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Article de revue

Autour des travaux d’Anne-Françoise Schmid : le potentiel scientifique d’un courant épistémologique

Pages 251 à 260

Notes

  • [1]
    « La philosophie générique au cœur des sciences contemporaines. Conférence autour des travaux d’Anne-Françoise Schmid », 23 septembre 2014, Mines ParisTech, http://cgs-mines-paristech.fr/tmci/conference-autour-des-travaux-danne-francoise-schmid-le-23-septembre-2014/.
  • [2]
    Conception en science, au sens où le design participe à l’invention scientifique, lorsque l’on met à distance les logiques strictement disciplinaires. Cf. Schmid et Hatchuel (2014), Schmid (2015a).
  • [3]
    Sauf mention contraire, toutes les citations dans ce texte sont extraites des communications écrites que les intervenants ont envoyées aux organisateurs avant la tenue de la conférence. Un ouvrage rassemblant ces communications écrites est en préparation.
  • [4]
    L’universalité, prise dans son sens habituel, survole les disciplines positives, elle part du commun de chacune d’elles dans ses principes les plus généraux. Devenue générique, elle ne survole plus les disciplines, elle cherche ce qui permet de construire un régime d’interdisciplinarité qui ne dépende d’aucune d’elles en particulier. C’est une universalité construite comme interdiscipline, qui postule l’unité de la philosophie et de la science sous la science. Cf. Laruelle (2010, p. 68-69).
  • [5]
    Pour A.-F. Schmid, le raisonnement singulier traverse les disciplines et n’emprunte pas à leur logique. Sa rigueur est alors construite au travers de la compatibilité avec les théories des disciplines concernées. Cf. A.-F. Schmid (2015b, p. 308).
  • [6]
    Transcendantal : « ce qui rassemble les raisonnements qui vont du principe à la diversité sensible et empirique » (Laruelle, 2010, p. 62-63) Voir aussi la définition donnée dans L’encyclopédie philosophique universelle (Laruelle, in Jacob, 1990).
  • [7]
    L’usage du concept d’éther chez Newton n’est pas systématique. Ainsi, Newton mobilise cette notion pour parler des queues des comètes qui « sont formées ou par la réflexion de la fumée éparse dans l’Éther, ou par la lumière de la tête des comètes » (Newton, 1759, p. 65). Ailleurs, il l’utilise de façon axiomatique et indirecte, à la marge d’une démonstration : « Et si ces poids n’étaient pas égaux, toute la Terre qui nage librement dans l’éther céderait au plus grand de ces poids, et s’en irait à l’infini » (Newton, 1759, p. 33).
  • [8]
    Voir l’appel à communications de la conférence autour des travaux d’Anne-Françoise Schmid : La philosophie générique au cœur des sciences contemporaines (23 septembre 2014, Paris) : http://cgs-mines-paristech.fr/tmci/conference-autour-des-tra-vaux-danne-francoise-schmid-le-23-septembre-2014/.
  • [9]
    « Ce n’est pas le devenir de quelque chose, mais le venir d’une immanence utopique et uchronique, une venue sans lieu ni temps. On appelle aussi futuralité et plus généralement messianité cette venue de l’immanence, cette sous-venue de l’apparu-sans-apparaître » (Laruelle, 2008, p. 478).

1La conférence autour des travaux d’Anne-Françoise Schmid [1], organisée le 23 septembre 2014 à Mines Paris-Tech, a permis de mettre davantage en évidence leur portée et leur apport dans les sciences contemporaines. Organisée par Annie Gentes (sciences de l’information et de la communication, Télécom ParisTech) – qui en était l’initiatrice – et moi-même, cette conférence a bénéficié du parrainage de la chaire Théorie et méthodes de la conception innovante (TMCI) du Centre de gestion scientifique (Mines ParisTech), du CoDesign Lab (Télécom ParisTech) et de l’Institut Mines-Télécom.

2Notre intention, en tant qu’organisateurs de cette conférence, était non pas de tenter de faire une synthèse ou un bilan des travaux d’A.-F. Schmid, mais d’une part, de réunir des chercheurs de disciplines différentes ayant collaboré avec elle, et de créer les conditions de partage de leurs propres recherches, afin d’obtenir une vue d’ensemble de ses travaux et de leur réception dans différentes disciplines scientifiques, de façon directe ou indirecte. D’autre part, à partir de ce moment de partage, la conférence cherchait à faire émerger de nouvelles voies d’exploration, de nouvelles perspectives, et à montrer le potentiel de ces travaux pour des recherches ultérieures, qui pourraient être réalisées de manière encore plus collective.

3A.-F. Schmid propose une épistémologie démocratique quant aux disciplines, où des concepts communs peuvent être élaborés, ces derniers contribuant, à leur tour, à l’avancement de chaque discipline séparément. Il s’agit d’une épistémologie qui accompagne l’ambition de s’élever à la hauteur des enjeux d’aujourd’hui. Aboutissant à la création d’un espace d’épistémologie générique, les travaux d’A.-F. Schmid rendent également possible la compréhension de la conception en science [2]. Comme l’a souligné Armand Hatchuel, professeur à Mines Paris-Tech, à l’occasion de la conférence, les travaux d’A.-F. Schmid mènent, entre autres, une investigation philosophique sur la notion de la conception et accueillent les questions ouvertes par la théorie de la conception [3].

4Ainsi, à partir des travaux d’A.-F. Schmid apparaît le potentiel scientifique d’un courant épistémologique contemporain. Comme l’a fait remarquer le philosophe François Laruelle lors de la journée, ces recherches peuvent être conçues comme une « fusion » de la science et de la philosophie, que devrait être l’épistémologie comme « pensée-science » d’une « universalité générique [4] ». Nous aimerions, ici, développer cette perspective nouvelle. Nous expliciterons le problème des sciences contemporaines et celui de son dépassement, tels qu’ils ont été formulés par A.-F. Schmid, afin de mener à une problématisation de ce qu’est la conception en science. Plus précisément, et en nous appuyant sur les contributions de cette conférence, nous tenterons de réinterpréter l’émergence des concepts scientifiques tels qu’ils sont conçus par l’« épistémologie générique », et de développer les raisons pour lesquelles cette dernière peut aider les sciences contemporaines à aborder des objets qui sinon, pour elles, resteraient insaisissables.

