La terre de l’autre. Une anthropologie des régimes d’appropriation foncière, Étienne Le Roy, L.G.D.J, 2011, 448 p.
1Bien que le droit apparaisse souvent comme une discipline repliée sur elle-même, elle participe pleinement de l’interdisciplinarité dans la mesure où elle est indissociable de l’histoire, la sienne propre comme celle de la société dans laquelle elle s’inscrit.
2C’est à un parcours dans l’histoire à différents niveaux (temps long ou temps court) auquel nous convie Étienne Le Roy (professeur émérite d’anthropologie du droit) mais à la lumière d’une autre discipline, l’anthropologie, tout en nous entraînant à réfléchir aux relations avec l’économie et l’environnement.
3Cependant, c’est dans le domaine juridique que l’auteur a suivi toute sa carrière comme chercheur, enseignant, responsable de programmes de recherche (directeur du Laboratoire d’anthropologie du droit), mais aussi comme conseiller pour la rédaction de lois dans le domaine du foncier pour plusieurs pays du Sud. Dans ses différentes fonctions et ses expériences de terrain, il s’est préoccupé de la dimension juridique des rapports de l’homme à son territoire et des moyens d’assurer une sécurité foncière dans le contexte contemporain où l’on voit se développer la marchandisation de la terre.
4L’objectif de l’auteur est multiple : faire partager son expérience de 40 ans de pratique de terrain et d’encadrement d’étudiants dans les pays du Sud, principalement en Afrique, mais aussi au Canada et dans son terroir d’origine en Picardie ; faire prendre conscience que le droit de propriété, tel que nous le connaissons en France, traduit une représentation du monde, de l’homme et de la nature liée à l’expérience particulière de la modernité en Occident. Elle s’est propagée dans les pays du Sud dans le cadre des colonisations, a perduré à l’époque post-coloniale sous prétexte de développement, et persiste actuellement à travers le processus de mondialisation ; enfin, convaincre qu’il est possible de concilier la tradition et la modernité dans ce qu’il appelle la transmodernité, c’est-à-dire en conjuguant l’avant, le pendant et l’après de la modernité. Sur ce dernier point, Le Roy propose plusieurs démarches de théorisation des maîtrises foncières en s’appuyant, en particulier, sur une modélisation matricielle de l’appropriation « en communs ».
5Il reprend pour illustrer l’évolution de sa démarche plusieurs de ses écrits antérieurs. Des citations, parfois très longues, des différents auteurs qui ont nourri ses réflexions, ou avec lesquels il a collaboré, ainsi que des travaux des étudiants qu’il a dirigés, sont mis à contribution en témoignage de l’ampleur et de la complexité du sujet traité.
6En définitive, cet ouvrage nous confronte à plusieurs histoires en même temps : celle de la démarche de l’auteur, celle des idées sur l’appropriation foncière et, enfin, celle de cette appropriation elle-même aboutissant à l’invention de la propriété. L’exposé s’inscrit ainsi dans plusieurs dynamiques qui se chevauchent et conduit l’auteur à revenir à plusieurs reprises sous un autre angle sur la même question.
7L’ensemble est organisé autour de deux thèmes : d’une part, la diversité des types d’appropriation foncière « en commun » et la façon dont ils peuvent se superposer sur un même espace, ce qui est la forme la plus répandue et, aussi, la plus ancienne des relations à la terre ; d’autre part, la façon dont a été inventé le concept de propriété absolue tel qu’il est défini dans la Déclaration des droits de l’homme de 1789 et dans l’article 544 du Code civil. La thèse que Le Roy développe est que cette notion de propriété qui a accompagné l’entrée dans la modernité est indissociable du développement du marché et du capitalisme industriel. Il considère que depuis la fin de la dernière guerre, on est entré dans la transmodernité.
8Il n’est pas possible de rendre compte ici de tous les aspects de cet ouvrage riche d’informations et, en particulier, de tous les cas concrets qui sont analysés.
9Dès l’introduction générale, l’auteur affirme que le foncier n’est pas que du droit et qu’il s’agit là d’un « fait social total » au sens de Mauss, justifiant ainsi la nécessité d’une approche anthropologique de la question.
10Il s’explique aussi sur la raison qui lui fait utiliser le terme « appropriation ». Concept interculturel pertinent, il désigne ce qui est réservé à un usage et aussi ce qui est réservé à un usager : c’est la destination à un usage qui est privilégié. Il peut être synonyme de propriété quand y est attaché le caractère absolu de l’article 544 du Code civil.
11Dans la même logique, Le Roy préfère réserver le terme « droit » pour parler de propriété privée et de « juridicité » quand il s’agit d’appropriation, terme mieux adapté aux contextes non capitalistes.
12Or il existe plusieurs régimes d’appropriation foncière définissant différentes sortes d’ayants droit à l’usage d’un même territoire et à ses ressources. Ce qui correspond à des règles d’accès et donc à des types de propriétés différentes : privée, commune, publique, ou encore dévolue à un libre accès.
13C’est ce problème des modes de régulation de l’accès à la terre et/ou à ses ressources qui a fait coulé beaucoup d’encre depuis le fameux article de Garret Hardin paru en 1968 (The tragedy of the commons, Science, 162, 3859, 1243-1248). Le Roy nous dit, en citant une publication de Falque et Falque (Falque, M., Falque, M., 2003. La propriété en commun, un outil de protection et de gestion à long terme, Études foncières, 105, p. 11, note 3), que son auteur regrettait son titre qui avait créé un malentendu et qu’il aurait dû appeler « La tragédie des communs non gérés ». Il existait d’ailleurs déjà à l’époque des travaux sur les modes de gestion des communs dans différentes sociétés mais qui n’ont pas eu le même succès médiatique.
14L’ouvrage est partagé en huit chapitres eux-mêmes répartis en quatre parties, chacun et chacune étant pourvu d’une introduction et d’une conclusion.
15Dans la première partie, l’auteur montre comment les modes d’appropriation de la terre et de ses ressources sont liés à la façon dont chaque société conçoit l’organisation de son territoire et l’ordonnancement du monde. Sur ce thème, et en prenant appui sur Godelier, Le Roy distingue l’imaginaire du symbolique.
16L’espace, dit-il, peut être perçu de façon géométrique comme l’Occident le fait à travers la cartographie, ou topocentrique à partir d’un centre politique ou religieux, ou odologique de façon à rendre compte de déplacements liés, par exemple, à des parcours de chasse ou à la transhumance de troupeaux ou encore à des pèlerinages rituels ; il peut être hiéronymique, c’est-à-dire l’objet de processus de sanctuarisation. Il explique enfin comment l’espace devient territoire régi par différents droits d’accès. À cette occasion, il se demande si, dans la postmodernité, il ne faudrait pas prendre en compte des représentations en réseau, question qu’il s’est posée en observant les rapports des jeunes au territoire à l’occasion d’une étude sur la prévention de la délinquance dans la ville de Valence (Drôme).
17Les relations à la nature dans les différentes sociétés ne sont pas les mêmes selon la façon dont elles conçoivent l’origine du monde. La notion, telle qu’elle existe dans les religions abrahamiques, d’un dieu créateur unique qui confie à l’homme les autres êtres vivants et le fait « maître et possesseur de la nature » n’est qu’un cas particulier. Dans d’autres sociétés, le monde incréé s’organise à partir du chaos, les dieux peuvent être multiples ou encore se confondre avec les ancêtres. À ce propos, Le Roy dénonce « l’unitarisme », c’est-à-dire la tendance intellectuelle à réduire la diversité et la pluralité des formes du social ou de la religion à l’unité ; à vouloir en toutes circonstances trouver une explication unitaire comme nous y incite « la conception occidentale de la modernité au nom de l’universalité des lois scientifiques ».
18Une part importante de l’ouvrage est consacrée à la théorisation des maîtrises foncières. Elle commence dans le chapitre 3 de la deuxième partie avec des propositions d’une modélisation matricielle de l’appropriation « en communs ». L’auteur les applique dans le chapitre 4 à trois sociétés étudiées par des anthropologues et représentant des contextes différents : les Nuer du Sud du Soudan, Les Fang de la forêt gabonaise et enfin les Wolof de Sénégambie chez lesquels il a lui-même fait des recherches. Remarquons que nous retrouvons là tous les conflits qui se manifestent actuellement dans les États de la zone sahélienne entre pasteurs et agriculteurs avec, en outre, des problèmes de statut des individus, héritage de l’esclavagisme.
19Dans toute cette deuxième partie, Le Roy analyse les relations entre les régimes de juridicité et les caractéristiques des sociétés dans les rapports qu’elles établissent entre individualité et communauté ou sur la façon dont la norme juridique instaure ou non une distinction entre gouvernant et gouvernés. Il rejette l’utilisation du terme « coutumier » pour désigner ces régimes « en communs » trouvant que ce terme est utilisé de façon trop vague et lui préférant celui « d’habitus » tel qu’il a été utilisé par Bourdieu dans son étude en Kabylie.
20L’auteur insiste sur l’importance de la parenté et des droits des premiers occupants dans la dynamique d’un appareillage juridique de l’appropriation « en communs » se mettant en place à partir d’une implantation territoriale.
21La troisième partie traite de ce que l’auteur appelle le « mythe » de la propriété privée à travers l’histoire de l’appropriation des terres en Occident. Il analyse successivement le droit des anciens Germains, des Romains, des Musulmans. Puis il en arrive à l’Europe féodale et à la différence entre la France et l’Angleterre dans l’évolution des droits fonciers. Chemin faisant, il rétablit un certain nombre de vérités qu’il est impossible de détailler ici mais qui font toute la richesse de cet ouvrage.
22La société marchande moderne, qui se développe surtout à partir du XVIIIe siècle, avait besoin d’institutionnaliser le droit de propriété pour que les biens puissent circuler. L’aboutissement de cette évolution est en France la rédaction de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui, ayant pour objet de protéger contre l’administration royale, institue l’inviolabilité du droit de propriété. Il sera confirmé par le Code civil en droit absolu et exclusif, sous Napoléon.
23En Angleterre, l’évolution de la propriété privée sur la terre qui s’est manifestée par le phénomène des enclosures des communs est bien connue par les travaux de Marx et plus récemment ceux de Polanyi ; je n’y reviens pas mais signale l’analyse que fait l’auteur de la différence entre ownership et property rights dans la common law à partir du système post-féodal des tenures. Il remarque aussi qu’il existe en Angleterre deux visions du monde correspondant à deux visions du foncier : dans l’une, l’homme est maître de droit du monde et, dans l’autre, il n’en est que le gardien. Dans la première, c’est l’accumulation du capital qui est valorisée et, dans l’autre, c’est la gestion durable des ressources renouvelables.
