est dommage que cette galaxie des chantres de « la forêt salvatrice » ne soit pas mieux structurée. Comment les divers corps d’ingénieurs s’emparent-ils du thème forestier ? Quels sont les leaders et les seconds rôles, quelle est la place tenue par les Parisiens et les provinciaux, les politiques ou les techniciens, les ingénieurs des ponts, les ingénieurs des eaux et forêts ?… Force est de constater que le lecteur soucieux de mieux situer ces producteurs de textes qui véhiculent le discours dominant restera sur sa faim.
86Dans le deuxième chapitre sont étudiées les conditions d’émergence du discours de 1815 à 1880. Les auteurs brossent un tableau des nouvelles conditions matérielles issues de la révolution industrielle et agricole. Ils évoquent également la percée d’une nouvelle catégorie, « l’espace », dans la pensée des ingénieurs, et retracent les balbutiements des théories sur son organisation et son aménagement. Pour chaque chapitre est donnée en fin d’ouvrage une liste des références bibliographiques.
87L’ensemble est fortement daté. Rares sont les références postérieures à 2010 (21 sur 137). Cette disproportion entre textes récents et textes du passé peut se concevoir pour un ouvrage proposant une lecture de la saga forestière sur plusieurs siècles. Elle est cependant gênante lorsque l’on traite de questions de haute actualité comme la forêt carbone, objet du chapitre 6, et des fonctions anciennes « revisitées » dans la tradition des travaux sur l’hygiénisme tels les services écosystémiques, la sylvothérapie, la purification de l’air, la protection des sols, la régulation des cours d’eau…
88Les chapitres 5 et 6 traitent de l’époque contemporaine et retracent l’histoire de l’émergence de la science écologique, des positions opposées de Gifford Pinchot (conservationniste) et de John Muir (préservationniste), et de la création de l’Office national des forêts. Ce tableau brossé à grands traits est une véritable prouesse, qui ne dispense pas de la lecture des travaux classiques de Pascal Acot, Jean-Marc Drouin, Jean-Paul Deléage…
89Les fiches sur les maladies, dans le paragraphe sur la microbiologie et la parasitologie, sont passionnantes mais font plus songer à un inventaire qu’à une réelle argumentation sur « l’hygiénisme revisité ». La demi-page sur la sylvothérapie ne citant que Georges Plaisance [20] en référence laisse sur sa faim. Les auteurs passent sous silence tous les travaux pionniers, en particulier ceux des Japonais et des Anglo-Saxons sur ces questions.
90Ils apportent en revanche des éléments stimulants sur la vision prémonitoire des forestiers sociaux défendant la notion de « mission fromagère » dans le cadre de la restauration des terrains de montagne. Les développements sur le déboisement des terrains de montagne, appelé le DTM pour jouer sur les mots par rapport à l’œuvre de RTM, restauration des terrains de montagne, sont une charge, assez maladroitement argumentée, contre l’Office national des forêts. Ce paragraphe ne convainc guère.
91Le dernier chapitre sur les enjeux de la forêt carbone propose une prise de position critique sur la fascination de ce nouvel outil de mesure du rôle de la forêt pour l’atténuation du réchauffement climatique. Il débouche sur une analyse vigoureuse du piratage lié à la marchandisation des crédits carbone.
92Le changement d’échelle, du cas français à une approche globale, bien mis en évidence en conclusion, est intéressant, mais la discussion aurait mérité d’être poussée plus avant. Dans l’étude de la stratégie du corps forestier du XIXe siècle, la place tenue par la gestion des forêts de notre empire colonial est totalement occultée. La monumentale synthèse de Paul Boudy [21] sur les forêts du Maghreb aurait éclairé utilement la question de la recherche du bouc émissaire chez les pasteurs arabes et berbères. Les discours du forestier André Aubréville sur la désertification, appuyés sur une expérience en Afrique noire, sont également en phase avec la logique de la forêt salvatrice. La condamnation de l’agriculture sur brûlis, au même titre que la dénonciation des pasteurs et du rôle néfaste de la chèvre et des troupeaux en général, aurait permis de faire le lien entre le local et le mondial, déjà présent au XIXe et au XXe siècles. Le travail est centré sur l’hexagone. Ce parti pris métropolitain aurait mérité d’être justifié. L’analyse traitant du changement d’échelle de la réflexion des trois auteurs partant du local pour aboutir au système monde dans les deux dernières parties aurait pu profiter de ce passage par l’expérience accumulée dans d’autres contextes bioclimatiques et socioéconomiques.