Problématiser la genèse des sciences

5En quoi le générique est-il une caractéristique des épistémologies au-delà de l’épistémologie générique d’A.-F. Schmid ? L’épistémologie générique d’A.-F. Schmid se prête à la construction d’une problématisation au sujet de la genèse des sciences. L’incompatibilité des concepts et l’incompréhension entre les disciplines sont au cœur du problème de l’interdisciplinarité défini par A.-F. Schmid. Ce problème sera traité ici par une analyse des éléments susceptibles de le résoudre, visant à établir des relations qui permettent une telle solution (Foucault, cité dans Perrot, 1980, p. 32 ; Castel, 1994). Loin d’élaborer une généalogie « complète » de l’épistémologie générique, notre réflexion empruntera des notions de la « boîte à outils » de Foucault pour étudier, rétrospectivement, non pas l’histoire de la pensée scientifique, mais un raisonnement singulier [5].

6Ainsi, nous réaliserons une comparaison entre ce que nous appelons ici les « théories de l’éther », c’est-à-dire les théories de la physique qui ont proposé des conceptualisations de l’éther, et l’épistémologie générique. Cette comparaison est une manière de reprendre le fil rouge d’une posture épistémologique conceptive, au sens où le design participe à l’invention scientifique, lorsque l’on met à distance les logiques strictement disciplinaires (Schmid et Hatchuel, 2014 ; Schmid 2015a). Cette posture semble aujourd’hui oubliée mais son héritage reste pourtant précieux. Les recherches d’A.-F. Schmid nous permettront de démystifier la puissance créative des « théories de l’éther », et de tirer des conclusions pour l’épistémologie contemporaine. Nous utiliserons les critères de l’épistémologie générique pour porter un jugement sur elle-même, en partant du point d’extériorité (Schmid, 1997) d’un raisonnement épistémologique non contemporain. Ainsi, nous verrons comment passer de la recherche d’une substance qui unifierait tout savoir scientifique à la possibilité d’élaborer des concepts contemporains, qui aident à l’avancement conjoint des disciplines, sans s’enfermer dans l’assurance des épistémologies spécifiques et, par là, incompatibles. Par la suite, nous approfondirons la notion d’espace générique proposée par A.-F. Schmid en élaborant une « topographie » permettant de mieux situer les concepts ainsi développés.

Anne-Françoise Schmid : éléments de biographie

Anne-Françoise Schmid est une philosophe parmi les scientifiques (École polytechnique fédérale de Lausanne, Institut national des sciences appliquées de Lyon, Institut national de la recherche agronomique, Mines Paris-Tech), et récemment une philosophe parmi des artistes (coscénariste et interprète du film Letre, scripts philosophiques, collaborations avec Robin MacKay). Elle est une spécialiste d’Henri Poincaré (Une philosophie de savant. Henri Poincaré et la logique mathématique, 1978, Paris, Maspero) et l’éditrice de la correspondance entre Bertrand Russell et Louis Couturat. Elle a enseigné la philosophie et l’épistémologie à l’Université de Paris Ouest Nanterre La Défense, la logique mathématique à l’Université de Genève. Ses travaux portent sur comment éviter les exclusions (exclusions de méthodes scientifiques émergentes en science, exclusions de philosophies au nom de la suprématie de l’une d’elles). Elle a dans ce but analysé les hypothèses de l’épistémologie classique (L’âge de l’épistémologie. Science, ingénierie, éthique, Paris, Kimé, 1998) et en a fait des extensions susceptibles de tenir compte de l’interdiscipline généralisée des sciences contemporaines. Elle travaille parallèlement à un style philosophique, non pas dans mais avec les philosophies dans leur multiplicité (notamment à travers la revue Philo-fictions, La revue des non-philosophies).

7Plus précisément, nous ferons dialoguer les travaux d’A.-F. Schmid, tels qu’ils ont été mis en partage lors du colloque, avec un texte d’Albert Einstein. Dans L’éther et la théorie de la relativité, texte issu de la conférence faite à l’Université de Leyde le 5 mai 1920, traduit de l’allemand au français par Maurice Solovine et publié à Paris en 1921, Einstein fait une généalogie de sa théorie sur la relativité sans utiliser de mathématiques. Il part de la question suivante : « comment les physiciens arrivent-ils à admettre, à côté de l’idée de la matière pondérable, obtenue par abstraction de la vie journalière, l’idée de l’existence d’une autre matière, de l’éther ? » (Einstein, 1921, p. 3). Il s’agit là d’un texte qui porte sur la création des idées et des concepts non vérifiables par les physiciens qui l’ont précédé, et sur leur utilité.

8Notre problématisation montrera comment la notion d’éther a joué, pour les précurseurs d’Einstein, le rôle d’un espace épistémologique, et nous interpréterons les « théories de l’éther » comme des « épistémologies génériques » d’une autre époque, mais qui continuent néanmoins d’influencer encore les disciplines scientifiques. Le potentiel des travaux d’A.-F. Schmid se développera ainsi sous trois apports :

  • une capacité de compréhension des conditions de genèse et de développement des sciences ;
  • une démystification de l’objectivité scientifique et l’introduction du scientifique en tant qu’acteur du savoir épistémologique ;
  • une expansion de la capacité conceptive des sciences contemporaines.