24Le chapitre 6 traite de la façon dont le principe de la propriété privée a été imposé par l’État et la loi dans des situations coloniales et post-coloniales au Sénégal, en Polynésie, aux Comores et au Laos avec des conséquences différentes en fonction de la façon dont les droits coutumiers antérieurs ont été ou non respectés.
25Ce chapitre s’achève sur une réflexion sur la façon dont le droit de propriété est vécu, en dépit de l’héritage d’une coutume communautaire, comme un mythe unitaire par les « laboureurs » du Vermandois en Picardie. Comment par-delà la complexité de la société, il se manifeste dans les stratégies familiales de transmission des exploitations.
26Dans la quatrième et dernière partie, l’auteur développe une théorie des maîtrises foncières et fruitières dont l’objectif est de fonder une appropriation durable de la terre et de ses produits. Il s’agit d’une tentative de modélisation de la complexité des rapports juridiques. Il construit ainsi des grilles pour 25 types de maîtrises foncières présentées dans des tableaux à double entrée pour décrire des situations allant d’une maîtrise minimale à une maîtrise absolue.
27Il rend compte ainsi successivement des droits fonciers de pasteurs africains du Sahel, de populations forestières de l’Est du Cameroun, d’une communauté andine péruvienne pratiquant une irrigation commune ; enfin, il donne l’exemple de solutions néo-communautaires dans un village picard où il faut concilier les exploitations agricoles, la chasse (gibier d’eau et gibier forestier), l’exploitation forestière, le tourisme et la protection écologique.
28Le chapitre 8 qui termine l’ouvrage s’intitule : « Instituer une gestion patrimoniale. La fabrique du droit de la biodiversité, de la durabilité et de l’interculturalité foncières ». Ce dernier chapitre appelle à une réflexion sur la notion de patrimoine et de gouvernance à travers les enjeux contemporains impliquant la redécouverte de la complexité des situations face à la prise de conscience de la finitude des ressources.
29La vraie fonction de la propriété ou de l’appropriation est la transmission d’un patrimoine nous obligeant à repenser les conditions de la reproduction des sociétés. Une gouvernance « doit combiner plusieurs niveaux de réalité historique et politique ». Quelle politique juridique adopter sans imposer de modèle a priori ? Comment sortir de l’illusion développementaliste ?
30La diversité des modes d’appropriation foncière se révèle souvent à travers les conflits qu’ils suscitent et, à travers eux, l’auteur nous projette dans l’actualité : conflits entre pasteurs et agriculteurs dans la zone sahélienne ; revendications territoriales des sociétés autochtones du Canada ; conflits dans l’appropriation de l’espace dans les villes et campagnes françaises : à qui appartient le paysage ?
31Au terme de la lecture de cet ouvrage que faut-il en retenir ? La richesse des informations sur la pluralité des régimes d’appropriation ? La complexité des rapports de ces derniers avec les différentes formes d’organisation sociale ? Les efforts de l’auteur pour analyser et mettre de l’ordre dans cette complexité afin de promouvoir une meilleure gouvernance des ressources de la planète ?
32Je retiendrai surtout la volonté de fournir des pistes et des arguments pour sortir de la situation actuelle et la réformer. Ce qui nous ramène à la dédicace de l’ouvrage : « À tous ceux qui pensent que l’on peut changer le monde ».
33Claudine Friedberg
34(MNHN, UMR Éco-anthropologie et ethnobiologie, Paris, France)
Pour une agriculture mondiale productive et durable, Michel Petit, avec la collaboration de Pascal Tillie, Quæ, 2011, 120 p.
36Ce livre d’une centaine de pages nous sort du ton alarmiste, inquiétant, voire menaçant, fréquemment rencontré aujourd’hui dans les publications consacrées aux questions agro-alimentaires dans le monde, depuis la crise ouverte en 2007-2008 et ses diverses manifestations (hausse et volatilité des prix, émeutes de la faim, nouvelle croissance des mal-nourris, « financiarisation » de l’agriculture, négociations et mobilisations des organisations internationales et des gouvernements…). Non pas qu’il ignore ces difficultés, mais il est à la recherche de solutions « raisonnables » pour assurer productivité et durabilité (sans sacrifier l’une à l’autre), rejoignant ainsi les invitations à produire « plus » et « mieux ». La modernisation est bienfaitrice et indispensable (compte tenu des perspectives démographiques), mais elle est souvent génératrice de risques qu’il convient de reconnaître et de gérer. Il est donc suggéré de poursuivre la modernisation tout en s’intéressant aux nouvelles questions qu’elle entraîne : la gestion de l’environnement vient s’ajouter à la recherche de gains de productivité auxquels il serait malencontreux de renoncer.
37Pour établir et défendre cette thèse, Michel Petit propose trois orientations de travail constituant chacune une partie de l’ouvrage : l’analyse des tendances mondiales ; une étude de cinq cas emblématiques de modernisation agricole ; l’étude de questions controversées soulevées par son sujet. On remarquera bien sûr l’expertise internationale de l’auteur, mais aussi une rédaction dépouillée, concise et rigoureuse, rendant la lecture captivante, même si le lecteur ne partage pas toutes les vues de l’auteur sur les bienfaits de la modernisation ou sur les possibilités, conditions et conséquences d’une association symbiotique entre productivité et durabilité.
38On aura compris que ce travail n’est pas consacré à l’actualité (même si celle-ci lui donne un attrait particulier et bienvenu), mais à l’étude d’une période longue (comme il convient quand on s’intéresse à la modernisation agricole). Se pose alors la question (non abordée) de savoir si la crise alimentaire actuelle est un événement conjoncturel ou si elle témoigne d’un changement profond et durable du fonctionnement du système agro-alimentaire mondial.
39La présentation des tendances mondiales nous fait immédiatement sentir l’état d’esprit de l’auteur. Depuis le début des années 1960 jusqu’en 2003, la croissance de la production agricole, obtenue grâce aux gains de productivité, a été supérieure à la croissance démographique, induisant ainsi une amélioration de la situation alimentaire dans le monde (et ses grandes régions). Les gains de productivité totale des facteurs se maintiennent, et l’auteur y voit le rôle du changement technique dans l’amélioration des performances agricoles.
40Certes, cette amélioration entraîne des coûts, elle est souvent éprouvante pour les ressources naturelles (les évolutions de quatre d’entre elles sont étudiées : les sols, la biodiversité, l’eau, l’émission de gaz à effet de serre), mais la modernisation peut aussi atténuer la rigueur des épreuves, corriger les erreurs, améliorer les situations environnementales. La conclusion s’impose : poursuivons la modernisation et gérons les risques environnementaux. Il reste évidemment beaucoup de travail pour évaluer et gérer ces risques et leurs conséquences. S’agit-il d’une simple adaptation ou d’un profond renouvellement, d’une nouvelle façon de produire mettant en cause nos pratiques habituelles de consommation, d’investissement et, plus généralement, notre style de vie ?
41Ces constats globaux avancés dans l’ouvrage sont complétés, confirmés et illustrés par une série de cas opportunément choisis dans des situations économiques très diverses (l’agriculture chinoise libéralisée et modernisée, la mise en valeur des cerrados brésiliens, l’agriculture ouest-africaine : un « géant endormi » ?, la France et le productivisme agricole). Sans doute, comme l’auteur le reconnaît, ces cas sont des « success stories » au service de la thèse défendue, même si les « perdants » ne sont pas complètement ignorés (on les retrouvera dans la troisième partie). Ces études de cas montrent la diversité des processus sociotechniques de modernisation, y compris dans des situations difficiles. Les petites exploitations sont souvent actrices dans ces processus. Prolongeant les analyses de Theodore W. Schultz (cf. Transforming Traditional Agriculture, Yale University Press, 1964), M. Petit souligne la rationalité de ces petites exploitations qu’il importe de comprendre pour suggérer des actions efficaces.
42Cette discussion productivité/durabilité conduit l’auteur à sélectionner, dans la troisième partie, trois débats justifiés par leur actualité, leur intensité et leur exemplarité : les OGM ; les pesticides ; la marginalisation des paysans pauvres. Le ton est ici différent de celui des deux premières parties : il ne s’agit plus d’analyser une situation pour en tirer des recommandations, mais d’instruire un dossier en formulant les questions à se poser, en espérant ainsi aider le lecteur à se forger et argumenter une opinion. Cette ambition souligne l’intérêt d’une utilisation collective et (peut-être) contradictoire de ce travail : sa concision, ses prises de position (qui seront discutées !), les questions qu’il formule en font un outil bienvenu pour instaurer et développer les débats sociopolitiques d’aujourd’hui et de demain.
43Philippe Lacombe
44(Inra, DS Agriculture, Paris, France)
Le travail en agriculture : son organisation et ses valeurs face à l’innovation, Pascal Béguin, Benoît Dedieu, Éric Sabourin (Eds), L’Harmattan, 2011, 304 p.
46Les coordinateurs de cet ouvrage nous placent d’emblée devant un paradoxe : « Potentiellement, nous sommes tous prescripteurs du travail des agriculteurs » (p. 11), et pourtant qu’en savons-nous ? Comment la mise en place d’un circuit court ou d’une réglementation environnementale change-t-elle l’organisation du travail des producteurs agricoles ? Qu’en est-il du métier d’agriculteur, de son sens et de ses valeurs ? Si nous voulons, en effet, examiner jusqu’au bout les conséquences de toutes nos exigences envers les systèmes alimentaires (en termes de qualité, d’environnement, de proximité, de diversité, de traçabilité, etc.), il nous faut nous intéresser au travail des agriculteurs et des agricultrices et à son évolution.
47C’est précisément l’objet de cet ouvrage collectif, qui rassemble les travaux de chercheurs d’horizons bien différents : les trois coordinateurs viennent respectivement de l’ergonomie (P. Béguin), de la zootechnie (B. Dedieu) et de l’anthropologie sociale (É. Sabourin). La publication fait suite à un séminaire interdisciplinaire de chercheurs de l’Inra et du Cirad, qui s’est tenu en 2010 et dont la succession des contributions présentées ici offre une vision kaléidoscopique du travail des agriculteurs. L’organisation de l’ouvrage répartit les dix-sept contributions, chacune accompagnée d’une bibliographie, en trois parties.
