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Article de revue

Les espaces agricoles des circuits de proximité : une lecture critique de la relocalisation de l’approvisionnement alimentaire de Millau

Pages 21 à 35

Notes

  • [*]
    Voir dans ce numéro les autres contributions au dossier « L’agriculture dans le système alimentaire urbain : continuités et innovations ».
  • [1]
    Appel à communication lancé par l’International Urban Food Network pour le colloque « La faim des terres », 24-25 avril 2014, http://calenda.org/260915.
  • [2]
    Ville moyenne de 23,000 habitants et sous-préfecture de l’Aveyron, un département du sud de la France.
  • [3]
    Issu d’un mémoire de Master 2 soutenu en 2014, cet article a fait l’objet d’une présentation lors du 7e colloque AESOP-SFP « Localizing food strategies, farming cities, performing ruralities » (Turin, 8-9 octobre 2015).
  • [4]
    Jardin maraîcher biologique de réinsertion.
  • [5]
    Association pour le maintien de l’agriculture paysanne.
  • [6]
    Plateforme en ligne de vente de produits locaux.
  • [7]
    L’artificialisation est toutefois limitée en dehors de Millau (voir le tableau de statistiques du Cerema téléchargeable : http://www.nord-picardie.cerema.fr/IMG/xls/2_Evol_NAF_com_2006_2013_cle5cfe41.xls) : de 2006 à 2013, Millau et ses deux principales communes périurbaines ont respectivement perdu 60,8 ha, 8,2 ha et 6,4 ha de surfaces naturelles, agricoles et forestières, ce qui représente des diminutions de 0,43 %, 0,31% et 0,14 %, par comparaison avec une moyenne nationale de 0,42 %.
  • [8]
    UGB : unité de gros bétail.
  • [9]
    L’organisation « Growing Communities » propose ainsi pour Londres un système alimentaire en ceintures agricoles spécialisées et concentriques, dans une optique von thünienne (https://growingcommunities.org/food-zones). En France, le redéveloppement de ceintures maraîchères, suite à leur disparition au XXe siècle, est un objectif formulé en Île-de-France (www.iledefrance.fr/fil-actus-region/recreer-ceintureagricole-autour-paris) ou à Toulouse.
  • [10]
    Lors du Comité régional de l’alimentation organisé par la DRAAF à Montpellier en juin 2014, le représentant de la Confédération générale de l’alimentation en détail a confirmé qu’il s’agissait d’un sentiment partagé par plusieurs bouchers dans l’Hérault et en Lozère

1De plus en plus de citadins veulent « manger local ». L’idée répandue est que la relocalisation de l’approvisionnement alimentaire, c’est-à-dire le rapprochement géographique des lieux de production et de consommation, permettrait l’obtention d’une nourriture plus saine et plus respectueuse de l’environnement par rapport au système alimentaire globalisé (Holloway et al., 2007). Ce projet de relocalisation alimentaire est mené par des agriculteurs et des entreprises alimentaires, des consommateurs et des associations militantes, des acteurs publics locaux et nationaux (Praly et al., 2014), ainsi que par des chercheurs (Paranthoën, 2015), dans des cadres aussi bien marchand que plus symbolique. Il vise à rendre plus autonomes des régions urbaines associant villes et campagnes environnantes (Perrin et Soulard, 2014) : il ne s’agit pas d’atteindre une autosuffisance mais de multiplier les circuits alimentaires au sein de ces régions, en remplacement de circuits moins locaux. Repris par le mouvement international des « locavores » à partir des années 2000 (Poulot, 2012), les avantages supposés d’une telle relocalisation ont été remis en cause : Dupuis et Goodman (2005) considèrent que le lien entre origine locale, durabilité environnementale et justice sociale n’est pas établi. Hinrichs (2003) souligne que le grand intérêt porté à l’échelle (locale) des initiatives laisse de côté la réflexion sur leur contenu. Born et Purcell (2006) mettent en garde contre la montée d’un « localisme défensif ». L’idée d’une autosuffisance alimentaire à l’échelle d’une région relève pour l’instant de scénarios de prospective (Darrot et Boudes, 2011 ; Darrot, 2012) et est critiquée par certains, qui la considèrent comme « une vaine utopie » (Vidal et Fleury, 2010). Sans entrer dans ces débats, cet article est centré sur l’ampleur et la portée des nombreuses initiatives qui prônent le « retour au local », dans un contexte où des forces de délocalisation et de relocalisation coexistent. La plus médiatisée de ces initiatives est la mise en place de circuits courts de proximité, définis légalement comme des circuits d’approvisionnement alimentaire qui ne comptent pas plus d’un intermédiaire entre le producteur et le consommateur, et dont les produits transitent dans un rayon jugé restreint – mais rarement défini (Praly et al., 2014).

2Les circuits courts font l’objet d’une littérature scientifique foisonnante (Deverre et Lamine, 2010 ; Wiskerke, 2009 ; Chiffoleau et Prevost, 2012). L’hypothèse souvent émise est qu’ils favorisent la protection de l’agriculture située à proximité de la ville (Arnal, 2012 ; Aubry et Kébir, 2013) et le renouvellement des liens entre les citadins et l’agriculture (Perrin et al., 2013). Toutefois, le projet plus englobant de relocalisation est peu abordé (Feagan, 2007) : peu de travaux ont analysé l’impact réel de la nouvelle demande urbaine en produits locaux sur les espaces agricoles. Kremer et DeLiberty (2011) proposent une cartographie des fermes vendant en circuits courts à Philadelphie, mais elles ne localisent que les sièges d’exploitation. Les limites géographiques du « local » apparaissent très mouvantes, en l’absence d’une définition consensuelle (Arnauld de Sartre et al., 2010 ; Bognon et Marty, 2015). Sonnino (2010) souligne aussi le manque de recherches inductives qui seules permettent d’évaluer concrètement l’intérêt d’une telle relocalisation.