L’apport de l’épistémologie générique d’A.-F. Schmid

9Lors de la conférence de septembre 2014, A.-F. Schmid a exposé les enjeux auxquels sont confrontées les sciences contemporaines, et auxquels répond l’épistémologie générique. Tout d’abord, elle a fait part de « symptômes qui montrent que nous sommes au bout de l’usage d’autres concepts ». En témoignent les débats sans fin, aussi bien sur les objets des sciences que sur les sciences elles-mêmes. Habituellement, nous essayons d’y répondre par le transfert des concepts d’une discipline scientifique à l’autre. Or, on se rend compte de leur inadaptation, de leur incompatibilité et, finalement, d’une incompréhension entre les disciplines (Schmid et al., 2011).

10Cette faiblesse a été également soulignée par d’autres chercheurs participant au colloque. Léo Coutellec (épistémologue, Espace Éthique Île-de-France) a ainsi montré en quoi la compréhension d’un phénomène tel Alzheimer « nécessite de tolérer la superposition de savoirs et de non-savoirs et de chercher les moyens de ne pas les opposer », opération impossible par le biais des épistémologies standards. Partant d’une autre perspective, Franck Varenne (épistémologue, Université de Rouen) a parlé de l’« épaisseur » des simulations faites par ordinateur, « pluriformalisées », qui intègrent plusieurs aspects de l’objet et permettent aux chercheurs de répondre à des questions autres que celles posées au départ. Il s’agit de simulations conçues à partir d’une conjugaison de concepts provenant de différentes disciplines. Or, ces simulations deviennent des objets dont l’« épaisseur » – que l’on peut interpréter comme l’ensemble des niveaux d’analyse, de compréhension et de mobilisation possibles – perturbe l’ordre des disciplines de départ.

11Autrement dit, qu’il s’agisse de l’énigme d’Alzheimer, du potentiel des simulations par ordinateur, des problèmes nouveaux posés par le climat ou bien de la confrontation avec d’autres objets contemporains, on ne peut que constater une transformation perpétuelle des disciplines, qui remet en cause leurs frontières. Ce processus opère à plusieurs niveaux, car il dépend d’un ensemble de disciplines, aussi bien de celles qui ont contribué à la construction et à la révélation de l’objet ou qui ont été affectées par lui, que celles émergeant dans le processus même ; il dépend aussi des intentions des chercheurs impliqués, de ce qu’ils apprennent et de ce qu’ils conçoivent au fur et à mesure.

12Par conséquent, nous ne sommes plus dans une situation où le rapport entre sciences et objets reste stable, avec des dimensions fixes. Bien que ce rapport n’ait jamais été invariant, car, comme l’a développé Olivier Schlaudt lors de la conférence, il dépend toujours des moyens de le mesurer, l’épistémologie standard présuppose des définitions des objets qui sont invariantes. En revanche, une fois « en plein champ », pour reprendre l’expression d’A.-F. Schmid (2012), le retour à la discipline n’est plus évident. L’épistémologie générique est fondée sur la dissociation entre objets et disciplines, une posture qui se distingue des épistémologies classiques, dans le sens qu’elle admet la diversité des styles (historique, contextuel, disciplinaire, etc.) sans s’enfermer dans un style en particulier (Coutellec, 2013). Pour rendre possible une telle dissociation, A.-F. Schmid crée un espace générique, où les objets peuvent être traités au niveau conceptuel. Ici, l’épistémologie générique permet la génération des nouveaux concepts, qui peuvent nourrir, à leur tour, les disciplines, les étendre et les enrichir tout en les transformant. Ainsi devient possible un approfondissement de la compréhension disciplinaire des objets en question.

13Utiliser cette posture, proposée par A.-F. Schmid comme guide de lecture de la création des épistémologies préexistantes, permet de mieux saisir les conditions de genèse et de développement des sciences, tout en démystifiant l’objectivité scientifique. De cette manière, nous pouvons nous rendre compte également de la capacité conceptive des sciences contemporaines.

Mobiliser l’épistémologie générique pour comprendre la conception en science

Le besoin d’un dépassement des concepts épistémologiques actuels

14Lors de la conférence, Nicole Mathieu (géographe, CNRS) s’est interrogée : l’invitation d’A.-F. Schmid à avoir une attention différente à l’objet pourrait-elle nous faire « rater » des questions importantes ? Nous mobiliserons ici la distinction entre question et objet comme point d’entrée à la conférence d’Einstein.

15Prenons comme point de départ la mécanique céleste de Newton, car c’est avec elle qu’Einstein commence son discours. Aujourd’hui, on tend à ne se souvenir que de son ontologie et de la distinction des points libres et des forces d’attraction (Chatzis, 1998 ; Schmid, 2006). Or, le modèle ontologique réduit la théorie de Newton, car il exclut sa dimension céleste. Comme l’a noté A.-F. Schmid dans son intervention, « l’absence de conceptualité épistémologique peut conduire à l’idée que les sciences se réduisent à leur phénomène social ». Pourtant, Einstein prêtait beaucoup d’attention à cette dimension céleste de la mécanique de Newton.

16Dans son discours, Einstein décrit d’abord comment la théorie de Newton a engendré un « vif malaise » chez ses contemporains, car elle était en contradiction avec le principe sur lequel était fondée la mécanique de l’époque et selon lequel « l’action réciproque ne peut avoir lieu que par contact et nullement par l’action à distance sans milieu intermédiaire » (Einstein, 1921, p. 4). La mobilisation du concept de l’éther a pu « établir l’unité dans notre conception de la nature des forces » (Einstein, 1921, p. 4). Comme le remarque Einstein, malgré le fait que l’on est « habitué à considérer la loi des forces de Newton comme un axiome irréductible » (Einstein, 1921, p. 5), l’éther a toujours joué un rôle latent dans la pensée des physiciens.