48La première, intitulée « La place du travail agricole dans l’innovation », présente sept textes qui contribuent à une analyse des évolutions du travail dans un contexte « d’écologisation » de l’agriculture. Les articles sur l’élevage ovin bio (C. Nicourt et J. Cabaret) et sur la culture sans labour (F. Goulet) montrent comment un rapport renouvelé des agriculteurs à certains objets de nature bouscule les techniques de production, mais aussi l’identité professionnelle des producteurs. Un cas d’étude sur la réduction des pesticides dans les bananeraies antillaises (L. Temple et al.) souligne l’importance des formes de coordination du travail (en particulier dans le cas d’emploi de main-d’œuvre salariée), des formes d’engagement dans l’activité (sa plus ou moins grande précarité) et des savoir-faire en jeu dans un processus de changement technique. En étudiant les modifications induites par la mise en place de circuits courts sur l’organisation du travail à l’échelle des exploitations, C. Aubry et al. proposent de renouveler les cadres conceptuels de l’agronomie utilisés pour aborder cette question. Au-delà de la proposition des auteurs, les intrications observées entre l’organisation du travail, les systèmes techniques et l’organisation des marchés incitent à opter pour une approche globale de « l’agri-food-system », dont la question du travail serait partie prenante.
49Cet ensemble de contributions montre des agriculteurs créatifs, en recherche constante d’améliorations de leur travail, se vivant en perpétuel apprentissage, y compris dans leur rapport à l’écrit (N. Joly d’une part et L. Sayre d’autre part). Ils s’engagent activement dans des processus d’innovation qui, en retour, modifient leurs pratiques. Le titre de l’ouvrage est donc un peu maladroit, puisqu’il porte à penser une innovation exogène au monde agricole à laquelle les agriculteurs devraient faire « face ». Tout au contraire, l’activité agricole apparaît au fil des contributions au cœur de processus d’innovation dont les producteurs agricoles sont partie prenante et qui agissent sur l’organisation de leur travail, leurs compétences, leur perception du métier, leur insertion dans les territoires, dans des réseaux, etc. P. Béguin livre une contribution qui se distingue de cet ensemble, car elle seule mobilise l’ergonomie ; elle constitue une réflexion sur la place du travail dans l’activité de conception d’une agriculture durable.
50Sous le titre « L’organisation de la production et du travail dans le secteur agricole », la deuxième partie regroupe des études abordant le travail agricole par une approche compréhensive en termes de « bilan travail », laquelle a été développée par B. Dedieu et son équipe. Une importance est accordée à ce que les agriculteurs disent de leur travail, afin de saisir les logiques de fonctionnement des systèmes de production. Les auteurs font l’hypothèse que les logiques technico-économiques ne peuvent être comprises séparément d’une analyse du travail, c’est-à-dire de l’organisation des activités et du collectif qui les conduit, ainsi que du sens que les personnes donnent à leur travail.
51Deux textes montrent comment ce dernier participe de la définition des stratégies de production. Leurs auteurs expliquent que les choix techniques dépendent de la disponibilité des travailleurs (N. Hostiou et B. Dedieu) et de l’organisation familiale (S. Madelrieux et al.). La compréhension du travail apparaît ainsi comme un élément déterminant pour l’intervention agronomique – le conseil ou la définition de politiques publiques. C’est dans cette perspective que l’article de P. Correa et al. propose une typologie (à dire d’experts) des logiques de fonctionnement des exploitations familiales laitières en Uruguay afin de définir des politiques agricoles adéquates. C’est également dans cette perspective, repenser les connaissances pour l’action en agronomie, que J.-P. Rellier et al. modélisent l’organisation du travail dans des systèmes de grandes cultures. Enfin, un dernier texte (B. Dedieu et G. Servière) retrace comment la prise en compte de la dimension du travail en élevage a fait évoluer les concepts de la zootechnie.
52La troisième partie s’intitule « Les valeurs et le sens du travail en agriculture ». Les contributions qui la composent rendent compte de la composante humaine du travail et montrent qu’étudier le travail en agriculture oblige à saisir les collectifs de travail dans leurs intrications multiformes avec la famille. En élevage tout particulièrement, l’organisation du travail et les choix techniques ne peuvent se comprendre qu’au sein de configurations élargies réunissant l’éleveur, ses collaborateurs et sa famille. L’article de J. Porcher invite même à inclure les animaux d’élevage dans le collectif de travail. Lorsque travail et projet de vie se confondent, l’analyse oblige à penser également la difficile frontière entre les activités qualifiées de travail et celles qui n’en sont pas, celles qui sont mesurées (en temps ou en argent) et celles qui ne le sont pas (H. Tallon). Les activités d’entraide, lorsqu’elles échappent à une logique d’échanges de services, représentent une zone de résistance au modèle généralisé du salariat (É. Sabourin). Dans cette dernière partie, plus encore que dans les autres, on peut regretter la faible présence des salariés agricoles.
53Enfin, deux articles constituent des apports plus théoriques. À partir d’une revue bibliographique, A. Dufour et B. Dedieu décryptent deux dimensions du travail : le vécu subjectif de ce dernier et ce qu’ils appellent le travail comme « rapport social », c’est-à-dire comme une façon de s’inscrire dans des réseaux de relations sociales. B. Lémery propose quant à lui un cadre d’analyse des évolutions des métiers de l’agriculture dans leur rapport aux modèles de production et leurs critères d’excellence.
54Les particularités du travail en agriculture analysées dans ces pages font de l’agriculture un lieu important pour faire émerger de nouveaux questionnements sur le travail en général et sur ses cadres d’analyse. Cet ouvrage marque un point d’étape des recherches sur le travail en agriculture. Gageons que les multiples questions qu’il soulève susciteront de nouvelles recherches qui pourraient s’enrichir d’une mise en perspective avec ce qui se passe dans d’autres secteurs d’activité.
55Hélène Brives
56(AgroParisTech, Paris, France)
Vivre avec les animaux. Une utopie pour le XXIe siècle, Jocelyne Porcher, La Découverte, 2011, 168 p.
58Dans l’introduction de l’ouvrage, Jocelyne Porcher annonce d’emblée sa position singulière : celle d’un chercheur en sciences sociales qui a été aussi éleveur et qui cherche à faire tenir ensemble une expérience de vie et un objet de recherche, où se trouve engagée la relation entre humains et animaux dans les élevages. Cela ne va pas de soi ; les registres mobilisés pour poser des questions et faire des propositions, sont à la fois d’ordre scientifique, moral et politique, sans départager la connaissance et le jugement sur le réel, l’essai et le manifeste, l’exposé et le projet. Ce mélange des genres tenus habituellement pour distincts, ou dont le brouillage est savamment gardé secret, met au jour un engagement peu commun de l’auteur qui, au moyen de son objet de recherche, expérimente, incarne, explore et revendique un « (re)vivre ensemble » avec les animaux d’élevage.
59Les pistes sont nombreuses et le propos buissonnant, mais une ligne de force anime le livre : la volonté d’en découdre avec toutes les pratiques, techniques et valeurs qui séparent et maintiennent à distance et dans l’indifférence les hommes et les animaux d’élevage, assortie d’un vibrant hommage aux liens et aux attachements mutuels. Le constat est sans détour : « vivre avec les animaux est devenu une utopie, un territoire impossible » (p. 18). Au fil des pages, Jocelyne Porcher dresse le portrait d’un système industriel de production animale, dont les principes structurants, légitimés par les savoirs zootechniques et l’idéologie du progrès versus la productivité industrielle, reposent sur le déni de l’affectivité, de l’expérience vécue et incorporée, de la réciprocité et de la responsabilité vis-à-vis d’animaux réduits à de la matière et exclusivement évalués à l’aune de leur performance. Dans un tel système, nous dit l’auteur, on fait comme si l’animal vivant n’était pas, et comme si l’animal mort ne comptait pas.
60L’argument est le suivant : le détachement et le désintérêt vident l’élevage de toute signification anthropologique, car celui-ci est par définition un processus domesticatoire, c’est-à-dire un système relationnel qui implique des échanges et une coopération entre hommes et bêtes dans le travail. C’est la raison pour laquelle l’auteur réfute, avec raison, l’expression « élevage industriel » constitué de deux termes antinomiques, et s’applique à définir ce qu’il faut entendre par élevage, en miroir de la figure repoussoir du système de « production animale ».
61Dans le premier chapitre, Jocelyne Porcher définit l’élevage comme une relation de travail où les animaux et les éleveurs sont interdépendants et partenaires ; une relation qui donne lieu à des formes de communication où le corps et les affects sont engagés de part et d’autre ; une relation, enfin, qui est régulée par un principe moral structurant, la responsabilité morale de l’éleveur vis-à-vis des animaux dont il a la charge (soin et protection).
62Les travaux en anthropologie sur la domestication animale ou végétale ne manquent pas, l’auteur cite quelques références utiles, et la proposition de considérer la relation domesticatoire comme une forme spécifique d’échange trouve son inspiration dans cette tradition disciplinaire. Cependant, le recours à la théorie maussienne du don – la triple obligation de donner, de recevoir et de rendre –, pour caractériser le rapport qui se noue entre éleveurs et animaux, est inédit et pour le moins singulier. Le recours à un paradigme relationnel, qui pose l’animal comme partenaire et acteur de la relation, est sans doute fécond et se développe actuellement dans les sciences sociales, d’autant qu’il s’agit d’une réalité empirique que les éleveurs ne contrediront pas. Ce qui est plus discutable, à mon sens, est l’usage de la théorie du don pour caractériser le processus domesticatoire. Les animaux font-ils société avec les hommes, c’est-à-dire se sentent-ils l’obligation de rendre à l’éleveur protecteur de leur vie et de leur santé, un service ou une chose de valeur à peu près équivalente à ce qu’ils ont reçu des hommes ? En d’autres termes, les animaux se sacrifient-ils en échange de la protection obtenue ? Ce raisonnement apparaît quelque peu acrobatique, car même dans les sociétés amérindiennes où le gibier se donne au chasseur, la relation ne fonctionne pas sur le principe de prestations mutuelles. Il y a ici un glissement, une confusion, semble-t-il, liés au principe de responsabilité que Jocelyne Porcher, à l’instar de la plupart des éleveurs, a intériorisé : certes les animaux élevés sont mis à mort, mais il convient de leur garantir une bonne vie (soin, protection) et une bonne mort (respect, ritualisation). C’est là que réside le sens moral de la domestication. Pour autant, il ne s’agit pas d’un échange, au sens maussien du terme.
