Notes
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[1]
La Mission pour l’interdisciplinarité du CNRS a décidé d’initier un projet de Pépinière interdisciplinaire de site intitulé « Domestication et fabrication du vivant » dirigé par Ludovic Jullien, chimiste de l’UMR PASTEUR. Créée pour la période 2014-2016, cette structure, qui ne vise nullement à se substituer à une unité de recherche, a pour objectif de fédérer un réseau de chercheurs en sciences de la nature et en sciences humaines et sociales pour réfléchir à des problématiques communes liées à la question du vivant. Au sein de cette configuration, le Laboratoire d’anthropologie sociale (UMR 7130) s’est en particulier vu confier la tâche d’élaborer un programme scientifique susceptible de mobiliser des chercheurs (sociologues, anthropologues, philosophes, historiens des sciences, juristes) relevant des différents domaines des sciences humaines et sociales. Le programme des activités est consultable en ligne : https://domesticationetfabricationduvivant.wordpress.com.
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[2]
« Modélisation, construction et imitation des processus vitaux. Approche pluridisciplinaire du biomimétisme ». Journées organisées par Anne-Dalsuet, Bérengère Hurand et Perig Pitrou. Le programme est disponible en ligne : https://domesticationetfabricationduvivant.wordpress.com/2014/05/27/modelisation-construction-et-imitation-des-processus-vitauxapproche-pluridisciplinaire-du-biomimetisme.
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[5]
On peut mentionner la récente création du Centre européen d’excellence en biomimétisme de Senlis (http://ceebios.com).
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[8]
Voir, par exemple, le numéro spécial de la revue Terrain, n° 44 (Balsamo, 2005).
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[9]
Sur ces questions, on se rapportera avec profit aux cours sur les « Formes du paysage » donnés par P. Descola au Collège de France (2011-2014) et consultables en ligne (http://www.college-de-france.fr/site/philippe-descola/).
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[10]
Voir le site de l’exposition En vie : la vie aux frontières du design dont C. Collet a été la commissaire : http://thisisalive.com/fr.
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Introduction
1La question des frontières entre le vivant et le non-vivant ne concerne pas seulement la biologie. Les humains n’ont pas attendu le développement, relativement récent, de cette science pour s’interroger sur les causes de la croissance, de la reproduction ou de la régénération. Toutes les sociétés tentent d’exercer une action sur ces processus afin de les contrôler ou de les influencer favorablement. La manière d’aborder le vivant et d’agir sur lui, et la réflexion sur les phénomènes à l’interface entre nature et société, se révèlent donc indissociables de contextes socioculturels. Les discussions liées à la crise écologique ne font donc que souligner une imbrication déjà ancienne et universellement expérimentée ; mais le développement accéléré des biotechnologies oblige à élaborer de nouveaux concepts pour comprendre les changements profonds que produit l’augmentation du pouvoir sur le vivant : procréation artificielle, thérapies géniques, cultures transgéniques, robotique et intelligence artificielle. C’est afin de mieux saisir les implications scientifiques et sociales de ces transformations inédites qu’a été créée la Pépinière interdisciplinaire CNRS-PSL « Domestication et fabrication du vivant [1] » pour étudier les différents types de pouvoir que les humains exercent sur les processus vitaux et d’interroger la frontière entre le vivant et le non-vivant.
2Plutôt que de traiter la vie comme un phénomène unitaire, il se révèle plus rigoureux de faire porter l’attention sur la multiplicité des processus vitaux – par exemple la croissance, la reproduction, la régénération ou la dégénérescence. Partant de ce constat, une des pistes pour engager un dialogue des sciences humaines et sociales avec les sciences de la nature consiste à envisager les « configurations agentives » au sein desquelles émergent ces processus (Pitrou, 2015 ; 2014). Heuristiquement, en effet, on peut considérer que ces derniers sont encadrés par deux pôles d’agentivité : les agents non humains produisant ces processus et les actions réalisées par les humains pour les contrôler et les influencer. L’étude d’une configuration agentive cherche à mettre en évidence la manière dont les humains coordonnent leurs actions avec les actions réalisées par les êtres vivants – ou par les agents (Dieu, entités de la nature, ADN, nature) réputés causer les processus vitaux. À partir de ce cadre analytique qui s’attache à repérer des catégories d’actions, diverses pratiques traditionnelles (traitement des végétaux et des animaux, ethnomédecine) et contemporaines (biotechnologie, bioart, biodesign, do-it-yourself biology) peuvent être abordées dans une perspective comparatiste.