17Si, aujourd’hui, les objets contemporains perturbent les disciplines scientifiques actuelles, et si ces disciplines ne parviennent pas à trouver les mots justes et les concepts adaptés pour comprendre ce que l’on étudie ensemble, ce n’est pas une nouveauté. Durant une période d’exploration scientifique assez longue (du XVIIe siècle jusqu’au début du XXe siècle), l’objet « éther » avait des propriétés qui présentaient des similarités avec les objets des sciences contemporaines : insaisissable, il demeurait un concept, ni vérifiable ni rejetable, pour mobiliser ici le mode de raisonnement de la théorie C-K (Hatchuel et Weil, 2009) ; il était un objet autour duquel était construit un espace que l’on pourrait qualifier rétrospectivement d’épistémologie générique. Ainsi, l’élaboration des concepts par le biais de la dissociation entre objets et disciplines, que nous propose aujourd’hui A.-F. Schmid, se trouve également à l’origine des théories de la physique les plus importantes, théories qui ont déterminé d’autres disciplines. Cette dissociation a été rendue possible grâce à la notion d’éther, notion pourtant fondée sur un certain mysticisme, et non sur des bases rationnelles. Autrement dit, le mysticisme intime de l’éther se cachait derrière les axiomes.

18Si l’éther fut à cette époque une substance « mystique » qui unifiait le tout, refuser de définir les objets contemporains (le phénomène Alzheimer, les OGM, le climat…) en fonction d’une discipline spécifique, signifie– en revanche – admettre le manque d’unité de conception de ces objets par les sciences. Ainsi, déceler un manque devient l’une des opérations-clés de la création épistémologique, comme l’a fait remarquer Muriel Mambrini-Doudet (biologiste, Inra) au cours de la conférence. Car, relever un manque, c’est aussi appeler à le combler. La révélation du manque ouvre, ainsi, un espace pour l’élaboration des concepts, comme celui de l’éther qui, à l’époque de Newton, permet la construction progressive d’une unité des sciences par le biais d’une exploration conceptuelle. Autrement dit, si l’éther n’existait pas, il faudrait l’inventer.

19Si l’on revient sur la distance entre « questions », telles qu’elles sont traitées par N. Mathieu, et « objets », tels qu’ils sont abordés par A.-F. Schmid, on s’aperçoit qu’elle n’est pas si grande. D’une part, les questions que pose N. Mathieu ne sont pas « standards », au sens où elles ne cherchent pas à couvrir un vide quelconque dans une littérature donnée pour rétablir un ordre disciplinaire. En un sens, la question posée par Einstein fragilisait également la physique en tant que discipline, car elle portait sur les chercheurs : comment ont-ils pu admettre l’existence de quelque chose comme l’éther ? A priori, mettre le doigt sur la création des concepts et le mysticisme sous-jacent d’une discipline rationnelle, a dû déstabiliser les physiciens de l’époque d’Einstein – si ce n’est aussi les physiciens contemporains. D’autre part, A.-F. Schmid, comme nous l’avons déjà évoqué, n’aborde pas des objets standards. Elle parle des objets « irréalisables », « se donnant comme objectif de recherche de résoudre des incompatibilités » entre disciplines scientifiques, pour emprunter les termes utilisés par N. Mathieu (2006) pour décrire sa propre posture de recherche sur le concept du développement durable. En quelque sorte et en première instance, les outils d’A.-F. Schmid donnent aux objets contemporains une dimension éthérée dans le sens d’Einstein.

Changer de niveau, de modes de visibilité

20Revenons sur le discours d’Einstein pour comprendre précisément pourquoi la dimension céleste de Newton aurait pu, à son époque, être considérée comme un espace épistémologique, qui est progressivement devenu générique par réductions successives.

21Remarquons d’abord que Newton n’a pas rendu sa théorie indépendante de la mécanique, l’ordre transcendantal [6] de son époque. De plus, il ne parlait que très peu de l’éther [7]. Cela n’a pas empêché Einstein d’y prêter un grand intérêt. Ce dernier continue son discours en partant du paradoxe auquel Newton a dû faire face : comment peut-il y avoir action à distance, sans contact ? La conception de l’éther a permis d’« admettre que les forces de Newton agissant à distance ne sont telles qu’en apparence » (Einstein, 1921, p. 4). Ainsi, par le biais d’une sorte de moyen invisible, autrement dit, par une opération changeant le mode de visibilité de la matière, la mécanique céleste devenait compatible avec la mécanique standard de son époque. Il s’agissait alors de mobiliser des propriétés de la matière pour décrire l’éther et la façon dont il permettait en tant que milieu le transport des forces, « c’est-à-dire soit par des mouvements, soit par sa déformation élastique » (Einstein, 1921, p. 4). La seule différence est que ce milieu « remplit tout l’espace de l’univers » (Einstein, 1921, p. 5).

22Dans son intervention, et pour sortir de l’impasse épistémologique contemporaine, A.-F. Schmid a proposé de « changer de niveau, et [d’]admettre qu’aucun exemple de science ne peut donner par lui-même des concepts portant sur les sciences ». Elle nous a invités alors à adopter une « tout autre attitude épistémologique », caractérisée par un « mode indirect d’explication », conduisant à « changer nos modes de visibilité » : le générique vient ainsi comme « une opération de réduction qui permet de rendre un concept indépendant d’un ordre transcendantal ». La mécanique céleste a pu changer de niveau, de mode de visibilité à travers un objet qui ne pouvait être traité qu’indirectement. Voyons maintenant comment un processus collectif de conception des attributs de l’éther, étalé dans le temps, a pu « émanciper » la physique de la mécanique.

Avancer par le traitement des concepts

23Einstein développe par la suite l’histoire des théories de la physique comme une exploration progressive des attributs de l’éther. Ainsi, « pour Maxwell lui-même, l’éther était encore une chose douée de propriétés purement mécaniques, quoique ces propriétés aient été d’un genre beaucoup plus complexe que celles des corps solides tangibles » (Einstein, 1921, p. 5-6). Or, bien que les lois de Maxwell fussent claires et simples, leurs interprétations mécaniques furent « lourdes et contradictoires » (Einstein, 1921, p. 6). Einstein présente, de cette manière, un éther de Maxwell complexe et contradictoire, comme s’il était conçu pour servir à la formulation de ses lois.

