Couverture de NSS_244

Article de revue

Ouvrages en débat

Pages 394 à 414

Notes

  • [1]
    Conseil de l’Union européenne, 1996. Directive 96/61/CE relative à la prévention et à la réduction intégrées de la pollution, 24 septembre.
  • [2]
    Conseil des communautés européennes, 1988. Directive 88/609/CEE relative à la limitation des émissions de certains polluants dans l’atmosphère en provenance des grandes installations de combustion, 24 novembre.
  • [3]
    Haigh N, 1984. EEC environmental policy and Britain : an essay and a handbook, London, Environmental Data services.
  • [4]
    Farmer A. M. (Ed.), 2012. Manual of European environmental policy, Abingdon, Routledge.
  • [5]
    Sainteny G., 2012. Plaidoyer pour l’écofiscalité, Paris, Buchet Chastel.
  • [6]
    Term used by Peter Checkland to characterize the systems perspective of a particular systems approach. See Checkland P., 1999 [1st ed. 1981]. Systems thinking, systems practice, Chichester, John Wiley & Sons.
  • [7]
    The term “cybersystemic” was coined by the late Gary Boyd, professor of education at Concordia University Montreal, Canada. It is a useful term for breaking out of the dualism associated with the use of systems and cybernetics concepts. Systems and cybernetics are distinct but complementary lineages and cybersystemic concepts offer the opportunity for policy makers of engaging with the complexity of the world in more promising non-dualistic ways.
  • [8]
    Le forçage radiatif désigne l’augmentation, exprimée en watt par m2, de l’incidence du rayonnement solaire au sol après « rebond » dans le complexe atmosphérique, en particulier du fait des gaz à effet de serre.
  • [9]
    Ce « Forum des associations » a eu lieu les 20, 21 et 22 janvier 2011 à la Cité universitaire internationale de Paris. La transcription intégrale des débats est accessible sur le site de l’association Natures Sciences Sociétés-Dialogues, http://www.nss-dialogues.fr/Forum-des-associations-01-2011.
  • [10]
    Meadows D.H., Meadows D.L., Randers J., Behrens W.W. III, 1973. Halte à la croissance ? Paris, Fayard. Traduit de The limits to growth, New York, Universe Books, 1972.
  • [11]
    Acosta A., 2009. La maldición de la abundancia (La malédiction de l’abondance, non traduit en français), Quito, Comité ecuménico de proyectos.
  • [12]
    Gudynas E., 2013. Extracciones, extractivismos y extrahecciones. Un marco conceptual sobre la apropiación de recursos naturales, Observatorio del desarrollo, 18, http://ambiental.net/wp-content/uploads/2015/12/GudynasApropiacionExtractivismoExtraheccionesOdeD2013.pdf.
  • [13]
    Kameni A. B., 2013. Minerais stratégiques. Enjeux africains, Paris, Presses universitaires de France/Le Monde.
  • [14]
    Acronyme de l’expression « Not in mybackyard », qui signifie « pas dans mon arrière-cour ». Les opposants s’opposent à un projet parce qu’il les affecterait localement et personnellement.
  • [15]
    Les opposants contestent ici un projet non pas à cause de sa localisation, mais à cause du projet lui-même, de son essence.
  • [16]
    Pestre D. (Ed.), 2014. Le gouvernement des technosciences. Gouverner le progrès et ses dégâts depuis 1945, Paris, La Découverte.
  • [17]
    L’ouvrage ne traite pas de la question de la durabilité de la gestion des ressources ou de la prise en charge d’enjeux environnementaux.
  • [18]
    Lemieux C., 2009. Le devoir et la grâce, Paris, Économica.
  • [19]
    Rosa H., 2013. Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte.
  • [20]
    Passet R., 1979. L’économique et le vivant, Paris, Payot.
  • [21]
    Attali J., 2006. Une brève histoire de l’avenir, Paris, Fayard.
  • [22]
    Kant I., 1785. Grundlegungzurmetaphysik der sitten, Riga, Hartknoch. Trad. fr. : Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Nathan, 2010.
  • [23]
    Levinas E., 1976 [1re éd. 1963]. Difficile liberté. Essais sur le judaïsme, Paris, Albin Michel.
  • [24]
    Morin E., 2007. Vers l’abîme ? Paris, l’Herne.
  • [25]
    Rosanvallon P., 1995. La nouvelle question sociale. Repenser l’État-providence, Paris, Seuil.
  • [26]
    Vergely B., 2015. La tentation de l’homme-Dieu, Paris, Le Passeur.
  • [27]
    Rabhi P., 2013. Vers la sobriété heureuse, Arles, Actes Sud.
  • [28]
    Gaudin T. (Ed.), 1990. 2100 récit du prochain siècle, Paris, Payot.
  • [29]
    Diamond J.M, 2006. Effondrement. Comment les civilisations décident de leur disparition ou de leur survie, Paris, Gallimard. Traduit de : Collapse. How societies choose to fail or succeed, London, Penguin books, 2005.
  • [30]
    Marcuse H., 1968. L’homme unidimensionnel. Études sur l’idéologie de la société industrielle, Paris, Minuit.
  • [31]
    Supiot A., 2015. La gouvernance par les nombres, Paris, Fayard.
English version

EU environmental policy. Its journey to centre stage, Nigel Haigh, Routledge, 2016, 214 p.

1Un ouvrage précieux a été publié au début de l’année 2016, six mois avant le référendum sur le Brexit au Royaume-Uni. Il présente l’histoire des politiques européennes d’environnement, depuis le premier programme d’action sur l’environnement de la Communauté européenne en 1973, jusqu’à aujourd’hui, soit le « chemin parcouru de l’obscurité au devant de la scène », comme l’indique le sous-titre. Il relate ainsi l’émergence de l’environnement dans les politiques européennes et son introduction dans le Traité de la Communauté européenne, alors qu’il n’était pas encore reconnu comme une de ses compétences, puis le développement des politiques européennes d’environnement, en abordant plus spécifiquement certaines thématiques.

2Son auteur, Nigel Haigh, a joué un rôle déterminant dans l’élaboration des politiques d’environnement en Europe. Ingénieur de formation, spécialiste des brevets, il a participé à la campagne contre le projet du Concorde. Puis il a rejoint Civic Trust, une organisation indépendante s’occupant de planification urbaine, en 1973. Parce qu’il était l’un des cofondateurs du Bureau européen de l’environnement (BEE) en 1974, destiné à rassembler les ONG environnementales au sein de la Communauté européenne, il fut choisi par les ONG britanniques pour être leur représentant à Bruxelles. N. Haigh devint ainsi l’un des vice-présidents du BEE en 1975, qui entra alors dans une phase opérationnelle. Il dirigea ensuite le bureau de Londres de l’Institut pour une politique européenne de l’environnement (IPEE) de 1980 à 1998. Président de 1989 à 1998 de Green Alliance, think tank britannique dédié à l’environnement et au développement durable, il fut également membre de l’Agence européenne pour l’environnement de 2000 à 2005.

3Le livre comprend quatre parties, même si cette structuration n’apparaît pas au premier abord. Les trois premiers chapitres dressent les grandes étapes des politiques européennes d’environnement et les situent au regard des politiques nationales et internationales. Le premier et le troisième chapitre permettent de suivre l’introduction de l’environnement, puis du développement durable, dans les traités successifs de l’Union européenne ; celle-ci s’est effectuée après que leur importance fut reconnue à l’échelon international, à l’occasion d’une modification du traité, principalement pour des raisons d’ordre économique et financier. Le chapitre II décrit le caractère unique de l’Union européenne en matière de coopération entre les États sur les questions d’environnement : l’Union est le siège d’une « coopération interne » entre les États membres, qui conduit à l’élaboration de législations européennes plus ambitieuses que ne l’étaient celles qui préexistaient à l’échelon national ; elle est également présente, via une « coopération externe », dans des négociations internationales, avec des compétences variables selon les sujets. Ce chapitre montre comment l’Union européenne a développé un nouveau champ de politique internationale, histoire qui est ici livrée dans le détail. Une analyse fine de la place des politiques européennes d’environnement à l’échelle internationale au regard des politiques étrangères des États membres, ainsi que de la place de la Communauté européenne puis de l’Union européenne dans les négociations et l’élaboration d’accords internationaux sur l’environnement, permet de saisir la perception de cette Communauté de l’intérieur, comme de l’extérieur.

4Les six chapitres suivants traitent de champs spécifiques : l’air et les pluies acides, l’eau, les déchets, les substances chimiques, le contrôle intégré de la pollution et le changement climatique. Puis viennent cinq chapitres qui abordent des sujets transversaux : les liens entre science et politique, le contrôle global des émissions transfrontières, l’allocation des tâches et la subsidiarité, le principe de précaution, et la mise en œuvre des textes législatifs. L’ouvrage se termine par une analyse de David Baldock, directeur de l’IPEE de 1998 à 2016, de l’évolution des politiques d’environnement en Europe depuis le début des années 2000.

5La plupart des chapitres, à l’exception du premier et du dernier, comprennent une introduction, suivie d’un texte ayant fait l’objet d’une présentation publique par l’auteur, alors que le sujet traité s’imposait sur la table des politiques. Ils constituent donc autant de témoignages historiques. Puis ils se terminent par une description actualisée de l’évolution du sujet.

6L’originalité de cet ouvrage tient à la richesse de l’expérience, ainsi qu’aux multiples compétences de son auteur, rarement réunies en une seule personne. À l’IPEE, N. Haigh a contribué à sensibiliser les parlements nationaux et le Parlement européen aux problèmes d’environnement et à leur fournir des éléments pertinents pour guider l’élaboration de politiques dans ce domaine. En effet, il possédait une bonne connaissance des systèmes juridiques, politiques et administratifs des États membres et comprenait les intérêts des différents pays d’Europe qui sous-tendaient les négociations des textes législatifs au Conseil des ministres européens de l’environnement. En outre, les aspects techniques et scientifiques des pollutions, leurs dégâts sur l’environnement et la santé animale et humaine n’ont pas de secret pour lui. Expert, diplomate, lobbyiste, il est aussi, pour le bénéfice de ses auditeurs et lecteurs, un grand pédagogue. Européen convaincu, il se consacra très tôt à introduire l’environnement dans les compétences de la Communauté européenne.

7Les apports de cet ouvrage sont, pour toutes ces raisons, nombreux. Il livre tout d’abord une perspective historique. Il offre ensuite une vision du jeu d’acteurs qui préside à l’élaboration de législations européennes sur l’environnement et explique comment ce processus, au regard du droit qui présidait auparavant dans les États membres, a apporté un réel progrès en matière de droit de l’environnement. Il montre par ailleurs que l’Europe a contribué à rendre certains accords internationaux, par exemple celui sur l’ozone, plus ambitieux. À l’heure où le projet européen fait l’objet d’interrogations multiples, le témoignage du rôle important joué par l’Union européenne en matière d’environnement est plus que bienvenu.

8Un autre aspect réellement orignal de cet ouvrage est qu’il aborde certains problèmes tant sous leurs aspects techniques que politiques, mettant ainsi en lumière la tension entre le diagnostic scientifique et les réponses politiques qui peuvent être apportées.

9C’est le cas en particulier du contrôle intégré des pollutions, sujet généralement peu connu : partant du constat que les différents milieux affectés – eau, air et sols – sont interconnectés, et que le traitement séparé des polluants par milieu peut engendrer des transferts d’un milieu à un autre, il apparaît qu’une approche législative intégrée ne peut être réellement efficace que si, en outre, le contrôle des pollutions est assuré par des institutions coordonnées entre elles, compétentes pour les différents milieux, voire par un organe unique. D’autres approches par les sources de pollution, les substances polluantes et les régions touchées ont également été développées. En 1996, l’Union européenne adopta sa première directive [1] sur le contrôle intégré de la pollution pour les grandes installations industrielles. L’auteur analyse sa capacité à tenir compte des conditions environnementales locales, sources de différences au sein des États membres et entre les États membres.

10L’histoire de la législation sur le contrôle de la qualité de l’air nous apprend que les dommages liés aux émissions et au transport à longue distance du dioxyde de soufre, étudiés par des scientifiques suédois dès les années cinquante, furent d’abord traités à l’échelon international, par l’OCDE puis par la Commission économique des Nations unies pour l’Europe. Cette commission, qui comprend les pays de l’est et de l’ouest de l’Europe mais aussi le Canada et les États-Unis, fut à l’origine d’une convention internationale signée à Genève en 1979. Ce n’est qu’en 1983, quand les Allemands, qui avaient pris conscience de l’impact de la pollution aérienne sur leurs propres forêts, changèrent radicalement leur position, qu’une directive européenne [2] contrôlant les émissions des grandes installations industrielles put voir le jour. L’histoire de l’évolution de la proposition de directive est intéressante. Celle-ci fixait initialement des objectifs, calculés à partir de chiffres datant de 1980, de réduction des émissions de dioxyde de soufre et d’oxydes nitreux similaires pour tous les États membres à l’horizon 1995. Si de tels objectifs quantitatifs à l’échelon national constituaient une innovation, très vite, les spécificités industrielles des pays ont fait apparaître la nécessité d’efforts différenciés. On retrouve ici une problématique qui resurgira plus tard dans la discussion du partage de l’effort de réduction des émissions de gaz à effet de serre à l’échelon européen et international, dans le protocole à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, signé à Kyoto en 1997.