3C’est dans cette perspective que des journées d’études ont été organisées autour du biomimétisme, les 10 et 11 juin 2014 au Laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France grâce au soutien de la fondation Fyssen [2]. Le biomimétisme apparaît aujourd’hui comme une alternative au paradigme productiviste : les humains devraient s’attacher à imiter la nature pour fabriquer des artefacts possédant des qualités spécifiques (résistance, ergonomie, etc.) ou pour agir au niveau des systèmes de relations entre les êtres. Le biomimétisme est aussi conçu comme une manière d’élaborer des techniques plus respectueuses de l’environnement. On comprend dès lors le pouvoir d’attraction qu’un tel projet exerce sur les acteurs de l’innovation industrielle et sur tous ceux engagés dans une démarche de protection de la nature. Le plus souvent, l’ouvrage de Janine Benyus, Biomimicry : Innovation inspired by nature (1997), fait office de texte de référence, alors que, pour l’auteur, il visait davantage à faire connaître au plus grand nombre de nouvelles expériences qu’à proposer une réflexion épistémologique systématique et approfondie ; une fois rappelées quelques inventions phares, telles que le velcro ou le train reprenant la forme du martin-pêcheur, et les trois niveaux – les formes, les matières/structures, les systèmes – où se manifeste le biomimétisme, toute une série de problèmes demandent encore à être traités. Qu’est-ce qu’imiter ? Est-ce s’inscrire en continuité ou en discontinuité avec ce qui sert de modèle ? Le projet renvoie-t-il à un geste de domestication, d’appropriation, voire de fabrication du vivant, ou bien requiert-il une posture d’humilité de la part de celui qui imite ? Pour commencer à répondre à ces questions, des chercheurs provenant d’horizons divers se sont réunis afin de déterminer le statut du biomimétisme, son champ d’application, les concepts et les méthodes qu’il mobilise. L’objectif était moins de produire une synthèse que de réfléchir à partir d’études de cas et d’interroger les conceptions de la vie sous-jacentes à l’imitation de certains processus naturels. Comme on va le constater, les références au biomimétisme peuvent émaner de pratiques extrêmement diverses qui confèrent un rôle très différent à la nature. Alors que certains projets s’efforcent d’inscrire la technique humaine dans une continuité avec les cycles naturels, d’autres, davantage habités par un projet techniciste, explorent la manière dont les humains peuvent artificiellement créer des êtres ou des systèmes se substituant aux écosystèmes naturels. Même si, dans ce dernier cas, il convient de parler de bio-inspiration plutôt que de biomimétisme, il demeure pertinent de réfléchir aux représentations que certains scientifiques ou créateurs se forgent de la nature afin de comprendre les processus vitaux qui retiennent leur attention.
Aux sources du biomimétisme : s’inspirer de la nature
4En quel sens la nature peut-elle constituer une source d’inspiration pour les humains ? À quoi se réfère-t-on lorsque l’on parle de biomimétisme ? Donner un nom ne suffit pas à construire une image cohérente de la discipline. La philosophe Anne Dalsuet (2010) examine le projet de J.M. Benyus qui ne retient qu’un seul sens pour traduire les mots grecs à l’origine du néologisme : bios désigne la vie et mimesis l’imitation. Mais l’imitation concerne des processus multiples et pas une seule sorte de geste, d’action ou d’intention. Le terme de vie ne va pas non plus de soi, et n’est perçu comme un phénomène unitaire que par commodité : il renvoie à des processus vitaux très hétérogènes au sein de la nature, en transposant certaines propriétés ou réponses adaptatives, propres à telle ou telle espèce, à différentes échelles du vivant. L’enjeu est d’ordonner cette multiplicité pour en donner la représentation simplifiée d’un fonctionnement global, c’est pourquoi la question de la modélisation occupe une place centrale dans le biomimétisme. Il ne s’agit pas simplement, de manière abstraite, de trouver un principe d’intelligibilité pour penser la complexité du monde. Dans un contexte de crise écologique, J.M. Benyus présente l’effort de modélisation comme une nécessité pour une humanité voulant vivre de manière saine et durable. Son catastrophisme est donc éclairé : prendre conscience de la richesse des solutions que les humains peuvent trouver dans la nature est susceptible d’ouvrir de nouvelles voies de recherches. Il s’agit alors de penser comme la vie, d’imiter son processus cognitif. À l’image de Thoreau, elle préconise une expérience immersive : se mettre à la place de ce qu’on étudie. Fruit d’une enquête de terrain, l’ouvrage distingue, à travers l’étude de six processus naturels fonctionnant comme modèles représentatifs (la prairie, la feuille, l’araignée, les chimpanzés, la cellule, la forêt), six fonctions fondamentales (se nourrir, produire de l’énergie, fabriquer des matériaux, se soigner, stocker des connaissances et échanger). La nature étant conçue comme une structure connectée, on peut faire émerger des points de jonction à travers la diversité des réponses adaptatives et la discontinuité ontologique, afin de transposer les réussites de la nature dans l’industrie humaine. Le biomimétisme procède donc à partir d’analogies portant sur des catégories d’actions – ainsi, le vol du drone imitera celui de la libellule. La nature devient une norme technique, un modèle d’auto-organisation, d’adaptabilité, d’émergence, de résilience. Modèle qu’il faut cependant relativiser, car les réussites de la nature s’éprouvent sur le temps long, et l’échec est toujours possible.