63L’échange se situe ailleurs, entre les vivants, et sur le plan de la communication et de la coopération dans le travail. Ce point est d’ailleurs développé dans le chapitre 2 de l’ouvrage, intitulé « les promesses du travail » ; l’auteur y caractérise l’élevage comme un rapport social, c’est-à-dire en fait et plus exactement, comme une relation intersubjective que les éleveurs et les animaux ont toujours expérimentée ensemble, jusqu’à ce que la logique strictement utilitariste l’emporte. Cette évolution, selon l’auteur, s’est faite, non seulement contre les animaux, mais aussi contre les éleveurs. C’est un point essentiel de la démonstration de Jocelyne Porcher qui mobilise certaines notions de la sociologie du travail comme l’aliénation ou l’absence de reconnaissance, pour montrer que les éleveurs pris dans la machine industrielle souffrent, à la fois d’un point de vue affectif (désocialisation avec les animaux) et d’un point de vue éthique (injonctions managériales en contradiction avec leur sens moral de l’élevage).
64(Re)vivre avec les animaux revient donc à réinventer un système économique au sein duquel la relation interspécifique (socialité et moralité) peut s’épanouir à nouveau. L’objectif est ambitieux et passe par une réhabilitation de l’élevage dit « paysan ». Alors que les militants de la cause animale font souvent le projet d’une société humaine végétarienne, pour mettre un terme aux conditions de vie des animaux dans les systèmes industriels et à leur mise à mort, Jocelyne Porcher s’inscrit en contre. C’est là une position originale, car son engagement auprès des animaux passe en quelque sorte par la défense de la légitimité de leur mise à mort. Cette question, surtout abordée dans les chapitres 5 et 6, difficile à éviter, passe par une critique virulente du mouvement de la libération animale qui rêve d’un futur sans animaux, préférant la production industrielle de protéines de synthèse à l’élevage, c’est-à-dire selon l’auteur, le triomphe d’un monde sans vie et sans mort, un monde mort-vivant (p. 126).
65La mise à mort, affirme l’auteur, ne doit plus être escamotée ; tout au contraire, il faut la reconsidérer avec sérieux, la regarder franchement. Comme il existe une « bonne vie » pour les animaux, il doit exister aussi une « bonne mort » pour eux, c’est-à-dire une mise à mort qui fasse l’objet d’une ritualisation, avec tout le sérieux et le respect qui leur est dû. Certains diront que la question est ainsi escamotée, car qu’est-ce donc qu’une bonne mort du point de vue des animaux ? Mais l’auteur persiste : elle ne parle pas au nom des animaux ; ce qui lui importe est la relation entre les vivants, même si la vie des uns est écourtée par les autres, car mieux vaut bien vivre ensemble que ne pas coexister du tout ou faire l’économie de l’expérience fondatrice, pour les uns et les autres, des relations interspécifiques.
66Bien des points mériteraient encore commentaires, comme le brouillage parfois gênant entre l’engagement politique et les propositions sociologiques qui incite l’auteur à généraliser son propos à partir d’expériences empiriques localisées, sans toujours spécifier et considérer les différences de contextes. Ainsi, le système industriel de production du porc devient dans l’ouvrage une sorte de modèle pour parler de l’élevage en général, alors que les différences sont notables selon les régions, les types d’élevage (bovin, ovin, viande ou lait, etc.) et les systèmes de production. De même, parlant des éleveurs, on se demande parfois si l’expérience de l’auteur ne se substitue pas quelquefois à la parole des éleveurs au pluriel, en négligeant là encore les variations observables au sein de la profession. Enfin, les démonstrations, parfois un peu à l’emporte-pièce, auraient mérité d’être étayées par des données plus précises et mieux contextualisées, pour nuancer ou affiner le propos.
67Malgré ces réserves et les nombreux points qui soulèvent encore question au niveau scientifique, l’ouvrage est stimulant et prenant, car il est polémique et sincère. Son message est un coup de poing sur la table salutaire, sa voix celle d’un chercheur engagé, éclairé par une bonne connaissance du terrain, qui ne craint ni de mêler son point de vue à celui des autres, dans l’arène controversée des opinions publiques, ni d’en découdre avec un certain nombre d’idées reçues sur l’élevage et les éleveurs.
68Vanessa Manceron
69(CNRS, UMR 7186 LESC, Nanterre, France)
Élever et tuer des animaux, Sébastien Mouret, Presses universitaires de France, 2012, 224 p.
71Après avoir longtemps été négligée ou considérée comme une simple question de société relevant de l’opinion personnelle, l’éthique animale est en train de conquérir en France le statut de problème à part entière, méritant d’être abordé pour lui-même et de donner lieu à des études universitaires dans le domaine des sciences humaines. C’est ce que fait ici le jeune sociologue Sébastien Mouret, dans cet ouvrage sélectionné pour être publié dans la collection « Partage du savoir » aux Presses universitaires de France (cette collection édite chaque année, en partenariat avec le journal Le Monde, les thèses des cinq lauréats du prix Le Monde de la recherche universitaire). L’objet de son étude est un fait social, l’élevage. Ce fait soulève une double interrogation : « Comment voulons-nous et devons-nous vivre avec des animaux ? Pouvons-nous les élever et les tuer pour nos propres fins ? » (p. 29). La thèse défendue par l’auteur, en réponse à ces interrogations, est la suivante : « tuer des bêtes pour leur éviter des souffrances inutiles et pour s’en nourrir n’est ni incompatible ni contradictoire avec l’instauration d’un rapport moral aux animaux d’élevage » (p. 5). La perspective, clairement affirmée dès le début, est celle de la sociologie morale dans sa connexion spécifique avec la philosophie morale et la psychodynamique du travail. La sociologie morale reprenant l’héritage durkheimien d’étude du fait moral et le programme webérien d’analyse des valeurs (p. 6, note 1), il s’agit à la fois de se placer en extériorité par rapport au fait sociologique étudié et de restituer le sens subjectif des actions qui le constituent. S. Mouret se propose donc d’apporter une clarification du contenu spécifiquement moral, non pas des relations que les humains en général entretiennent avec les animaux en général, mais de celles que des hommes et des femmes qui vivent et travaillent avec des animaux ont développées. Plus précisément, il s’agira de considérer la relation de travail entre éleveurs, salariés et animaux d’élevage, en l’occurrence des porcs. Une note (p. 60, note 1) précise les choses : la catégorie des éleveurs concerne les individus ayant refusé d’adopter le modèle dominant et industriel du travail en production porcine. Ils élèvent donc le plus souvent les animaux en plein air, en effectifs réduits. La catégorie des éleveurs-producteurs regroupe ceux qui ont choisi le modèle dominant d’organisation du travail : la technique y est conçue comme un moyen de se libérer des contraintes du milieu naturel. Ce qui les rattache encore au monde des éleveurs, c’est la limitation délibérée des effectifs des animaux élevés. Il y a enfin les producteurs (décrits seulement p. 134, note 1) chez qui l’on va trouver les éleveurs naisseurs et engraisseurs qui ont, non seulement, adopté le modèle dominant d’organisation du travail, mais encore, intégré les filières industrielles de production porcine. En des termes plus directement accessibles au lecteur non spécialiste, cette classification va du refus plus ou moins radical de l’élevage productiviste jusqu’à une adhésion à peu près inconditionnelle à celui-ci, en passant par différentes nuances d’adhésion réticente ou de refus pondéré par la force du principe de réalité. Le format de l’ouvrage de S. Mouret ne lui permet guère de préciser comment a été choisi l’échantillonnage des professionnels (français et québecois) interrogés. Mais en leur donnant la parole, il va s’employer à montrer qu’un sens moral commun fonde leur relation de travail aux animaux. On se doute que l’émergence de ce sens sera plus facile à percevoir chez les éleveurs-producteurs et, plus encore, chez les éleveurs que chez les producteurs.
72Le sens moral peut se définir comme « un ensemble de valeurs, de normes et de sentiments moraux intériorisés par des individus et qui oriente leur conduite » (p. 39). Cette définition est générale ; il s’agit donc ici, on l’aura compris, de la conduite des agents « à l’égard des animaux » (ibid). Le cadre général d’émergence de ce sens moral est celui de l’échange : la relation de travail des éleveurs aux animaux est, idéalement, fondée sur la reconnaissance d’une dépendance vitale à leur égard, sur une dette de vie qui génère la volonté de donner en retour par le travail : « élever des animaux, c’est leur donner une vie bonne à la fois pour légitimer le fait de leur ôter la vie pour se nourrir et pour les remercier de la vie qu’ils donnent aux humains grâce à la viande » (p. 59). Maintenant, il arrive que, dans l’élevage, des animaux soient blessés ou malades avant la fin de leur « carrière » et qu’il ne soit pas possible de les sauver : il est alors nécessaire de les mettre à mort, de les euthanasier. L’engagement moral de l’éleveur se constitue alors autour de ces deux vertus que sont la gratitude et le courage : gratitude lorsque tout va bien, c’est-à-dire conformément à la finalité de l’échange ; courage lorsque la maladie ou les blessures rendent nécessaire l’élimination de certains animaux. Un argument important de S. Mouret est que l’on a ici affaire à plus qu’une simple éthique professionnelle (amour de la « belle ouvrage », solidarité au travail, etc.). Sans doute, dans toute cette affaire, de tels éléments jouent-ils pour constituer, classiquement, l’ethos de la profession. Mais il y a aussi une empathie envers les bêtes : s’il est possible (et important) de leur procurer une vie bonne en reconnaissance de ce qu’elles font pour les humains, c’est bien parce qu’elles sont capables de faire la différence entre une vie bonne et une qui ne l’est pas, si modestes leurs exigences soient-elles. Cette pratique de l’élevage est donc créatrice de lien et de sens, dans et par le travail.