3Pour pallier ce manque, nous proposons de contribuer à une approche géographique de l’approvisionnement alimentaire urbain, défini comme l’ensemble des flux matériels concourant à l’alimentation d’une ville, de la production d’intrants agricoles au recyclage de déchets, en passant par la production et la distribution d’aliments (Bowler, 1992, p. 12). Notre démarche est centrée sur les espaces supports de l’approvisionnement, les bassins d’approvisionnement. Deux principaux courants scientifiques y font référence : i) dans une perspective environnementale, le bassin est l’expression du métabolisme de la ville – il est dessiné par des flux de matières, que l’école de l’écologie territoriale (Billen et al., 2012) analyse sur le temps long (Bognon, 2014) ; ensuite, ii) dans une perspective spatiale – que nous adoptons dans cet article – le bassin d’approvisionnement alimentaire (foodshed) est comparé à un bassin versant (watershed), dont l’exutoire est le bassin de consommation (Kloppenburg et al., 1996). La majorité des travaux issus de ce second courant portent sur la cartographie de bassins potentiels (Peters et al., 2009), alors que nous nous intéressons ici aux bassins d’approvisionnement tels qu’ils existent actuellement, en nous concentrant sur ceux des circuits de proximité.

4Pour comprendre les effets des initiatives de relocalisation alimentaire sur les bassins d’approvisionnement des circuits de proximité, nous avons choisi de considérer un territoire plutôt qu’une filière, en cherchant à identifier le « foncier alimentaire » de proximité d’une ville. Ce concept a déjà été employé par Margetic et Chaucesse (2012) pour désigner le foncier agricole approprié comme une ressource nourricière, au cours de processus de « mise en foncier alimentaire ». Nous privilégions ici une approche spatiale, à l’image de l’IUFN [1], qui caractérise comme alimentaire le foncier – bâti ou non bâti – mobilisé pour nourrir une ville. Mais nous nous intéressons dans cet article au seul foncier non bâti situé à proximité d’une ville, où sa production est commercialisée. Une parcelle de foncier alimentaire est donc une terre agricole dont les productions sont commercialisées dans un bassin de consommation donné, pour l’approvisionnement alimentaire de celui-ci, par des circuits courts ou longs. Toutes les parcelles de foncier alimentaire mises ensemble forment le bassin d’approvisionnement.

5Nous questionnons les dynamiques spatiales engendrées dans les périphéries agricoles des villes par l’engouement citadin pour l’alimentation de provenance locale. Quelles sont l’étendue, la localisation et la forme du bassin d’approvisionnement alimentaire de proximité ? Observe-t-on une extension de ce foncier alimentaire ? En quoi notre approche géographique permet-elle de préciser la portée des initiatives de relocalisation alimentaire, aujourd’hui abordées, voire promues, par de nombreux chercheurs en sciences sociales ?

6Ces résultats s’appuient sur une enquête de terrain réalisée à Millau [2] et dans son arrière-pays [3]. Millau présente un double intérêt : étant une ville moyenne, son système alimentaire est diversifié, mais de taille assez réduite pour qu’il soit possible de l’appréhender finement. Elle est par ailleurs située au sein d’un bassin de production très spécialisé, ce qui facilite l’analyse des flux issus des parcelles de sa périphérie agricole. L’enquête a combiné analyse documentaire, entretiens, enquêtes par questionnaires et observations de terrain. Elle porte sur tous les circuits alimentaires de proximité, qu’ils soient courts ou longs, qu’ils se réclament ou non locaux.

7Dans une première partie, nous évaluons l’empreinte spatiale de ces circuits de proximité en localisant leur foncier alimentaire. Cette cartographie confirme la dynamique de relocalisation du bassin d’approvisionnement alimentaire de Millau. Dans une seconde partie, nous abordons les effets de cette relocalisation alimentaire. Au regard de l’histoire de l’approvisionnement et des liens qu’entretiennent les campagnes sud-aveyronnaises avec d’autres villes que Millau, la relocalisation apparaît alors plus questionnable, dans ses formes et son ampleur.

Terrain et méthode

8Cet article s’intéresse au système alimentaire de Millau. La ville se situe au sein d’un bassin agricole extrêmement spécialisé : la livraison de lait de brebis aux industriels de l’AOC fromagère Roquefort, massifiée au cours des années 1960, reste l’affectation par défaut des terres agricoles. Seule une très faible part de cette production est vendue à proximité. Mais des politiques publiques locales promeuvent l’approvisionnement auprès des agriculteurs locaux. Depuis 2008, la ville de Millau encourage la cuisine centrale municipale à se fournir au plus près. Elle favorise aussi les producteurs locaux dans l’attribution des étals du marché de plein vent. La communauté de communes Millau Grands Causses mène un programme d’acquisition foncière pour faciliter l’installation de maraîchers biologiques. Depuis 2009, l’antenne de la chambre d’agriculture dans le Sud-Aveyron soutient les circuits courts (édition d’un répertoire, création d’un collectif de producteurs, diagnostic de cuisines collectives, organisation de « speed dating » entre commerçants et agriculteurs). Ces initiatives visent toute une relocalisation de l’approvisionnement alimentaire, sans avoir de vision claire de la contribution actuelle des circuits de proximité, ce qui justifie l’intérêt de notre étude.

9Face à la grande complexité d’un recensement, à l’échelle des parcelles, de l’intégralité des terres agricoles approvisionnant Millau (pour des raisons de temps et d’accès à l’information), nous avons décidé de les approcher par deux méthodes complémentaires. Nous avons identifié d’abord l’ensemble des lieux de commercialisation des circuits de proximité dans la ville de Millau, à partir desquels nous avons retrouvé une majorité des agriculteurs qui les approvisionnent (et le cas échéant les intermédiaires). Ainsi, nous avons construit une première base de données, constituée de 118 exploitations (dont 74% ont pu être enquêtées) et 55 intermédiaires répartis dans tout l’arrière-pays. Ensuite, nous avons mené des enquêtes auprès de l’ensemble des exploitations situées dans la vallée du Tarn, à Millau et dans quatre communes périurbaines en aval, et nous avons suivi les trajets des produits agricoles qui en sont issus. Cette deuxième base de données, qui recoupe en partie la première, est constituée des parcelles exploitées par vingt agriculteurs.