93En définitive, la forêt salvatrice est un livre ambitieux par le pas de temps envisagé, la diversité des thématiques abordées, les prises de position non conformistes. Il irrite souvent par son caractère lapidaire, justifiant la formule « qui trop embrasse mal étreint », mais il ouvre des pistes stimulantes et invite à aller plus loin.
94Paul Arnould
95(École normale supérieure de Lyon, UMR5600 EVS, Lyon France)
Environnement : la concertation apprivoisée, contestée, dépassée ?, Laurent Mermet, Denis Salles (Eds), De Boeck, 2015, 424 p.
97Voilà un ouvrage qui fait du bien. À l’heure où les sciences sociales sont appelées au chevet de l’aménagement par grand projet pour trouver des solutions acceptables, cet ouvrage vient rappeler que leur rôle n’est pas de faire accepter un projet pertinent, mais d’aider le dialogue autour des projets, notamment d’aménagement. L’ouvrage balise le vaste champ des procédures de concertation et nous permet de faire le point sur ce que l’on peut raisonnablement espérer de la participation des publics.
98Précisons d’emblée, au risque de décevoir, que la concertation, imaginée par beaucoup de chercheurs comme la solution aux problèmes d’aménagement, est devenue en elle-même un problème. D’ailleurs, le fait que nombre d’acteurs l’aient confondue avec l’acceptabilité est bien le signe qu’au départ, tout le monde n’était pas d’accord sur ce qu’est la concertation…
99La concertation, rappelons-le, participe d’un renouvellement de l’action publique : les injonctions à la participation et l’émergence des problématiques environnementales ont conduit la puissance publique à convier le citoyen à participer à l’élaboration de la décision, notamment lorsque les projets sont susceptibles d’affecter l’environnement et le cadre de vie (voir à ce sujet l’introduction de Laurence Monnoyer-Smith, commissaire générale et déléguée interministérielle au Développement durable, p. 11). Mais la concertation s’est vite révélée difficile à mener, à maîtriser, et ses résultats ne sont pas garantis. Ils sont même problématiques, quand elle devient à son tour contestée. Le programme de recherche « Concertation, décision, environnement », porté par le ministère chargé du Développement durable (on retiendra cette appellation générique du fait des nombreux noms qu’il a portés) et l’Ademe, a, pendant sept années, analysé des processus de concertation dans le but d’en comprendre les ressorts.
100« Après le temps de l’innovation, puis celui de l’institutionnalisation et de la généralisation, c’est maintenant pour la concertation le temps de l’inventaire, du bilan critique et du réexamen », nous disent les coordinateurs de l’ouvrage dans leur propre introduction (p. 13). Les 18 chapitres qui constituent cet ouvrage servent de matière à cet inventaire. Écrits par des responsables de projets de recherche financés par le programme, ils sont encadrés par une introduction et une conclusion générales écrites par Laurent Mermet et Denis Salles.
101Il serait vain, évidemment, d’attendre des réponses univoques sur un tel sujet. Ce n’est d’ailleurs pas un bilan exhaustif, ni même conclusif, de la concertation que propose cet ouvrage. Le lecteur n’y trouve pas des réponses à la question de savoir s’il faut abandonner ou pas la concertation, ou comment il faut la modifier. En effet, comme le rappelle l’introduction, la concertation est victime de son succès : elle s’applique au travers de nombreuses procédures, toutes différentes (débat public, démarche de coconstruction de projet, consultation) et dans des situations très différentes (risques, aménagements, création d’aire protégée, etc.). Répondre à la question de l’utilité de la concertation face à une telle diversité est bien impossible. Cette diversité, par contre, peut permettre de mieux l’appréhender, d’en comprendre les multiples facettes et, au final, de faire un bilan de ce que l’on peut en attendre.