11Un aspect également peu connu de la législation européenne en matière d’environnement est celui de sa mise en œuvre. Le chapitre qui lui est consacré, par la clarté des concepts qu’il mobilise et la connaissance intime qu’il témoigne de cette problématique, est remarquable. Et pour cause : dès 1984, N. Haigh dressa un premier état des législations européennes dans le champ de l’environnement et de leur mise en œuvre au Royaume-Uni [3]. Ce faisant, il fut à la fois le premier à en avoir une vision complète et à en étudier l’application concrète. Actualisé au fil des années au sein de l’IPEE, ce travail prit la forme d’un manuel [4] qui fournit jusqu’en 2012 une information sur les textes législatifs dans ce domaine et permet de suivre leurs filiations, alors que leur nombre a explosé au cours des années 1990.

12Dans le dernier chapitre, David Baldock décrit comment, après une période florissante de forte accélération de la production de législations européennes sur l’environnement, très influentes également au-delà de l’Europe, cette dynamique marque le pas, sous l’effet de plusieurs causes conjuguées : une Union désormais élargie à vingt-huit États membres, qui doit mettre en œuvre de nombreuses législations, la crise de 2008 et par suite la relégation de l’environnement à un rang de priorité moindre. Il n’en reste pas moins que si l’Europe n’est désormais plus le moteur des négociations sur le changement climatique, les chantiers d’intégration de l’environnement dans l’ensemble des politiques européennes, notamment dans le domaine de l’agriculture, sont loin d’être achevés.

13L’ouvrage, précis et bien documenté, est d’une lecture agréable. Il peut être lu avec profit par des scientifiques de toutes disciplines, mais aussi par un lectorat non scientifique, intéressé mais non au fait des problématiques d’environnement. Enfin, il fournit un recul historique aux artisans et aux agents de la protection de l’environnement, utile pour affiner leurs questionnements et penser l’avenir.

14Passionnant, il est à lire d’urgence, et sans modération.

15Claire Weill

16(Inra, Direction scientifique environnement, Paris, France)

17claire.weill@inra.fr

Le climat qui cache la forêt. Comment la question climatique occulte les problèmes d’environnement, Guillaume Sainteny, Rue de l’échiquier, 2015, 272 p.

18Guillaume Sainteny dispose d’une longue et riche expérience des politiques environnementales en France. Son premier ouvrage, Les Verts, publié dans la collection « Que Sais-je ? » aux presses universitaires de France, date de 1991 et a connu plusieurs rééditions. De 2005 à 2009, G. Sainteny a été notamment directeur d’administration centrale au ministère en charge de l’Écologie, où il a dirigé la Direction des études économiques et de l’évaluation environnementale. Il fait ou a fait partie de plusieurs comités d’orientation importants sur des sujets environnementaux en France (notamment sur la biodiversité) et il enseigne ou a enseigné dans plusieurs universités françaises. Il conseille actuellement le secteur public et le secteur privé. C’est dire combien cet auteur connaît de manière approfondie les dossiers environnementaux et qu’il est capable de les mettre en perspective.

19L’ouvrage fourmille de données et d’évaluations, souvent issues de rapports officiels, mais aussi de la littérature académique et parfois des médias. Il développe une thèse, formulée dans le titre et le sous-titre, qui d’emblée suscite l’intérêt. Une lecture attentive révèle cependant que son propos n’est pas si univoque qu’on pourrait le croire de prime abord. Si les deux premiers tiers du livre s’attachent en effet à démontrer qu’il existe pour l’Union européenne, et la France en particulier, des problèmes environnementaux plus graves que le changement climatique, le dernier tiers critique la politique climatique française actuelle et formule des propositions d’amélioration.

20Le premier chapitre de l’ouvrage décrit la « vampirisation » de l’environnement par le changement climatique tant dans les institutions publiques que dans les médias et les ONG. Le chapitre 2 se demande si le changement climatique constitue « le problème d’environnement mondial le plus important » en introduisant des éléments de comparaison tendant à démontrer les impacts supérieurs d’autres problèmes majeurs comme la perte de biodiversité, la pollution de l’air ou l’érosion des sols. Le chapitre 3 tente ensuite de comprendre, via une grille d’objectifs qui sous-tendraient des politiques environnementales, s’il est possible de justifier ce « primat ». Cette exploration ne parvient pas à expliquer cette domination climatique jugée plusieurs fois dans le livre « surprenante ». Dans le chapitre 4, l’auteur juge ainsi qu’il y a « une inversion discutable de la hiérarchie des politiques environnementales », avant de poser cette même question du primat climatique, dans le chapitre 5, en se limitant à la situation française. Là encore, le constat est critique, notamment au vu des bonnes performances du pays en matière d’émissions par habitant ou par unité de PIB, qui contrastent avec des résultats négatifs concernant, par exemple, la pollution de l’air.

21Le chapitre 6 s’attache ensuite à décrire de façon plus précise les impacts sur l’environnement de certaines mesures d’atténuation du changement climatique. Sans surprise on y trouve une liste des incidences des installations d’énergies renouvelables sur le paysage, mais aussi des analyses sur les effets néfastes (émissions de particules) du diesel, alors que ce type de moteurs est promu pour sa faible consommation, débouchant sur des émissions de gaz à effet de serre un peu moindre par kilomètre. On y trouve également une critique des mesures encourageant le développement des lignes de trains à grande vitesse et à grand impact au nom d’une baisse des émissions routières. L’auteur dénonce enfin la tendance, à présent quasi générale, à utiliser l’indicateur de CO2 au détriment d’autres indicateurs environnement aux (comme l’indicateur « matières »), qui tendent à être masqués, mais qui sont pourtant plus appropriés à un certain nombre de problèmes environnementaux à traiter.

22Les trois derniers chapitres adoptent ensuite une optique un peu différente puisqu’ils s’efforcent d’évaluer la politique climatique de la France et de proposer des changements pour en améliorer les performances. Le chapitre 7, « Une politique climatique française déséquilibrée », décrit les actions climatiques dans différents secteurs ; il constate, par exemple, que l’on favorise les mesures concernant les bâtiments au détriment de l’aménagement du territoire, que les politiques tarifaires sont changeantes dans le domaine de l’énergie renouvelable, ou que l’adaptation, contrairement à l’atténuation, pâtit d’un sous-investissement important, à la fois au niveau national et dans l’aide au développement. Le chapitre 8, « Des politiques publiques demeurant contradictoires avec la politique climatique », approfondit le propos notamment sous l’angle de l’écofiscalité, sujet auquel l’auteur avait consacré également un ouvrage en 2012 [5]. Comme dans les autres chapitres, le thème des subsides aux énergies fossiles, directs et indirects, est très bien documenté, et leur dénonciation très convaincante, y compris par une prise en compte d’aspects sociaux tels que les effets sur les différentes catégories de revenus. Enfin, dans le chapitre 9, « Une autre politique climatique pour la France ? », l’auteur démontre (p. 218) que les performances relativement bonnes de la France en termes d’émissions de CO2 « semblent principalement dues à des raisons autres que la politique climatique suivie » : le nucléaire, les économies d’énergie suite aux chocs pétroliers et le choix d’un parc automobile relativement peu émissif constituent ainsi des décisions structurantes prises essentiellement pour des raisons socioéconomiques sans rapport avec le climat. Certes, il « serait inexact de dire que la politique climatique n’est pour rien dans ces performances (en matière d’émissions) » (p. 219), toutefois l’auteur développe dans ce chapitre les critères précis d’une politique climatique de plus grande ampleur, qui s’attaque aux contradictions entre secteurs, prend en compte l’empreinte de la consommation française sur le climat, et pas seulement les émissions nationales (la première serait de 50 % plus élevée que les secondes), et remet en cause les modes de production et de consommation. Bien sûr, il veille également à ce que ces mesures visent à diminuer d’autres impacts (la pollution de l’air en particulier), ou que ces impacts sur l’environnement soient mieux pris en compte. On constate donc à la lecture de ces chapitres que l’ouvrage est loin de s’opposer à une politique climatique plus vigoureuse et plus étendue, bien au contraire.

23On perçoit quelques contradictions dans ce livre touffu, qui mêle parfois plusieurs niveaux entre l’Union européenne et la France, alors qu’on sent bien que la préoccupation première de l’auteur est la France, dont il a une grande expertise. Ainsi, si les effets de plusieurs problèmes majeurs d’environnement sont à juste titre décrits, c’est moins le cas des impacts du climat dans des scénarios à 4 °C où seuls quelques résultats économiques sont cités. La perspective d’une sortie des énergies fossiles dans la seconde moitié du siècle ou d’un pic mondial des émissions avant 2020, toute problématique qu’elle soit, n’est pas soulignée, alors qu’elle explique sans doute une partie de la mobilisation à ce sujet. Du reste, quelle serait l’explication de cette « vampirisation », ou du fait que le climat serait devenu le nouveau nom de « l’écologie » (p. 238) ? L’auteur instruit de nombreux éléments de ce dossier mais ne conclut pas sur ce phénomène qui est en effet frappant à notre époque. Peut-être que pour l’Union européenne et la France, les résultats relativement bons, au regard des objectifs qu’elles se sont fixés, seraient une explication (paradoxale) de cette mise en avant par rapport à d’autres problèmes caractérisés par des performances moindres ? L’auteur ne le dit pas, mais on peut se poser la question. Notons au passage qu’il est peu fait mention des pollutions chimiques parmi les problèmes environnementaux importants mis dans l’ombre par les priorités climatiques, hormis un seul chiffre d’impact concernant les perturbateurs endocriniens (1,2 % du PIB européen, p. 98).

24Par ailleurs, le livre adopte de part en part une approche d’expertise d’État, multipliant les évaluations de type économique, tandis que les stratégies de firmes privées, qui pourraient également donner des clés de lecture, sont évoquées sans être vraiment analysées. Cette perspective d’expertise administrative française conduit à certains endroits à évoquer les bénéfices et coûts de la lutte contre le changement climatique en privilégiant une « vision teintée d’un certain égoïsme national » qui « pourrait être critiquée » (p. 188) : les avantages mesurés à l’aune du territoire hexagonal et de ses habitants. Mais cette approche réaliste, qui de fait, doit être un déterminant important de l’action de responsables, a le mérite d’être ici clairement exposée et de pouvoir ainsi nourrir le débat.

25Edwin Zaccai

26(Université libre de Bruxelles, Belgique)

27ezaccai@ulb.ac.be

Systems thinking for geoengineering policy. How to reduce the threat of dangerous climate change by embracing uncertainty and failure, Robert Chris, Routledge, 2016, 212 p.

28Despite the growing evidence that the climate crisis will impact human living on Earth in unforeseen ways, this situation is certainly not a simple “problem” waiting for “a solution”. Definitely not ! It is much more challenging than this, for the set of systemically related issues are shaping the perception we have of ourselves in the world, and challenging us to rethink the quality of the relationships we establish with it. Our commitments to scientism and dualistic thinking in the governance of the biosphere have driven us to a distinctive (and dramatic) moment in the long planetary history, and the climate crisis is nothing but the concrete evidence that human societies became a geologic force altering the thermodynamic regime of the Planet. The emerging new geological epoch of the Anthropocene reveals ultimately the extent of the systemic interdependence between Nature and Society. The human roots of this crisis make it our responsibility to seek responses in ways different from that which have created it. But do we have timely and effectively response-ability ? Which sorts of response are we thinking of or have at hand ? Are they responsible towards a planetary future which includes humans coevolving with the biosphere in manners that can foster human, as well as planetary well-being ?

29Systems thinking for geoengineering policy by Robert Chris, a Visiting Fellow at the Department of Geography of the Open University, UK, is an attempt to offer such a response. It draws mainly on the reframing of geoengineering – perhaps the most controversial response to climate change – ranging from a technological proxy for fixing and controlling the climate to just one more resource at hand to deal with the inherent uncertainty and surprise of future climate. In its nine chapters the book covers a wide range of interrelated themes and issues, beginning with some basic topics like an overview of current geoengineering technologies (chapter 2), going through a critique of the adoption of a reductionist approach on climate change (chapter 3), and an introduction to systems thinking from the perspective of complex adaptive systems (CAS) theory in chapter 4. Then follows an examination of the influences of uncertainty on geoengineering policy (chapter 5), a discussion of the degree to which systems thinking has informed policy making, particularly into geoengineering advice (chapter 6), reframing geoengineering from “the solution to global warming” to being only part of a mixed portfolio of responses to climate change (chapter 7), and presents the outline of a global Geoengineering Governance Network (GGN) to govern and regulate geoengineering research worldwide (chapter 8). The book finishes asserting that given the increases in emissions relying on geoengineering will be unavoidable (chapter 9).

30The book reflects the growing interest in geoengineering. This might be further evidence of a more general systemic failure resulting from the incapacity of human societies to change the way they engage with the biophysical world to reduce timely and effectively greenhouse gases emissions. This incapacity and the responses it triggers are deeply rooted in positivist epistemologies, in linear thinking and in predict-and-control paradigms. Therefore, Chris’s strong critique on the adoption of a reductionist approach to address climate change, and his claim of framing it as well as geoengineering policy from a systems thinking perspective, are most welcome aspects of his book. However, systems scholarship is not a single body of knowledge, and contemporary systems thinking has arisen out of many different influences and disciplines leading to the development of different systems approaches.

31Complex adaptive systems (CAS) theory, which Chris has chosen to support his claims, has been considered an “ontosystemic” systems approach, i.e. an approach based on the view that systems are real entities existing in the world, and as such they can be manipulated or engineered. In contrast, from the perspective of “episystemic” systems approaches, systems may be conceptualized as epistemic devices that can be brought-to-hand in the process of engaging with complex, wicked situations, with the complexity of the world. The point here is that these different systems approaches have different systemicities [6], and these determine not only the way a certain situation is systemically perceived, but also the nature of the systemic intervention to be made. This appreciation is lacking. Therefore, considering the claims Chris is making throughout the book, it is debatable whether his choice is best suited to facilitate changes in understandings and practices which are so much in need when addressing complex issues like climate change and geoengineering policy making.