73Toutefois, et c’est là encore un point important de l’argumentation, il s’agit d’une conception correspondant à une forme particulière d’élevage : la mise en place en France d’un modèle industriel d’organisation du travail après la Seconde Guerre mondiale a considérablement changé la donne. Quelques pages, rapides mais énergiques (pp. 110-113), décrivent cette mutation, perceptible au grand public du simple fait que l’expression « industrie agro-alimentaire » remplace de plus en plus celle d’« agriculture ». L’idée essentielle est la suivante : dans un tel contexte, la relation de travail n’est plus orientée vers les bêtes mais vers la société (ou le marché ? ou la nation ? Il serait intéressant de montrer dans le détail comment on a présenté les choses pendant les Trente Glorieuses). La viande n’est plus considérée comme un flux de vie, mais comme une matière alimentaire, produite en grande quantité et distribuée à grande échelle. Ici, peut-être, un rapprochement avec le concept de « vie nue » cher à Giorgio Agamben aurait pu éclairer encore davantage les choses. Ce modèle productiviste a accru les souffrances des animaux et des travailleurs ; parole est alors donnée aux purs producteurs qui disent les choses avec toute la netteté, toute la lucidité et toute la brutalité nécessaires. L’analyse doit beaucoup aux distinctions de Christophe Dejours entre violence actionnelle et violence réactionnelle ; selon S. Mouret, on assiste avec la violence actionnelle à une « dégradation de la sensibilité morale des individus envers les animaux » (p. 163). Cette dégradation affecte, évidemment, la dimension de gratitude qui pouvait se faire jour dans l’élevage « à l’ancienne » ; quant au courage dont doit savoir faire preuve le bon éleveur, il se transforme en sa propre caricature, sous la forme d’affectation de virilité et d’insensibilité. S. Mouret peut alors reprendre à son compte (à la suite de Siegfried Giedion, Noëlie Vialles et Jocelyne Porcher), avec beaucoup de nuances et d’intelligence, une comparaison généralement risquée et parfois contestée dans son principe même : y a-t-il, et jusqu’à quel point, analogie entre les camps de la mort et la mise à mort industrielle des animaux ? Ce n’est pas tant la réponse, positive ou négative, à la question qui importe, mais l’existence même de cette analogie : elle révèle « une difficulté profonde des hommes en systèmes industriels à légitimer, sur un plan moral, la tuerie des bêtes » (p. 131).
74À l’évidence, les analyses de S. Mouret doivent beaucoup à celles de J. Porcher (il reconnaît d’ailleurs sa dette envers elle) et le débat autour de l’éthique animale ne peut que gagner à la réintroduction de la dimension du travail dans le rapport aux bêtes. S. Mouret se montre raisonnablement bien informé des théories en présence dans le débat philosophique, même si un spécialiste pointilleux pourrait trouver à redire sur certains points de détail ; il est plus ouvert et, pour tout dire, plus tolérant que J. Porcher à l’endroit des philosophes qui ont initié le débat moderne à partir des années 1970. Il se réclame même d’une caution philosophique particulière, celle de Bernard Williams. Ce dernier est bien connu pour sa critique d’une éthique appliquée qui ne serait que l’application de certains systèmes, principes ou théories à tel ou tel problème particulier. Aux yeux de S. Mouret, l’intérêt de B. Williams est d’avoir revalorisé la « phénoménologie de la vie éthique » (p. 39) de telle sorte qu’il est possible de partir du point de vue effectif des agents pour en clarifier le sens moral. Que les agents aient généralement un point de vue éthique quant à leurs pratiques, voilà qui n’est pas douteux. Et il serait certainement très arrogant de la part d’éthiciens professionnels de vouloir simplement rectifier ou annuler ce point de vue. Mais à adopter la posture selon laquelle il faut « décrire et non prescrire » (p. 38), on risque d’avoir du mal à répondre à des interrogations comme celles qui guident le travail de S. Mouret. « Comment […] devons-nous vivre avec les animaux ? Pouvons-nous [….] les tuer pour nos propres fins ? » : il s’agit là de questions normatives, donc pas de celles auxquelles on peut répondre par une description, quand bien même cette description serait donnée par un reportage au pays des valeurs ou des normes intériorisées. Sans doute faut-il une meilleure description des pratiques de l’élevage, et le travail de S. Mouret est remarquable à cet égard (y compris dans les pages où il présente une formation à « l’euthanasie » dans l’industrie porcine, à laquelle il a participé comme observateur, pages parmi les plus saisissantes du livre). Mais, à moins de s’en remettre à « nos » intuitions – et le « nous » derrière « nos intuitions » est toujours pluriel et divisé ! –, une fois que l’on a décrit les valeurs qui sous-tendent telle ou telle pratique, reste encore à établir les valeurs qui devraient la sous-tendre. En ce sens, la règle méthodologique : « Ne pas prescrire sans avoir décrit » se comprendrait mieux.
75Jean-Yves Goffi
76(Professeur émérite, Université Pierre-Mendès-France, EA3699 Philosophie, Langage et Cognition, Grenoble, France)
L’eau en commun : de ressource naturelle à chose cosmopolitique, Gabriel Blouin Genest, Frédéric Julien, Sylvie Paquerot, Presses de l’Université du Québec, 2012, 174 p.
78L’eau en commun. C’est par un titre principal très bref que trois auteurs québécois proposent une réflexion sur l’écart considérable entre les déclarations générales des États sur les problèmes de l’eau et les actions réelles mises en œuvre. Le sous-titre du livre est plus énigmatique : de ressource naturelle à chose cosmopolitique. Sylvie Paquerot, professeure de l’Université d’Ottawa et deux de ses doctorants, Gabriel Blouin Genest et Frédéric Julien abordent la crise mondiale de l’eau sous l’angle des politiques publiques et des négociations internationales rythmées par différents forums, conférences et résolutions. Leur objectif est clairement le dépassement des blocages nationaux et internationaux pour élaborer les grandes lignes d’une eau commune au sens le plus globalisé et le plus humaniste.
79Le texte est dense, riche en références comme en témoigne la bibliographie de 21 pages (272 références d’articles et d’ouvrages, 54 références de déclarations internationales). Après avoir abordé dans l’introduction la question classique « à qui appartient l’eau » et l’histoire fort longue des relations interétatiques (en prenant appui sur le Canada et les États-Unis), les auteurs développent un argumentaire en quatre chapitres pour surmonter le paradoxe de l’inaction et finalement conclure sur les fondements d’une démarche écocitoyenne, l’« hydrocosmopolitique ».
80Si le livre est écrit dans un style clair et incisif, on peut regretter quelques partis pris de présentation comme le soulignement en gras de mots dans certaines phrases ou encore la numérotation des chapitres, sous-chapitres et paragraphes qui rappellent plutôt la rédaction d’un rapport officiel. Au-delà de ces choix de forme, le fond de l’ouvrage est une excellente contribution à la compréhension des enjeux des débats internationaux sur l’eau qui ponctuent régulièrement l’actualité, dans des événements officiels comme les forums mondiaux de l’eau mais aussi dans les forums alternatifs qui explorent des voies nouvelles, certes différentes des modèles dominants, tout en recherchant un ensemble cohérent de concepts et d’actions.
81Dans l’introduction, les auteurs font référence aux histoires très diverses des relations entre les êtres humains et l’eau, et soulignent combien la vision utilitariste et rationalisante constitue désormais un paradigme dominant. L’approche par la rareté de la ressource, par sa quantification, par le besoin et l’optimisation efface toute autre démarche originale. Lequel processus aurait comme point de départ les premières conférences internationales annonçant la crise mondiale de l’eau dans les années 1970-1980 et se serait poursuivi jusqu’au sommet de la Terre de Rio en 1992. Qualifier la situation sur la seule base de l’insuffisance de la ressource par rapport au besoin sans chercher à comprendre les modes de développement choisis amène les promoteurs de cette vision à n’envisager que des questions de gestion et des réponses en termes de marché. Pour étayer ce propos, une analyse succincte du cas du Canada est proposée. Elle porte évidemment, non pas tant sur la question de la rareté de l’eau, mais sur l’absence totale de politique canadienne face aux demandes des États-Unis pour accéder à l’eau abondante (et de bonne qualité) de leur voisin. La question essentielle est en fait celle des pollutions irrémédiables des eaux aux États-Unis et des politiques de protection. Sylvie Paquerot et ses doctorants estiment que les gouvernements s’entendent à reconnaître des problèmes communs mais sont incapables de construire des solutions communes par une coordination des politiques publiques. Ils invitent donc les lecteurs à dénationaliser l’analyse de l’enjeu de l’eau pour réfléchir effectivement à l’eau en commun. C’est ainsi qu’ils proposent d’établir une cosmopolitisation de l’eau opposée à la notion dominante de gestion intégrée des ressources en eau.
82Dans le premier chapitre – « Pour penser l’eau autrement : une souveraineté cosmopolitique est-elle possible ? » –, l’idée de dénationaliser le débat prend corps, puisque la somme des visions nationales dans les conférences internationales ne produit qu’une conception libérale de l’eau-ressource. C’est une remise en cause de la notion même de biens publics ou de communs en économie en raison de ses dérives de sens. Il faudrait aller plutôt vers la dénomination de « chose commune », définie à partir des besoins sociaux dans une vision écologique qui déboucherait ensuite sur ce que l’économie permettrait d’assurer. Les auteurs s’interrogent ensuite sur ce qui pourrait être un « en-commun » international dans un contexte de souverainetés nationales et de régimes politiques souvent non démocratiques. Ils s’inscrivent plutôt dans une universalité potentielle du « peuple monde » sans renoncer aux diversités et aux éventuels antagonismes. Ils s’opposent en cela aux formes de gouvernance mondiale esquissées dans la GIRE (gestion intégrée des ressources en eau) et dans le commerce de l’eau qui ne préparent nullement aux démarches citoyennes et délibératives. Proposant une autre approche, ils s’appuient sur cinq principes formulés par Beck en 2006 (Beck, U., 2006. Qu’est-ce que le cosmopolitisme ?, Paris, Aubier) : l’interdépendance, la reconnaissance des différences, l’empathie, le dépassement – ou plutôt le renouvellement – des frontières, le mélange des différents modes de pensée. En croisant les critères éthiques, juridiques et culturels avec les échelles d’implication micro ou macroéconomiques, ils proposent une typologie des cosmopolitismes moraux, institutionnels dont le socle serait le cosmopolitisme méthodologique, c’est-à-dire ancré dans des contextes et des pratiques concrètes analysées, comparées sous l’angle systémique et non dans une utopie générale et dans un imaginaire déterritorialisé. Ils appliquent enfin ce concept à l’eau considérée sous le triptyque souveraineté-ressource-marché dans le débat mondial actuel alors que précisément, l’eau implique des tensions à toutes les échelles locales et mondiales dont l’appréhension suppose le recours aux cinq principes énoncés par Beck.