102C’est ce que propose cet ouvrage, dans des analyses fines de situations. Six parties organisent l’ouvrage. Quatre d’entre elles regroupent des analyses de concertations sur des objets précis : la première porte sur l’objet, classique entre tous, de l’implantation (forcément contestée) d’équipements et d’infrastructures gênants pour les riverains ; la deuxième traite des aires protégées, la troisième des projets d’écoquartiers, tandis qu’une quatrième étudie des procédures de concertation qui ont surgi dans des lieux ou sur des objets où la concertation n’était pas attendue (l’atome, l’agriculture, la qualité de l’air, la propreté des rues). Deux parties, enfin, portent sur les processus de concertation eux-mêmes : l’une sur l’articulation local/global, l’autre sur la comparaison de dispositifs participatifs.
103Chaque chapitre, à sa manière, analyse les difficultés, les succès et les échecs de la concertation. Au rayon des succès, forcément relatifs, un article traite de la prospective pour faire émerger un objet environnemental, en l’occurrence un parc naturel marin. Charlotte Michel et Sébastien Treyer montrent comment la prospective peut aider au dévoilement des représentations du monde et à susciter des reconfigurations politiques autour d’une question environnementale. « La prospective permet d’ébranler les représentations territoriales en place et de dévoiler des postures, d’expliciter des visions et d’en identifier des angles morts ; elle offre un nouvel espace pour qu’un dialogue puisse s’organiser entre données d’expertise et représentations empiriques » (p. 149-150).
104À l’inverse, l’échec de concertations peut être considéré comme l’issue la plus courante de procédures de participation, notamment en ce qui concerne des aménagements. C’est le cas des situations analysées en France, en Italie et au Mexique par Luigi Bobbio et Patrice Melé dans le chapitre consacré aux infrastructures de gestion des déchets. Ce chapitre constate l’échec des concertations et fait du conflit leur modalité la plus fréquente. L’échec est notamment dû au fait que les concertations sont menées trop en amont des projets (qu’elles n’interviennent, par exemple, que dans la localisation des dispositifs, et pas dans leur conception) et/ou avec les mauvais acteurs (des associations écologistes, alors que c’est un problème qui touche des habitants), restant ainsi en périphérie des préoccupations des populations. Mal cadrée, la procédure de concertation se transforme rapidement en un conflit qui devient inévitable… Les auteurs font même l’hypothèse que sur le long terme les conflits peuvent constituer le ressort qui permet à la politique des déchets d’évoluer, à condition toutefois que les acteurs apprennent de leurs échecs… ce qui est loin d’être garanti.
105Au-delà de ces chapitres, assez contrastés, d’autres textes insistent sur les procédures de concertation. Celui de Laurence Monnoyer-Smith et Clément Mabi, par exemple, s’intéresse au cadrage de la discussion dans des dispositifs particuliers. Il montre que ces dispositifs sont dépendants des stratégies de leurs concepteurs, mais aussi qu’ils peuvent servir de lieux de construction d’identités collectives et d’argumentations alternatives lorsque du temps leur est laissé. La médiation peut se construire dans ces espaces et produire de l’inattendu. Mais au final, on retiendra que c’est beaucoup du côté de l’écoute de l’aménageur, de sa capacité à remettre en cause son ingénierie, que se situe l’issue des procédures de concertation. Ainsi, par exemple, Caroline Lejeune et Bruno Villalba montrent-ils que « la prégnance du productivisme irrigue encore les imaginaires des décideurs publics » (p. 272), et que c’est bien cela qui contraint les sorties possibles des concertations. Quand la concertation est considérée comme synonyme d’acceptabilité…
106Au fond, comme l’écrivent les organisateurs de l’ouvrage dans leurs textes de cadrage, mais aussi, de manière plus précise, L. Mermet dans le chapitre qu’il a écrit, la concertation est bien implantée comme outil de l’action publique.