32As already noted, Chris not only makes a strong objection to seeing geoengineering as “the solution” to global warming and makes an even stronger claim of framing it, instead, as only one more contribution in a broad policy mix to respond to climate change. Although the objection to “the solution” framing has not been made from a systems thinking perspective, but “on the grounds of its practical infeasibility” (p. 148), it has far reaching practical consequences, as it enhances the need and the urgency of adopting systems thinking to inform climate policymaking given the pervasive dominance of predict-and-control approaches in this domain of human practice. Thereby, and apart from CAS theory, it allows that the wide range of possibilities that cybersystemic [7] theories and practices offer be adopted to meet the challenges (e.g. uncertainty) of geoengineering policy making.

33As policy making is a form of governance practice, the challenge is to carry out a paradigmatic shift to cybersystemic governance, since current governance practices are based on the conservation of a technical and instrumental rationality that prevent significant forms of governance innovation. Therefore, the proposal in chapter 8 of building a Geoengineering governance network (GGN) as a governance regime for geoengineering research and risk management maybe valued as an attempt towards cybersystemic governance through institutional innovation. This is the sort of innovation that is central to transforming complex, wicked situations, since the way we think and act is strongly influenced by the institutions – inventions we make to establish norms, rules, policies, etc., to structure our social and environmental interactions – we humans are embedded in. The climate crisis itself might be conceptualized in terms of a failure of the institutions that mediate our understandings and practices and thus the nature of our interactions with the biophysical world.

34Geoengineering as a response to the climate crisis – as a single response or as part of a system of solutions – is likely to remain a highly contested subject. As Chris has made explicit through the book, most emphatically on page 189, he is not advocating the deployment of geoengineering, even though he also does not exclude it at all, because according to him we simply still don’t know enough to say if it will work or not “to reduce the overall climate risk”. But one can ask : is such a stance not building on the (false ?) premise that science can eventually fix the climate and, further, that through research it could be possible to find (all) the answers we still don’t have ? Perhaps this exemplifies how difficult it is to shift from ‘‘solving” to “managing” and “governing” when dealing with wicked problem situations, a shift Chris himself is striving for.

35Occasional disagreements notwithstanding, the book is of interest for a wide readership, actually for all those that have a stake (or feel so) in climate change issues, foremost policymakers at all government levels, but also engineers, climatologists, environmentalists and cybersystemic thinkers and practitioners in general. After all, as Pope Francisco has so thoughtfully reminded all of us “the climate is a common good, a good of all and for all”.

36Sandro Luis Schlindwein

37(Federal University of Santa Catarina, Florianópolis, Brésil)

38sandro.schlindwein@ufsc.br

Empreinte carbone : évaluer et agir, Bernard Bourges, Thomas Gourdon, Jean-Sébastien Broc (Eds), Presses des mines, 2015, 386 p.

39Derrière chaque composant d’un bilan carbone œuvre dans la discrétion une armée de fourmis, pour qui un facteur d’émission (la quantité de CO2 ou d’équivalent CO2 émise par une unité donnée) peut être l’œuvre d’une vie. C’est l’un des premiers mérites de cet ouvrage : rendre plus visible ce travail scientifique, parfois réalisé depuis des dizaines d’années, qui forme le socle des politiques d’atténuation du changement climatique.

40Si le constat global de la mise en évidence du changement climatique et de son attribution aux activités humaines peut en effet s’accommoder d’inventaires statistiques à grande échelle, la prise de bonnes décisions concernant l’atténuation, qu’elle soit locale, sectorielle ou à l’échelle de pays entiers, nécessite, quant à elle, des méthodes précises. Dans un monde de plus en plus contraint par le carbone, il est par exemple important de connaître la contribution réelle du transport aérien au changement climatique. Au-delà du CO2, l’aviation représente-t-elle 2 %, 4 %, 6 % du forçage radiatif [8] actuel et futur ? Les quelques pourcents de différence sont susceptibles de changer radicalement la perception que nous avons de ce secteur et de peser sur les efforts que nous déploierons pour l’intégrer dans les négociations actuelles. De même, la maîtrise des émissions agricoles de méthane, à plus fort impact sur le forçage et dont la durée de vie dans l’atmosphère est plus courte que le CO2, devrait devenir une priorité si l’on veut agir rapidement en faveur du climat et éviter l’irréversible.

41Empreinte carbone : évaluer et agir est un recueil de contributions présentées lors du colloque du même nom, organisé le 8 janvier 2015 par MinesParisTech, Mines Nantes, et, logiquement, par l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), qui a promu puis développé la base carbone et proposé moult méthodes et standards.

42La première partie de l’ouvrage s’intéresse aux questions physiques (formation des traînées de condensation et des cirrus par le transport aérien…) et biologiques (émissions de protoxyde d’azote [N2O]) qui se cachent derrière ces questions d’évaluation. Avec l’aviation et le maritime, les deux grands absents de la COP21, on se rend compte que la difficulté à mesurer peut devenir une difficulté à agir. Si les mécanismes de formation des traînées de condensation (contrails), et plus encore de cirrus, restent mal compris, la littérature s’accorde à reconnaître la contribution importante de l’aviation dans le réchauffement de la planète. Mieux connaître cette contribution semble une priorité de recherche, car cela pourrait déboucher sur des mesures opérationnelles concernant l’altitude et la vitesse de croisière, les routes alternatives, la composition du fuel et le régime des moteurs…

43La deuxième partie s’attaque aux émissions de gaz à effet de serre des activités agricoles, en effet plus méconnues que celles des transports ou de la production d’énergie. Les questions de stockage de carbone dans les sols, mais aussi d’albédo ou de déforestation sont traitées : on mesure toute la complexité qui se cache derrière l’acronyme LULUCF (Land use, land use change and forestry) utilisé dans les négociations internationales.

44La troisième partie approfondit une thématique particulièrement pertinente en France : celle des émissions dues à l’électricité, difficiles à mesurer car produites tout le long du cycle de vie comme à un rythme saisonnier. On devine l’intérêt d’EDF pour ces questions. On y retrouve une contribution originale qui traite de l’impact de la libéralisation des marchés de l’énergie sur les émissions de CO2, et montre la complexité des stratégies marchandes et commerciales à partir de cas espagnols et italiens.

45La quatrième partie s’intéresse à la comptabilité carbone des entreprises, en insistant plus particulièrement sur la finance et l’investissement, dont les impacts sont plus indirects que les activités strictement productives, mais n’en représentent pas moins un levier d’action important.

46La cinquième et dernière partie, plus étoffée, relie méthodes d’évaluation et dispositifs de politiques publiques. On comprend bien les enjeux : si les systèmes de suivi doivent s’adapter aux obligations réglementaires, à l’inverse les obligations réglementaires ne peuvent être définies que si un suivi des émissions est techniquement possible. Sont successivement analysés le stockage géologique du CO2, le commerce extérieur de produits alimentaires, la mobilité urbaine et les transports, enfin le contenu carbone affiché par les différents fournisseurs d’électricité.

47Au-delà de tous ces exemples, cet ouvrage met le doigt sur la nécessaire vigilance scientifique et démocratique qui doit s’exercer sur les méthodes d’évaluation. La définition de politiques publiques commence par la construction sociale collective d’un enjeu, avant sa mise en agenda. Les constats initiaux, les chiffres-clés que les décideurs et les médias retiendront vont cadrer le débat dans un sens restrictif ou permissif et former la base de notre imaginaire collectif professionnel pour les années à venir. Par exemple, derrière un facteur d’émission du kWh de l’électricité se jouent des décisions sur les normes de construction, l’avenir du nucléaire et des renouvelables. Si l’on retient une approche de cycle de vie prenant en compte l’extraction du combustible, mais aussi la construction et le démantèlement des centrales, les valeurs sont différentes. De même, pour reprendre l’exemple de l’aviation, c’est une chose de faire le constat scientifique qu’il n’existe pas de métrique satisfaisante permettant de combiner aisément les émissions de CO2 et les autres impacts de l’avion sur le climat dans un indicateur unique. C’en est une autre de conclure que pour les bilans de gaz à effet de serre réglementaires, seul le CO2 doit être retenu : l’incertitude ou la complexité scientifique ne doivent pas mener à cacher un enjeu. À choisir, mieux vaut une évaluation grossière et incertaine (mais assumée comme telle) de ces autres impacts que pas d’évaluation du tout. Mais nous sommes ici à la frontière de la science et de la décision. Si les discussions scientifiques lors de conférences comme celle-ci sont nécessaires, la contre-expertise des ONG dans les assemblées hybrides (rassemblant experts et institutionnels) qui définissent les futures normes l’est tout autant.

48Sur un plan plus formel, l’ouvrage souffre de certaines faiblesses propres aux actes de colloques : certains articles restent peu aboutis ; certaines illustrations sont de piètre qualité ; enfin le plan essaie tant bien que mal de trouver une logique dans le caractère forcément assez aléatoire des contributions reçues. Le transport aérien se retrouve par exemple dans la même partie que les sols. Le caractère uniquement francophone limite les comparaisons internationales et exclut de nombreux pays, même si les revues de littérature que proposent certains articles sont d’un intérêt certain. Le lecteur y trouvera cependant à la fois une approche globale de questions d’évaluation, notamment grâce aux synthèses des organisateurs, et une connaissance plus spécialisée.

49Ghislain Dubois

50(TEC Conseil, Marseille, France)

51dubois.ghislain@tec-conseil.com

Finance verte. Marketing ou révolution ? Beat Bürgenmeier, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2015, 272 p.

52Le titre de cet ouvrage, écrit par Beat Bürgenmeier, économiste, professeur honoraire de l’Université de Genève, est en partie trompeur puisqu’il n’y est que peu question de financiarisation de la nature ou d’écologisation de la finance. Le lecteur qui s’attend à y trouver une analyse de la spéculation sur les quotas d’émissions de CO2, de la titrisation de services écosystémiques, ou encore de l’instrumentalisation de l’environnement dans les stratégies de communication du secteur financier restera sur sa faim. Le projet de l’ouvrage est beaucoup plus global. Dans cet essai, composé de trois parties divisées en brefs chapitres, l’auteur dépeint le secteur financier et ses pratiques, ses évolutions et ses dérives. Il évoque les tentatives de réforme qui ont suivi la crise financière de 2008 et les changements requis pour accroître la responsabilité sociale et environnementale du secteur financier.

53L’auteur souligne que les acteurs financiers en appellent au libéralisme et s’appuient sur des emprunts ad hoc à la théorie économique standard, largement hors de son domaine de validité, pour justifier des prises de risques inconsidérées, renforcer acquis et positions dominantes et échapper à la régulation. Les vertus du marché sont ainsi invoquées pour s’opposer au contrôle des transactions et préserver le pouvoir et la position d’oligopole d’une poignée de grandes banques et d’agences de notation aux intérêts en partie liés, tandis que, par ailleurs, l’État est largement sollicité comme assureur en dernier recours lors des crises. Les profits sont privés alors que les pertes éventuelles tendent à être socialisées. De même, l’évaluation des actifs échappe aux principes usuels de la théorie économique. Les rendements sur investissement se mesurent par la fluctuation anticipée des prix. Les intermédiaires financiers jouent sur la durée des contrats d’achat et de vente, les décisions pouvant se prendre à terme. Ils combinent des activités de conseil et de négoce, et peuvent parfois se trouver simultanément acheteurs et vendeurs. En s’assurant à terme contre toute évolution de prix, ils peuvent par le seul encaissement de commissions être gagnants aussi bien à la baisse qu’à la hausse des prix.

54La technicisation de la finance au cours des dernières décennies fait que les financiers sont devenus des spécialistes du maniement d’outils dont ils ignorent les fondements théoriques. Cette évolution les aurait détournés de questions ontologiques et éthiques, détachés de l’économie réelle, et en partie dédouanés de leurs responsabilités. Le recours à l’endettement au regard de la constitution de fonds propres tend à être excessif. La diversification des actifs – la nature de ces derniers étant secondaire – fait figure de stratégie privilégiée d’optimisation des portefeuilles. La spéculation sur les matières premières alimentaires ou les quotas d’émissions de gaz à effet de serre procède de ce type de stratégie. L’application systématique d’algorithmes à l’évaluation de risques et d’actifs en lieu et place d’une appréciation qualitative a été un facteur d’accroissement considérable du volume et de la vitesse des transactions. Elle a aussi favorisé un décloisonnement des marchés et une véritable explosion des échanges de produits dérivés. L’utilisation par tous les acteurs de programmes informatiques plus ou moins identiques suscite des vagues d’opérations similaires et une exagération des tendances des cours boursiers et des taux d’intérêt. Cette technicité est enfin un facteur d’opacité et contribue à donner l’impression que la gestion de patrimoine aurait des fondements scientifiques, requérant une expertise particulière et justifiant donc des commissions importantes.

55L’auteur évoque enfin l’emprise de la finance et de ses logiques de court terme sur l’économie réelle. Il déplore un contrôle des entreprises de plus en plus assuré par des gestionnaires (plutôt que par des entrepreneurs qui assumeraient des risques ou par les actionnaires engageant leur capital propre) ainsi qu’un déclin conséquent de la responsabilité entrepreneuriale.

56S’ensuit un passage en revue des mesures, débattues aux lendemains de la crise financière de 2008, dont l’objectif premier était de rendre le secteur financier à nouveau opérationnel et moins vulnérable. Les dispositions couramment envisagées incluent le relèvement des capitaux propres détenus par les banques, la séparation de leurs différents rôles et le démantèlement des grandes banques universelles pour éviter les répercussions systémiques de la spéculation sur les marchés financiers. L’idée d’une taxation des transactions financières refait aussi régulièrement surface sous des formes diverses. Face à la réticence des intermédiaires financiers à une régulation de leurs activités par l’État, la mise en pratique et la portée de ces mesures restent cependant limitées.