10Les données analysées dans cet article ont été collectées en 2014 au cours de vingt-cinq entretiens semi-directifs (avec des membres du système alimentaire urbain), cent vingt entretiens par questionnaires (avec des agriculteurs) et vingt-huit relevés de provenance dans des commerces, complétés par l’étude de comptes rendus de conseil communautaire, par une observation participante avec une cuisinière scolaire, ainsi que par des échanges informels avec des habitants.

Localiser le bassin d’approvisionnement de proximité

11Nous proposons ici une cartographie multiscalaire du bassin d’approvisionnement alimentaire de proximité de Millau, en analysant successivement les circuits courts – notamment la vente directe –, puis les circuits longs de proximité, en tentant de remonter jusqu’aux exploitations agricoles qui en sont à l’origine.

L’essor spatial des circuits courts : un bassin d’approvisionnement multipolaire et en réseau

12Les espaces agricoles approvisionnant Millau en circuits courts sont en expansion depuis une quinzaine d’années, tant à l’échelle régionale que dans les espaces périurbains. Cette expansion confirme la dynamique de relocalisation.

13Millau compte cinq circuits alimentaires directs (un marché forain, un magasin de producteurs, un jardin de Cocagne [4], une AMAP [5] et une Ruche-qui-dit-oui [6]), ainsi que de nombreux circuits de proximité à un intermédiaire (six grandes surfaces, des petits commerces, cinq restaurants scolaires et hospitalier et des restaurants commerciaux). Les exploitations agricoles inclues dans la première base de données commercialisent leurs produits par ces biais, à des degrés divers. Les surfaces qu’elles cultivent ou mettent en pâture sont concentrées à proximité de la ville (Fig. 1). Par exemple, le territoire communal le plus largement consacré à nourrir la ville de Millau est celui de la commune de Millau elle-même (15% de la surface agricole utile ou SAU). Ceci s’explique notamment par la présence d’exploitations pérennisées à la fin de la lutte contre l’extension du camp militaire du Larzac qui ont souvent évolué vers la vente directe. Au-delà de ce périmètre, quelques exploitations sont disséminées dans le département de l’Aveyron et dans la plaine méditerranéenne du Languedoc (assurant un approvisionnement en vin et fruits), mais aussi dans les départements voisins du Tarn et de la Lozère.

Fig. 1

L’empreinte spatiale des circuits courts approvisionnant Millau

Fig. 1

L’empreinte spatiale des circuits courts approvisionnant Millau

La part de la SAU communale représentée est obtenue à partir de la formule suivante : Fig. 1. Avec : i, les n exploitations d’une commune ; j, les p productions de ces exploitations ; SAUij, la SAU consacrée à ces productions par ces exploitations ; Mij, la part de Millau parmi les débouchés des productions de ces exploitations.

14L’évaluation exacte du nombre d’exploitations et d’hectares approvisionnant Millau est délicate, mais la chambre d’agriculture note une multiplication des installations d’agriculteurs commercialisant en circuit court depuis 2000 à l’échelle du Parc naturel régional (PNR) des Grands Causses (qui couvre le sud du département). Notre enquête auprès des agriculteurs faisant partie de la première base de données montre aussi une augmentation récente du nombre d’hectares qu’ils exploitent pour nourrir Millau en circuits courts : +18,3% de 2006 à 2014 (Tab. 1). L’augmentation s’est accélérée depuis 2010 pour les terres labourables et cultures permanentes, et depuis 2012 pour l’ensemble de la SAU. Ce développement n’apparaît toutefois pas linéaire, la surface recensée en terres labourables ayant diminué entre 2008 et 2010.

Tab. 1

L’extension du bassin d’approvisionnement en circuits courts de proximité de Millau

Tab. 1
SAU en circuits courts de proximité – hors parcours – (et évolution) SAU totale en circuits courts de proximité – incluant les parcours – (et évolution) 2006 344 ha 1128 ha 2008 353 ha (+ 2,6 %) 1137 ha (+ 0,8 %) 2010 345 ha (- 2,3 %) 1188 ha (+ 4,5 %) 2012 382 ha (+ 10,7 %) 1202 ha (+ 1,2 %) 2014 411 ha (+ 7,6 %) 1334 ha (+ 11 %)

L’extension du bassin d’approvisionnement en circuits courts de proximité de Millau

Le tableau indique les surfaces dont la production est commercialisée localement, sur un total d’environ 5,100 ha exploités par les exploitations enquêtées en 2014. Les « parcours » sont des terres de faible valeur agronomique, ni fertilisées ni fauchées par les éleveurs, qui sont valorisées par le pâturage extensif du bétail.
(Source : les auteurs).

15La figure 2 illustre les données collectées dans la deuxième base de données : la carte se concentre sur les zones urbaines et périurbaines de la vallée du Tarn, en aval de Millau, et a été construite en demandant à quatorze agriculteurs d’identifier leurs parcelles et les filières empruntées par les produits qui en sont issus. Pour les six exploitations qui n’ont pas pu être visitées, les renseignements donnés par les agriculteurs voisins ont été recoupés. Sur cette carte, les terres approvisionnant Millau forment un réseau de parcelles dispersées au sein d’un espace dont la production est destinée à des filières longues (à quelques exceptions près, aux laiteries de Roquefort) et rarement commercialisée à Millau. Ce foncier alimentaire de proximité ne participe toutefois à l’approvisionnement de Millau que pour moins de la moitié des volumes de production : par exemple, un tiers des produits issus du groupe de parcelles situé au sud de Millau, sous la corniche du Larzac, sont vendus en ville. Les exploitations qui ne commercialisent leurs produits qu’en circuit court de proximité sont rares.