« La contextualisation de la concertation dans chaque problème environnemental […] permet de renoncer à l’illusion que la concertation constituerait par elle-même la solution aux problèmes d’environnement. Il convient de la prendre […] pour ce qu’elle est : un dispositif de mise en relation qui vient s’ajouter en complément à une situation d’action déjà là, composée d’autres dispositifs (réglementaires, financiers, administratifs, scientifiques et techniques, etc.) et d’autres relations (sociales, politiques, économiques, etc.). La concertation ne doit alors être considérée que comme un élément parmi d’autres de cet ensemble plus large au travers duquel on peut la comprendre, l’évaluer et éventuellement l’améliorer. »
108Dit autrement, la concertation ne peut pas à elle seule résoudre les difficultés sur lesquelles butent la plupart des problèmes environnementaux. Ce n’est pas une solution miracle, même si L. Mermet nous rappelle qu’elle a pu être considérée comme telle. Elle peut plutôt, selon lui, ouvrir des marges de manœuvre dans des situations où le dialogue est très dégradé, elle peut être à l’origine d’échanges constructifs si les dispositifs sont adaptés et que les acteurs y sont prêts ; elle peut aussi permettre une coordination entre acteurs et se révéler être un lieu d’innovation intéressant. Cultiver la concertation, même si elle ne conduit pas toujours aux résultats escomptés, apparaît la meilleure des réponses aux limites mêmes de la concertation.
109Xavier Arnauld de Sartre
110(CNRS, UMR5319 Passages, Pau, France)
La science au pluriel. Essai d’épistémologie pour des sciences impliquées, Léo Coutellec, Quæ, 2015, 88 p.
112Léo Coutellec est épistémologue. Il nous expose les grandes lignes du chantier auquel il s’attelle. Ses réflexions sont on ne peut plus bienvenues. Elles ont en effet le très grand intérêt d’offrir une problématique d’ensemble pour clarifier et amener ainsi tout un chacun à mieux comprendre les mouvements contradictoires qui traversent actuellement les débats sur la science et par la même occasion sur la recherche. Transcription d’une conférence s’adressant à des chercheurs de tous horizons, le texte a en outre le très grand mérite d’être d’une grande qualité pédagogique. Il serait dommage que le titre et le sous-titre dissuadent le lecteur non averti. Et puis l’essentiel est dit en si peu de pages que le détour en vaut la peine.
113L’auteur part du constat – souvent énoncé – d’une « crise de la science ». Mais c’est à juste titre pour récuser l’expression. Que par « science » on entende la somme des connaissances acquises, les démarches par lesquelles elles sont acquises ou, par extension abusive, le monde de la recherche qui les produit, nulle part il n’est signe de crise : les connaissances font des bonds en avant à un rythme qui n’a rien à envier au passé ; les règles qui président à la production de la « bonne science » et les normes qui régissent son évaluation sont plus que jamais la loi du monde de la recherche ; ce monde les adoube d’autant plus que ce sont elles qui gouvernent la compétition internationale dans laquelle il est, plus que jamais aussi, corps et âme engagé et qui, grâce à leur incontestable efficacité (on pourrait parler de leur « productivité »), y garantissent la réussite. Le succès recherché valide la méthode qui y conduit, la course au résultat en fait le passage obligé : entre efficacité productive et reconnaissance par les pairs, la boucle est bouclée.
114À ceci près que, s’il n’y a pas, à proprement parler, une crise de la science, il y a par contre un malaise certain autour de « la science », entendue comme la somme des connaissances produites selon les canons de la recherche dite d’« excellence », et homologuées par les instances qui la gouvernent. Pour le dire vite (car la question a nourri bien des plumes et il n’est pas utile d’en rajouter) : un doute profond s’est instillé sur le caractère intrinsèquement bénéfique des connaissances scientifiques en réaction à la multiplication de conséquences problématiques de certaines de leurs applications. On pense immédiatement et tout particulièrement à tout ce qui a trait à l’environnement pris dans toutes ses dimensions. Mais cette référence devient trop l’arbre qui cache la forêt : tous les domaines de l’activité humaine sont concernés, du plus ancien, celui de la fabrication des armes, jusqu’à ceux qui, découlant de la manipulation du vivant et de l’alliage de l’informatique et de l’électronique, sont à la pointe du façonnage de l’avenir.
115L. Coutellec ne s’étend pas sur les raisons qui justifient selon lui, paraphrasant en quelque sorte Boileau, de « remettre sur le chantier l’ouvrage scientifique ». Il se contente à ce propos d’un paragraphe évoquant l’importance de la place de la science dans les sociétés contemporaines et les « multiples enchevêtrements » politiques et économiques dans lesquels elle est prise. Il en découle, selon lui, une « hypothèse » d’importance majeure : ce n’est pas « la » science, mais le concept même de science qui est en crise. D’où son propos : soumettre ce concept à un « exercice de discernement » permettant de bien poser les termes de cette crise afin demi-eux ajuster la démarche scientifique aux attentes qu’elle suscite aujourd’hui et aux conditions réelles de sa mise en œuvre dans le contexte contemporain.