5Si, en tant que modèle théorique, le biomimétisme a le mérite d’inciter à renoncer à une éthique anthropocentrée par la valorisation de la vie et de la coopération, il peine cependant à se défendre de son application purement instrumentale. L’ouvrage de J.M. Benyus peut donc être lu à plusieurs niveaux. D’un point de vue épistémologique, il se présente comme une synthèse des recherches menées dans différents domaines (agriculture, chimie, informatique, etc.). En mettant en évidence un intérêt commun pour l’observation des processus naturels chez des chercheurs aux parcours et aux méthodologies très divers, elle trace les contours d’un nouveau domaine qui pourrait se constituer. Dans le même temps, la dimension militante de sa démarche fait de son livre un manifeste dans lequel elle défend un projet collectif de transformation de la société, des méthodes productives comme des conduites individuelles. La création du Biomimicry Institute [3] symbolise bien ce positionnement. Cette association à but non lucratif, fondée en 2006 par J.M. Benyus et Bryony Schwan, s’est fixée pour mission de rendre naturel le biomimétisme dans la culture en promouvant l’intégration des idées, des projets et des stratégies de la nature dans l’élaboration de projets humains de développement durable. Après s’être consacré à des actions de formation en direction des éducateurs, l’institut destine désormais une partie de ses activités à offrir une forme d’expertise pour les entreprises, voire de lobbying ; une autre entité Biomimicry 3.8 [4] a d’ailleurs été créée par J.M. Benyus pour développer ce genre de projets. Ces deux structures invitent à une exploration inédite et à une interaction nouvelle entre les réseaux associatifs, le monde économique et les pouvoirs publics [5].
6Au niveau européen, Biomimicry-Europa [6] représente un des pôles les plus actifs au sein de ce réseau. C’est pourquoi il a été intéressant d’entendre pendant ces journées d’études comment Gauthier Chapelle, son cofondateur, ingénieur agronome de formation, envisage le biomimétisme comme moyen de transformation sociale. Le biomimétisme, dont la démarche repose sur trois concepts centraux (durabilité, innovation, reconnexion) lit notre Histoire à l’échelle du temps terrestre. La mise en évidence de certaines évolutions climatiques sur le temps long à partir de laquelle s’élabore une définition de l’anthropocène montre bien le danger d’effondrement qui guette notre civilisation. Il est donc urgent de réfléchir sur la compatibilité, à long terme, de notre économie trop gourmande en ressources et dépendante du pétrole, avec la biosphère. Or, en observant le vivant, en examinant comment les organismes résolvent les problèmes que nous rencontrons nous-mêmes et produisent des écosystèmes, nous pouvons dégager les principes qui devraient guider notre propre économie : diversité, localisation, optimisation, adaptation, résilience, et surtout coopération. Ainsi, l’observation d’une forêt offre un beau modèle d’économie circulaire, fondée sur un réseau complexe d’échange de matières, qui fixe le carbone au lieu de le laisser s’échapper. Mais la forêt n’est pas qu’une usine de production et de décomposition ; elle est aussi le lieu d’une coopération remarquable entre les espèces, sans que le système soit centralisé. G. Chapelle organise en effet des stages d’immersion dans des environnements naturels lors desquels les participants sont invités à jeter un nouveau regard sur la complexité du monde vivant : la reconnexion de notre espèce avec les autres passe par l’observation attentive et patiente, propre à faire de nous des innovateurs responsables [7].
7Pour le biologiste Gilles Boeuf (Muséum national d’histoire naturelle), le biomimétisme n’est pas une science ; c’est plutôt une approche de la biodiversité, s’en inspirant pour inventer des solutions techniques aux problèmes environnementaux que nous rencontrons aujourd’hui (Boeuf et al., 2012). La conception de matériaux, de procédés industriels moins polluants, moins coûteux en énergie, recyclables et de meilleure qualité passe par l’étude d’organismes et d’écosystèmes qui, confrontés à des problèmes similaires, ont trouvé des solutions adaptées et économes. Mais la biodiversité, riche de toutes ces solutions potentielles, est elle-même menacée ; le rythme d’extinction des espèces est presque 500 fois plus rapide que l’extinction naturelle. Il faut donc d’autant plus la protéger qu’elle constitue un réservoir d’idées neuves. G. Bœuf défend une conception de la nature à la fois orphique et prométhéenne : il faut aimer la vie parce qu’elle est admirable et belle, mais aussi parce qu’elle peut nous rendre service ; et la protéger sous toutes ses formes, parce que notre science ne nous permet pas encore de savoir laquelle nous rendra service, et parce que la biodiversité désigne autant la diversité des espèces que leurs relations et l’homéostasie écosystémique dont nous dépendons. L’égale importance accordée aux deux motivations, visible dans la série de photos que G. Bœuf a présentée à l’assistance pour illustrer son propos, semble ainsi répondre à leur apparente contradiction : peu importe, finalement, la raison pour laquelle nous protégeons la nature, si nous le faisons.
Le biomimétisme par-delà nature et culture
8Les textes de J.M. Benyus reconnaissent une place centrale au rôle des « experts » qui, par leur proximité avec un environnement naturel, sont les plus à même d’en tirer les enseignements pour interagir avec lui de manière respectueuse. Les savoirs traditionnels des sociétés non occidentales constituent alors un vaste registre dans lequel l’approche biomimétique peut trouver une multitude de procédés d’utilisation des espaces naturels. L’ethnologie, qui étudie les pratiques et les représentations de ces sociétés, et l’anthropologie, qui s’applique à les comparer entre elles, sont donc des disciplines indispensables pour comprendre en profondeur les dynamiques à l’œuvre quand les humains imitent les êtres vivants ou lorsqu’ils nomment ou figurent – lorsqu’ils objectivent – des processus vitaux tels que la croissance, la reproduction, la dégénérescence, etc. Le projet d’anthropologie de la nature développé par Philippe Descola (Collège de France) depuis plusieurs décennies porte un nouvel éclairage sur ces pratiques (Descola, 1986 ; 2005). Le concept de nature, élaboré tardivement en Occident, unifie la diversité des éléments naturels d’une manière qui est loin d’être partagée par tous les peuples du monde, comme le montre Par-delà nature et culture (2005) qui distingue quatre ontologies explorées par l’humanité (animisme, totémisme, naturalisme, analogisme). Même si un tel projet intellectuel peut converger avec le mouvement écologique, il en montre les points aveugles et incite à recontextualiser les rapports des humains avec leurs environnements dans des cadres culturels propres.