Fig. 2

Le foncier alimentaire dans la vallée du Tarn, à Millau et dans les quatre communes périurbaines en aval de la ville (la zone d’étude comprend les fonds de vallée et les versants, elle n’inclut pas les zones de plateau des communes concernées)

Fig. 2

Le foncier alimentaire dans la vallée du Tarn, à Millau et dans les quatre communes périurbaines en aval de la ville (la zone d’étude comprend les fonds de vallée et les versants, elle n’inclut pas les zones de plateau des communes concernées)

16À l’échelle restreinte à laquelle nous nous sommes intéressés, nous avons identifié deux phases d’expansion du bassin d’approvisionnement alimentaire de proximité. Au début des années 2000, d’abord, des parcelles ont été mises en culture en maraîchage pour une commercialisation locale. Un élevage bovin qui fournissait une coopérative laitière s’est aussi reconverti vers la production de viande, qu’il vend à un boucher millavois. Depuis le début de la décennie 2010, ensuite, le développement est plus soutenu, notamment à proximité immédiate des berges du Tarn. Cela s’explique par la politique foncière intercommunale en faveur du maraîchage et par des décisions individuelles d’agriculteurs. Par exemple, un éleveur souhaitant se convertir à l’agriculture biologique a quitté la confédération de Roquefort et développe actuellement la vente directe.

17L’expansion spatiale de ce bassin d’approvisionnement des circuits courts témoigne ainsi d’une relocalisation. Cette expansion n’est toutefois pas linéaire : un repli est toujours possible, des parcelles qui approvisionnaient auparavant Millau ayant été récemment affectées à l’élevage de chevaux (22 ha en 2009) ou artificialisées [7] (2 ha en 2012 pour un lotissement de 32 maisons).

La permanence des circuits longs de proximité

18À côté des circuits courts, le bassin d’approvisionnement alimentaire de proximité de Millau s’appuie aussi sur des circuits d’approvisionnement longs (à partir de deux intermédiaires), mais de proximité spatiale.

19Les produits carnés et laitiers sont particulièrement concernés. L’importance de l’élevage va de pair avec un maillage du territoire par des infrastructures assurant la transformation et/ou l’écoulement des produits (abattoirs, ateliers de découpe et laiteries, localisés sur la figure 3). Ainsi, autour de Millau, un abattoir polyvalent de taille intermédiaire (3 000 t/an) est sis à Saint-Affrique, des abattoirs plus importants (autour de 20 000 t/an) sont situés près de Rodez (un polyvalent et un spécialisé en porcs) et à Lacaune (spécialisé en porcs), et des abattoirs intermédiaires sont localisés à Carmaux, Mende, Villefranche-de-Rouergue et Capdenac. Les bouchers de Millau nous ont dit commercialiser 300 à 350 bœufs et vaches, 200 veaux, 1 000 à 1 200 agneaux et 200 moutons à l’année, ce qui pourrait représenter une surface de 600 à 800 ha – en se basant sur des taux de chargement moyens, tels que calculés par Boudou et al. (2015), de 0,5UGB [8]/ha pour les ovins (élevés sur les causses) et d’1,2UGB/ha pour les bovins (élevés partout en Aveyron). L’industrie laitière repose sur les établissements de Roquefort et sur d’autres laiteries, comptabilisant onze entreprises de plus de dix salariés à proximité de Millau. À cela s’ajoutent de nombreuses entreprises de transformation (conserverie, charcuterie et plats cuisinés), dont vingt-cinq de plus de dix salariés, localisées principalement dans l’Aveyron (Fig. 3).

Fig. 3

L’ancrage spatial des circuits longs de proximité approvisionnant Millau en produits carnés et laitiers

Fig. 3

L’ancrage spatial des circuits longs de proximité approvisionnant Millau en produits carnés et laitiers

20Par ailleurs de nombreuses filières locales et régionales approvisionnent Millau en pain : le tableau 2 représente leur ancrage spatial, depuis les zones de production des céréales jusqu’aux lieux de commercialisation, en passant par les étapes de transformation en farine puis en pain. D’après les réponses à nos questionnaires, sur les 1 270 t de pain vendues à Millau chaque année (estimation à partir de données nationales), les onze boulangeries artisanales de la ville commercialisent environ 920 t, deux boulangers itinérants 16 t et un paysan-boulanger du Larzac produit et vend en direct 5 à 6 t. Les boulangeries industrielles et les grandes surfaces commercialiseraient ainsi les 330 t restantes. Les boulangeries artisanales et une partie de la grande distribution se fournissent en farine auprès de minoteries relativement proches (entre 15 et 154 km de Millau), mais les céréales approvisionnant ces minoteries viennent souvent de plus loin. En prenant en compte les farines issues de céréales de l’Aveyron, du Tarn et de la Lozère – où le rendement en blé tendre varie autour de 5 t/ha – on peut estimer à au moins 45 ha les terres agricoles de proximité approvisionnant Millau en pain. Une filière en particulier participe au développement de ce foncier alimentaire de proximité des circuits longs : la filière « Régalou ». En 1997, des éleveurs recherchant une activité de diversification ont mis en place, avec le soutien de la chambre d’agriculture, des ateliers de céréaliculture sur 24 ha, pour une récolte de 130 t (Brel, 2000). La filière transforme désormais 520 t de céréales par an, cultivées sur 120 ha, ce qui représente la consommation annuelle moyenne de 16 400 personnes. Elle associe vingt-deux producteurs des monts du Lévezou et du plateau du Ségala, un site de stockage, deux minoteries (« Marty » et « de la Vallée du Céor », dans le tableau 2) et une quarantaine de boulangers. Millau n’est pas située dans le bassin de production, mais les pains à la farine « Régalou » y sont commercialisés par deux boulangeries (C et E dans le tableau 2). Une autre farine (« Fine fleur d’Aveyron ») est issue de grains principalement aveyronnais.