116Le point de départ de sa réflexion, L. Coutellec le puise à deux sources, qu’il confronte. La première, ce sont ses lectures professionnelles d’épistémologue ; elles renvoient à tout un courant contemporain de philosophie des sciences ; et le tour d’horizon bibliographique (référencé à la suite du texte) que nous offre le livre n’est pas le moindre de ses intérêts. La seconde est une expérience personnelle de programmes de recherche qui ont comme caractéristique de s’inscrire dans une démarche pluridisciplinaire en vue de répondre à des questions de société. Ces programmes sortant du cadre de la recherche dite « académique », L. Coutellec est amené à s’interroger sur leurs fondements épistémologiques.
117De ce croisement entre expérience et lectures, il tire le fil conducteur de son analyse, que traduit le titre qu’il a retenu : parler de « science » pour qualifier une démarche de connaissance de portée générale ne doit pas faire oublier la multiplicité des méthodes, des langages, des points de vue, des modes de raisonnement, etc., que la diversité des objets de recherche entraîne et exige. Cette observation n’est pas contestable, elle renvoie tout chercheur à sa pratique quotidienne ; la division du travail de recherche entre disciplines en est l’illustration la plus évidente. Rappeler cette diversité a la vertu de sortir la notion de science de l’empyrée des idées pures en lui restituant ses dimensions d’œuvre humaine pour ne pas dire de « bricolage » humain. Mais, en même temps, ce rappel conduit à se demander ce qui « fait science » derrière cette diversité et en quoi consiste la démarche qualifiable de scientifique. Cette question se pose tout particulièrement dans le cadre des programmes pluridisciplinaires en raison des confrontations qu’ils produisent entre les disciplines qu’ils invitent à travailler ensemble. Ces programmes obligent donc à s’interroger sur la possibilité de trouver une façon de tenir ensemble l’incontournable diversité des pratiques scientifiques et sur ce qu’elles ont en commun qui fait qu’elles constituent une voie tout à fait particulière d’accès à la connaissance du réel.
118L’enjeu n’est pas mince puisqu’il s’agit de sortir du débat entre une conception de la science vue comme le résultat d’une démarche définie stricto sensu et définitivement stabilisée dans ses modalités (une posture que l’on peut qualifier de « positiviste ») et l’accusation de « relativisme » à laquelle se heurte toute tentative de remettre ce credo en cause. Trouver les angles d’attaque « pour comprendre et rendre compte de la diversité des sciences contemporaines » tout en reconstituant leurs fondements communs est l’axe du travail de L. Coutellec. Tel est l’objet des trente premières pages de l’ouvrage.
119Ces pages sont consacrées à l’identification et à la caractérisation des dimensions de ce que l’on pourrait appeler une méta-grille (ou une matrice) d’analyse du travail scientifique. L’auteur, quant à lui, la voit constituée de « séries de pluralité ». Il en présente cinq (tout en précisant que la liste n’est pas exhaustive). La première a le mérite d’être très parlante, mais c’est aussi la moins originale, puisqu’il s’agit de la « pluralité disciplinaire ». Mais il s’avère vite que ce n’est là qu’une entrée en matière et une révérence au sens commun.
120En effet, tout en faisant référence à des considérations habituelles sur les « styles » du raisonnement scientifique et sur les méthodes de recherche, la deuxième et la troisième « séries » remettent, pourrait-on dire, les disciplines à leur place. Elles le font en deux temps. Tout d’abord, en mettant en évidence que toutes les approches disciplinaires ont en commun d’avoir recours à une grande diversité de démarches : elles ne peuvent donc pas tirer de leurs pratiques un principe d’unité et encore moins de singularité. Et puis, surtout, dans un deuxième temps, en montrant que ces pratiques peuvent être ramenées à des types (les « séries ») qui constituent autant de dimensions communes au travail scientifique et qui, donc, transcendent les découpages disciplinaires. C’est évidemment là une observation capitale, car elle légitime le travail interdisciplinaire et lui ouvre une infinité de pistes. D’où la primauté que L. Coutellec donne au « critère de fécondité », plutôt qu’aux critères formels habituels, comme « critère de pertinence » d’une recherche. Une première et sérieuse brèche est ainsi ouverte dans le processus classique d’évaluation.