24Plus tard, Heinrich Hertz travaillera davantage sur le concept de l’éther. Ses études ont « rajouté les dimensions » (Schmid et al., 2011, p. 115) « des champs de force électriques et magnétiques comme notions fondamentales, sans demander qu’on en donne une interprétation mécanique » (Einstein, 1921, p. 6). Or, avec cette conceptualisation de l’éther par Hertz, il n’y avait plus de compatibilité entre les dimensions mécaniques et les dimensions électromagnétiques de la matière et de l’éther.

25Ce n’est qu’avec Lorentz que l’éther devient un espace générique autonome. Lorentz, poursuit Einstein, résoudra les incompatibilités de l’éther hertzien, concevant une distinction radicale entre éther et matière, en réduisant d’un côté les dimensions mécaniques de l’éther, et de l’autre les dimensions électromagnétiques de la matière.

26Finalement, Einstein situe sa théorie de la relativité dans les termes suivants :

27

« En ce qui concerne la nature mécanique de l’éther de Lorentz, on peut dire plaisamment que l’immobilité est la seule propriété mécanique que Lorentz lui a encore laissée. On peut ajouter que le changement total opéré par la théorie de la relativité restreinte dans la conception de l’éther consistait en ceci, qu’elle dépouillât l’éther de sa dernière propriété mécanique, c’est-à-dire de l’immobilité. »
(Einstein, 1921, p. 8)

28Dépouillée de ses dimensions mécaniques par la théorie de la relativité, la notion de l’éther demeurait pourtant importante pour Einstein. Il estimait qu’il fallait la maintenir en physique pour préserver la possibilité d’« imaginer des objets physiques étendus où la notion de mouvement ne trouve aucune application » (Einstein, 1921, p. 8).

29Or, un tel objet n’a pas pu retrouver par la suite sa place en physique en tant que discipline, et a donc été progressivement abandonné. Cela dit, nous sommes encore, en quelque sorte, sous les effets de l’éther, ou plus précisément, des anciennes théories de l’éther. Pour ne prendre que les exemples les plus évidents, nos téléphones portables, ainsi que notre finance, fonctionnent encore grâce aux équations de Maxwell.

La chaire Théorie et méthodes de la conception innovante (TMCI)

30Ce dialogue entre, d’une part, le processus de conception collaborative étalé dans le temps que décrivait Einstein et, d’autre part, la proposition de l’épistémologie générique, nous amène aux recherches menées au sein de la chaire Théorie et méthodes de la conception innovante, au Centre de gestion scientifique, Mines ParisTech. Ces recherches furent le champ initial et la source de motivation évidente de l’intégration d’A.-F. Schmid au sein de cette équipe scientifique.

31Un grand corpus d’études, de méthodes et d’outils autour de la modélisation de l’inconnu et de la conception innovante s’est constitué à partir des travaux d’Armand Hatchuel et de Benoît Weil sur la théorie C-K. Cette théorie distingue deux espaces, celui des concepts (C), où les propositions ne peuvent être ni confirmées ni rejetées, et celui des connaissances (K), où les propositions ont un statut logique (Hatchuel, 2001 ; Hatchuel et Weil, 2009). Cette théorie rend possible une exploration parallèle des concepts et des savoirs, ainsi que l’expansion des deux espaces par la maîtrise de la génération de nouveaux concepts et de nouveaux savoirs.

32L’élaboration des concepts par ajout ou privation d’attributs est un processus qui, comme nous l’avons vu dans le raisonnement d’Einstein sur l’éther, force à la fois à créer de nouveaux savoirs et à remettre en question l’identité de l’objet. Au sein de la chaire TMCI, ces opérations sont considérées comme fondamentales, à la fois en ce qui concerne la conception en science et l’innovation. La théorie C-K permet la maîtrise d’un raisonnement d’expansion et de transformation de l’objet – activité qui se trouve au cœur même de l’innovation contemporaine.

33Par exemple, le cas du PC illustre bien la difficulté de la maîtrise des transformations des objets et des acteurs (Chrysos, 2013, p. 223-253 et Chrysos, 2015, p. 19-46). Dans les années 1970, il était difficile d’imaginer et de développer un ordinateur qui aurait des usages personnels. Le premier de ce type, Apple II, fut commercialisé auprès des développeurs, qui savaient fabriquer leur propre machine. Plus tard, au début des années 1980, le PC d’IBM a pu devenir un produit de consommation pour le grand public. Néanmoins, ni Apple ni IBM n’ont pu prévoir les transformations qui ont suivi. Ce n’est que quelques années après l’éclatement de la bulle spéculative de la fin des années 1980 que l’identité du PC fut stabilisée par Microsoft et Intel, avant d’être déstabilisée à la fin des années 1990 avec l’expansion du Web.

Une « épistémologie générique sans éther »

34La « quintessence de l’éther » a contribué à l’avancement des sciences : croire qu’il existe une substance qui unifie le tout a aidé à structurer une exploration et un discours scientifique très large, au sein desquels a été développé un ensemble de théories utilisées encore aujourd’hui. Cela dit, aborder la recherche scientifique comme un simple processus de découverte de l’existant, sans se rendre compte du raisonnement de conception sous-jacent, n’appartient pas exclusivement au passé. Des logiques similaires permettent encore de nos jours à des scientifiques d’avancer dans leurs recherches.

35Cependant, comme nous l’avons noté avec A. Gentes dans l’appel à contributions de la conférence, aujourd’hui « non seulement les objets ne se prêtent pas à des définitions standards, mais les sciences contemporaines manifestent que les convergences de perspectives disciplinaires ne permettent pas non plus d’assurer un point de vue théorique unifié, mais seulement des trajectoires particulières et multiples [8] ». Ainsi, autour des travaux d’A.-F. Schmid a émergé un courant épistémologique dont le potentiel scientifique peut se résumer à l’introduction d’une posture de recherche davantage conceptive. Il s’agit de la constitution d’un espace scientifique « hors discipline », se situant au sein d’un espace intermédiaire qui ne dépend pas d’une théorie ou d’une discipline particulière, comme nous le propose A.-F. Schmid (1999).