Tab. 2

Les filières locales approvisionnant Millau en pain

Tab. 2

Les filières locales approvisionnant Millau en pain

Chaque lettre correspond à une des onze boulangeries de Millau. Les crochets indiquent des valeurs estimées. Exemple de lecture 1 (centré sur une boulangerie) : la boulangerie C se fournit auprès de la minoterie Marty (située à 80 km de Millau) pour 12 tonnes par an de farine provenant de céréales cultivées en Lozère et dans le Tarn. Elle s’approvisionne également auprès de la minoterie de la Vallée du Céor (à 63 km de Millau) en farine « Régalou » (à raison de 28 tonnes par an), issue du Lévezou et du Ségala. Exemple de lecture 2 (centré sur un type de farine) : la farine du moulin de Colagne (à 63 km de Millau) provient de céréales cultivées dans le Puy-de-Dôme et le Tarn. À Millau, les boulangeries A et J l’utilisent pour faire du pain, à raison de 35 tonnes par an pour la boulangerie J et d’un nombre indéterminé de tonnes pour la boulangerie A. Un boulanger itinérant dont le fournil est à Saint-Affrique (à 31 km de Millau) l’utilise aussi, et vend ses pains à Millau au marché et au magasin Biocoop.
Source : enquête personnelle A. Baysse-Lainé, 2014-2016. Réalisation : A. Baysse-Lainé (2016).

21Contrairement aux circuits courts, les circuits longs de proximité sont restreints à certains types de produits (produits carnés et laitiers, pain) ; ils n’en jouent pas moins un rôle important dans l’approvisionnement alimentaire de la ville, avec au moins 650 ha de foncier alimentaire pour les seules filières pain, viande ovine et viande bovine.

22Ainsi, l’expansion du bassin d’approvisionnement alimentaire de proximité de Millau a été confirmée à deux échelles. À l’échelle réduite de la vallée du Tarn autour de Millau, le foncier alimentaire de proximité s’étend notamment le long de la rivière, sur des terres adaptées aux cultures maraîchères. À l’échelle régionale, le foncier alimentaire se concentre à proximité immédiate de Millau et s’étend de manière éparse dans cinq départements, jusqu’à la plaine languedocienne. Le foncier concerné occupe selon nos calculs des surfaces relativement limitées (approximativement 2 000 à 2 200 ha), mais est en expansion, en tout cas pour les circuits courts. Nos résultats confirment donc la tendance à la relocalisation des approvisionnements alimentaires, mais la portée de cette relocalisation doit être discutée. Ceci fait l’objet de la section suivante.

La portée limitée de la relocalisation

23L’analyse spatiale du bassin d’approvisionnement alimentaire de proximité a confirmé un processus de relocalisation. Nous nous proposons d’en préciser la portée.

24Afin de comprendre les modalités d’un éventuel « retour au local » des approvisionnements alimentaires, nous dressons un rapide comparatif historique, puis nous nous intéressons à la place des approvisionnements de proximité au sein du système alimentaire millavois. Enfin, une approche à différentes échelles permet de discuter l’impact des dynamiques étudiées sur la réorientation des flux alimentaires entre campagnes et villes.

La relocalisation à l’épreuve du temps long

25Les circuits « relocalisés » du début du XXIe siècle se construisent en partie autour de l’idée du retour à un « local » considéré comme échelle naturelle de l’approvisionnement alimentaire : en « re-localisant », les initiatives actuelles renoueraient avec des schèmes spatiaux antérieurs [9]. Marty (2013) a montré l’intérêt de recourir au temps long pour contextualiser la portée effective des changements récents. Nos résultats permettent en effet de relativiser cette idée à deux égards : Millau a toujours été partiellement approvisionnée par sa périphérie, tout en organisant les exportations agricoles depuis le Sud-Aveyron vers le reste de la France et au-delà. Le renouveau des circuits courts, médiatisé autour de certains modèles innovants, ne saurait en effet cacher la permanence d’autres approvisionnements de proximité : l’autoconsommation de produits des potagers, vergers et petits élevages de particuliers, la vente directe entre citadins et agriculteurs, ainsi que la commercialisation par les artisans alimentaires, notamment les bouchers.

26La monographie régionale du géographe P. Marres (1935) sur les Grands Causses montre la complémentarité ancienne entre débouchés locaux et exportations. Il y souligne l’importance de l’autoconsommation et des circuits de proximité pour certaines cultures, à une époque où les finages étaient principalement consacrés aux pâtures. Le blé occupait alors dans chaque commune entre 3 et 7% de la SAU et les pommes de terre entre 1,2 et 1,7% (p. 154). Des cultures maraîchères étaient attestées sur les berges du Tarn, pour l’autoconsommation ou la vente au marché. Le vin provenait principalement de communes voisines de la vallée du Tarn, où les surfaces en vignes étaient beaucoup plus étendues qu’aujourd’hui. Cette dispersion spatiale des cultures vivrières au sein de chaque commune a aujourd’hui disparu, au profit d’une concentration dans quelques exploitations commercialisant au-delà du village le plus proche et/ou de Millau. Avec la révolution des transports, les cultures fruitières des vallées étaient en revanche en bonne partie destinées à l’expédition : les pommes vers Montpellier, les prunes vers Montpellier, Alès, Paris et Londres et surtout les cerises vers Paris et douze autres villes de France. Et « les légumes de Millau, concurrencés par les primeurs et légumes venus des Pyrénées-Orientales, d’Algérie et du Vaucluse » (p. 221) étaient régulièrement écoulés vers les hautes terres plus au nord (Séverac, Auvergne). Il y a donc bien double permanence des approvisionnements locaux et des exportations.

27Le cas du lait frais de vache montre la baisse de certains approvisionnements locaux depuis quarante ans. Alors que sept laitiers officiaient à Millau en 1980, un seul éleveur bovin commercialise désormais du lait en ville. Après avoir abandonné les tournées quotidiennes de porte-à-porte (où il écoulait 140-150 l/j), cet éleveur livre surtout une coopérative d’envergure nationale. Les volumes qu’il commercialise en circuit court (en grandes surfaces et crémeries) sont en constante diminution : de 50 l/j en 2000 à 25-30 l/j en 2014. Les évolutions diffèrent selon les filières : la commercialisation de lait de brebis produit localement a, elle, augmenté.