121La quatrième « série », intitulée la « pluralité axiologique », va plus loin encore dans la remise en question. C’est sans doute celle qui suscitera le plus la controverse car elle introduit l’idée, radicalement opposée à celle selon laquelle il n’y a de science que « neutre », que le travail scientifique est porté par des valeurs. Sur cette question, le débat n’est pas totalement nouveau, mais il prend de plus en plus d’importance en raison des pressions croissantes et contradictoires qu’exerce le contexte politique et économique sur la recherche. Dans sa recension des valeurs en cause, L. Coutellec distingue celles qu’il qualifie d’« épistémiques » (cohérence, adéquation empirique…) de celles qu’il qualifie de « non épistémiques » (il cite la référence au bien-être, à l’idée de justice ; mais aussi le racisme et le sexisme latents de certaines recherches). Parler de valeurs épistémiques rend acceptable l’assertion d’un assujettissement du travail scientifique à des valeurs, car lesdites valeurs sont déjà reconnues comme des normes de sa qualité. Il n’en va pas de même avec les secondes qui traduisent des infiltrations du contexte historique, social, idéologique, dans les problématiques de recherche. C’est là une remise en cause frontale de l’idée selon laquelle les préceptes qui fondent la démarche scientifique sont précisément censés l’en protéger. Ces valeurs non épistémiques s’incarnent tout particulièrement dans le choix des orientations de recherche, dans l’élaboration des stratégies de recherche et dans le choix des méthodologies. Ce sont elles qui fondent la notion de « sciences impliquées » à laquelle le sous-titre de l’ouvrage fait référence.
122La cinquième et dernière « série de pluralité » renvoie à un débat plus récent ; elle est, du fait de sa nouveauté, la plus originale. Elle porte sur le rapport de la recherche au temps. Il faut dire que c’est dans ce rapport que s’exprime une des formes les plus vives de la pression du contexte économique et politique sur la recherche, comme en témoigne le slogan de « slow science » qui est né en réaction contre elle. L. Coutellec revendique le respect au profit de la recherche d’une « chrono-diversité » tenant compte des temporalités nécessaires à la maturation des problématiques (notamment quand les questions de recherche émanent de la société) et de la multiplicité des échelles temporelles à prendre simultanément en considération.
123Les vingt pages qui suivent la mise en place de ce cadrage sont consacrées à en tirer les conséquences. Elles sont drastiques. Tous les termes qui ont habituellement cours pour qualifier la science subissent un examen serré. Certains sont affinés, d’autres sont purement et simplement récusés. Tout se joue autour du duo classique que constituent les notions d’autonomie et de neutralité, dont on peut dire qu’elles sont la clé de voûte de l’épistémologie qui a aujourd’hui force de loi. L’auteur les remet clairement en cause en introduisant un distinguo décisif entre autonomie et impartialité. Cette confrontation terminologique est fondée sur l’identification des deux registres des valeurs que met nécessairement en jeu, comme on vient de le voir, la conduite d’une recherche. Si toute recherche implique bien des valeurs non épistémiques, les notions d’autonomie et de neutralité doivent être récusées, puisqu’elles font l’impasse sur elles. Au lieu de récuser toute influence de valeurs non épistémiques dans la recherche (et donc de la prétendre « autonome »), il convient au contraire d’avoir un souci de les expliciter ; cela aurait pour effet d’accroître l’« impartialité » de la recherche en précisant en quoi elle est « impliquée » et en donnant en connaissance de cause toute leur place aux valeurs, pour le coup épistémiques, mises en œuvre dans le processus de recherche.