9L’ethnologie démontre que les contours de la nature sont moins bien délimités que ne le voudrait le biomimétisme : les motivations et les procédés qui accompagnent les pratiques imitatives sont divers. Comme l’a rappelé l’anthropologue Perig Pitrou (CNRS), le rôle de l’enchaînement perception/action grâce auquel les humains intériorisent une forme d’altérité pour l’imiter a bien été étudié par les sciences de l’homme. Depuis Les lois de l’imitation (1890) de Gabriel Tarde jusqu’à La contagion des idées (1996) de Dan Sperber, en passant par les textes classiques consacrés à la magie sympathique (Frazer, 2009 ; Taussig, 1993), l’imitation est un thème privilégié pour l’anthropologie : il pose le problème des continuités et des discontinuités entre humains et non-humains [8]. Loin d’être une activité mécanique, cette forme d’action s’appuie sur une observation sélectionnant les phénomènes à imiter selon des critères variés. Ainsi, les « rites mimétiques » des peuples aborigènes d’Australie étudiés par Émile Durkheim dans Les formes élémentaires de la vie religieuse peuvent imiter le comportement d’un animal pour favoriser sa reproduction mais, dans d’autres circonstances, ils peuvent aussi construire des abris de branchages représentant la chrysalide d’où émerge un insecte : c’est alors un processus vital que des humains s’efforcent de restituer par le biais de processus techniques. Les travaux de l’anthropologue Dimitri Karadimas (CNRS) autour de la « figuration analogique » offrent un bon exemple de la complexité des mécanismes cognitifs à l’œuvre dans l’observation de la nature (Karadimas, 2005). L’analyse des procédés sémantiques et figuratifs qui président à la représentation des animaux hybrides ou autres êtres dits imaginaires prouve que ce type d’images manifeste une observation attentive des caractéristiques morphologiques d’animaux réels. Ainsi une sauterelle peut être vue comme la combinaison d’éléments corporels appartenant au cheval et au scorpion, tandis que le serpent à plumes bien connu dans le monde mésoaméricain se révèle une imitation d’une chenille urticante.
10La contextualisation culturelle s’avère également indispensable pour comprendre la construction et la modélisation des systèmes anthropiques s’inspirant de l’observation des écosystèmes. P. Descola montre ainsi que l’étude des pratiques horticoles de polyculture en Amazonie oblige à dépasser la dichotomie nature/ culture qui pense l’imitation comme la copie d’un modèle pour saisir un entrelacs au sein duquel les positions occupées par les humains et les non-humains sont réversibles : le jardin est parfois conçu comme une forêt en miniature, et la forêt pensée comme un macro-jardin par les populations autochtones [9]. Dans le même ordre d’idées, le détour par les pratiques des peuples autochtones invite à mettre en question la valorisation morale d’un biomimétisme envisagé sous le seul angle d’une relation pacifique avec des non-humains. On sait depuis longtemps qu’il existe un mimétisme « offensif et défensif » (Caillois, 1963), que ce procédé peut être mobilisé dans des pratiques de chasse (Willerslev, 2007) ou pour « leurrer la nature » (Artaud, 2013). Loin de toute coopération, on retiendra donc que le biomimétisme émerge parfois de situations antagoniques, comme le rappellent d’ailleurs les recherches menées dans ce domaine par l’industrie militaire (Johnson, 2011). L’ethnologie n’aide pas simplement à inventorier la diversité des formes d’adaptation à un environnement, elle permet d’explorer la complexité des mécanismes mobilisés dans l’imitation des êtres vivants ou des écosystèmes.
11La similitude entre des organisations culturelles de l’espace et des caractéristiques écologiques est parfois si grande qu’il n’est pas simple de déterminer sur quelles bases repose l’imitation. L’écologue Doyle McKey (Université Montpellier 2) livre les conclusions de son étude d’écosystèmes ayant en commun la rareté ou la surabondance d’une ressource critique comme l’eau, et qui se sont formés suivant des trames spatiales très régulières dans la répartition de la végétation et/ou dans la topographie : ce sont les paysages tachetés (Roullier et al., 2013 ; McKey et al., 2010). Ces taches résultent de l’activité d’organismes appelés « ingénieurs d’écosystèmes », qui concentrent ou détournent la ressource cruciale à leur avantage, en se servant de mécanismes physiques liés à l’évaporation de l’eau, par exemple. Dans cette « autoorganisation spatiale », les taches où se concentre la ressource critique sont l’effet d’un phénomène de rétroaction positive, résultant d’une propriété émergente de chaque plante individuelle interagissant avec son milieu – ainsi, les plantes dans le désert du Sahel poussent espacées, de telle façon qu’entre elles, le sol est tellement sec qu’il empêche l’évaporation et fait couler l’eau rare vers les plantes, qui bénéficient alors d’une hydratation optimale permettant leur survie en milieu inhospitalier. Or, dans certains de ces milieux, les agriculteurs ajoutent leurs propres artefacts aux paysages construits par les organismes ingénieurs ; ces artefacts semblent imiter les structures biogéniques. Ainsi, les champs surélevés en Amazonie profitent des buttes construites par des vers de terre géants ; et quand ils sont abandonnés, ils sont colonisés par des insectes sociaux qui profitent du sol bien drainé. On peut se demander si cette ressemblance reflète seulement la convergence adaptative des ingénieurs humains et non humains, ou bien une volonté d’imitation.