28L’essor des jardins potagers associatifs illustre quant à lui un retour de l’agriculture vivrière, sous des formes spatiales nouvelles. À Millau, les jardins potagers privés n’ont jamais disparu et les associations de jardinage urbain sont soutenues par la commune, qui leur a mis à disposition plusieurs milliers de mètres carrés. Certains jardiniers sont autosuffisants en légumes, mais l’ampleur de l’autoapprovisionnement est bien moindre que par le passé, aux dires de jardiniers âgés : « Moi je me rappelle quand j’étais gamin, il y avait des maraîchers autour de Millau, c’était incroyable ! Il y en avait partout-partout : à l’époque, le lit secondaire de la rivière, ce n’était que des jardins […]. Sur toute la plaine de Calès [aujourd’hui urbanisée], vous aviez un agriculteur […]. Le parking de la Grave, ce n’était qu’un jardin » (président de l’association des jardins familiaux de Millau). Un plan détaillé de l’occupation des sols autour de Millau en 1957 nous a permis de représenter l’évolution des surfaces dédiées à l’autoconsommation (Fig. 4). Les espaces supports de l’agriculture vivrière ont connu au fil du temps une rétraction et un déplacement. Ils se concentrent aujourd’hui près des berges du Tarn, dans des secteurs inondables qui ne sont pas adaptés à la construction de logements, ni de serres pour des maraîchers professionnels.

Fig. 4

La réduction de l’emprise spatiale des jardins potagers à Millau

Fig. 4

La réduction de l’emprise spatiale des jardins potagers à Millau

29Ainsi, le développement contemporain des cultures maraîchères sur les berges du Tarn à l’aval de Millau représente bien un retour partiel à une configuration spatiale historique. Toutefois, les surfaces concernées sont limitées. La relocalisation de l’approvisionnement alimentaire s’est aussi faite sur d’autres terres, notamment au nord-est du Larzac, des années 1970 jusqu’au tournant des années 2000. Cet espace caussenard aux sols pauvres approvisionnait pourtant très peu Millau auparavant. Ainsi, les espaces supports de différentes étapes de relocalisation correspondent rarement aux espaces qui participaient historiquement le plus à l’approvisionnement alimentaire de la ville. Ce sont plutôt des espaces marginaux qui sont mobilisés : terres pauvres des causses et lits secondaires des grandes rivières. Les dynamiques de relocalisation alimentaire sont ainsi confirmées spatialement, mais elles n’entraînent pas la reconstitution d’un bassin d’approvisionnement alimentaire semblable, en termes de localisation et d’extension, à ceux ayant existé dans le passé.

Le poids négligeable des circuits de proximité dans l’approvisionnement de Millau

30Les circuits alimentaires de proximité, d’ampleur limitée, ne sont pas en mesure de subvenir aux besoins de la ville. Pour évaluer leur part dans l’ensemble de la consommation alimentaire, nous avons opté pour le repas en tant qu’unité de comparaison commune à la restauration collective et à la restauration à domicile. Nous avons comptabilisé approximativement la répartition des repas consommés par les Millavois pendant un an selon les lieux d’achat des denrées préparées à domicile et les lieux de préparation de repas collectifs (Tab. 3). Les produits locaux vendus dans une enseigne de grande distribution et par deux circuits courts (le marché et le magasin de producteurs) représentent l’équivalent des trois quarts des repas locaux. Une forte marge d’imprécision accompagne une telle estimation : l’unité choisie, le repas, varie en volume et en composition selon les individus. De plus, les parts d’approvisionnement de proximité s’appuient sur des valeurs déclaratives. Quels que soient les biais, cette estimation montre la part très limitée de l’alimentation consommée issue de circuits de proximité : de l’ordre de 6 %. Ce constat est toutefois à nuancer selon les productions : comme le rappelle notre interlocuteur à la chambre d’agriculture, « dans certaines productions, ce n’est pas du tout saturé, comme les légumes, la volaille, les fruits [pour lesquels l’offre locale est inférieure à la demande]. Dans d’autres productions, ça bloque : c’est la viande bovine, la viande ovine [pour lesquelles l’offre locale est supérieure à la demande]. Tout le reste, c’est au milieu ».

Tab. 3

Une estimation de la part des approvisionnements locaux dans le système alimentaire de Millau, en nombre de repas

Tab. 3

Une estimation de la part des approvisionnements locaux dans le système alimentaire de Millau, en nombre de repas

31De même que l’expansion du foncier alimentaire de proximité de Millau ne se fait pas de manière linéaire, la part du « local » dans l’approvisionnement alimentaire millavois peut varier rapidement, pour des causes réglementaires, de fonctionnement interne des entreprises ou administratives. Par exemple, à la cuisine centrale, le directeur cherche à rapprocher les lieux de production de Millau : il a remplacé les pâtes italiennes par des françaises, les lentilles du Puy (à environ 200 km) par celles de Millau, ou la volaille d’Aquitaine (à plus de 210 km) par celle d’Aveyron (dans un rayon de 120 km). Toutefois, il achète depuis 2013 de la viande de jeunes bovins à un groupement d’éleveurs de Villefranche-de-Rouergue (à 110 km), alors qu’il se fournissait auparavant auprès d’un éleveur de Rivière-sur-Tarn (à 13 km).

32La part des circuits de proximité dans les approvisionnements alimentaires de Millau se révèle ainsi très limitée et son évolution varie selon les produits et les débouchés.

Les échelles emboîtées de la relocalisation alimentaire

33En changeant d’échelle, s’intéresser à la circulation des produits entre le Sud-Aveyron et l’Hérault permet de montrer que l’essor d’initiatives de relocalisation à Montpellier a un impact paradoxal à proximité de Millau.