124On est là à la charnière du raisonnement. La distinction opérée est la clé de voûte d’une épistémologie qui a un double mérite. En premier lieu, non seulement elle confirme le statut particulier dont la science se prévaut, celui d’une connaissance issue d’un contrôle de ses prémisses et de ses modalités de construction, mais surtout, elle donne plus de rigueur à ce socle même en poussant plus avant l’examen critique de la démarche de recherche. En second lieu, et de ce fait même, elle permet de sortir de l’ornière du débat entre positivisme et relativisme. Ces deux apports majeurs de cette épistémologie résultent de l’« internalisation » des valeurs non épistémiques elles-mêmes dans le processus de recherche : les inclure dans la réflexion à mener sur la conception de ce processus, c’est les soumettre elles-mêmes aux procédures que L. Coutellec désigne comme étant celles qui constituent le « cœur démonstratif » de la science, c’est donc accroître l’impartialité de la démarche de recherche ; c’est, dans le même temps, confirmer les spécificités de la connaissance scientifique tout en évitant aussi bien de la sanctuariser (dérive positiviste) que de la banaliser, c’est-à-dire de la diluer dans l’ensemble des pratiques sociales (dérive relativiste). Cette épistémologie établit que toute recherche, ainsi que les connaissances qui en résultent, sont le produit d’un double contrat, un contrat social (ce qui fait que la recherche est « impliquée ») et un contrat cognitif (ce qui lui donne vocation à être, et obligation d’être, impartiale). Il revient donc au chercheur de reconnaître cette dualité de sa démarche. Cela implique de sa part une responsabilité qui lui est propre et qui est de nature bien différente de celle qui lui est actuellement imposée et qu’il reconnaît comme étant la sienne, à savoir celle de préserver et de défendre l’autonomie et la neutralité de la science – et donc de la recherche.
125Il lui revient au contraire d’assumer l’« implication » sociale de son travail et de donner corps dans ses pratiques à la responsabilité qui en découle. Cette responsabilité est à la fois sociale, épistémique et éthique. Elle est sociale en raison des incidences sociétales croissantes du travail collectif de l’entreprise scientifique et de la nécessité qui en résulte « de faire entrer la démocratie dans les sciences pour partager ses implications ». Elle est épistémique car ce travail collectif est partie prenante – et plus même, garant – de la façon dont les valeurs de fécondité, d’impartialité et de diversité sont prises en compte dans la production et la circulation des savoirs et dans l’examen de leurs finalités. Et au total, elle est éthique car de l’ordre des valeurs professionnelles attachées à l’activité de chercheur. Introduire l’idée d’une telle éthique, c’est aller à l’encontre de l’assertion selon laquelle le chercheur n’est pas responsable des applications des connaissances qu’il produit, pour lui substituer celle, selon laquelle il lui revient, au contraire, de veiller à ce que la science apparaisse toujours comme ce qu’elle est : un gage d’ouverture de l’éventail des possibles lié à l’éventail des valeurs auxquelles ces connaissances sont rattachées. C’est un réel magistère en matière de production des connaissances scientifiques qui lui est lui ainsi confié. On comprend que la dizaine de pages que L. Coutellec consacre à ce basculement dans la conception de la responsabilité des chercheurs mérite une attention particulière.
126Mais il en va de même, bien évidemment, de tout l’exposé de l’épistémologie que l’auteur propose à notre réflexion et dont ce basculement découle. Il n’y a aucune raison de penser que cette épistémologie ne doive s’appliquer qu’à la recherche actuelle. Il y a tout lieu, au contraire, de conclure que la science a de tout temps été « plurielle » et « impliquée ». C’est d’ailleurs ce que L. Coutellec dit lui-même dans sa conclusion. De fait, la recherche est toujours inévitablement contextualisée, « immergée dans un paysage de valeurs et d’intentions ». Dès lors, comment expliquer qu’elle ait été pendant des siècles assujettie à une épistémologie qui l’ignorait ? Quelles ont été les conséquences de ce déni ? Quoi qu’il en soit, le message que l’auteur s’efforce de faire passer est que le temps est venu où il faut en sortir ; et où, donc, le chercheur contemporain ne peut plus faire l’économie de s’interroger sur ses pratiques. Il mérite d’autant plus d’être écouté que ce qu’il offre à ses lecteurs, avec beaucoup de modestie, ce sont avant tout des pistes de réflexion.
127Marcel Jollivet
128(UMR7533 Ladyss, Nanterre, France)
Notes
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[1]
Chabot P., 2000. Processus techniques et processus d’individuation dans la philosophie de Gilbert Simondon. Thèse de doctorat en philosophie et lettres, Bruxelles, Université libre de Bruxelles.