57L’auteur note que dans la perspective du développement durable, il serait souhaitable de limiter la spéculation financière sur les matières premières alimentaires et sur l’environnement, voire de détitriser ces actifs sensibles, autrement dit de mettre fin à l’émission de titres négociables qui leur sont associés. Il souligne également que de nombreuses initiatives de responsabilité sociale des entreprises à caractère non contraignant et reposant sur un principe d’adhésion volontaire fleurissent dans le monde de la finance : codes de conduites, définition de normes et standards, développement de portefeuilles de titres qui se réclament de l’investissement socialement responsable (ISR).

58La composition de ces portefeuilles peut reposer sur une sélection positive, secteur par secteur, des firmes qui présentent les meilleures performances d’un point de vue social et environnemental. Il s’agit donc d’une évaluation relative, la question n’étant pas de savoir si elles intègrent pleinement les enjeux du développement durable ni avec quels effets pratiques, mais d’identifier celles qui le font le mieux, ou du moins manifestent une prise de conscience des problèmes à travers les outils de gestion dont elles se sont dotées. Les informations sur lesquelles se fondent les évaluations sont souvent fournies par les entreprises elles-mêmes et la plupart des études empiriques sur le sujet servent à des fins de communication et non d’analyse critique. La composition des portefeuilles peut aussi s’opérer par défaut, en excluant les titres des entreprises en raison de leur secteur d’activité (armement…) ou de leurs pratiques (travail des enfants…). En tout état de cause, seules sont concernées les entreprises cotées en Bourse. Compte tenu de l’absence de définition et de méthodes d’évaluation communes et stabilisées, il est extrêmement malaisé de mesurer l’ampleur et de saisir la portée des engagements du secteur financier en vue de réformer ses pratiques et d’intégrer les enjeux de la soutenabilité. Pour l’essentiel, les normes et codes de conduite reprennent de grands principes du droit de la personne, du travail, ou encore de l’environnement, dont le respect est de toute façon obligatoire.

59Le regard porté sur le corporatisme des intermédiaires financiers et les dérives de leurs pratiques est sans concession, mais ces critiques sont très globales et dépassent les préoccupations pour l’environnement ou la soutenabilité. Comme l’auteur le répète à de nombreuses reprises, les défaillances et dysfonctionnements des marchés financiers sont profonds et multiples. Aussi les solutions qu’il esquisse dans la deuxième et surtout dans la troisième partie de l’ouvrage sont-elles globales. Elles relèvent d’un renouvellement de la culture d’entreprise du secteur financier, de la promotion d’une éthique des affaires rejetant l’abus de position dominante, laissant plus de place aux approches partenariales et participatives et orientée vers le long terme, du retour ou de l’avènement d’un authentique esprit d’entreprise, avec ce que cela implique de risque et de sens des responsabilités. La question environnementale est secondaire dans le propos. Elle n’est traitée qu’en creux, et à travers quelques allusions au principe pollueur payeur et aux marchés du carbone. Le fonctionnement actuel des marchés financiers est inadapté à tous égards, notamment à une prise en compte de l’environnement. Œuvrer à un changement des mentalités dans le domaine de la finance ne pourrait donc être que favorable à l’environnement. Toutes les évolutions connotées positivement que l’auteur appelle de ses vœux sont présentées comme participant d’un même projet, qui conduirait aussi à une meilleure intégration de l’environnement dans les évaluations financières. On aurait aimé des explications plus circonstanciées des raisons pour lesquelles, par exemple, la revalorisation du rôle des actionnaires serait favorable à l’environnement. La grande clarté de cet essai qui se lit facilement a pour contrepartie l’usage de l’argument d’autorité. Le grand récit proposé aurait gagné à être plus situé et factuel, à traiter, par exemple, de politiques publiques menées dans certains pays plutôt que du rôle de l’État en général, à distinguer différents types d’intermédiaires financiers, et à être émaillé de quelques illustrations.

60Les marchés financiers sont-ils réformables ? Peut-on attendre des intermédiaires financiers, dont les excès ont été à l’origine d’une crise majeure, qu’ils se réforment d’eux-mêmes pour relever les défis sociaux et environnementaux contemporains ? Quel est au fond le problème : les dérives des marchés financiers ou ces marchés eux-mêmes et les logiques qui les animent ? L’ouvrage apporte finalement à ces questions des réponses ambiguës : la réforme nécessaire ne saurait se faire sans ni contre les intermédiaires financiers et le pouvoir de la finance pourrait et devrait être mis au service du développement durable. Si le plaidoyer pour une réforme est convaincant, les cibles exactes de la critique, la nature et les ressorts de la réforme requise et les raisons pour lesquelles cette dernière pourrait être qualifiée de « verte » sont moins limpides.

61Valérie Boisvert

62(Université de Lausanne, Faculté des géosciences et de l’environnement,

63Institut de géographie et de durabilité, Lausanne, Suisse)

64valerie.boisvert@unil.ch

Pour une transition écologique citoyenne, Marcel Jollivet, Charles Léopold Mayer, 2015, 144 p.

65Après un court avant-propos, l’ouvrage comporte deux parties égales, intitulées « À la recherche d’un fil d’Ariane » et « Pour une transition écologique juste. Voix citoyennes croisées ». La première retrace la genèse de la question actuelle de l’environnement et la seconde offre une lecture personnelle d’échanges entre des militants associatifs et des chercheurs. Suivent « Pour ne pas conclure », puis une postface, « La démocratie en question face à la crise écologique », due à Bruno Villalba, et enfin un post-scriptum où l’association Natures Sciences Sociétés-Dialogues présente brièvement le « Forum des associations [9] » intitulé « Repenser le développement : la société civile s’engage » dont les débats sont à la base de la première partie, et la plate-forme d’action commune qui en est issue, avant que l’ouvrage ne se termine par une table des matières détaillée.

À la recherche d’un fil d’Ariane

66Ce fil voit s’entrelacer quête de connaissances de la science et quête de sens et de paix. Deux nœuds significatifs le ponctuent dans la période récente. Premièrement, le sens actuel de la notion d’environnement émerge en 1972 du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) ; la même année voit le premier sommet de la Terre à Stockholm et la publication, par le Club de Rome, du fameux rapport intitulé Halte à la croissance[10] ? Deuxièmement, en 1987, le rapport Brundtland substitue le concept fondateur de développement durable (ou soutenable) à celui d’environnement. Les problèmes environnementaux quittent alors la sphère strictement technique pour devenir inhérents, comme les problèmes sociaux, au mode de développement : le développement durable lie les questions environnementales et les questions sociales.

67Initialement, la recherche en ce domaine se distingue du mode disciplinaire traditionnel par sa démarche holiste, interdisciplinaire et ancrée dans la société. Mais cette inspiration unitaire se trouve rapidement diluée par la diversité des questions et la division classique d’un travail de recherche enraciné dans le mythe d’une connaissance scientifique vierge de toute subjectivité, donc de toute quête de sens. Cette quête est l’affaire de la société civile, et elle prend des formes très différentes aux États-Unis, pays de colonisation aux vastes espaces peu peuplés où elle accompagne la conquête de l’Ouest, et en France, pays de vieille civilisation agraire.

68Outre-Atlantique, elle s’inscrit dans un syncrétisme combinant substrat religieux, romantisme culturel, besoin de ressourcement personnel, sens de l’intérêt collectif, utilitarisme et rationalité gestionnaire. Depuis deux siècles, la quête concerne ici le sens des rapports entre les humains et le cosmos. En contraste total avec ce syncrétisme agissant, il règne en France un silence complet sur la question de l’environnement jusqu’à Isidore Geoffroy Saint-Hilaire qui fonde en 1854 la Société zoologique d’acclimatation au Muséum national d’histoire naturelle. Son but premier est d’enrichir la gamme des espèces utiles, et elle se veut société savante enracinée dans la recherche avec une finalité d’application. Au cours du XXe siècle, son attachement initial à la connaissance scientifique ne cesse de se renforcer au point de réduire la question de la protection de la nature à une forme d’expertise écologique. Loin des bases éthiques, philosophiques et religieuses des auteurs américains, ce souci de distanciation scientifique caractérise la façon dont la question de l’environnement est abordée en France.

69Dans notre pays, le discours change dans les années 1960-1970 en raison des transformations de l’agriculture : au discours « agrarien » louant les vertus et les pratiques paysannes respectant les milieux tout en les utilisant au mieux succède un impératif de modernisation vantant l’utilisation massive de techniques chimiques, biologiques et mécaniques issues de l’industrie. En résultent une intensification de l’exploitation des ressources naturelles et une croissance de la consommation d’énergie dont les conséquences néfastes sur l’état des ressources et destructrices sur le plan écologique provoquent un vif débat sur le modèle « intensif » de la production agricole.

70Ce débat oppose tenants d’un scénario de développement prolongeant les orientations passées et partisans d’une profonde rupture écologique et sociale. Né à cette occasion, le mouvement associatif écologiste se développe et se diversifie à la fin des années 1980. Il analyse dès lors tous les aspects de la question environnementale, notamment en pratiquant une contre-expertise visant à contester l’idéologie technicienne. Quant à la recherche scientifique, elle continue pour l’essentiel de s’inscrire dans le courant de cette idéologie. Simultanément, les sciences humaines et sociales s’emparent des recherches sur l’environnement et sortent d’une vision segmentée du social pour articuler leurs points de vue respectifs et intégrer la nature en une dialectique impliquant un champ du social jusque-là clos sur lui-même. Ainsi s’accomplit tout un travail de la société civile sur elle-même, et pendant très longtemps l’État n’y contribue en rien : ce n’est qu’à la suite de la création de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), en 2012, qu’il inscrira pleinement la question environnementale dans le champ de son action.

71Concernant la contradiction totale et l’incapacité de dialogue actuelles entre une vision prônant la décroissance et une autre poussant à sauter dans le monde connecté, la partie est biaisée en faveur de la seconde, et confine ainsi l’expression de la première à un simple exutoire. Dans ces conditions, seule une société civile mobilisée en faveur d’une écologie radicale paraît en mesure d’alimenter le débat public et de peser sur les décisions, et une alliance entre le monde associatif et le monde scientifique est dès lors à inventer face au désastre planétaire annoncé. Les associations ont un rôle essentiel à jouer aux côtés des scientifiques dont les connaissances sont précieuses lors des controverses sociotechniques. Ces derniers doivent en retour abandonner une vision de la recherche en situation d’« extraterritorialité » sociale pour pouvoir ancrer dans le corps social une action fondée sur leurs connaissances. L’émergence d’une démocratie participative issue de cette ouverture réciproque des militants associatifs et des chercheurs au sein d’espaces collaboratifs signerait la nécessaire mobilisation de la société civile. L’entremêlement des trois grandes quêtes de l’humanité – quête de sens, de connaissances, de politique – nous invite à jouer sur leurs complémentarités et à faire tomber les barrières entre une société civile hétérogène, une recherche qui ne peut plus ignorer le poids des enjeux découlant de ses connaissances et une sphère du politique bridée par la puissance d’un capitalisme dominé par la finance.

Pour une transition écologique juste. Voix citoyennes croisées

72La seconde partie de l’ouvrage identifie les voies d’une transition écologique juste face à la crise de civilisation provoquée par un capitalisme entré en contradiction avec les bases matérielles sur lesquelles il repose. Sortir de cette crise en inventant une nouvelle civilisation aux contours encore inconnus passe par un « réformisme radical » articulant différents niveaux d’action tout en privilégiant le niveau local. La place centrale est à donner aux débats sur la démocratie en les ouvrant davantage à la société civile : actionner l’outil précieux de notre démocratie représentative suppose un « sens commun » partagé du bien public, et l’État ayant échoué à organiser ce débat, les associations sont légitimes à y participer. Les modalités d’une démocratie dite participative sont alors à explorer afin de libérer la décision publique du monopole de l’expert, en donnant notamment toute leur place aux syndicats, la question du travail et de la condition ouvrière étant indissociable de celle d’une transition écologique juste et sans violence. Trois lignes de force organisent ce projet alternatif : identifier le social et l’environnemental en tant qu’enjeux d’un même combat fédéré par l’idée de développement durable ; inventer un mode de vie inédit centré sur la référence à la notion de « qualité de vie », finalité ultime du développement durable ; opposer la solidarité, entre besoin de lien social et besoin de sens, à l’idéologie « assurantielle » fondée sur un individualisme qui en est la contrepartie.

73Réaliser un tel projet exige un bon usage de la connaissance, car l’innovation se trouve au cœur de l’interrogation sur le devenir du capitalisme. Poser la question de ses aspects sociaux et de son utilité et émettre des propositions en vue d’y répondre signifient qu’elle ne peut être laissée aux seuls scientifiques, ingénieurs et industriels. Car une fois lancée, l’innovation prend son autonomie et crée les conditions de sa perpétuation dans sa logique technologique et économique. La recherche tient une place essentielle dans cette fuite en avant et elle s’y piège elle-même. Le processus d’innovation se coupe ainsi de plus en plus de connaissances alternatives et des évolutions de la société.