34En effet, pour les agriculteurs vendant à Millau en circuit court, Montpellier arrive en première place des autres lieux de commercialisation. Beaucoup d’agriculteurs du Sud-Aveyron y commercialisent au moins une partie de leur production. D’après la chambre d’agriculture, quatre-vingt-dix éleveurs bovins et ovins du PNR se tournent vers ce marché, à la fois plus grand et aux revenus plus élevés que Millau. La vente à Montpellier passe notamment par trois collectifs de producteurs. Le groupement d’intérêt économique (GIE) des fermes des Grands Causses regroupe douze agriculteurs autour de ventes hebdomadaires au marché de Montpellier depuis 1988. L’association « Court Circuit Paysan du Sud-Aveyron », créée en 2012 par dix agriculteurs, grâce au soutien de la chambre d’agriculture, organise des livraisons mensuelles de paniers à Montpellier et dans sa banlieue. Enfin, en 2014, seize agriculteurs ont ouvert le magasin de producteurs « Lou païsan bio » à Saint-Gély-du-Fesc, dans la banlieue montpelliéraine. Les trente-huit exploitations membres de ces trois groupements participent presque toutes simultanément à l’approvisionnement de Millau. Comme l’indique la figure 5, les agriculteurs sud-aveyronnais pratiquant la vente directe à Montpellier exploitent des terres dans les mêmes zones que celles qui approvisionnent les villes locales.

Fig. 5

Le chevauchement des bassins d’approvisionnement alimentaires de proximité. Le bassin de Montpellier recouvre ceux de Millau et Saint-Affrique

Fig. 5

Le chevauchement des bassins d’approvisionnement alimentaires de proximité. Le bassin de Montpellier recouvre ceux de Millau et Saint-Affrique

35Aux dires d’agriculteurs enquêtés, ces ventes directes constituent des circuits alimentaires locaux pour les consommateurs montpelliérains, caractérisés par une certaine proximité sociale et géographique. C’est particulièrement le cas pour les produits carnés et laitiers, pour lesquels un approvisionnement plus proche est difficile, la plaine languedocienne comptant peu d’élevages. Des bouchers de Montpellier rapportent d’ailleurs que cet approvisionnement en circuit court de l’Aveyron leur fait concurrence, en vendant en direct, parfois moins cher, des produits qu’eux-mêmes commercialisent au détail [10]. Du point de vue des producteurs sud-aveyronnais, en revanche, la commercialisation à Montpellier ne relève pas d’un circuit de proximité spatiale, mais plutôt d’une vente au loin permettant d’assurer une certaine viabilité économique. Pour plusieurs agriculteurs enquêtés, la commercialisation est locale si elle s’effectue dans le Sud-Aveyron ou dans un rayon d’environ 35 km autour de leur exploitation.

36Des terres agricoles cultivées dans la commune de Millau et à ses alentours immédiats restent donc en dehors de son bassin alimentaire de proximité, non pas à cause de la persistance de circuits longs de la mondialisation alimentaire, mais à cause d’initiatives de relocalisation alimentaire dans un centre urbain proche de plus grande importance. Le bassin d’approvisionnement des circuits courts de proximité de Montpellier s’étend en effet à la mesure d’une population vingt fois plus élevée que celle de Millau. Cette concurrence entre demandes urbaines se traduit par une superposition du bassin d’approvisionnement de Montpellier sur celui de Millau. Impulsées simultanément depuis une multitude de pôles urbains, les initiatives de relocalisation alimentaire créent des mouvements de « retour au local » qui apparaissent différemment selon l’échelle à laquelle on les appréhende.

37Ainsi, les dynamiques de relocalisation alimentaire ne permettent pas la reconquête d’une autonomie alimentaire territoriale : il n’y a ni approvisionnement majoritairement local, ni retour à une configuration spatiale historique des approvisionnements. Mais ces dynamiques se traduisent bien par des effets spatiaux dans les campagnes, y compris relativement éloignées, notamment si la ville est grande et l’agriculture locale peu diversifiée.

Conclusion

38Dans cet article, nous avons analysé de manière critique la relocalisation de l’approvisionnement alimentaire de Millau et ses conséquences spatiales. En quantifiant et en localisant les espaces agricoles supports des circuits alimentaires de proximité, nos résultats permettent de confirmer la dynamique de relocalisation, de préciser sa profondeur temporelle et son effet sur la structure des approvisionnements.

39La dynamique de relocalisation a bien lieu : nous avons observé une croissance du foncier alimentaire de proximité, notamment durant ces cinq dernières années, et plus particulièrement pour les circuits courts (+18,3% de surface). Toutefois, la part des terres concernées reste très faible, avec un maximum communal à Millau (15 % de la SAU). Les initiatives de relocalisation sont à l’œuvre, en parallèle d’autres dynamiques de délocalisation, certes importantes, mais qui n’étaient pas l’objet de notre recherche.

40La cartographie éclaire la localisation de ce foncier alimentaire. En termes de distance à la ville, les espaces agricoles qui nourrissent Millau sont concentrés à proximité immédiate du noyau urbain, mais aussi de manière plus lâche, dans un rayon d’une centaine de kilomètres s’étendant sur cinq départements. En termes de formes spatiales, ce bassin d’approvisionnement alimentaire de proximité n’est pas continu comme l’envisagent certains scénarios prospectifs (Darrot et Boudes, 2011 ; Darrot, 2012). Bien au contraire, il forme un réseau discontinu de parcelles cultivées ou pâturées pour les filières de proximité au sein de terres majoritairement dédiées à la production de Roquefort, une filière de transformation locale mais de commercialisation mondiale.

41Au regard de l’histoire de l’approvisionnement, on n’observe donc pas la (re)création d’une ceinture maraîchère autour de la ville. La dynamique récente de relocalisation ne consiste pas en un retour à une situation antérieure. Et cela pour deux raisons : i) certains circuits de proximité anciens n’ont pas disparu ; et ii) on constate un déplacement : les parcelles qui nourrissent Millau aujourd’hui sont pour la plupart différentes de celles qui approvisionnaient la ville il y a plusieurs décennies, car l’extension du foncier alimentaire de proximité s’est effectuée sur des espaces souvent marginaux, aux sols pauvres ou à risque d’inondation. Que des espaces fragiles deviennent le support d’une nouvelle agriculture nourricière de proximité pose des questions à l’action publique qui voudrait en encourager le développement. Une approche en termes de risques pourrait constituer une piste d’identification de délaissés agricoles propices à la relocalisation.