-
[2]
Publié avec le soutien de la direction de la recherche et de l’innovation du Commissariat général au Développement durable du ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie.
-
[3]
Parmi les disciplines représentées, on peut mentionner, entre autres : la philosophie, la sociologie, les sciences de la gestion ou de l’ingénieur, l’économie, l’urbanisme, l’écologie humaine, la géographie, les sciences de l’information et de la communication. À cela s’ajoutent les propos d’élus, de représentants associatifs, de consultants, de prospectivistes, etc.
-
[4]
Selon l’économiste et philosophe indien Amartya Sen, il faut non seulement prendre en compte ce que possèdent les individus, mais aussi leurs « capabilités », c’est-à-dire leurs capacités, leur liberté à utiliser leurs biens pour choisir leur propre mode de vie.
-
[5]
Selon Pierre Muller, un référentiel est formé d’un ensemble de valeurs fondamentales qui constituent les croyances de base d’une société ainsi que d’une série de normes qui permettent de choisir entre des conduites. À ce titre, il définit la représentation qu’une société se fait de son rapport au monde à un moment donné.
-
[6]
C’est-à-dire créant des conditions favorables pour que les acteurs s’engagent dans un cours d’action.
-
[7]
Oreskes N., Conway E., 2012. Les marchands de doute. Ou comment une poignée de scientifiques ont masqué la vérité sur les enjeux de société tels que le tabagisme et le réchauffement climatique, Paris, Le Pommier. Traduit de : Merchants of doubt. How a handful of scientists obscured the truth on issues from tobacco smoke to global warming, New York, Bloomsbury Press, 2010.
-
[8]
Ehrlich P.R., 1968. The population bomb, New York, Ballantine Books. Trad. fr. : La bombe P, Paris, Fayard, 1972.
-
[9]
Meadows D.H., Meadows D.L., Randers J., Behrens W.W, 1972. The limits to growth, New York, Universe Books. Trad. fr. : Halte à la croissance ?, Paris, Fayard, 1972.
-
[10]
Bonneuil C., Fressoz J.-B., 2013. L’événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Seuil.
-
[11]
GIEC, 2001. Bilan 2001 des changements climatiques. Rapport de synthèse : contribution des groupes de travail I, II, et III au troisième rapport d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, Genève, GIEC.
-
[12]
Dites constitutives selon la terminologie de Patrice Duran et Jean-Claude Thoenig. Voir Duran P., Thoenig J.-C., 1996. L’État et la gestion publique territoriale, Revue française de science politique, 46, 4, 580-623.
-
[13]
Selon l’hypothèse développée dans le chapitre de Berdoulay V., Soubeyran O., 2000. Les perspectives du développement durable, in Berdoulay V., Soubeyran O. (Eds), Milieu, colonisation et développement durable. Perspectives géographiques sur l’aménagement, Paris, l’Harmattan, 247-254.
-
[14]
Lévêque C., 2013. L’écologie est-elle encore scientifique ?, Versailles, Quæ.
-
[15]
See for instance OECD, 2011. Water governance in OECD countries : a multi-level approach, Paris, OECD Publishing.
-
[16]
See for example Hall K., Cleaver F., Franks T., Maganga F., 2013. Critical institutionalism : a synthesis and exploration of key themes, Environment, politics and development working paper series, 63, http://www.kcl.ac.uk/sspp/departments/geography/research/Research-Domains/Contested-Development/wp63Cleaver.pdf
-
[17]
Kalaora B., Savoye A., 1986. La forêt pacifiée. Les forestiers de l’école de Le Play, experts des sociétés pastorales, Paris, L’Harmattan.
-
[18]
Kalaora B., Larrère R., Nougarède O., Poupardin D., 1980. Forêt et société au XIXe siècle. La sève de Marianne, Orléans, Inra.
-
[19]
Rauch F. A., 1985 [1re éd. 1801]. L’harmonie hydrovégétale et météorologique, ou L’utopie forestière, Rungis, Laboratoire de recherches et d’études sur l’économie.
-
[20]
Plaisance G., 1985. Forêt et santé : guide pratique de sylvothérapie, Saint-Jean-de-Braye, Dangles.
-
[21]
Boudy P. (4 tomes : 1948-1955). Économie forestière nord-africaine, Paris, Larose.