Tableau

Une cartographie de l’espace générique

Tableau
Mise en rapport disciplinaire Conceptualisation générique Profondeur épistémologique Intimité collective Critère de Poincaré Largeur épistémologique Matrice dynamique Objet intégratif

Une cartographie de l’espace générique

36Déjà, un ensemble de concepts a émergé pour étendre notre capacité à saisir, à étudier et à développer les objets contemporains. Nous pourrions ainsi oser une première topographie de l’espace générique d’A.-F. Schmid, en fonction de deux grandes échelles portant sur les disciplines scientifiques, les objets et les scientifiques eux-mêmes : a) largeur/profondeur épistémologique et b) mise en rapport/conceptualisation disciplinaire.

Une « topographie » de l’espace générique

37Par « largeur épistémologique », nous entendons ici la distance qui reste à parcourir entre une discipline et une autre pour se confronter à un objet donné. Compte tenu des incompréhensions de l’interdiscipline que nous avons déjà évoquées, la largeur épistémologique peut être conçue comme une dimension à la fois cognitive et relationnelle, qui indique les obstacles à dépasser et les passerelles à construire dans l’espace générique pour saisir les objets contemporains.

38Par « profondeur épistémologique », nous entendons ici le degré de compréhension et de maîtrise d’un objet ou d’un phénomène actuel par les disciplines existantes. Souvent, il faut bien plonger dans une discipline pour faire ressortir les éléments qui vont s’avérer constructifs au sein de l’espace générique, contribuant au dépassement des limites cognitives des disciplines.

39En outre, compte tenu des ego disciplinaires, c’est-à-dire des identifications entre chercheurs et disciplines que critique A.-F. Schmid (2011), la « mise en rapport » des chercheurs et des disciplines dans la condition contemporaine reste incertaine. Cette mise en rapport ne peut se faire que dans une démarche de dépassement et non dans un cadre d’affirmation identitaire. Il s’agit, donc, d’une dimension épistémologique qui n’a de sens que face à l’inconnu, où elle lie des éléments qui resteraient autrement hétéroclites dans le cadre d’une inter-discipline standard.

40Enfin, la « conceptualisation épistémologique » des objets contemporains ainsi que des savoirs disciplinaires vise à nourrir l’espace épistémologique. Sont ainsi créés de nouveaux concepts susceptibles de rendre possible une « hypercompatibilité » des disciplines. Par la suite, leur élaboration au sein de l’espace générique est nécessaire, afin qu’une telle compatibilité puisse être envisagée.

41En mobilisant la topographie de l’espace générique développée ci-dessus, le tableau ci-dessus opère une première cartographie des concepts épistémologiques issus des travaux d’A.-F. Schmid et qui ont émergé récemment, et dont nous verrons dans les paragraphes suivants la diversité d’usage et leur forte interdépendance.

Le « critère de Poincaré »

42Faisant référence à la réflexion épistémologique de Poincaré, qui fut l’objet d’une des premières recherches entreprises par A.-F. Schmid, le critère de Poincaré porte sur la méthode favorable au travail des disciplines et à la construction des propositions de l’épistémologie générique. Il permet d’assurer la scientificité dans les régimes interdisciplinaires, là où la rigueur ne dépend plus de celle d’une discipline particulière. Selon A.-F. Schmid, ce critère permet une conceptualisation des propositions génériques à partir des disciplines existantes par la « décomposition des propositions disciplinaires en fragments génériques ». Comme l’a noté Enrique Sánchez Albarracín (Langues et cultures ibériques et latino-américaines, Université Lumière Lyon 2) pendant la conférence, l’objectif n’est pas de classer ou de décrire le savoir disciplinaire, mais d’introduire de nouvelles logiques de partage, de conception et de production collective de connaissances. Au sein de l’espace générique, il reste à construire, par la suite, une « hypercompatibilité » des fragments génériques, d’origine disciplinaire différente. Cette opération permettra l’enrichissement du savoir disciplinaire.

43Autrement dit, il ne s’agit pas d’une conceptualisation qui part du transcendantal (un « éther », par exemple) pour en tirer des conclusions pour les disciplines. Au contraire, l’enjeu est de développer une dynamique « de l’immanent au transcendantal », comme le dirait F. Laruelle. Le savoir disciplinaire devient ainsi une sorte de « mine » d’extraction d’un savoir générique. Cette extraction vise non pas à une instillation directe des concepts d’une discipline dans l’autre, mais à la création de cette hypercompatibilité, en prenant en considération le fait que, bien souvent, des modèles scientifiques sont fondés sur des hypothèses contradictoires, incompatibles ou bien incomparables. Autrement dit, étant donné l’incompatibilité des concepts utilisés par des disciplines différentes, qui est à l’origine du problème des sciences selon A.-F. Schmid, la construction d’une compatibilité parmi les hypothèses et les modèles les utilisant, constitue en soi un vaste programme scientifique.

L’« objet intégratif »

44La notion de l’objet intégratif et non synthétisable a été introduite par A.-F. Schmid (2010) pour signifier la particularité des objets contemporains. Ce ne sont pas des objets frontières, où les disciplines se retrouvent autour de leurs interfaces. Comme l’a résumé L. Coutellec lors du colloque, l’objet intégratif est défini selon cinq caractéristiques. D’abord, il est marqué par l’intention du chercheur, sans que celle-ci puisse unifier l’objet et rendre possible une distance, telle qu’elle est considérée par les approches phénoménologiques. Deuxièmement, il est déterminé par la reconnaissance des non-savoirs, et donc, savoirs et non-savoirs, dans de tels objets, ne s’opposent pas mais se superposent. L’incapacité de synthèse est une troisième caractéristique qui provient de l’axiome proposé par L. Coutellec selon lequel un recouvrement complet des dimensions de l’objet par la convergence de savoirs d’experts et de perspectives disciplinaires spécialisées est impossible. Tenant compte que l’objet intègre également l’inconnu, L. Coutellec a proposé une quatrième caractéristique, celle de l’identité « déhiérarchisante », supposant une sorte d’égalité disciplinaire face à l’inconnu. L. Coutellec a mobilisé, enfin, la notion de futuralité [9] de F. Laruelle pour déterminer le potentiel d’invention et de conception ouvert par l’objet, en associant ainsi le futur comme paramètre constitutif. En outre, comme l’a noté Robin MacKay ce jour-là, ces objets se définissent par une temporalité multiple – une des caractéristiques des objets de l’art contemporain.

