1Apprendre à « faire communauté » entre universités, grandes écoles et établissements de recherche à l’échelle des sites métropolitains : telle est l’injonction ministérielle qui met en émoi le monde social de la recherche et de l’enseignement supérieur depuis le vote de la loi dite « Fioraso » en juillet 2013. Les projets de Communautés d’universités et d’établissements (Comue) qui se développent sur le territoire français se présentent en effet comme de nouveaux instruments de coordination qui impliquent de rassembler universités, écoles et institutions scientifiques, pour certaines déjà regroupées dans des Pôles de recherche et d’enseignement supérieur (Pres).
2Ce n’est pas le lieu ici de discuter des avantages ou inconvénients de cette réforme pour les personnels ou les étudiants des établissements concernés, et nous laisserons aux élus et aux syndicats représentatifs le soin d’alimenter le débat sur cette loi. La question qui importe toutefois, et à laquelle notre revue ne peut être insensible, est celle du sort de l’interdisciplinarité et des relations sciences-société dans ce maelström. On ne peut qu’être inquiet, en effet, du paradoxe de la situation présente, avec d’un côté, un texte de loi qui constitue, en théorie, une puissante incitation à la création de pontages interdisciplinaires larges et de services mutualisés à l’échelle des sites, capables de fédérer les énergies et de mettre à la disposition de la « demande sociale » un panel de compétences convaincant pour répondre aux sollicitations les plus variées ; mais d’un autre côté, une mise en œuvre concrète de la réforme qui se fait dans un contexte particulièrement malthusien et qui focalise toute l’attention sur l’élaboration de statuts, d’organigrammes et de systèmes électifs byzantins, durcissant les oppositions entre universités et écoles et traitant les relations à la demande sociale sur un mode purement administratif et technique.
3De fait, les négociations engagées pour passer des Pres aux Comue n’ont pu éviter de générer des tensions sur l’équilibre entre universités et autres établissements d’enseignement supérieur, notamment sur la question du doctorat, et avec les grands organismes de recherche, sur le pilotage des UMR, inévitablement affecté par l’élaboration de projets de site. Ainsi, c’est à grand-peine que les responsables d’établissements parviennent à garder un peu d’espace pour les contenus mêmes du modèle confédéral en gestation, les projets d’humanités numériques ou les actions sciences-société étant soupçonnés de servir de cheval de Troie à une aliénation des politiques scientifiques des établissements d’enseignement comme des organismes de recherche rattachés, au profit d’instances décisionnelles régionales ouvertes à tous les lobbyings. On en revient ainsi, hélas, à une opposition caricaturale entre des savoirs qui seraient « fondamentaux », uniquement préoccupés de connaissance, et d’autres « utilitaires », au service de la seule compétitivité industrielle, chaque camp se définissant par le rejet des pratiques de l’autre et un même appel à l’arbitrage régalien. Aucune des deux postures, pourtant, ne se soucie réellement de la relation horizontale avec la société. La première, en effet, témoigne d’un trop grand empressement à contrôler les ressources cognitives et à s’approprier la définition des questions « légitimes », réduisant l’excellence scientifique à une course au capital symbolique, que la société ne pourrait que valider. La seconde, pour sa part, est trop en prise avec l’innovation technologique, qu’il ne saurait être question de différer, ne serait-ce qu’un instant, au nom de l’impératif de croissance et des enjeux de la compétition globale. Ce qui se trouve sacrifié, ici, c’est donc la voie médiane, celle qui recherche l’adéquation avec les besoins sociaux au sens le plus large, dans une respiration démocratique de la programmation de la recherche, et qui s’attache à faire vivre des tiers-lieux de dialogue entre chercheurs et citoyens, comme les programmes participatifs ou les boutiques des sciences. Enjeux de la transition écologique ou du contrôle démocratique des technologies de la surveillance (affaire Snowden), les sujets ne manquent pas qui concernent très directement la cité, et qui ne sont à proprement parler ni « fondamentaux » ni « appliqués ». À l’évidence, pourtant, ces questions ne sont pas au cœur des préoccupations actuelles, elles en sont même mécaniquement exclues par la configuration des débats, confortant l’impression générale d’une bataille entre « clercs » et « ingénieurs ». Faut-il rappeler cependant que la relation entre la recherche et la société, qu’il s’agisse de production de savoirs ou d’applications (qui ne se divisent ainsi que dans l’ordre rhétorique), n’est pas qu’un enjeu de valeur ajoutée philanthropique, mais une urgence démocratique de premier ordre ? Certes, on a toute raison de penser qu’un climat malthusien favorise une conception utilitariste de la recherche. Mais c’est tomber dans le piège de l’utilitarisme que d’accepter sa définition réductrice du bien de la société, et les arguments ne manquent pas pour en dénoncer l’aveuglement historique.
4Ces tensions font potentiellement une seconde victime : l’interdisciplinarité, en tant qu’elle est un moyen de renouveler les problématiques et les approches de la complexité, tout spécialement sur les questions à l’interface des faits de « nature » et de « société ». En effet, dans le contexte de mise en concurrence globale des établissements, l’enjeu est avant tout de briller, d’attirer les regards, peu importe le contenu et son adéquation aux attentes ou aux besoins réels. Les travaux novateurs ne sont pas recommandés aux jeunes chercheurs : mieux vaut essayer de publier dans les courants déjà reconnus, classés « A » et susceptibles de mener à un indice h élevé. Les activités d’enseignement sont laissées de côté, pour ne rien dire de la « vulgarisation » ou, encore moins valorisant, de ce qu’on a appelé « l’éducation populaire ».
5La compétition entre chercheurs ou entre établissements n’est certes pas nouvelle, mais quand l’existence immédiate des uns et des autres est en jeu, l’interdisciplinarité fait figure de luxe inutile. Va encore quand elle prend la forme d’associations bi-disciplinaires ou d’écoles relativement bien définies, mais que dire des démarches d’accompagnement de la dynamique complexe des objets hybrides de social, de technique et de vivant ? De toute évidence, le changement d’échelle annoncé de la gouvernance de la recherche et de l’enseignement supérieur est profondément anxiogène de ce point de vue, provoquant des réflexes de repli bien compréhensibles, mais éminemment dangereux pour tous les objets fragiles qui se situent aux frontières des disciplines, des établissements ou des univers de pratiques – bref, les espaces de l’interdisciplinarité et du dialogue entre sciences et société.
6À l’heure où nous écrivons ces lignes, il est aussi vain qu’imprudent de hasarder un pronostic sur le sort de cette réforme, qui génère un flot impressionnant de pétitions, motions et autre tribunes issues du monde de la recherche et de l’enseignement supérieur. Mais il nous semble important d’attirer l’attention de tous sur le danger d’une liquidation malencontreuse de la part la plus innovante de l’interdisciplinarité et du dialogue sciences-société au nom de la lutte pour les libertés universitaires menacées. Dans le contexte de profonde crise démocratique qui est le nôtre, et dont on rappellera qu’il n’épargne pas le monde scientifique, le repli académique n’est pas une option. L’intelligibilité globale que la recherche veut atteindre, et la relation de cette dernière avec la société ne peuvent plus être pensées après coup, dans l’improvisation ou le recours aux bonnes volontés. Les expériences accumulées, les ressources identifiées, les tiers-lieux institués doivent être défendus avec constance. Avec ou sans Comue, avec ou sans soutien gouvernemental, il est indispensable de protéger l’espace de la rencontre, de l’échange, de l’intelligence partagée.