12Les sociétés non occidentales offrent une large palette de situations où les activités humaines s’enchâssent dans des environnements. Mais notre réflexion gagne à être également menée dans le monde occidental, y compris dans des contextes urbains. La géographe Nathalie Blanc (CNRS) interprète l’invitation du biomimétisme à nous régler sur des formes naturelles comme une fabrication de l’environnement à partir de processus dits naturels, censée effacer la distinction entre nature et culture (Blanc, 2012). Le biomimétisme produit ses formes selon une dynamique proche de l’expérimentation menée dans la création artistique. Comme en art, la règle à partir de laquelle s’organisent les matériaux biomimétiques d’une œuvre ne peut jamais être totalement explicitée au début du processus de création : elle émerge au fur et à mesure. La « trame verte et bleue », dispositif de maillage du territoire créé en 2007 par le Grenelle de l’environnement afin de préserver la biodiversité, donne un bon exemple de la manière dont le biomimétisme peut se développer à travers une modélisation géographique des espaces, ce qui représente un intérêt théorique autant qu’empirique. Les trames ont le mérite de mettre l’accent sur la dimension connective des écosystèmes, en la formalisant dans une cartographie qui s’impose au regard. Mais l’esthétique qui en découle reste abstraite, si on ne se demande pas comment elle est vécue par les habitants d’une ville. C’est pourquoi il convient de ne pas imposer des formes d’organisation de l’espace social, ni de se contenter de les définir en termes de processus naturels. Une approche qui mobilise la relation sensible que les humains entretiennent avec leur environnement doit permettre de faire émerger ce réaménagement des territoires à partir d’une rencontre vécue entre le naturel et le culturel.
Quelles technologies pour quelles imitations ?
13À côté de toutes ces expériences qui, peu ou prou, visent à enchâsser l’activité technique dans des processus naturels que les humains s’attachent à mettre au jour, d’autres communications ont davantage insisté sur l’inventivité humaine lorsqu’il s’agit de créer des dispositifs artefactuels qui copient la nature. Que l’objectif soit d’imiter des écosystèmes naturels ou des organismes, on comprend alors que la démarche biomimétique au sens strict laisse la place à des approches bio-inspirées dans lesquelles les préoccupations écologiques n’occupent pas nécessairement une place centrale. Comme on va le constater, des projets industriels peuvent chercher à imiter des processus naturels en produisant des nouveaux processus techniques qui ne sont pas nécessairement moins polluants que des procédés industriels classiques.
14On l’observe en premier lieu dans les tentatives humaines pour créer des automates comme le montre l’anthropologue Joffrey Becker (EHESS), qui a enquêté sur l’activité des roboticiens (Becker, 2012). La robotique a redéfini les rapports humains envers la nature, qui constitue pour ces chercheurs à la fois une inégalable base de données et une source d’inspiration. L’imitation est une méthode privilégiée pour résoudre différents problèmes techniques ; et l’étude des relations des organismes à leur milieu favorise l’élaboration de modèles et d’applications originales touchant à l’autonomie des robots. L’automate, par la simulation mécanique des fonctions naturelles, nous invite à le confondre avec l’organisme qu’il simule, et à remplacer la force de travail des vivants par un ensemble de forces artificielles. Ce n’est d’ailleurs pas nouveau. Dès la Renaissance, en effet, la conception des automates, a participé à l’organisation de la démarche scientifique ; mais elle a aussi mis en concurrence la nature et sa reproductibilité mécanique. Dans ses travaux consacrés aux automates de Vaucansson, l’historienne Jessica Riskin (Stanford University), qui est intervenue lors de la même session que J. Becker, a ainsi montré les « origines ambivalentes de la vie artificielle », en soulignant que les discours formulés à l’époque où apparaît ce genre d’objets oscillent toujours entre deux positions irréductibles l’une de l’autre : le fonctionnement des organismes vivants peut être modélisé à partir de principes mécaniques mais le vivant échappe à une reproduction intégrale (Riskin, 2007 ; 2015). À l’instar de l’ethnologie, la méthode historique permet d’adopter un « regard éloigné » sur ces questions en mettant en évidence la rémanence de cette oscillation épistémique, à chaque fois qu’un nouveau progrès technologique se confronte à la dimension inimitable de certains processus.