42Enfin, l’effet de cette relocalisation sur la structure des approvisionnements alimentaires de la ville reste limité. Malgré la progression des surfaces cultivées pour le marché local, les circuits de proximité ne nourrissent que marginalement la ville (6% des repas à Millau). Atteindre une autonomie alimentaire territoriale constituerait donc un pas immense, relevant de l’utopie (Vidal et Fleury, 2010), même pour une ville moyenne et ses campagnes comme Millau et le sud-est de l’Aveyron, pourtant situés dans une région de productions agricoles diversifiées, si l’on considère l’Aveyron et les quatre départements voisins.

43La portée de ces résultats nécessite toutefois d’être précisée. Notre ambition était de spatialiser le plus précisément possible la relocalisation alimentaire, en considérant l’ensemble des productions agricoles et les différents circuits (courts et longs) d’approvisionnement de proximité, et ce, à différentes échelles, par une approche géographique multiscalaire articulant le local et le régional. La notion de « foncier alimentaire » est apparue utile pour appréhender géographiquement les espaces agricoles supports des circuits alimentaires de proximité. Toutefois, elle a été utilisée comme une catégorie descriptive, elle ne présuppose donc pas que ce foncier soit qualifié de nourricier ni reconnu comme tel. De plus, notre travail n’avait pas pour but une quantification précise de l’approvisionnement alimentaire local. Nos estimations chiffrées des surfaces de foncier et des volumes de consommation sont donc exploratoires et partielles. Elles gagneraient à s’appuyer sur des bases statistiques plus exhaustives, comme celles – établies par les pouvoirs publics – qui sont utilisées par l’écologie territoriale pour étudier le métabolisme urbain de Paris (Billen et al., 2012). Enfin, faute de données suffisantes sur les flux d’intrants agricoles, nous n’avons pas pu appréhender l’ensemble de la chaîne alimentaire, mais cette problématique mériterait des recherches spécifiques approfondies. Les limites exposées ci-dessus ne sont pas propres à notre travail : évaluer l’approvisionnement alimentaire de toutes les filières d’un territoire achoppe face aux changements fréquents et difficilement perceptibles dans les débouchés des agriculteurs et dans les origines des produits.

44Malgré ces limites, nos résultats aident à comprendre pourquoi les conceptions du « local » sont souvent décrites comme mouvantes et redéfinissables (Arnauld de Sartre et al., 2010 ; Bognon et Marty, 2015). Ce que les acteurs entendent par « local » varie d’abord selon leur place dans la filière d’approvisionnement (producteur, intermédiaire ou consommateur) et selon le type de filière (circuits courts ou longs), puis en fonction des types de produits et de leur disponibilité locale (la proximité est plus forte pour les légumes que pour les céréales, elle est différente selon les fruits ou les types de viande), et enfin en fonction de la taille de la ville où les produits sont consommés (le bassin d’approvisionnement de Montpellier est plus vaste que celui de Millau). Dès lors, les conséquences spatiales dans les campagnes de l’engouement citadin pour l’alimentation locale gagnent à être étudiées à l’échelle régionale et non seulement à celle d’un couple ville-campagne. Nous avons ainsi mis en lumière l’importance des logiques de groupements pour les producteurs souhaitant vendre en direct au-delà d’un périmètre géographiquement restreint. Pour poursuivre dans cette voie, il serait possible de s’appuyer sur le parallèle entre la morphologie du bassin d’approvisionnement millavois (Fig. 1) et la zone de chalandise de la ville (cartographiée par Férérol, 2013) afin d’envisager une modélisation plus formelle des logiques de structuration des bassins d’approvisionnement alimentaire de proximité au sein de systèmes de villes.

Remerciements

Les auteurs tiennent à remercier les deux relecteurs anonymes pour leurs remarques précises et judicieuses, qui ont permis de préciser et d’enrichir ce texte.

Bibliographie

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Notes

  • [*]
    Voir dans ce numéro les autres contributions au dossier « L’agriculture dans le système alimentaire urbain : continuités et innovations ».
  • [1]
    Appel à communication lancé par l’International Urban Food Network pour le colloque « La faim des terres », 24-25 avril 2014, http://calenda.org/260915.
  • [2]
    Ville moyenne de 23,000 habitants et sous-préfecture de l’Aveyron, un département du sud de la France.
  • [3]
    Issu d’un mémoire de Master 2 soutenu en 2014, cet article a fait l’objet d’une présentation lors du 7e colloque AESOP-SFP « Localizing food strategies, farming cities, performing ruralities » (Turin, 8-9 octobre 2015).
  • [4]
    Jardin maraîcher biologique de réinsertion.
  • [5]
    Association pour le maintien de l’agriculture paysanne.
  • [6]
    Plateforme en ligne de vente de produits locaux.
  • [7]
    L’artificialisation est toutefois limitée en dehors de Millau (voir le tableau de statistiques du Cerema téléchargeable : http://www.nord-picardie.cerema.fr/IMG/xls/2_Evol_NAF_com_2006_2013_cle5cfe41.xls) : de 2006 à 2013, Millau et ses deux principales communes périurbaines ont respectivement perdu 60,8 ha, 8,2 ha et 6,4 ha de surfaces naturelles, agricoles et forestières, ce qui représente des diminutions de 0,43 %, 0,31% et 0,14 %, par comparaison avec une moyenne nationale de 0,42 %.
  • [8]
    UGB : unité de gros bétail.
  • [9]
    L’organisation « Growing Communities » propose ainsi pour Londres un système alimentaire en ceintures agricoles spécialisées et concentriques, dans une optique von thünienne (https://growingcommunities.org/food-zones). En France, le redéveloppement de ceintures maraîchères, suite à leur disparition au XXe siècle, est un objectif formulé en Île-de-France (www.iledefrance.fr/fil-actus-region/recreer-ceintureagricole-autour-paris) ou à Toulouse.
  • [10]
    Lors du Comité régional de l’alimentation organisé par la DRAAF à Montpellier en juin 2014, le représentant de la Confédération générale de l’alimentation en détail a confirmé qu’il s’agissait d’un sentiment partagé par plusieurs bouchers dans l’Hérault et en Lozère
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