83Le deuxième chapitre s’attaque à « la conception moderne de l’objet eau, paradigme dominant de l’eau-ressource ». Dans un premier temps, les auteurs montrent que le concept d’eau-ressource a conduit à la vision économique dominant toutes les autres dimensions. Par la mission hydraulique des grands barrages construits partout dans le monde et les modalités de mise en valeur qui les ont suivis, on assiste finalement à la dépolitisation de l’eau. Après le temps des ingénieurs, est venu le temps des intégrateurs, qui attribuent les désordres aux fragmentations des gestions passées. Ils cherchent à les corriger par la gestion intégrée des ressources en eau, la fameuse GIRE, dont on parle partout depuis 1992, année du sommet de Dublin où quatre principes ont été édictés et font toujours référence : l’eau-ressource fragile, la mise en valeur de l’eau associant des usagers, des planificateurs et des décideurs, le rôle essentiel des femmes, et l’eau reconnue comme bien économique. C’est évidemment le 4e principe qui guide aujourd’hui toutes les politiques de l’eau et qui renvoie aussi à un autre concept important élaboré par Tony Allan au début des années 2000, l’eau virtuelle. L’idée est de comptabiliser, dans tous les produits qui s’échangent sur le marché mondial, la valeur de l’eau-ressource qu’ils ont consommée. Sur cette relative abstraction, les promoteurs de l’eau virtuelle incitent les États à valoriser économiquement l’eau dont ils disposent comme une sorte d’avantage comparatif. C’est la tradition libérale de l’utilisation la plus efficiente possible d’une ressource qui conduit à terme à l’idée d’une bourse mondiale de l’eau. En ajoutant l’argument de la rareté de la ressource, les partisans de la marchandisation souhaitent l’établissement de règles de marché, mais Sylvie Paquerot et ses coauteurs soulignent (sans doute trop brièvement) le peu de pertinence de ces règles.
84Le troisième chapitre aborde les manières de passer « de la souveraineté nationale à la reconnaissance d’enjeux communs » et interroge les « réponses à prétention mondiale ». L’émergence d’un patrimoine commun à l’échelle internationale ne va pas de soi. Les auteurs rappellent pourtant qu’aux origines de l’histoire humaine, c’est autour des problèmes de l’eau que se sont constitués des pouvoirs et des institutions assurant dans leur propre territoire des règles de protection et de répartition. Cependant, aujourd’hui, il n’y a pas transposition à l’échelon international des formes anciennes de la régulation publique et aucun texte de droit international ne reconnaît d’autorité suprême consacrée à l’eau. Tout semble se régir par des contrats entre des parties exerçant leur souveraineté distincte et permanente sur les ressources naturelles. Les auteurs font ici une analyse détaillée des différents textes émanant des Nations unies et montrent les ambiguïtés du concept de bien commun ou de préoccupation commune de l’humanité, qui, en définitive, ne remet jamais en cause le nationalisme méthodologique. En effet, les concurrences des souverainetés engendrent l’appropriation et l’accaparement. Pour qu’il y ait un régime de commun, il faudrait une maîtrise publique supérieure et un changement de référence sur le patrimoine dont la question n’est plus seulement l’attribution mais le but pour l’humanité.
85Le quatrième et dernier chapitre évoque « l’eau plurielle » et les « perspectives et principes pour penser au-delà de l’eau-ressource ». Le premier volet des propositions de Blouin Genest, Julien et Paquerot consiste à ne plus considérer l’eau comme une ressource externe et exploitable sans restriction autre que les lois du marché, mais de la considérer comme une partie du système écologique dont font partie les humains, avec toutes les « contraintes écohydriques ». C’est un appel à chérir l’eau, à tenir compte d’un « instinct éthique » de l’eau. Autrement dit, nous considérer non plus comme des consommateurs d’eau mais comme des citoyens de l’eau. Revenant de manière critique sur les principes du développement durable appliqués à l’eau – où l’idée d’intégration repose sur la combinaison de l’efficacité économique, de la durabilité écologique et de l’équité sociale –, les auteurs défendent la démarche de Pedro Arrojo, l’économiste espagnol activiste animateur des débats sur la nouvelle culture de l’eau en Espagne et dans le monde : une inclusion et une imbrication des usages entre l’éconosphère (l’eau-ressource), la sociosphère (l’eau citoyenne) et l’écosphère (l’eau pour la vie). Dans cette approche, l’eau ne peut plus seulement être considérée comme une ressource mais doit aussi l’être comme un ensemble de milieux favorables à la vie, comme un droit humain, un droit citoyen. Elle ne se gère plus comme un facteur dans un système économique mais selon des choix politiques allant au-delà des souverainetés nationales et sous l’égide d’une autorité mondiale de l’eau, dont Ricardo Petrella, le politologue italien, auteur du Manifeste de l’eau (1998, Loverval, Éditions Labor), donne les quatre principes essentiels : le patrimoine commun de l’humanité, le droit humain universel, la gestion démocratique et le financement collectif.
86Blouin Genest, Julien et Paquerot veulent aller plus loin dans les critères de la cosmopolitisation. Ils énoncent aussi quatre principes-clés : la non-appropriation, la primauté des fonctions vitales, la hiérarchisation des usages et la fin du droit de détruire. Ils suggèrent, par exemple, que dans le cadre de choix politiques hiérarchisés, l’intégrité d’une rivière comme milieu de vie peut être jugée plus prioritaire que la construction d’un barrage et ils insistent sur la nécessaire interdiction de polluer plutôt que sur la maîtrise technique de l’assainissement. Il faut penser l’eau au pluriel pour reconnaître son caractère politique.
87En conclusion, les auteurs tentent de définir les contours de « l’hydrocosmopolitique », « une politique citoyenne pour un monde commun ». Partant du principe que l’humanité vit déjà les conséquences négatives du nationalisme sur l’eau et de la détérioration des écosystèmes, les auteurs réitèrent leur doute quant à l’effet généralisé du marché de l’eau, qu’ils considèrent comme une politique qui limite en soi le débat plus large sur les finalités et les arbitrages. C’est la raison pour laquelle l’espace et la délibération doivent dépasser les limites de souveraineté habituelle des comités d’experts et des représentations normatives du monde libéral. L’hydrocosmopolitique serait ainsi une sorte de dénationalisation de l’eau. Elle s’appuierait sur la reconnaissance de la complexité du monde (de l’eau) et, notamment, sa nature multiple, son cycle hydrologique et social, son caractère « sans frontière », le concept de commun en droit international et la relativisation de ses modes d’attribution par la voie de la souveraineté et du marché. Pour finir, les auteurs appellent à une écocitoyenneté différente de celle de la perspective gestionnaire des problèmes environnementaux, une inscription des individus dans un monde commun, au-delà du territoire des États-nations.
88Sans aucun doute, ce livre éclaire les controverses qui s’expriment dans les cercles spécialisés des grandes conférences internationales. Il donne principes contre principes les paradigmes des gestionnaires et ceux des alternatifs qui organisent les forums de tendance libérale ou sociale. Pour autant, si l’analyse critique des formes libérales de gestion de l’eau-ressource reprend des travaux solidement étayés, en particulier sur la GIRE et l’eau virtuelle, les réponses données en termes d’hydrocosmopolitisme restent globales et, surtout, peu concrètes.
89Parmi les concepts qui restent en débat dans une communauté plus large que la seule communauté scientifique et universitaire, le « commun » évoqué dans le livre sous un angle universel et dénationalisé, voire déterritorialisé, n’est pas du tout celui analysé par d’autres spécialistes de sciences sociales : là, les sociétés locales ont élaboré des principes d’utilisation et de régulation des eaux dans le cadre de territoires et de réseaux le plus souvent finement délimités. L’eau en commun prend une dimension plus précise, souvent très documentée autour de règles constitutionnelles et opérationnelles, afin d’établir qui sont les membres de la communauté et comment ils sont impliqués concrètement dans l’accès, la protection, l’utilisation en partage, l’adaptation, la maintenance. C’est aussi une alternative aux modes de gestion dominants, fondés, soit sur l’État-nation, soit sur le marché. Ici, le commun signifie la relocalisation du pouvoir sur les eaux dans les contextes culturels et historiques, avec toute la richesse humaine mais aussi les contradictions à l’intérieur des sociétés. En ce sens, l’idée principale des auteurs de porter à un échelon hyperglobalisé la question du « commun », et sa traduction en « autorité publique mondiale », fera certainement l’objet de nouvelles controverses dans la communauté de ceux qui cherchent des propositions « autres » que celles qui dominent le monde de l’eau-ressource.
90Thierry Ruf
91(IRD, UMR GRED, Montpellier, France)
Urban Water Conflicts, Bernard Barraqué (Ed.), Unesco Publishing / Taylor & Francis, 2012, 346 p.
93L’ouvrage est le produit de recherches et rencontres réalisées dans le cadre du programme hydrologique international de l’Unesco, entre 2002 et 2007 ; ce programme visait à étudier les aspects socio-économiques et institutionnels des conflits reliés à la gestion de l’eau en milieu urbain, dans ses composantes de desserte en eau potable et d’assainissement des eaux usées. Structuré de façon à fournir un point de vue comparatif, aux plans tant historique que géographique, il comprend une quinzaine d’études de cas : 6 traitant de l’Europe, en particulier dans le contexte des contraintes émanant de la directive-cadre sur l’eau de l’Union européenne ; 2 d’Amérique du Nord ; 3 d’Amérique latine et de 2 chacune, pour l’Afrique et l’Asie. Et ce, en sus d’un chapitre introductif et d’un chapitre terminal. Les contributions émanent de près d’une trentaine de chercheurs chevronnés dont la majorité est rattachée à des établissements de recherche européens.