15Dans ce cadre global, la question est de savoir si les automates informatiques prolongent ou renouvellent cette conception de l’imitation. Lorsque les roboticiens s’inspirent des mécanismes naturels, s’agit-il d’un simple emprunt par les humains à des équipements développés par des organismes naturels, c’est-à-dire d’une robotique bio-inspirée, ou bien a-t-on affaire à une hybridation entre la biologie et l’électronique ? J. Becker a travaillé auprès des équipes du Bristol Robotics Laboratory et de l’Adaptive Behaviour Research Group à l’Université de Sheffield, qui ont conçu en 2006 le robot Scratch en reproduisant artificiellement les capacités sensorimotrices des rats afin de concevoir un nouveau genre de détecteur. Le projet implique que les robots puissent s’adapter à l’environnement, ce qui nécessite une forme de rétro-ingénierie des fonctions neuronales du rat mobilisées par les sensations que lui procure son environnement. Une telle machine constituée d’un ensemble restreint d’éléments est loin de constituer une imitation fidèle du rat, elle s’apparente plutôt à une architecture artificielle. Par ailleurs, l’environnement de Scratch, loin de ressembler au monde naturel est un espace d’expérimentation et les seuls stimuli qui s’offrent à lui sont des mains ou des stylos qui viennent interrompre sa trajectoire. Nous n’avons donc pas vraiment affaire à une continuité entre les organismes vivants et leurs imitations.
16Carole Collet (University of the Arts London) a proposé d’envisager une coopération d’un autre ordre dans le centre de recherche Textile Futures au Central Saint Martins College à Londres dont elle est directrice associée. Elle travaille sur le développement du design durable grâce à l’exploration de nouveaux matériaux ou de modes de production alternatifs, en s’appuyant sur les principes biomimétiques énoncés par J.M. Benyus. Le biodesign que défend C. Collet [10] déplace les critères habituels de la recherche et de la production, en ce qu’il fait coopérer différents domaines de savoir et de compétences – la biologie, l’industrie, les technologies intelligentes, les modes de fabrication traditionnels tels que la dentellerie. Cette approche hybride stimule les innovations en favorisant l’invention de scénarii, de situations exploratoires qui soulèvent des problèmes scientifiques et suscitent une prise de conscience éthique. Pour réconcilier l’écologie et les technologies intelligentes, il ne s’agit pas de considérer le vivant comme simple matériau (ce qui pose des problèmes éthiques), comme le fait la biologie de synthèse, mais de le simuler à travers une approche générative, qui renouerait avec sa dimension autoorganisationnelle. Repenser les modes de fabrication du textile est crucial : ayant joué un rôle capital depuis le début de la révolution industrielle, cette industrie a généré de nombreux déchets. Bruyante et polluante, elle est en effet responsable d’une grande pollution de l’eau dans le monde, et participe avec le mobilier à 70 % des pollutions domestiques. Cela doit conduire le designer à créer différemment, à privilégier l’ingéniosité et l’imagination tout en s’appuyant sur la rationalité scientifique. C. Collet a présenté des workshops poétiques, humoristiques réalisés avec ses étudiants : des poufs biodégradables, des vêtements faits avec des déchets de bois, un système capteur de CO2 qui, changeant de couleur, purifierait l’air, des façades d’architecture décorées par la pollution.
17Avant toute chose, ces approches inédites cherchent à provoquer le débat et à faire réfléchir au fait que la bioinspiration n’est pertinente que dans la mesure où elle n’est pas productrice de nouvelles sources de pollution. Par contraste, certaines démarches bio-inspirées présentées lors des journées d’étude ont montré que la recherche de solutions techniques ou scientifiques conduit parfois à développer des techniques moins directement concernées par des préoccupations écologiques. C’est par exemple le cas des travaux du chimiste Marc Fontecave (Collège de France), qui ont pour objet la compréhension de la structure et de la réactivité des centres métalliques présents dans les protéines, appelées métalloprotéines (Fontecave et Artero, 2011 ; Campos, 2014). Ses découvertes les plus récentes entendent offrir une réponse aux problèmes énergétiques actuels, en recherchant des solutions alternatives aux ressources traditionnelles non renouvelables qui voient leur épuisement programmé et comportent par ailleurs des risques écologiques. Les travaux de son laboratoire ont ainsi identifié des processus chimiques permettant d’envisager une maîtrise de la photosynthèse artificielle et la production de dispositifs convertissant l’énergie solaire en un carburant, l’hydrogène, à la manière des organismes photosynthétiques. Transformer l’énergie solaire en énergie chimique permettrait de stocker l’énergie la plus abondante, la moins polluante. La démarche scientifique adoptée par M. Fontecave entend s’inspirer des mécanismes et des principes du vivant afin de produire des objets et des dispositifs qui apportent des solutions originales et applicables sur le plan industriel. Son approche bio-inspirée se distingue toutefois d’un strict biomimétisme, en ce qu’elle ne consiste pas simplement à copier ou à répéter le vivant, mais à prolonger les processus vitaux en les adaptant à des éléments non naturels, afin d’atteindre des procédés techniques plus stables et moins coûteux.