74La question de l’innovation apparaît donc à la fois décisive et difficile à traiter : comment prendre en compte la « dépendance au sentier » qui résulte de l’histoire tout en préparant un avenir en rupture avec elle ? En instaurant une authentique « démocratie technique » qui soumette toute innovation à un débat contradictoire le plus ouvert possible, afin d’empêcher qu’elle ne soit connue qu’au moment où elle est devenue irréversible, d’offrir à tous les points de vue l’occasion de s’exprimer, d’utiliser les vertus dialogiques de la controverse pour ouvrir le spectre des possibles et de préparer la décision politique la plus transparente possible. Quid alors des apports propres des savoirs profanes aux côtés des connaissances scientifiques et de la reconnaissance de leur légitimité à entrer dans le débat public ? Parce que la compétence du spécialiste pas plus que la vérité scientifique proclamée ne suffisent à fonder une décision socialement rationnelle qui doit également s’appuyer sur des valeurs et des représentations, la controverse scientifique ainsi étendue doit être organisée par les pouvoirs publics et suivre les règles du formalisme institutionnel démocratique.

75Sous la dépendance des forces économiques et financières, enfermée dans le processus réglé d’autoconstruction de ses orientations dominantes et soumise à une organisation institutionnelle conservatrice, la recherche scientifique actuelle est contrainte dans ses choix par cette triple fermeture des possibles. Des initiatives associatives peuvent alors contribuer à ouvrir des pistes délaissées, et il est souhaitable qu’elles puissent bénéficier de financements publics, tant ces nouveaux acteurs potentiels sont à la fois gage d’ouverture, de diversité et d’innovation, ressource et moyen à mettre en œuvre pour une recherche citoyenne rapprochant acteurs scientifiques et associatifs. La question de la conception même de la science est ainsi posée à propos de la notion de développement durable. En prendre acte invite à la construire comme un concept interdisciplinaire dans le cadre du projet d’action qui lui est inhérent. Ce projet de société en action requiert une interdisciplinarité qui impose de mettre fin à la césure entre sciences de la nature et sciences de l’homme et de la société, car les objets de recherche (les innovations et leurs conséquences) sont les mêmes pour toutes ces disciplines.

76La notion de développement durable est aujourd’hui l’objet de toutes les attentions, mais son utilisation tous azimuts est source de débats et de malentendus. Il importe donc d’apprécier l’usage à en faire sur un plan associatif comme sur le plan politique, et d’évaluer son efficacité pour l’action et sa pertinence en tant qu’outil d’analyse des fondements des luttes sociales. Penser un développement durable suppose d’emboîter l’une dans l’autre la question du travail et la question environnementale, car elles sont les deux facettes d’un même système, le capitalisme.

Pour ne pas conclure

77Certaines lignes de force majeures esquissent une cohérence apte à structurer une pensée partagée. En vue de construire une démocratie technique et écologique participative, un travail d’approfondissement fondé sur le dialogue est nécessaire, car ce ne sont que des chantiers évolutifs qui s’ouvrent, dont aucun modèle de méthode préétabli ne fixe les modalités, lesquelles s’inventent chemin faisant. Il importe alors de garder le cap en sauvegardant l’objectif et le dialogue entre chercheurs et militants associatifs face aux aléas de la conjoncture.

78Ce livre important devrait passionner les lecteurs de NSS pour au moins trois raisons. La première tient au fait qu’il offre un historique très informé, complet et précis de la notion de développement durable. La deuxième réside dans son analyse lumineuse du lien que cette notion permet aujourd’hui d’instaurer entre la question environnementale et la question sociale. La troisième consiste en les pistes ainsi ouvertes en matière de construction d’une démocratie participative propre à favoriser une transition écologique aussi nécessaire que juste.

79Bernard Ancori

80(Université de Strasbourg, EA3424 Irist, Strasbourg, France)

81ancori@unistra.fr

Extractivisme. Exploitation industrielle de la nature : logiques, conséquences, résistances, Anna Bednik, Le Passager clandestin, 2015, 370 p.

82Anna Bednik est journaliste indépendante (Le Monde diplomatique, Entropia, Mouvements…), elle a participé à des ouvrages collectifs et est engagée dans divers mouvements et réseaux anti-extractivistes (collectif Alternatives au développement extractiviste et anthropocentré [Aldeah], collectif anti-gaz et pétrole de schiste). Le lecteur ne s’attendra donc pas à un ouvrage taillé selon les canons de la publication scientifique. L’auteur nous livre ici un essai sur un thème encore peu présent sur la scène éditoriale française mais qui apparaît fondamental pour comprendre la face cachée de notre société de consommation et les problèmes environnementaux et sociaux qui y sont liés : l’extractivisme. Mais qu’est-ce exactement ? L’auteur explique que le sens original de ce terme apparu au Brésil s’est élargi et désigne aujourd’hui tout type d’exploitation industrielle et massive de la nature, de l’industrie minière et des hydrocarbures à l’agriculture ou la pêche intensive, en passant par les gaz de schiste ou de couche (ces derniers sont composés à 95 % de méthane et sommeillent sur le charbon non exploité à 1 500 mètres sous terre), ou encore les grands barrages hydroélectriques, pour ne citer qu’eux.

83A. Bednik a eu envie d’écrire sur ce thème après avoir fait un reportage sur les opposants – simples paysans et écologistes – au projet minier d’Íntag, en Équateur, et après avoir sillonné le continent latino-américain pendant plus d’un an (2009-2010) pour comprendre les mécanismes de l’extractivisme et en quoi ils sont néfastes. Le lecteur pourra ainsi apprécier l’expérience de terrain de l’auteur en Amérique latine et son engagement dans des associations anti-extractivistes en France, bribes d’expériences personnelles qu’elle glisse avec justesse entre des explications plus techniques. Tout l’intérêt pour le lecteur français est également de comprendre que l’extractivisme n’est pas qu’un mal cantonné dans les pays du Sud, qu’il est bien présent dans les pays occidentaux, particulièrement aux États-Unis, mais aussi en Europe et en France. L’écriture fluide, sur un fond bien documenté et riche d’exemples, rend le livre agréable à lire. Ce sont toutes les logiques et les conséquences de l’extractivisme mais aussi les résistances qui sont passées minutieusement en revue dans ce livre. Il en résulte donc un ouvrage complet sur le sujet, quand souvent les chercheurs étudient ce thème de manière cloisonnée. L’auteur donne le ton dès le prologue avec ces chiffres ahurissants : 70 milliards de tonnes de « ressources naturelles » sont extraites chaque année pour alimenter les « chaînes de production et de consommation de marchandises » ! L’ouvrage est découpé en six chapitres divisés eux-mêmes en courtes sous-parties thématiques.

84Les deux premiers chapitres, « Les veines toujours ouvertes de l’Amérique latine » et « Notre sort commun ? », se concentrent sur les racines de ce néologisme en Amérique latine, puis sur son expansion et sa généralisation, notamment depuis les années 1970 sur les autres continents. Nous rappelant que l’histoire de l’Amérique latine est intrinsèquement liée à la pratique extractiviste depuis la colonisation par les Européens, l’auteur en profite pour faire un parallèle avec le présent. Après le pillage systématique de l’or, le continent s’est spécialisé dans la fourniture de « produits rois » pour les grandes puissances européennes (sucre, coton, cacao, québracho, sisal, ou encore caoutchouc à la fin du XIXe siècle). Aujourd’hui, la forêt amazonienne, la pampa argentine ou encore les hauts glaciers tropicaux des Andes se craquellent de voies d’acheminement pour transporter des quantités pharaoniques de minerais, de gaz, de pétrole et de bois. A. Bednik s’aligne sur le tableau dépeint par Alberto Acosta, économiste équatorien, ex-ministre de l’Énergie et des Mines et ex-président de l’Assemblée constituante en Équateur, dans son livre La maldición de la abundancia[11]. L’exposé des maux de l’extractivisme amène l’auteur à remettre en question la pertinence du « développement », qui produit de plus en plus de « territoires sacrifiés », en s’appuyant sur des auteurs comme Gilbert Rist, professeur à l’Institut de hautes études internationales et du développement à Genève ou François Brune, écrivain et collaborateur au Monde diplomatique et à La décroissance : « le “développement” n’apporte rien sans faire perdre autre chose, sans détruire ce qu’il vient remplacer » (p. 53).

85A. Bednik prend pourtant ses distances au chapitre deux, « Notre sort commun ? », avec la définition latino-américaine la plus communément admise de l’extractivisme, celle de l’Uruguayen Eduardo Gudynas [12], chercheur au Centre latino-américain d’écologie sociale, essentiellement fondée sur la théorie de la dépendance, et justifie ce choix en expliquant que la vision latino-américaine fait de l’extractivisme et du néocolonialisme des quasi synonymes. A. Bednik opte, elle, pour une définition plus large en montrant qu’il sévit partout sur la planète, pays « développés » inclus. Si elle s’arrête sur le rôle des pays émergents tels que la Chine et le Brésil dans le financement et la demande de produits extractifs, on regrettera qu’elle ne s’attarde pas plus longuement sur le cas africain (un seul sous-chapitre lui est véritablement consacré). Alors même que l’appropriation de ressources naturelles serait devenue « le véritable moteur des conflits en Afrique » selon le chercheur en science politique Apoli Bertrand Kameni [13](p. 59), il aurait été intéressant de s’y pencher davantage. Au fil des pages, le lecteur comprendra que le Vieux Continent a aussi connu son heure de gloire extractiviste (que l’on pense seulement aux mines du Nord-Pas-de-Calais, de la Lorraine et de la Loire pour la France), mais la page n’est pas tournée, pire, elle revient en force. A. Bednik nous met en garde, la fin plus ou moins proche du « système pétrole » ayant déjà produit des ravages avec les sables bitumineux au Canada et les forages de gaz de schiste aux États-Unis. Les très fortes mobilisations en France ont donné lieu à une loi interdisant la fracturation hydraulique sur le territoire national en 2011, c’est une victoire, certes, mais peut-être temporaire. Et que dire des gaz de couche bien moins connus du grand public ! Qu’on se le dise, l’Initiative « matières premières » de la Commission européenne n’invite d’ailleurs pas à laisser en sommeil toutes les « richesses » souterraines.

86Le troisième chapitre se concentre sur les « mirages » d’une croissance dématérialisée et s’avère avoir toute son importance. Tout le mérite de A. Bednik est ici de faire le lien entre l’extractivisme et le rythme actuel de la croissance économique, mais surtout, de déconstruire des idées préconçues et trop optimistes sur la « dématérialisation », qui, à l’instar du « développement durable » ou de la « croissance verte » ne sont que pures chimères. La croissance tant recherchée par nos politiques ne pourra pas durer éternellement, « l’économie moderne est en train de vider la planète, au sens propre du terme » (p. 94). À l’évidence, l’économie ne pourra pas se dématérialiser ou encore opérer un « découplage », qu’il soit « relatif » ou « absolu ». Quand bien même les instances internationales telles que le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) ou l’OCDE affirment le contraire, augmenter le PIB tout en consommant moins de « ressources » n’est pas encore pour demain, et il suffit pour s’en convaincre de regarder l’extraction globale de ressources qui ne cesse d’augmenter, nous rappelle A. Bednik. L’auteur réussit brillamment à expliquer les rouages de la machine économique actuelle avec des termes simples.

87Le chapitre quatre s’interroge sur le postulat selon lequel progrès, besoin de consommer et extraction des ressources naturelles seraient intimement liés et s’attache à montrer qu’il existe des solutions alternatives. Ici, le lecteur est amené à remettre en question ses propres habitudes de consommation, à faire un « examen critique » des objets qui l’entourent pour ne conserver que ceux qui sont indispensables. Face aux agroindustriels qui prônent pour répondre au « défi alimentaire » les méthodes de l’agriculture industrialisée et intensive – dont font partie les fertilisants, gourmands en minerais –, A. Bednik propose la solution de l’agroécologie. On s’étonnera cependant qu’elle n’en dise pas davantage sur d’autres alternatives qu’elle cite pourtant, ce qui laisse le lecteur sur sa faim.

88Il faut attendre le chapitre cinq, « Résistances », pour comprendre la principale raison qui a poussé l’auteur à s’intéresser au thème de l’extractivisme : le fait que des hommes et des femmes à travers le monde décident de lutter contre cette « hydre » sans cœur. On ne présentera pas tous les exemples de résistances retenus par l’auteur, depuis Cajamarca au Pérou, en passant par Muisne en Équateur, Icarwa en Colombie jusqu’à Andalgalá en Argentine. A. Bednik nous transporte ici et là à la rencontre de populations qui se battent contre des projets extractrivistes souvent au péril de leurs vies : expropriations, menaces de mort, usage de la violence physique ou morale, répression policière font souvent partie de leur quotidien. Peuples indigènes, terres sacrées ou riches en biodiversité, culture, l’extractivisme écrase tout sur son passage. En France également, comme en Chine, en Inde ou en Australie pour ne citer que ces pays, les citoyens se transforment en militants et s’assemblent en collectifs pour s’opposer aux hydrocarbures de schiste ou de couche, mais aussi aux « Grands projets inutiles imposés » tels que celui de Notre-Dame-des-Landes. Ces exemples font prendre conscience au lecteur de la nécessité de résister face aux géants extractivistes – multinationales et politiques – mais aussi de la fragilité de ceux qui s’y opposent.

89Les résistances contre des projets extractivistes particuliers se transforment souvent au fil du temps en des résistances contre l’extractivisme en général : « Le Nimby [14] des premiers temps cède la place au Nina [15] : ni ici ni ailleurs » (p. 245). Dans le dernier chapitre, « En attendant la catastrophe », que le lecteur fera bien de lire avec attention, A. Bednik voit en ces résistances une des principales – et uniques – lueurs d’espoir contre le monstre extractiviste. Résistances locales ou globales, petites ou grandes, on l’aura compris, l’important c’est qu’elles existent. L’auteur envisage la catastrophe écologique dans son ensemble et invite le lecteur à ne pas considérer la lutte contre le changement climatique comme l’objectif prioritaire. Elle prend le contre-pied des discours traditionnellement admis en matière de politiques environnementales, et c’est salutaire. La lutte contre le réchauffement de la planète, le changement climatique, les émissions de gaz à effet de serre, tous ces slogans relayés par les ONG environnementales ou les médias nous feraient vite oublier l’extractivisme, pourtant au fondement de notre système capitaliste. Pire, nous prévient A. Bednik, la « croissance verte » et les énergies renouvelables ou « propres », de même que les solutions envisagées pour lutter contre le changement climatique renforceront probablement ce paradigme extractiviste. Un point de vue qui prend ses distances avec le discours dominant et nous éclaire sur la situation actuelle.