94Si les enjeux reliés à l’approvisionnement en eau et l’assainissement peuvent paraître simples aux yeux des profanes, cette simplicité s’estompe dès qu’on commence à creuser la question ; aussi est-il de mise, dans cette perspective, de commenter d’abord les premier et dernier chapitres de l’ouvrage. Dans le premier chapitre, Bernard Barraqué, le directeur de la publication, et Sarantuyaa Zandaryaa tentent de départager les différentes définitions qui peuvent être données de l’eau en milieu urbain en tant que bien économique et font ressortir les multiples dimensions en jeu dans l’allocation de la ressource et dans l’offre de services reliés à l’eau, des dimensions qui peuvent être sources de conflits. Ils invitent à se méfier de ces dichotomies trop simplistes opposant d’emblée l’eau « bien commun » à l’eau « marchandise » : elle constitue plutôt un « bien commun impur ». Certes, il est nécessaire de dissocier le droit humain à l’eau, droit humain fondamental, des droits en jeu dans son allocation comme ressource ; certes, historiquement, s’est instaurée, dans les pays développés, une distinction entre cette allocation et les services de fourniture d’eau ; mais ces distinctions sont aujourd’hui brouillées par de nombreux facteurs tels l’urbanisation accélérée, l’essor des pays en développement, le réchauffement climatique, le fonctionnement dégradé des écosystèmes, les développements technologiques. Une typologie est avancée distinguant villes développées, villes postsocialistes, ville de pays en développement et villes méditerranéennes européennes, mais elle est loin d’épuiser la question. D’où la complexité que revêtent les conflits reliés à l’eau et, en corollaire, la difficulté de les analyser. Le chapitre se termine par un survol exploratoire de dimensions à prendre en compte dans les analyses, de leurs regroupements autour des 3 pôles du développement durable, auxquels un 4e et même un 5e pôles peuvent être ajoutés, la gouvernance, les technologies en cause, sans parler des modalités que peuvent revêtir les conflits. Mais les auteurs, pour qui n’existe pas de solution unique aux problèmes de gestion de l’eau, ne préconisent pas de méthode d’analyse particulière : ils visent seulement à mettre en place des dimensions qui seront intégrées, sous des angles divers, dans les études de cas. Bref, un texte synthétique et relativement clair qui aurait pu s’intituler « ode à la complexité ».
95Il faut souligner que le dernier chapitre (chap. 17) rédigé par Antonio Massarutto, consacré à la mise en place d’une approche écologique-économique, confère un sens aux études de cas qui l’ont précédé et clarifie certaines ambiguïtés soulevées par une première lecture. Par exemple, si les critères de sélection des cas ont vraisemblablement été manifestes pour les auteurs de l’ouvrage, habitués à collaborer entre eux, ces critères, de même que les règles de structuration du livre, sont loin d’être évidents pour le lecteur. En effet, certaines zones d’ombre peuvent être relevées : par exemple, aucune étude réalisée dans un pays du monde arabe méditerranéen ou en Océanie ne se trouve développée dans l’ouvrage. Or le dernier chapitre apporte une certaine réponse : ont été retenus les cas où la présence d’infrastructures sous-tendait des conflits. Aussi ce dernier chapitre mentionne-t-il que la notion de conflit, qui appelait certaines clarifications, vu le titre de l’ouvrage, a consciemment été laissée vague et ouverte. Massarutto va même jusqu’à dire que l’idée maîtresse derrière ce livre est la distinction fondamentale entre « guerres » et « conflits » reliés à l’eau, une idée maîtresse pourtant loin d’être flagrante à la lecture. Cet auteur propose également une nouvelle typologie, celle des conflits reliés à l’eau selon les acteurs impliqués puis selon leurs caractéristiques principales. Il tente enfin de tisser quelques liens entre les chapitres consacrés à la série d’études de cas, au-delà des conclusions apportées par chacune. Mais une intégration plus poussée des premier et dernier chapitres, voire leur rédaction même par les mêmes auteurs plutôt que par des auteurs distincts, aurait grandement clarifié le propos et éliminé certaines ambiguïtés.
96Il serait trop long de résumer ici chacun des 15 chapitres intermédiaires consacrés aux études de cas, toutes fort intéressantes. Je me limiterai à quelques-uns de façon à faire ressortir le genre de considérations soulevées et l’intérêt de l’ouvrage. La première étude de cas, signée par Bernard Barraqué, Petri Juuti et Tapio Katko (chap. 2), dresse un portrait percutant de l’évolution des systèmes d’alimentation en eau et d’assainissement depuis les débuts de leur implantation au XVIIIe siècle en Europe, seul continent où la majorité de la population est aujourd’hui raccordée à ces systèmes. Globalement, leur évolution a connu trois phases. L’eau potable a d’abord été puisée par les villes à leur périphérie, là où elle n’était pas trop contaminée ; différents modes de desserte ont été implantés avec, chaque fois, l’apparition de stratégies de contournement chez certains utilisateurs et des conflits avec les opérateurs. Puis les avancées dans le traitement bactériologique ont entraîné l’inversion de cette tendance : les villes ont puisé directement en leur sein l’eau des cours d’eau, pour la rendre potable et la traiter. Enfin, le génie environnemental et écologique ainsi que la gestion intégrée de la ressource-eau se sont substitués au génie chimique. Ainsi, aujourd’hui, le défi devient celui de la protection et de la conservation de la ressource, après avoir d’abord été celui de sa quantité, puis de sa qualité. Cette évolution des systèmes en Europe s’est accompagnée d’une évolution des conflits non sans résonance avec ceux qui s’observent aujourd’hui dans certains pays en développement. Résonance, mais aussi convergence entre ces deux mondes : avec la diminution de la confiance du public à l’égard des opérateurs, la baisse de la demande et les coûts de plus en plus élevés pour répondre aux nouveaux critères de qualité, certains pays européens pourraient connaître les inégalités et les fractures dans la desserte qui caractérisent beaucoup de grandes villes des pays en développement. La durabilité des systèmes se retrouve ainsi de plus en plus en cause et nécessite des compromis ardus entre les 3 E du développement durable : l’économique, l’environnemental, l’éthique ou l’équitable. Pour ces auteurs, le témoignage qu’apporte l’évolution décrite est en porte-à-faux avec la généralisation du débat actuel sur la gestion de l’eau urbaine entre, d’un côté, la Banque mondiale et les grandes sociétés de l’eau, et de l’autre, les altermondialistes : ce débat sur la place du public versus celle du privé est trop réducteur et il ne devrait pas être dissocié, à tout le moins, de l’examen de la centralisation relative de l’offre de services. Les auteurs terminent d’ailleurs en prônant un retour à une certaine subsidiarité, à un certain « municipalisme », trop vite mis au rancart par le libéralisme économique, alors que la solidarité pourrait justement permettre le dépassement des conflits et la mise en place de systèmes adéquats.
97Une autre étude porte sur l’évolution de la situation des systèmes reliés à l’eau au Portugal (chap. 6). L’enjeu principal est celui de tensions entre les municipalités et le gouvernement central dans le développement de ces systèmes, lequel développement s’est effectué à un rythme plus lent que dans les autres pays européens, du moins de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1980. Une réforme importante a été menée dans les années 1990, avec la création d’agences ou de sociétés à deux échelons : à un échelon supérieur, une société publique et une agence régulatrice, puis des sociétés régionales de l’eau, majoritairement propriétés de l’État et minoritairement des municipalités ; à un niveau inférieur, des compagnies qui pourraient être mises sur pied sous forme de concessions publiques ou privées, afin de desservir les citoyens. Cette réforme a donné lieu à des transformations importantes, mais n’est pas encore vraiment concluante vis-à-vis des principes de la directive-cadre sur l’eau de l’Union européenne. Suit une analyse détaillée de ce qui s’est passé à Lisbonne, la seule agglomération urbaine portugaise pour laquelle il est possible de parler véritablement de conflits reliés à l’eau. À partir de ces deux analyses, les auteurs se livrent à un exercice de prospective pour tenter de voir sur quoi porteront les conflits dans les années à venir, de la confrontation d’enjeux qui ont été déterritorialisés jusqu’aux exigences de la directive-cadre sur l’eau de l’Union européenne.
98Dans un autre exemple européen, Christelle Pezon se penche (chap. 5) sur la disparition progressive en France, à la fin du XIXe siècle, de l’approvisionnement en eau selon la formule de la concession – formule où les concessionnaires assumaient frais d’opération et investissements en contrepartie d’un monopole territorial – au profit, soit de l’affermage à des opérateurs privés, ces derniers assumant les frais d’opération et les collectivités locales les investissements, soit surtout de la fourniture du service en régie par les autorités locales, au début du XXe siècle.
99Pour ce, l’auteure s’appuie sur une analyse de la jurisprudence du Conseil d’État, l’instance judiciaire administrative suprême en France, au cours de la période peut-être la plus conflictuelle de son histoire, à partir des litiges entre partenaires publics et privés : les autorités locales contestaient les ententes signées avec les sociétés privées afin d’augmenter l’accessibilité et la qualité du service ou afin de faire amender ces ententes, voire carrément d’y mettre fin. Si le Conseil d’État, dans des décisions à caractère exécutoire et à portée exemplaire, a généralement confirmé les droits des concessionnaires, il a pavé la voie à la disqualification de la formule de la concession aux yeux des autorités locales : en résonance également avec des innovations technologiques, la notion de service public rattachée à l’approvisionnement en eau s’est transformée, de celle d’une activité marchande et rentable à celle d’un service de santé publique et accessible à tous. Depuis, l’approche française s’est caractérisée par une gestion à la fois publique et privée de la ressource, jusqu’à l’adoption d’un cadre réglementaire privilégiant l’affermage dans les années 1950.
100Je mentionnerai enfin la vaste et, encore ici, fort intéressante analyse réalisée par Sylvy Jaglin et Anne Bousquet (chap. 11) sur l’essor des systèmes privés d’approvisionnement en eau dans les agglomérations de petites tailles, au sein de plusieurs pays de l’Afrique sub-saharienne. Encore peu étudiés malgré la forte expansion qu’ils connaissent, ces systèmes reposent sur des partenariats originaux, impliquant des opérateurs privés, des ONG, des collectivités locales. Ils pourraient représenter une alternative aux paradigmes techniques et organisationnels traditionnels, mais leurs résultats restent mitigés et leur insertion dans les structures de pouvoir ne se fait pas sans difficultés.