18D’autres présentations ont proposé de réfléchir à des entreprises dans lesquelles l’imitation de la nature renvoie plus à la création d’un nouvel environnement technique qu’à un effort pour faire converger les processus techniques et les processus vitaux présents dans la nature. Julien Delord, ingénieur agronome et philosophe, a ainsi analysé trois cas de création de systèmes naturels (Casetta et Delord, 2014). Le premier est l’écotron, dispositif expérimental de conditionnement de l’environnement, copiant des processus naturels pour les mesurer, dans le cadre de la restauration d’écosystèmes dégradés. Le deuxième est le projet Biosphère 2, site expérimental de 1,27 ha, reproduisant artificiellement huit biomes sous un dôme hermétique dans le désert de l’Arizona. Cette prouesse technique n’a pas empêché le projet d’échouer en 1994 : l’atmosphère artificielle échappant à la maîtrise, la vie humaine n’y est plus possible. On atteint ici la limite de la mimesis : la stratégie holiste top down visant à reproduire en miniature la nature entière est simpliste, voire naïve ; les propriétés émergentes du système sont imprévisibles. Le troisième cas est le sauvetage de la grotte de Lascaux des invasions fongiques apparues après le changement, en 2000, du système de climatisation. Il s’agit cette fois de retrouver l’état initial de l’atmosphère de la grotte. Mais la succession des traitements ne fait qu’aggraver le problème. À l’opposé de la mimesis, la non-intervention est peut-être la solution pour que l’écosystème de la grotte trouve une autre forme de stabilité dynamique. L’écomimétisme est donc une approche par design et non par évolution, qui survalorise la notion d’équilibre et le modèle causal mécaniste, en sous-estimant la rétroaction et les effets d’échelle. Parce qu’elle vise la prédiction, le contrôle et la reproductibilité, la mimesis écologique décrite dans ces exemples s’avère parfois trop ingénieriste pour atteindre son but car elle ne prend pas assez en compte la complexité du fonctionnement des écosystèmes.
19De ce point de vue, les travaux de l’architecte Philippe Rahm (École polytechnique fédérale de Lausanne) offrent un bon exemple d’une tentative pour intégrer les productions humaines dans des environnements naturels. Depuis quinze ans, il conçoit un univers architectural neuf, qui répond à la suprématie d’une architecture n’envisageant matériaux et formes que selon un angle sémiologique, par une réflexion sur la manière dont ils peuvent avoir des effets physiologiques sur les habitants, par exemple via les variations lumineuses (Rahm, 2009 ; Rahm et Clément, 2007). Il développe aussi une démarche écologique en imaginant que les phénomènes climatiques tels que la convection, la conduction ou l’évaporation pouvaient devenir les nouveaux outils de la composition architecturale, et que la vapeur, la chaleur ou la lumière pouvaient constituer les briques de la construction contemporaine. Son travail étend le champ de l’architecture entre le météorologique et le biochimique, l’infiniment grand et l’infiniment petit, le naturel et l’artificiel, l’alimentation et l’urbanisation ou encore le déterminisme physiologique et la liberté culturelle. Chacune de ces dyades contribue à redéfinir la relation de l’habitant à l’habitat : l’habitant n’est plus pensé comme un élément neutre occupant indifféremment tel ou tel bâtiment mais comme un corps biologiquement et émotionnellement en relation avec un écosystème architectural. Parallèlement, le bâtiment n’est plus envisagé à partir des catégories traditionnelles de façade, de mur, de lieu, mais comme un système spatial écologique tenant compte des enzymes nécessaires aux réactions biochimiques du métabolisme humain. Garantir le climat en utilisant des matériaux recyclables n’est donc pas seulement le but de l’architecture mais une façon de reformuler le moyen de la pratiquer : privilégiant la recherche et l’exploration interdisciplinaire, elle mobilise tout autant la phénoménologie que les sciences de la vie, les traités de météorologie que la lecture de Jules Verne. P. Rahm opère ainsi un glissement du visible vers l’invisible, de la composition métrique vers la composition thermique. Son architecture propose des espaces climatiques variables à habiter, comme le Jade Eco Park de Taïwan [11].
20J.M. Benyus distingue trois piliers du biomimétisme : imitation des formes, des matières et des systèmes. L’invention de la « bioéconomie » prétend exploiter la troisième branche, en calquant l’économie humaine sur une économie naturelle dont elle épouserait le mode de production « afin de produire des biens et services de manière plus durable, et finalement rendre les sociétés humaines complètement compatibles avec la biosphère » (Benyus, 1997). Bérengère Hurand, philosophe, a rappelé que l’association du biomimétisme avec l’industrie ne va pas de soi ; on peut s’interroger sur la compatibilité de leurs principes respectifs. À côté d’une forme de sacralisation dont elle fait l’objet (Larrère et Hurand, 2014), la nature peut être érigée en norme pour l’économie parce qu’elle apparaît performante, efficace, durable, circulaire et autonome (McDonough et Braungart, 2002, Barbault et Weber, 2010). D’où l’écologie industrielle, qui envisage le métabolisme industriel comme un écosystème, suivant un idéal de symbiose et de coopération qui semble s’être réalisé dans la ville de Kalundborg où le réseau d’industries forme un écosystème industriel parfait (Bourg, 2001). Mais l’économie naturelle est-elle vraiment optimale ? Sa rationalité peut-elle servir de norme à la nôtre ? On peut nuancer l’exemplarité du système de production naturel en faisant remarquer par exemple que l’« écosystème de type 3 » (Allenby et Cooper, 1994), boucle écosystémique parfaite, qui recycle tous les déchets et ne puise que l’énergie solaire, n’existe pas (Larrère, 2006). Le mode naturel de production repose aussi sur la dépense inutile et le gaspillage : c’est ce qu’on constate avec la prolifération des espèces invasives qui, favorisées par la modification subite du milieu, accaparent toute l’énergie et les ressources disponibles. Il ne s’agit pas, pour ces espèces, d’économiser, mais de dépenser jusqu’à la pure perte : car c’est de surpopulation qu’elles périssent. On peut faire remarquer également que les interactions naturelles obéissent à un régime de perturbations qui tend sans cesse à rompre l’équilibre symbiotique, et que ces interactions ne peuvent être réduites à la symbiose, ou même à la coopération, car elles sont aussi faites de parasitisme et de prédation. Ainsi, la nature peut nous donner des leçons en matière de circularité coopérative des échanges, ancrée dans le métabolisme spécifique à chaque territoire industriel ; mais de manière générale, il faut convenir que l’analogie entre économie naturelle et économie humaine est imparfaite, et parfois trompeuse. La rationalité naturelle est très différente des rationalités technique et marchande qui président à notre système de production.