45Tout comme avec l’éther des physiciens, les objets intégratifs d’aujourd’hui, tels que le phénomène Alzheimer, le climat ou l’obésité, se prêtent à la projection des intentions des chercheurs, selon leur discipline mais aussi selon leur propre intimité. Assumer que leurs dimensions sont inconnues, c’est aussi commencer une recherche conceptive pour créer des définitions qui font avancer leur compréhension. Il s’agit d’un processus perpétuel, pourvu qu’il transforme en retour les disciplines. Adopter une définition disciplinaire (par exemple en considérant Alzheimer comme une maladie), restreindrait les dimensions qu’on pourrait explorer et établirait une sous-détermination de l’exploration par une discipline ou une épistémologie spécifique de référence (la médecine, par exemple). Or, avec ces postures standards, nous nous retrouvons de plus en plus dans l’impossibilité de traiter les objets contemporains… Comme l’a souligné A. Gentes, le concept d’« objet intégratif » met au centre la non-synthèse des objets contemporains et permet donc d’organiser une analyse de ces objets par un certain nombre de leurs propriétés, sans qu’ils aient encore d’identité. Ainsi, on ne peut percevoir cette identité que par hypothèses, en recherchant ce qu’ils seraient « sans » l’apport de telle ou telle discipline ou « sans » telle ou telle propriété (Schmid, 2012).

L’« intimité collective »

46Le concept de l’intimité collective vient qualifier les rapports, où plus précisément la manière de se mettre en rapport, au sein de l’espace générique. Comme pour les autres concepts, plusieurs configurations et définitions sont possibles.

47Au niveau philosophique, F. Laruelle conçoit l’intimité collective d’abord comme « immanence radicale », comme « superposition des formes données d’abord empiriquement d’intimité et de collectivité ». Cependant, ce processus constitue en même temps une « condition transcendantale indéterminée obtenue par superposition de ses dualités de “moyens” subjectifs et de ses dualités objectives ».

48Du point de vue de l’ethnopsychiatrie, Hounkpatin et al. (2011) ont introduit le concept d’intime collectif pour décrire les rapports qu’ils ont identifiés entre trois générations (fille, mère, grand-mère), afin de traiter les désordres identitaires d’une fille de migrants. Lors de la conférence, le psychiatre Avner Perez (Centre Georges Devereux) a décrit l’intime collectif comme un dispositif/cadre qui implique à la fois les thérapeutes et les patients.

49Anne-Françoise Schmid a transformé l’intime collectif en « intimité collective de la science », un dispositif permettant, dans l’espace générique, la transformation de chaque acteur par la participation des autres. Les conditions de cette intimité sont non seulement de partager son savoir sur la question discutée, mais aussi de construire explicitement son non-savoir, de repenser sa participation en reformulant son savoir à partir des non-savoirs des autres, et cela par itération d’une discipline à l’autre. Cela change profondément le type de collaboration interdisciplinaire, il ne s’agit pas seulement d’ajouter sa contribution particulière, mais de tisser une interdiscipline où les disciplines sont mises en inséparabilité, plutôt que dans un rapport deux à deux commandé par les manques de l’une d’elles.

50Dans mes travaux de thèse, j’ai rejoint la réflexion sur l’intimité collective à partir des milieux intimes des « développeurs » – une démarche qui fut par ailleurs l’occasion de ma rencontre avec A.-F. Schmid. Lors de rendez-vous informels, qui se font dans une ambiance de café, comme les « Barcamps », des développeurs échangent sur des technologies émergentes pour saisir les évolutions et leur potentiel d’innovation sous-jacent, sans que ces acteurs appartiennent nécessairement à une communauté ou un réseau particulier (Chrysos, 2011, 2013).

51Plus simplement encore, on pourrait définir le concept d’intimité collective comme le processus de construction de la personnalité. Dans la condition contemporaine, où les identités et les rôles, à la fois des acteurs et des objets, sont rarement stables, l’identité ne peut plus se limiter à l’appartenance à une communauté ou à l’inclusion dans un réseau d’affiliation fixe. L’intimité collective construit le milieu qui se place entre l’individu et les disciplines, et n’a pas de sens si une identité spécifique est affirmée en tant que telle. En revanche, il s’agit d’un collectif (souvent éphémère) où une exploration peut avoir lieu par l’exposition de soi-même.

La « matrice dynamique »

52Le dernier concept, issu des travaux d’A.-F. Schmid avec M. Mambrini-Doudet au sein de l’Inra, la matrice dynamique, transforme les disciplines en variables pour mettre en jeu les savoirs et les productions collectives. A.-F. Schmid a noté lors de la conférence que cette matrice « multiplie les dimensions, permet leur combinaison, de telle sorte que la commutativité ne soit plus respectée ». Il s’agit d’un dispositif qui place les disciplines dans la largeur épistémologique à même d’ouvrir l’espace d’hypercompatibilité permettant de traiter un objet contemporain. Indiquant les manques de chaque discipline, la matrice invite à la mobilisation du critère de Poincaré pour faire avancer l’exploration scientifique par expansion du savoir disciplinaire. Elle met en rapport les postures face aux disciplines (les verticalités) avec les styles et les trajectoires des scientifiques (les index). Elle donne ainsi une orientation de la recherche, d’autant plus précise que la matrice est riche. De plus, elle articule des éléments hétérogènes, qui, dans les théories qui les ont vus naître, paraissent en contradiction. Ils peuvent être combinés en tant que variables dans la matrice. Ainsi, elle devient une machine qui, localement, peut modifier les orientations et les attitudes. Enfin, elle permet le collectif, alors que l’épistémologie est habituellement le produit de tel ou tel auteur dans telle discipline particulière. Elle est un instrument d’interdisciplinarité.