90En définitive, la lutte contre l’extractivisme, un système « inacceptable et révoltant en soi », se révèle être une lutte pour un choix de société, avec d’un côté la vie et de l’autre la mort. Cet ouvrage constitue donc une source d’informations très complète sur la question de l’extractivisme, un thème dont on entendra encore parler. Une lecture que l’on recommandera donc fortement, aussi bien aux novices qu’aux connaisseurs de la question.

91Céline Cardinaël

92(Sciences Po Lille, Lille, France)

93celine.cardinael@sciencespo-lille.eu

Se coordonner dans un périmètre irrigué public au Maroc. Contradictio in terminis ? Zhour Bouzidi, Peter Lang, 2015, 373 p.

94L’ouvrage de Zhour Bouzidi est tiré d’une thèse de doctorat en sociologie, menée dans le cadre du réseau « Systèmes irrigués au Maghreb » (Sirma), soutenue à l’Université Paris-Ouest-Nanterre-la-Défense en 2012. Il est organisé en trois parties, chacune composée de trois chapitres.

95La première partie propose de qualifier, dans une perspective diachronique, comment, au Maroc, les politiques de l’État, colonial puis indépendant, d’un côté (chapitre 1), et la recherche en sciences sociales, de l’autre (chapitre 2), ont pensé la question de la coordination dans la gestion de ressources dédiées à la production agricole. Les deux premiers chapitres s’appuient sur la littérature scientifique disponible pour proposer un grand récit des politiques hydroagricoles marocaines. On y trouve certains énoncés plutôt univoques sur l’absence de marges de manœuvre des agriculteurs, qui semblent décalés par rapport à l’approche revendiquée et choisie par Z. Bouzidi dans les chapitres suivants, centrée sur les pratiques quotidiennes des agriculteurs et révélant des capacités d’agir inscrites dans le temps long. Même si ce n’est pas strictement le propos de l’auteur, on entrevoit, dans ces deux chapitres, les intrications profondes entre sociologie rurale et enjeux techniques, productifs et politiques du développement agricole. On comprend qu’au Maroc, l’État, colonial puis indépendant, a été intéressé par ce que ces savoirs anthropologiques ou sociologiques pouvaient offrir, et comment les chercheurs ont été impliqués dans l’action publique. On saisit aussi comment les sociologies, coloniale et autochtone, ont réévalué leurs propres paradigmes analytiques et produit des analyses critiques. L’ouvrage reste en revanche silencieux sur la trajectoire de la sociologie rurale marocaine après la répression étatique dont elle a fait l’objet à la fin des années 1970, après sa réinstitutionnalisation à la fin des années 1980, et à la suite de l’internationalisation accrue des recherches. Cela aurait certainement aidé à mieux situer à la fois le réseau Sirma et l’ouvrage. Cela aurait aussi offert une histoire inédite des sciences sociales marocaines. Enfin, on aurait aimé que la mise en perspective historique analyse les raisons pour lesquelles ces sociologues cherchent à saisir la société à partir des campagnes, que soient débattus la figure du paysannat marocain ou encore le paradigme de la modernisation qui semble traverser toute la période étudiée.

96Le premier chapitre nous donne à voir un développement hydroagricole dont les réorientations successives sont toujours justifiées par des promesses de performance toujours déçues, que ce soit pendant la période coloniale, après la mise en place de la politique des « grands barrages » dans les années 1960 ou encore après les réformes lancées à partir des années 1980. On aurait aimé y trouver une analyse diachronique et sociologique de ce que la performance veut dire, dans un contexte où elle semble toujours convoquée.

97C’est dans le chapitre 3 que l’auteur expose clairement ses hypothèses et sa méthode pour saisir ce que se coordonner veut dire dans des périmètres irrigués d’État. Cette question s’inscrit dans les controverses internationales qui ont vu le jour à partir des années 1980 sur le statut de l’agriculture et la manière légitime de la gouverner, entre développement économique du monde rural, prise en charge d’enjeux environnementaux, autosuffisance ou sécurité alimentaire, fluidification du commerce international ou protection contre la volatilité des prix des denrées alimentaires (et du pétrole) sur le marché international. Les critiques de nombreux chercheurs, organisations non gouvernementales et bailleurs de fonds de l’aide publique au développement portent sur l’inefficacité et les impacts néfastes des politiques hydroagricoles des États-nations sur les hydrosystèmes, l’économie et le fonctionnement des sociétés rurales. L’intervention publique, mise sous ajustement structurel, fait alors l’objet de réformes successives en matière hydroagricole. Ces réformes s’inscrivent dans un mode de gouvernement que l’on pourrait qualifier de « privé-participatif », pour reprendre les termes de Dominique Pestre [16] : ce mode est caractérisé par des technologies sociales dédiées à la fois à la construction de choix collectifs, à la résolution des problèmes de légitimité des décisions et des décideurs (instruments participatifs, de planification locale…), et à l’ouverture de nouveaux marchés à des entreprises privées (partenariats publics-privés…). L’analyse du contenu de ces réformes politiques et l’évaluation de leurs effets ne sont pas vraiment le point de départ de l’analyse. L’auteur cherche plutôt à s’écarter du discours dominant sur l’eau au Maroc, très répandu aussi chez les agriculteurs eux-mêmes, selon lequel la gestion centralisée que l’État a longtemps appliquée a limité les formes de solidarité et les capacités d’action collective des agriculteurs, à tel point que vouloir associer coordination locale et périmètres irrigués d’État relèverait aujourd’hui de l’oxymore. Même si l’auteur ne revendique pas de visée normative explicite en la matière, c’est bien dans une perspective de développement rural et agricole [17] qu’elle s’attache à mener l’enquête pour identifier et interroger les ressorts et les modalités de la coordination des agriculteurs, que cette coordination déborde ou pas le champ de l’action publique hydroagricole. Cela lui permet, de manière convaincante, de rendre lisibles des actions qui ne le sont peut-être pas autrement. L’ouvrage s’appuie sur l’étude du plus grand périmètre irrigué public marocain, le Gharb, situé dans le nord-ouest du pays, là où l’intervention de l’État a été historiquement très forte.

98Z. Bouzidi déploie une méthode mêlant approches déductives et inductives pour définir l’échelle d’analyse pertinente, le village (douar), à partir de laquelle elle pense les interactions et les réseaux sociaux, identifie les ressources qui comptent et les modalités de coordination dont ces ressources font l’objet. Elle retient d’abord a priori deux ressources jugées stratégiques dans les politiques hydroagricoles : l’eau et le foncier. Pour sélectionner les villages, elle s’appuie sur une première étude de terrain, à partir de laquelle elle fait l’hypothèse de l’existence d’un gradient concernant la vivacité de la coordination autour de ces ressources, hypothèse qu’elle rediscutera ensuite. Avec cette première étude, elle identifie aussi un troisième objet autour duquel se joue la coordination : la production d’agrumes qui s’appuie sur un espace ne correspondant pas strictement à un village. Il s’agit en effet plutôt d’une « zone d’habitation » construite de manière concomitante à la distribution de terres et à la constitution de coopératives lors de la mise en œuvre de la réforme agraire au début des années 1970. L’auteur réalise ensuite une enquête minutieuse et approfondie au sein de ces trois espaces pour produire des descriptions attentives au déroulement des processus interactionnels, aux détails qui, au cours de ces interactions, se révèlent pertinents pour les acteurs.

99La deuxième partie de l’ouvrage est dédiée aux résultats empiriques, présentés sous la forme de trois riches monographies. Dans les chapitres 4, 5 et 6, l’auteur qualifie les pratiques de coordination qui portent sur l’eau et le foncier dans les villages de Omarat et de Kchailia et celles concernant la production d’agrumes au sein de la coopérative Shaima. Les monographies donnent à voir la diversité et la trajectoire singulière des pratiques de coordination, qui invalident l’hypothèse de départ de l’auteur selon laquelle il serait possible de mesurer, de comparer et de hiérarchiser la coordination à l’aide d’une seule et même métrique. Prenons l’exemple du village d’Omarat. Z. Bouzidi nous montre les effets de l’action de l’État et de ses équipements dans les années 1970, qui transforment significativement les systèmes de production et créent une mosaïque de tenures foncières révélant les relations de pouvoir entre les habitants du village, et celles qui s’expriment entre l’État marocain et ces mêmes habitants. Elle donne ensuite à voir comment des épreuves à la fois matérielles et politiques, qui mériteraient d’ailleurs d’être davantage explicitées, fragilisent et renouvellent l’accès à l’eau en situation de pénurie, produisent de nouvelles formes de contractualisation avec l’aval de la filière sucrière et favorisent le développement de l’élevage, que les politiques étatiques n’ont pas réussi à faire disparaître. L’analyse revient, in fine, à relativiser l’hypothèse de départ d’un très faible niveau de coordination dans ce village. On peut regretter ne pas avoir, à la lecture, une idée très claire de la manière dont l’eau circule dans l’oued ainsi que des assemblages sociotechniques qui en déterminent les flux.

100Enfin, la troisième partie de l’ouvrage propose une analyse transversale des trois études de cas permettant de saisir « la fabrique commune des pratiques de coordination ». L’auteur revient d’abord sur les modalités de construction de réseaux sociaux au sein desquels se créent et se modifient les pratiques de coordination entre les humains, d’une part, et entre les humains et les choses qui les entourent, d’autre part (chapitre 7). Elle caractérise, de manière très incarnée, le fonctionnement des réseaux dans les villages et les liens tissés avec des acteurs extérieurs, même si on peut regretter que ces derniers restent, eux, plutôt désincarnés. Elle analyse les figures de « leaders » et leurs manières d’agir, les continuités et les changements dans le rôle des notables traditionnels, celui émergeant de jeunes élus, et les relations entre action collective et action publique.

101Z. Bouzidi étudie ensuite dans le chapitre 8 ce qui se joue autour du hiatus entre discours dominants et pratiques concernant la coordination dans le Gharb. Elle montre comment ceux qui ont le pouvoir sur les mots cadrent l’action publique et rendent invisibles des enjeux pourtant structurants pour les communautés paysannes étudiées.

102L’auteur propose enfin d’abandonner sa typologie initiale des pratiques, construite à partir de l’idée d’un gradient allant de l’anomie à une coordination maximale, pour privilégier une analyse des « grammaires » de la coordination, outil conceptuel qu’elle emprunte aux travaux du sociologue Cyril Lemieux [18] pour à la fois décrire l’action de coordination et expliquer sa rationalité. Pour C. Lemieux, la « grammaire » correspond au processus de qualification des règles à suivre afin d’être reconnu, dans une communauté, comme sachant agir correctement : elle expliquerait à la fois l’action et les raisons d’agir (chapitre 9). Pour rendre plus lisible et plus convaincante la typologie des grammaires proposée, Z. Bouzidi aurait pu expliciter, de manière plus systématique, ce que chaque grammaire contraint et rend possible à la fois. Pourquoi trois et pas deux ou sept grammaires ?

103Pour conclure, l’auteur montre comment les agriculteurs se réinventent alors que l’emprise de l’État diminue. Elle reconnaît aussi une forme de continuité de l’action de l’État qu’elle attribue à la rémanence d’anciens dispositifs (lois, règlements…). Est-ce qu’on n’aurait pas plutôt affaire à tout un travail de l’État pour se réinventer, lui aussi ? Si l’État marocain a réduit ou arrêté certaines actions, il a, en même temps, domanialisé toutes les eaux de surface en 1995 et il subventionne aujourd’hui les forages privés, les techniques de goutte-à-goutte ou encore l’arboriculture… L’ouvrage tend à donner une image un peu trop monolithique et statique de l’État marocain, ce qui empêche de saisir ses pratiques et ses logiques d’action. Ce travail montre, enfin, que les résultats d’une thèse peuvent être renforcés grâce à des hypothèses ou des intuitions qui n’ont pas résisté à l’analyse empirique. La richesse du matériau empirique fait aussi de cet ouvrage une source de données, de nouveaux questionnements et d’interprétations assurément très utiles pour les recherches sur les questions hydroagricoles au Maroc.

104Sara Fernandez

105(Irstea, UMR MA8101 Geste, Strasbourg, France)

106sara.fernandez@engees.unistra.fr

La pénurie en eau est-elle inéluctable ? Une approche institutionnaliste de l’évolution du mode d’usage de l’eau en Espagne et au Maroc, Arnaud Buchs, Peter Lang, 2016, 331 p.

107L’ouvrage, issu d’une thèse de doctorat, s’intéresse à l’évolution de la vision des sociétés concernant la ressource en eau, des usages qu’elles en font et des normes qu’elles définissent pour organiser ces usages. Le travail, ancré dans une démarche d’économie institutionnaliste, porte plus spécifiquement sur le cas de l’Espagne et du Maroc, entre la fin du XIXe siècle et nos jours.