21Ces journées d’étude visaient à rendre sensible la diversité des approches du biomimétisme. Selon les champs disciplinaires ou les domaines où se manifeste la volonté d’imiter la nature, de multiples systèmes de références et de valeurs sont mobilisés. La première grande ligne de partage entre les approches permet de distinguer les projets marqués par ce que Edward O. Wilson (1984) appelait la biophilie – un sentiment de communauté avec le monde vivant qui explique la fascination qu’il provoque – et ceux qui sont guidés par un idéal plus techniciste, confiant dans les pouvoirs de la science à dépasser la nature en l’imitant. Il convient donc de faire la part entre la bio-inspiration qui ne conduit pas nécessairement à la construction d’artefacts respectueux de l’environnement et le biomimétisme au sens fort qui explore les possibilités de créer des objets et des processus qui, à terme, viendraient se fondre dans les cycles naturels. Au sein de cette configuration, le rôle des sciences humaines et sociales est fondamental, non parce qu’elles aideraient à trancher entre différentes options, mais parce qu’elles permettent de mettre en évidence les liens existant entre le pouvoir que les humains exercent sur les formes vivantes (life form) et les types d’organisation socio-économiques, les formes de vie (forms of life), dans lesquelles elles s’inscrivent. L’étude de ces phénomènes à l’interface peut être menée au moins à partir de deux perspectives complémentaires. D’une part, grâce à l’histoire et à l’anthropologie, on peut suivre la variation, dans le temps et dans l’espace, des conceptions de la nature et du vivant qui émergent au sein de l’humanité ; de même que ces disciplines offrent des matériaux empiriques pour enquêter sur la diversité des pratiques imitatives qui ne consistent jamais à la seule copie d’un modèle. D’autre part, le comparatisme gagne à être mené à l’intérieur même des sociétés occidentales, afin d’examiner de manière systématique les similitudes et les différences existant entre diverses pratiques impliquant des actions sur le vivant, par exemple : la biologie de synthèse, le biodesign, le bio-art, le do-it-yourself. Dans De la justification, Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991) établissent la coexistence de « cités » (marchande, industrielle, civique, etc.) qui, au sein de l’espace social, défendent des systèmes de valeurs distincts, voire antagonistes. Face à l’importance croissante des techniques de modifications du vivant dans tous les secteurs de la société, ce modèle analytique élaboré par deux sociologues pourrait offrir un moyen heuristique pour organiser conceptuellement les implications sociales que peut avoir cette activité protéiforme. C’est un des objectifs poursuivis dans la réflexion collective initiée par la Pépinière interdisciplinaire CNRS-PSL « Domestication et fabrication du vivant ».
Références
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Mots-clés éditeurs : bio-inspiration, biomimétisme, mitation, écologie
Date de mise en ligne : 25/02/2016
https://doi.org/10.1051/nss/2015063Notes
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[1]
La Mission pour l’interdisciplinarité du CNRS a décidé d’initier un projet de Pépinière interdisciplinaire de site intitulé « Domestication et fabrication du vivant » dirigé par Ludovic Jullien, chimiste de l’UMR PASTEUR. Créée pour la période 2014-2016, cette structure, qui ne vise nullement à se substituer à une unité de recherche, a pour objectif de fédérer un réseau de chercheurs en sciences de la nature et en sciences humaines et sociales pour réfléchir à des problématiques communes liées à la question du vivant. Au sein de cette configuration, le Laboratoire d’anthropologie sociale (UMR 7130) s’est en particulier vu confier la tâche d’élaborer un programme scientifique susceptible de mobiliser des chercheurs (sociologues, anthropologues, philosophes, historiens des sciences, juristes) relevant des différents domaines des sciences humaines et sociales. Le programme des activités est consultable en ligne : https://domesticationetfabricationduvivant.wordpress.com.
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[2]
« Modélisation, construction et imitation des processus vitaux. Approche pluridisciplinaire du biomimétisme ». Journées organisées par Anne-Dalsuet, Bérengère Hurand et Perig Pitrou. Le programme est disponible en ligne : https://domesticationetfabricationduvivant.wordpress.com/2014/05/27/modelisation-construction-et-imitation-des-processus-vitauxapproche-pluridisciplinaire-du-biomimetisme.
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[5]
On peut mentionner la récente création du Centre européen d’excellence en biomimétisme de Senlis (http://ceebios.com).
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- [7]
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[8]
Voir, par exemple, le numéro spécial de la revue Terrain, n° 44 (Balsamo, 2005).
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[9]
Sur ces questions, on se rapportera avec profit aux cours sur les « Formes du paysage » donnés par P. Descola au Collège de France (2011-2014) et consultables en ligne (http://www.college-de-france.fr/site/philippe-descola/).
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[10]
Voir le site de l’exposition En vie : la vie aux frontières du design dont C. Collet a été la commissaire : http://thisisalive.com/fr.
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