Conclusion

53La conférence autour des travaux d’A.-F. Schmid, organisée en septembre 2014 à Mines ParisTech, a été l’occasion de se rendre compte de leur apport. Sa recherche constitue une invitation à repenser la conception en science, à en devenir acteur, à dépasser les épistémologies standards et à traiter les objets contemporains à plusieurs niveaux, à changer leurs modes de visibilité, à faire avancer les recherches scientifiques par la génération de concepts qui rendent possible une hypercompatibilité des disciplines. Ses travaux ont pu faire avancer une réflexion collective et étendre le potentiel scientifique d’un courant épistémologique contemporain. Un grand champ d’exploration s’ouvre ainsi pour faire face aux enjeux d’aujourd’hui.

Remerciements

J’aimerais remercier Annie Gentes pour avoir été à l’origine de cette conférence, et pour m’avoir donné la possibilité d’en partager avec elle l’organisation. J’aimerais remercier également tous les membres de la chaire TMCI et du CGS pour leur soutien et particulièrement Armand Hatchuel qui m’a initié au champ de l’épistémologie et qui a été, entre autres, à l’origine de ma rencontre avec Anne-Françoise Schmid. Les discussions que j’ai pu avoir avec François Laruelle, Avner Perez, Muriel Mambrini-Doudet et Annie Gentes, suite à la conférence, m’ont beaucoup aidé à développer le raisonnement présenté dans cet article. Je remercie également Florence Daniel et le comité de rédaction de la revue NSS pour leurs critiques et leurs suggestions. Enfin, j’aimerais remercier Anne-Françoise Schmid pour tous nos échanges au long de ces dernières années, toujours aussi passionnants.

Bibliographie

Références

  • Castel R., 1994. “Problematization” as a mode of reading history, in Goldstein J. (Ed.), Foucault and the writing of history, Cambridge (MA), Blackwell Publishers Ltd., 237-252.
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  • Schmid A.-F., Mambrini-Doudet M., Hatchuel A., 2011. Une nouvelle logique de l’interdisciplinarité, Nouvelles perspectives en sciences sociales, 7, 1, 105-136.

Mots-clés éditeurs : théorie de la relativité, conception, technologie, épistémologie, recherche

Mise en ligne 13/12/2016

https://doi.org/10.1051/nss/2016028

Notes

  • [1]
    « La philosophie générique au cœur des sciences contemporaines. Conférence autour des travaux d’Anne-Françoise Schmid », 23 septembre 2014, Mines ParisTech, http://cgs-mines-paristech.fr/tmci/conference-autour-des-travaux-danne-francoise-schmid-le-23-septembre-2014/.
  • [2]
    Conception en science, au sens où le design participe à l’invention scientifique, lorsque l’on met à distance les logiques strictement disciplinaires. Cf. Schmid et Hatchuel (2014), Schmid (2015a).
  • [3]
    Sauf mention contraire, toutes les citations dans ce texte sont extraites des communications écrites que les intervenants ont envoyées aux organisateurs avant la tenue de la conférence. Un ouvrage rassemblant ces communications écrites est en préparation.
  • [4]
    L’universalité, prise dans son sens habituel, survole les disciplines positives, elle part du commun de chacune d’elles dans ses principes les plus généraux. Devenue générique, elle ne survole plus les disciplines, elle cherche ce qui permet de construire un régime d’interdisciplinarité qui ne dépende d’aucune d’elles en particulier. C’est une universalité construite comme interdiscipline, qui postule l’unité de la philosophie et de la science sous la science. Cf. Laruelle (2010, p. 68-69).
  • [5]
    Pour A.-F. Schmid, le raisonnement singulier traverse les disciplines et n’emprunte pas à leur logique. Sa rigueur est alors construite au travers de la compatibilité avec les théories des disciplines concernées. Cf. A.-F. Schmid (2015b, p. 308).
  • [6]
    Transcendantal : « ce qui rassemble les raisonnements qui vont du principe à la diversité sensible et empirique » (Laruelle, 2010, p. 62-63) Voir aussi la définition donnée dans L’encyclopédie philosophique universelle (Laruelle, in Jacob, 1990).
  • [7]
    L’usage du concept d’éther chez Newton n’est pas systématique. Ainsi, Newton mobilise cette notion pour parler des queues des comètes qui « sont formées ou par la réflexion de la fumée éparse dans l’Éther, ou par la lumière de la tête des comètes » (Newton, 1759, p. 65). Ailleurs, il l’utilise de façon axiomatique et indirecte, à la marge d’une démonstration : « Et si ces poids n’étaient pas égaux, toute la Terre qui nage librement dans l’éther céderait au plus grand de ces poids, et s’en irait à l’infini » (Newton, 1759, p. 33).
  • [8]
    Voir l’appel à communications de la conférence autour des travaux d’Anne-Françoise Schmid : La philosophie générique au cœur des sciences contemporaines (23 septembre 2014, Paris) : http://cgs-mines-paristech.fr/tmci/conference-autour-des-tra-vaux-danne-francoise-schmid-le-23-septembre-2014/.
  • [9]
    « Ce n’est pas le devenir de quelque chose, mais le venir d’une immanence utopique et uchronique, une venue sans lieu ni temps. On appelle aussi futuralité et plus généralement messianité cette venue de l’immanence, cette sous-venue de l’apparu-sans-apparaître » (Laruelle, 2008, p. 478).
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