108L’ouvrage se découpe en deux parties. La première partie analyse comment, en Espagne comme au Maroc, s’est constituée et a évolué une politique de l’eau, à la fois en termes d’objectifs et de moyens mis en œuvre (aussi bien d’un point de vue légal qu’en ce qui concerne les aménagements). Dans les deux cas, l’analyse est menée au niveau national et sur des cas régionaux spécifiques (la région d’Almería en Espagne, les régions de Marrakech et du Souss au Maroc). Cette partie débouche sur l’élaboration d’une périodisation pour chaque pays. À chaque période est associé un « mode général d’usage de l’eau » présenté sous forme d’un « fait stylisé » qui résume à la fois : i) la façon dont l’État problématise la question de la maîtrise et de l’usage de la ressource en eau ; ii) les moyens qui sont déployés pour atteindre les objectifs fixés ; iii) les modes d’usages de l’eau. Quatre périodes et quatre modes d’usage sont identifiés en Espagne : la première période correspond à la mise en place d’un mode d’usage « hydrauliciste », fondé sur l’affirmation du rôle de la puissance publique pour gérer l’eau, sur la figure centrale de l’ingénieur comme porteur de la rationalité technique pour identifier les solutions à mettre en œuvre, et sur la maîtrise des ressources en eau pour s’assurer que l’accès à l’eau ne limite pas le développement économique. La seconde période coïncide avec l’opérationnalisation de ce régime, puis vient une période de crise, à la fois en termes de surexploitation des ressources en eau et en termes de remise en cause de la centralisation de la gestion de l’eau. Enfin, lors d’une dernière période qui va jusqu’à nos jours, de nouvelles solutions sont proposées, qui intègrent notamment la protection de l’environnement et une participation accrue des usagers. Une analyse semblable est proposée pour le Maroc.

109La seconde partie débute par une présentation de différentes approches théoriques concernant la pénurie d’eau. Les principales méthodes de construction d’indicateurs de pénurie d’eau au niveau national sont présentées. Ces indicateurs renvoient tous à une pénurie qui serait simplement une inadéquation entre deux éléments préexistants, à savoir la ressource et la demande en eau. Différentes théories en économie (la nouvelle économie des ressources, la nouvelle économie institutionnelle) considèrent que la pénurie résulte d’une défaillance des règles d’allocation de l’eau. Enfin, des courants comme la political ecology insistent sur la construction sociale de la pénurie d’eau et sur le fait qu’elle peut aussi être un discours porté par certains acteurs. L’auteur propose d’inscrire son analyse dans une approche institutionnaliste qu’il définit comme étant à la fois historique (prise en compte de l’évolution des institutions dans le temps) et sociologique (prise en compte de la façon dont les différents acteurs définissent l’objectif des institutions). Il développe un cadre théorique qui propose en particulier trois valeurs principales susceptibles de structurer la légitimation d’un mode d’intervention de la puissance publique : une valeur d’efficacité technique (primauté des solutions techniques, et notamment de l’accroissement de l’offre), une valeur de liberté-compétition (mise en avant de la liberté des usagers d’accéder à la ressource et de mener des transactions entre eux) et une valeur de collectif-nation (affirmation du rôle de l’État dans la gestion de l’eau). L’auteur considère que le mode de régulation « hydrauliciste » se fonde avant tout sur les valeurs d’efficacité technique et de collectif-nation. En Espagne et au Maroc, ce mode a évolué récemment vers un mode « hydrauliciste » bis qui continue de donner la primauté à l’efficacité technique, mais qui accorde plus d’importance à la valeur de liberté-compétition qu’à celle de collectif-nation. Un exemple de cette évolution est la reconnaissance en Espagne de la possibilité d’acheter et de vendre des droits d’eau dans le cadre de marchés.

110Un apport intéressant de ce travail est de montrer les similarités entre l’Espagne et le Maroc, par-delà des discours parfois convenus d’une typologie des situations de gestion de l’eau qui commenceraient par séparer pays développés et pays en voie de développement. Ces similarités sont surprenantes, aussi bien dans les discours mobilisés (le développement de zones de production intensive en zone rurale vu comme une « colonisation interne », l’objectif de ne pas « laisser une goutte d’eau aller à la mer », etc.) que dans les modes de régulation.

111Un autre élément commun aux deux pays est l’émergence de l’usage individuel des eaux souterraines par les acteurs économiques. Cette émergence vient remettre en cause les modes traditionnels de régulation de l’État, lesquels se sont avant tout construits sur une maîtrise de la distribution de l’eau dans des réseaux d’irrigation gérés par les pouvoirs publics. Il y a au Maroc des tentatives, certes limitées, de contrôle de la demande, de police de l’eau, etc., notamment dans la région du Souss. Dans de nombreuses régions du Maroc, l’État fait face à une surexploitation des nappes, mais il choisit de ne pas utiliser le dispositif dense dont il dispose par le biais des auxiliaires du ministère de l’Intérieur (très présents en zone rurale), qui pourrait lui servir pour identifier et sanctionner les tentatives de forage. Au lieu de cela, il préfère, aussi bien dans le Saïss, dans la Chaouia côtière que dans le Souss, avoir recours à un transfert d’eau superficielle pour compenser des situations de surexploitation. De même, dans la région d’Almería, pour faire face à la surexploitation des eaux souterraines, l’État a privilégié la constitution de nouvelles ressources en construisant des usines de dessalement. Au Maroc comme en Espagne, le développement très récent (et encore en cours actuellement) de ces nouvelles ressources est fait en grande partie avec de l’argent public. Ces choix s’opposent à l’injonction de paiement des coûts par les usagers de la directive-cadre sur l’eau et au discours officiel de gestion de la demande et de protection des nappes au Maroc.

112L’ouvrage montre qu’au Maroc comme en Espagne, il n’y a pas d’évolution « naturelle » d’un mode de gestion de la pénurie par l’augmentation de l’offre vers un mode de gestion qui intégrerait en priorité une composante de maîtrise de la demande. Ce qui frappe, ce n’est pas tant l’évolution des modes de régulation que la permanence des choix d’action publique depuis le XIXe siècle jusqu’à maintenant, permanence fondée sur un discours de développement économique (où il s’agit d’aménager la nature pour répondre à une demande en eau) et appuyée par des élites rurales qui n’ont rien perdu de leur influence sur les décisions des gouvernements.

113L’approche, originale, présente cependant des limites. En ce qui concerne l’organisation de l’ouvrage, le lien entre la partie empirique et la partie théorique aurait pu être plus fort. Seuls les quelques « faits stylisés » servent de charnière entre les deux parties, ce qui empêche de structurer une réflexion permettant d’englober l’ensemble du matériau empirique. En termes de présentation, quelques cartes auraient été utiles pour mieux comprendre les cas étudiés, notamment les projets de transfert d’eau.

114Pour ce qui est du cadre conceptuel, le terme de « norme » est utilisé de façon équivoque entre production normative théorique au niveau national et ensemble de règles en usage, au niveau local, sur ce que les acteurs de terrain considèrent qu’il est possible ou non de faire en termes d’usages de l’eau. Cela est parfois problématique, car il y a par moments un écart énorme entre des « normes » décidées dans le cadre de politiques publiques et ce qui est accepté comme norme au niveau local. Un exemple est la tentative de mise en œuvre d’une gestion « participative » de l’eau d’irrigation au Maroc dans les périmètres de grande hydraulique, où la plupart des associations créées n’ont en fait existé que sur le papier. Un autre exemple est le fait d’estimer que le développement de l’accès à l’eau souterraine se traduit par une évolution vers des normes plus fondées sur la liberté et la compétition. Cela est certainement vécu ainsi par les agriculteurs (car l’accès à l’eau superficielle est généralement régulé par des communautés d’irrigants ou par les autorités publiques), mais certainement pas par ces mêmes autorités, qui considèrent de leur responsabilité de chercher à contrôler ces usages.

115Par ailleurs, une autre limite est l’attention accordée aux acteurs portant les discours et participant à la construction des politiques publiques. Ces acteurs sont présents dans la partie empirique, en particulier ceux impliqués dans l’accès à l’eau et dans sa gestion à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Cependant, ils tendent à disparaître dans la partie théorique, ce qui conduit à l’exposition de normes, de processus de légitimation des points de vue, sans qu’on sache vraiment qui sont les acteurs qui les portent. Sans l’analyse des rapports de force (par exemple entre agences de bassin, ministère de l’Agriculture et agriculteurs au Maroc), il est difficile de comprendre pourquoi les modes de régulation évoluent, ou non. L’auteur mentionne de façon rapide les travaux de Roe sur la construction de discours dominants. Une analyse plus poussée dans cette direction, dans une approche s’appuyant sur la political ecology, permettrait de mieux comprendre comment des visions de ce que doit être l’intervention de la puissance publique à un moment donné sont en compétition, s’imposent, ou bien entrent en crise.

116Ces différentes limites ne nuisent cependant pas à l’originalité et à l’intérêt de l’ouvrage, qui aborde des questions déjà anciennes, mais en adoptant un cadre théorique novateur ainsi qu’un cadre d’analyse commun pour étudier deux pays géographiquement si proches et pourtant a priori si éloignés d’un point de vue de la gouvernance de l’eau.

117Nicolas Faysse

118(Cirad, UMR G-Eau, Asian Institute of Technology, Bangkok, Thaïlande)

119faysse@cirad.fr

La fulgurante recréation. Des nouveaux lieux et sentiers pour la réinvention du monde, Pierre Giorgini, Bayard, 2016, 336 p.

120Dans son livre précédent, La transition fulgurante. Vers un bouleversement systémique du monde ?, publié en 2014 chez Bayard, Pierre Giorgini mettait en évidence le fait que la révolution technologique en cours est aussi celle du sens même de l’activité des sociétés humaines. Cet ingénieur de l’Institut national des télécommunications, président de l’Université catholique de Lille (UCL) après une carrière dans l’entreprise (R&D chez France Télécom), montrait que l’évolution « fulgurante » des technosciences reconfigure progressivement autant les objets que les services, dans le domaine de la recherche scientifique comme dans celui du quotidien. La problématique relève donc de l’épistémologie et des rapports de l’homme à un monde de plus en plus transformé, artificialisé, « accéléré [19] ». Dans ce second livre, qui prolonge le premier, l’auteur présente d’emblée les conséquences de cette vision initiale. Dans ce monde en transition accélérée, les structures traditionnelles de gouvernance (upperground) doivent apprendre à travailler avec les communautés informelles (underground) afin de passer de l’économie classique (principes de rareté, de division du travail, d’avantages comparatifs) à « une économie nouvelle, fondée sur l’abondance (des idées), le partage (et non la division) des connaissances et l’avantage associatif […] créé par la combinaison des diversités ».

121Ce changement de paradigme, le premier de l’histoire humaine à cette vitesse et à cette échelle, quasi universel, entraîne déjà une transformation fondamentale de la place de l’homme dans les systèmes organisés avec des conséquences dans tous les domaines : moral, politique, écologique et économique. P. Giorgini est aidé dans son analyse par Nicolas Vaillant, vice-président de l’UCL, membre de l’UMR9221 Lille Économie Management et directeur du laboratoire d’anthropologie expérimentale de L’UCL. N. Vaillant utilise le biais d’un récit de société-fiction décrivant le quotidien d’un terrien du XXIe siècle avancé vivant en colocation. Ce quotidien en appartement suit les principes d’une « vie bonne » donnés dans le texte de P. Giorgini : respect de l’altérité, pratique de la « reliance » (la multiplicité et la qualité des relations humaines), de la résilience et de la cocréativité… Mais la fin du récit laisse poindre un certain scepticisme quant à la capacité des individus, comme à celle d’une société, à traverser des crises et à s’adapter à un monde en mutation. Cette « vie bonne » n’est-elle pas, en définitive, idéalisée et permet-elle d’éviter des tensions, d’amortir des chocs difficilement prévisibles ? Pour enrichir sa thèse, l’auteur invite sept experts à donner leurs points de vue. Ainsi, dans la partie centrale du livre, se croisent les visions critiques de : Patrick Cohendet, économiste ; Jean-Baptiste Lecuit, théologien ; Jacques Arènes, psychanalyste ; Malik Bozzo-Rey, philosophe ; Christian Cannuyer, historien ; Alain Loute, philosophe, et Michel Saloff Coste, prospectiviste. Comme dans le premier livre, cette disputatio de type universitaire conduit à atténuer la « fulgurance » de la recréation prévue mais sans l’invalider dans son principe. Le débat apparaît donc ouvert et légitime.

La transition fulgurante, source de mutations profondes

122L’auteur développe les notions d’underground, à la fois espace de la vie quotidienne des sociétés et source plus ou moins formelle de créativité permanente, dont la dynamique est de type bottom-up, et l’upperground, ensemble des systèmes de décision à tous les niveaux, fondé sur des critères de spécialisation et de compétition, dont la dynamique est de type top-down.

123Entre ces deux « mondes » émerge un nouvel espace de création et de « réinventivité », le middleground, porté par de nouveaux profils de citoyens, les « consom’acteurs », qui mettent en avant des choix « responsables », y compris sur le plan politique, et les « conso’cepteurs » qui participent via Internet à la conception même des produits et des services. L’outil majeur est le réseau coopératif maillé (nourri par Internet) dont la fécondité vient d’un croisement avec l’économie créative. Le modèle industriel est celui de la Silicon Valley bénéficiant de la synergie de la recherche, du capital-risque, de la culture d’entreprise et enfin d’utilisateurs ouverts à la modernité. Cette ambitieuse transition pose de nombreux problèmes en raison de l’ampleur des évolutions, voire des mutations qu’elle implique dans tous les domaines : technologies, systèmes, épistémologie, anthropologie, socioéconomie, politique et éthique.

124Peu à peu, les systèmes économiques et humains se rapprochent du vivant avec la généralisation des systèmes de réseaux entre les hommes, entre les hommes et les objets, et les objets entre eux. Ce rapprochement entre économique et vivant est déjà ancien. Sa formulation la plus percutante a été celle de René Passet dès la fin des années 1970 [20]. Cette (r)évolution conduit ainsi à un changement de paradigme dans lequel le temps se révèle une valeur supérieure à l’espace en raison du fait que l’homme, s’il peut exercer sa puissance sur l’espace, reste soumis aux contraintes du temps, qu’il ne peut « acheter » ou ralentir. Le monde devient une grande cour de « récréation » et aussi une opportunité de recréation s’il parvient à équilibrer quatre piliers : 1. La reliance : ce néologisme exprime le tissage des relations croisant la géosphère, la biosphère et la noosphère (esprit) à toutes les échelles d’espace et de temps ; 2. L’altérité, source permanente de conflits potentiels comme de richesses croisées ; 3. La résilience individuelle et collective, qui permet à une structure ou à un groupe de conserver sa viabilité dans des environnements turbulents ; Enfin 4. La « réinventivité instituante », qui donne la possibilité de faire évoluer les systèmes structurés en créant de nouvelles règles, de nouveaux processus et en ajustant en permanence les institutions. La conjonction de ces quatre facteurs est censée faciliter l’éclosion de « l’émergence co-créative », qui permet de dépasser les rapports de force et de compétition dans tout écosystème.

125On sent intuitivement les limites d’une telle vision : la recherche de la satisfaction des désirs de chacun peut-elle conduire à une gestion équitable des besoins à l’échelle d’une société, voire du monde ? Il faudrait pour cela changer de modèle économique et construire l’habitus d’une économie sociale et solidaire, soucieuse en priorité absolue de durabilité écologique et de valorisation du potentiel de créativité et de partage de chacun. Cette dimension d’utopie est assumée par l’auteur.

126Mais la communauté peut être aussi le lieu d’émergence de nouvelles aliénations et dominations implicites, d’où l’importance de relier les acteurs de la gouvernance à tous les niveaux afin de réduire les risques « d’hyperconflit [21] ». Cette transition sociopolitique peut générer aussi une triple défiance envers la technologie, les institutions et les relations humaines. La solution repose sur le respect généralisé d’un principe éthique fondamental : « Traiter autrui dans ses décisions toujours comme fin ou jamais simplement comme moyen ». L’auteur se réfère ici à une tradition philosophique séculaire, formulée et érigée en système de valeurs par Kant [22] et actualisée sous des formes variées par des penseurs aussi différents que Levinas [23], Morin [24]ou Rosanvallon [25].

127D’autre part, seule l’articulation maîtrisée entre l’underground « créatif » et l’upperground « conservateur » permettrait d’éviter que la convergence des nanotechnologies, de la biologie, de l’informatique, de la communication (et sa généralisation des mégadonnées) ne conduise à une société irresponsable (car hypercontrôlée), morcelée et inégalitaire.

128P. Giorgini fait alors l’analyse, que, si cette transition réussit, les rapports de production vont changer sous l’influence de certains consommateurs – coopérateurs plus désireux de donner du sens à la satisfaction de leurs besoins comme de leurs désirs. Une des conséquences de ce changement serait la dévalorisation progressive de la monnaie au profit de multiples systèmes d’échanges privilégiant les liens collectifs plutôt que l’accumulation personnelle. Là encore, l’articulation under/upper joue un rôle-clé dans la création de synergies et la réduction de conflits entre ces deux mondes. En dernier ressort, il s’agit de réguler la technologie sans âme par l’humain, à condition que l’homme ne se prenne pas pour un démiurge. « La postmodernité, comme elle ne croit plus en Dieu, pense que l’homme explique tout […]. Elle fait de celui-ci un Dieu […], elle entend installer le règne sans partage de l’illimité, l’égalité et la sécurité afin de sauver le monde. […]. Si tel est le cas, folle d’elle-même, l’humanité sera l’otage des délires de l’homme-Dieu et le monde connaîtra un chaos tel qu’on en a jamais connu [26] ».

Les sentiers de la recréation sont-ils praticables ?

129L’approche systémique justifie la valeur de toute initiative par l’« effet papillon » ou par l’« effet colibri [27] ». En fait, croire en un monde positif est une manière de le construire positif. Cette vision est valable à toute échelle, de l’individu à l’humanité. Si les technologies restent sous le contrôle d’une humanité responsable, avec une montée corrélative en conscience des hommes, elles seront autant de vecteurs de progrès dans tous les domaines : entreprise, démocratie, énergies, vie courante (« boutiques sociales » dans les villes), relations, connaissances, santé, agriculture, justice… La conséquence d’une telle vision est la mobilisation individuelle et collective en faveur de la « glocalisation » : approche globale pour une action concrète locale via l’initiative personnelle et les corps intermédiaires (coopératives, associations…), bref, l’indispensable middleground.

130Comme cette prise de conscience commence dès l’enfance, l’école devient le lieu d’apprentissage privilégié des quatre principes fondateurs (voir supra). La primauté de cette évolution dans le monde permettrait à l’Europe de devenir la première « hyper-république ». Cela implique de construire le cadre éthique et organisationnel d’un « écosystème innovant » capable de surmonter ses vulnérabilités grâce à l’émergence cocréative. La condition de réussite d’une telle transition est la prise de conscience qu’un changement aussi profond (de « système », ou qualitatif), ne peut advenir avec des méthodes actuelles (c’est-à-dire « plus de la même chose », ou quantitatif). C’est une question de survie pour l’humanité.

Mise en perspective

131Cette vision de la « recréation fulgurante » pose des questions ouvertes et lourdes de conséquences. Combien de personnes adhéreraient aux efforts de mise en place d’un éventuel bien commun ? Assez pour faire bouger le système en place ? Est-ce que le progrès technique peut jouer un rôle déterminant dans des comportements moins belliqueux, plus coopératifs, bref, meilleurs pour l’équilibre des sociétés humaines ? Certes, une plus grande autonomie de choix de vie et l’hédonisme comme valeur légitime pour tout individu favorisent l’underground au détriment des structures « régaliennes ». Mais cela ne risque-t-il pas de conduire à une société de clubs dont la stabilité n’est assurée par aucune valeur « transcendante », commune et fédératrice ?

132La mobilité intercommunautaire, indispensable pour l’ajustement du middleground, suppose une bonne « portance psychique » (sorte de capacité d’appropriation personnelle raisonnée et sensible des valeurs du middleground) de tous ceux qui la font ou qui y contribuent ; mais comment la garantir dans un monde en mutation permanente ? De fait, une telle plasticité dans la capacité d’adaptation des individus comme des groupes d’appartenance (travail, loisirs, relations affectives…) à des changements profonds et répétés est-elle réaliste ? Cette question ne peut être esquivée dès lors que l’on aborde le temps long des études prospectives à l’échelle mondiale, comme l’a montré, par exemple, l’étude collective de Thierry Gaudin [28]. Cette interrogation vaut également dans l’approche historique. Ainsi Jared Diamond [29] montre que la cause récurrente de la disparition de nombreuses civilisations est leur incapacité à s’adapter à temps à des changements rapides, par exemple à une déforestation massive.

133Enfin, l’éclatement de la conscience humaine individuelle entre de multiples appartenances, toutes légitimes, ne risque-t-il pas de mener à un décalage croissant entre cultures et normes sociales ? En d’autres termes, l’homme « multidimensionnel », par opposition à une vision réductrice de l’homme « unidimensionnel » dénoncée dès la fin des années 1960 par Marcuse [30], pourra-t-il garder une unicité du Moi et la cohérence de ses choix éthiques personnels ? Cette question ancienne a été régulièrement réactivée par des penseurs de domaines variés : politique, philosophie, sociologie, économie… Elle est renouvelée à l’aube de la révolution numérique avec le risque d’une nouvelle forme de dirigisme normatif où n’est pris en compte que ce qui est « digitalisable » et gérable par des processus de traitement de (méga)données [31].

134À l’échelle des sociétés, si les « réseaux maillés citoyens » acquièrent assez d’autonomie et de résilience pour offrir un modèle de développement attractif et stable, alors l’État et le marché devront s’adapter. Mais il ne faut pas sous-estimer les forces d’inertie, de résistance au changement, voire d’éclatement des communautés en cas de tensions insurmontables ou d’évolutions incompatibles. La recréation du monde, qu’elle soit fulgurante ou pas, reste un enjeu majeur d’évolution des sociétés humaines dans un environnement dont on sait maintenant que la durabilité dépend d’abord de la gouvernance humaine.

135Denis Lacroix

136(Ifremer, Direction scientifique, Sète, France)

137dlacroix@ifremer.fr


Date de mise en ligne : 30/03/2017.

https://doi.org/10.1051/nss/2017007

Notes

  • [1]
    Conseil de l’Union européenne, 1996. Directive 96/61/CE relative à la prévention et à la réduction intégrées de la pollution, 24 septembre.
  • [2]
    Conseil des communautés européennes, 1988. Directive 88/609/CEE relative à la limitation des émissions de certains polluants dans l’atmosphère en provenance des grandes installations de combustion, 24 novembre.
  • [3]
    Haigh N, 1984. EEC environmental policy and Britain : an essay and a handbook, London, Environmental Data services.
  • [4]
    Farmer A. M. (Ed.), 2012. Manual of European environmental policy, Abingdon, Routledge.
  • [5]
    Sainteny G., 2012. Plaidoyer pour l’écofiscalité, Paris, Buchet Chastel.
  • [6]
    Term used by Peter Checkland to characterize the systems perspective of a particular systems approach. See Checkland P., 1999 [1st ed. 1981]. Systems thinking, systems practice, Chichester, John Wiley & Sons.
  • [7]
    The term “cybersystemic” was coined by the late Gary Boyd, professor of education at Concordia University Montreal, Canada. It is a useful term for breaking out of the dualism associated with the use of systems and cybernetics concepts. Systems and cybernetics are distinct but complementary lineages and cybersystemic concepts offer the opportunity for policy makers of engaging with the complexity of the world in more promising non-dualistic ways.
  • [8]
    Le forçage radiatif désigne l’augmentation, exprimée en watt par m2, de l’incidence du rayonnement solaire au sol après « rebond » dans le complexe atmosphérique, en particulier du fait des gaz à effet de serre.
  • [9]
    Ce « Forum des associations » a eu lieu les 20, 21 et 22 janvier 2011 à la Cité universitaire internationale de Paris. La transcription intégrale des débats est accessible sur le site de l’association Natures Sciences Sociétés-Dialogues, http://www.nss-dialogues.fr/Forum-des-associations-01-2011.
  • [10]
    Meadows D.H., Meadows D.L., Randers J., Behrens W.W. III, 1973. Halte à la croissance ? Paris, Fayard. Traduit de The limits to growth, New York, Universe Books, 1972.
  • [11]
    Acosta A., 2009. La maldición de la abundancia (La malédiction de l’abondance, non traduit en français), Quito, Comité ecuménico de proyectos.
  • [12]
    Gudynas E., 2013. Extracciones, extractivismos y extrahecciones. Un marco conceptual sobre la apropiación de recursos naturales, Observatorio del desarrollo, 18, http://ambiental.net/wp-content/uploads/2015/12/GudynasApropiacionExtractivismoExtraheccionesOdeD2013.pdf.
  • [13]
    Kameni A. B., 2013. Minerais stratégiques. Enjeux africains, Paris, Presses universitaires de France/Le Monde.
  • [14]
    Acronyme de l’expression « Not in mybackyard », qui signifie « pas dans mon arrière-cour ». Les opposants s’opposent à un projet parce qu’il les affecterait localement et personnellement.
  • [15]
    Les opposants contestent ici un projet non pas à cause de sa localisation, mais à cause du projet lui-même, de son essence.
  • [16]
    Pestre D. (Ed.), 2014. Le gouvernement des technosciences. Gouverner le progrès et ses dégâts depuis 1945, Paris, La Découverte.
  • [17]
    L’ouvrage ne traite pas de la question de la durabilité de la gestion des ressources ou de la prise en charge d’enjeux environnementaux.
  • [18]
    Lemieux C., 2009. Le devoir et la grâce, Paris, Économica.
  • [19]
    Rosa H., 2013. Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte.
  • [20]
    Passet R., 1979. L’économique et le vivant, Paris, Payot.
  • [21]
    Attali J., 2006. Une brève histoire de l’avenir, Paris, Fayard.
  • [22]
    Kant I., 1785. Grundlegungzurmetaphysik der sitten, Riga, Hartknoch. Trad. fr. : Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Nathan, 2010.
  • [23]
    Levinas E., 1976 [1re éd. 1963]. Difficile liberté. Essais sur le judaïsme, Paris, Albin Michel.
  • [24]
    Morin E., 2007. Vers l’abîme ? Paris, l’Herne.
  • [25]
    Rosanvallon P., 1995. La nouvelle question sociale. Repenser l’État-providence, Paris, Seuil.
  • [26]
    Vergely B., 2015. La tentation de l’homme-Dieu, Paris, Le Passeur.
  • [27]
    Rabhi P., 2013. Vers la sobriété heureuse, Arles, Actes Sud.
  • [28]
    Gaudin T. (Ed.), 1990. 2100 récit du prochain siècle, Paris, Payot.
  • [29]
    Diamond J.M, 2006. Effondrement. Comment les civilisations décident de leur disparition ou de leur survie, Paris, Gallimard. Traduit de : Collapse. How societies choose to fail or succeed, London, Penguin books, 2005.
  • [30]
    Marcuse H., 1968. L’homme unidimensionnel. Études sur l’idéologie de la société industrielle, Paris, Minuit.
  • [31]
    Supiot A., 2015. La gouvernance par les nombres, Paris, Fayard.
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