101Et ainsi de suite dans cette série d’études de cas, traitant toutes des grands enjeux centraux de la gestion de l’eau, comme ceux de privatisation ou de municipalisation, d’échelle territoriale, de durabilité, tout en apportant un éclairage sur les trajectoires spécifiques empruntées dans diverses grandes régions urbaines, sur les difficultés et les tensions rencontrées dans leur application. Cet ouvrage apporte donc une contribution, souvent complexe, parfois ambiguë, mais définitivement fort utile aujourd’hui alors que les administrations publiques, dans un contexte de finances publiques exsangues, sont confrontées à des choix difficiles pour atteindre des normes de plus en plus exigeantes et renouveler leurs infrastructures. S’il fait ressortir les multiples dimensions socio-économiques et institutionnelles des conflits, il ne prétend pas apporter de solutions ; il donne cependant deux leçons. D’abord, il faut dépasser les raisonnements simplistes, hélas trop fréquents. Ensuite, la complexité des enjeux impose la prudence et la nécessité de les aborder de façon intégrée. À telle enseigne qu’il deviendra sûrement une référence. Aussi, au-delà d’un titre qui laisse trop augurer d’un ouvrage pour politistes, est-il un livre pertinent pour les lecteurs de Natures Sciences et Sociétés par la diversité même des enjeux abordés. Enfin, vivement la rédaction par ces auteurs de regards croisés sur chacun des thèmes, à partir de ce très riche matériau.
102Michel Gariépy
103(Professeur émérite, Université de Montréal, Institut d’urbanisme, Canada)
L’autre moi-même. Les nouvelles cartes du cerveau, de la conscience et des émotions, Antonio Damasio, Odile Jacob, 2010, 416 p.
105Comment l’expérience consciente émerge-t-elle à partir du fonctionnement des mécanismes neuronaux ? Cette question est certainement l’une des plus importantes qui soit actuellement discutée dans la communauté neuroscientifique, et les réflexions d’Antonio Damasio sur ce qui constitue encore dans une large mesure un mystère sont particulièrement précieuses. Contrairement à ce que la traduction française trompeuse du titre anglais pourrait laisser penser – L’autre moi-même en lieu et place de Self Comes to Mind –, l’ouvrage est une tentative extrêmement ambitieuse qui vise à jeter les bases empiriques d’une théorie de l’émergence du soi et de la conscience.
106Le titre original est parfaitement explicite : l’objectif est de comprendre, en se fondant sur une étude neuroscientifique du fonctionnement du cerveau, comment les sentiments conscients et la conscience de soi en viennent à apparaître à partir de mécanismes mentaux au départ inconscients. Il s’agit, en effet, bien pour Damasio de trouver la juste place de la conscience, dans un cadre résolument évolutionniste, afin d’expliquer son apparition. C’est là une première originalité de l’ouvrage : c’est sur les interactions entre l’esprit, encore inconscient, et le corps vivant, que l’auteur fonde toute sa théorie. Cela ne surprendra pas les lecteurs de ses précédents travaux : selon lui, en effet, on peut parler d’un soi primitif à partir du moment où un organisme vivant est capable d’agir pour préserver son intégrité physique. À cet égard, même les organismes unicellulaires comme les amibes ou les bactéries sont dotés d’un soi primitif. Le maintien de l’intégrité de l’organisme vivant, que Damasio nomme l’homéostasie, ne nécessite bien entendu néanmoins en lui-même pas de conscience de soi, ni même à vrai dire d’esprit. Considérons un exemple central dans l’œuvre de Damasio, celui des émotions. Les émotions sont des programmes d’action inconscients, produits par les pressions évolutives, et entièrement au service de l’homéostasie. Ces programmes reposent sur des mécanismes cérébraux qui implémentent des dispositions comportementales, dont la fonction biologique est de permettre à l’organisme de réagir de façon rapide et adaptée aux différents événements susceptibles de mettre en question son intégrité. Il n’est pas nécessaire que ces programmes soient accompagnés d’expérience consciente pour être mis en œuvre. Pourtant, nous savons que nos émotions sont ressenties en première personne : cela ne fait pas le même effet subjectif d’éprouver une immense joie ou une grande colère. Dans le vocabulaire de l’auteur, les émotions sont ainsi accompagnées de sentiments, c’est-à-dire de perceptions conscientes de la mise en œuvre des programmes corporels. Pourquoi un tel redoublement ? Quelle est la fonction de ces représentations des réactions corporelles, et surtout, pourquoi ces représentations sont-elles conscientes ?
107Afin de répondre, il est important de souligner que Damasio privilégie ce qu’on pourrait nommer le sens réflexif du concept de conscience, par opposition à son sens expérientiel. Selon cette perspective, être conscient revient avant tout à prendre conscience, voire à prendre connaissance, d’un état d’esprit, et ce de façon réflexive. D’où le lien, d’ailleurs, entre l’émergence du soi et l’émergence de la conscience. Parmi les représentations d’un système cognitif, certaines portent sur l’environnement extérieur et les objets qui s’y trouvent. Mais, et c’est une des originalités de l’approche de l’auteur d’insister fortement, nos cartes cognitives portent également et même surtout sur notre propre corps. Si l’on accorde que l’homéostasie est la valeur biologique ultime, l’objet le plus important dans l’environnement de l’organisme n’est en effet rien d’autre que l’organisme lui-même, en tant qu’il est un corps vivant pourvu d’états internes. La perception de ces états, qui donne lieu aux sentiments conscients, constitue une étape cruciale dans l’explication de l’émergence de la subjectivité consciente, que Damasio nomme la constitution du « proto-soi », et qu’il définit comme « une collection intégrée de structures neurales séparées qui cartographient, à chaque instant, les aspects les plus stables de la structure physique de l’organisme » (p. 233).
108Peut-on parler de conscience à propos des représentations constituant le proto-soi ? Sans doute, si l’on entend par là des expériences possédant des contenus qualitatifs spécifiques : le sentiment de peur se différencie nettement, par exemple, du sentiment de joie, et cette différence relève de qualités conscientes. Néanmoins, l’auteur soutient qu’un état mental, pour être pleinement conscient, doit pouvoir être relié à ce qu’il nomme un « protagoniste », le proto-soi (p. 246). Il s’agit là d’une des intuitions fondamentales du livre : pour être subjectif, un sentiment doit être mon sentiment, une expérience sensorielle doit être mon expérience. La conscience suppose donc l’émergence d’un pôle subjectif, que Damasio nomme le « soi-noyau ». Il faut, à cet égard, prendre au sérieux le titre de l’ouvrage : le soi vient à l’esprit, il émerge de l’esprit, devrait-on dire, à partir du moment où l’organisme cartographie, non seulement ses propres états internes, mais également les interactions qu’il entretient avec les objets présents dans l’environnement. Parmi l’ensemble des objets cartographiés à un instant donné, certains – ceux qui engagent notre attention consciente – recèlent une importance particulière pour l’organisme ; les représentations de ces objets peuvent, non seulement influencer directement l’action, mais modifier les représentations du soi : nous pouvons nous souvenir des expériences de ces objets, les intégrer dans nos plans d’action, les faire figurer dans nos raisonnements, etc. C’est en représentant, non seulement les objets, mais leurs interactions avec ce protagoniste qu’est le soi-noyau que le soi conscient émerge à partir de l’activité représentationnelle inconsciente de l’esprit.
109Pour résumer de façon un peu lapidaire, nous pourrions donc dire que la conscience émerge à partir du moment où une mise en relation est effectuée entre les cartographies produites par l’esprit et le soi-noyau : cette mise en relation explique le sentiment d’appartenance si caractéristique de l’expérience consciente. On pourrait reprocher à l’auteur d’écarter, en un sens, le cœur du problème philosophique de la conscience, c’est-à-dire le problème de ce que l’on nomme la « conscience phénoménale ». Répétons-le : la conscience, selon Damasio, engage à tous les niveaux une forme de réflexivité, de conscience de soi, et cela même au niveau le plus primitif, puisque les sentiments primordiaux qui constituent le proto-soi sont des cartographies des propres états internes de l’organisme. Est-il cependant nécessaire qu’une représentation soit reliée fonctionnellement aux actes mentaux rationnels gouvernés par le soi pour devenir consciente ? Ne peut-on parler du caractère purement qualitatif d’une expérience gustative, par exemple, indépendamment de cette activité réflexive ? Damasio penche pour une réponse négative à ces questions, mais cela débouche, de son propre aveu, sur des paradoxes. Ainsi, les rêves ne sont certainement pas guidés par le soi réflexif ; pour autant, les représentations mobilisées lors de l’activité onirique sont bel et bien conscientes. De même, la base de toute sa construction théorique est constituée par les sentiments primordiaux à l’origine du « proto-soi » ; ces sentiments sont conscients, c’est d’ailleurs en cela qu’ils se différencient nettement des émotions dont ils constituent des « cartes ». Par définition cependant, le proto-soi ne présuppose ni le soi, ni la réflexivité qui caractérise nos activités rationnelles. Que doit-on donc dire des sentiments primordiaux, comme la peur ou le plaisir ? Qu’ils sont conscients indépendamment du soi, ce qui remettrait en cause la théorie défendue par l’auteur, puisque la conscience pourrait émerger indépendamment du soi ? Ou qu’ils ne deviennent conscients qu’une fois mis en relation avec un soinoyau ? Mais cela aurait-il un sens de parler, alors, d’un sentiment inconscient de douleur ?
110Ces interrogations ne remettent nullement en question l’intérêt de l’ouvrage d’Antonio Damasio, mais témoignent plutôt de sa richesse, ainsi que de la complexité des questions qui s’y trouvent abordées. L’intuition centrale défendue par l’auteur, selon laquelle des représentations ne peuvent devenir conscientes qu’à condition d’être associées, pour un sujet, à un sentiment d’appartenance à soi, est à la fois plausible et originale. Par ailleurs, l’ouvrage jette un éclairage nouveau sur la question des corrélats neuronaux de la conscience, en particulier en insistant sur l’importance du tronc cérébral dans la mise en place d’une cartographie du corps, et donc sur son rôle crucial dans l’émergence d’un proto-soi. Il s’agit assurément d’un ouvrage exigeant, qui ouvre nombre de perspectives nouvelles. Une lecture incontournable pour pénétrer plus avant la question de l’émergence de l’expérience consciente.
111Pascal Ludwig
112(Université Paris-Sorbonne, France)
Raison scientifique et valeurs humaines. Essai sur les critères du choix objectif, Anastasios Brenner, Presses universitaires de France, 2011, 144 p.
114Le monde et notre manière de le connaître sont en pleine mutation, d’où le besoin urgent de reconsidérer le rationalisme et l’objectivité scientifiques, et d’offrir de nouvelles perspectives dans le domaine de l’histoire et de la philosophie des sciences. Cet essai sobre, au style admirablement dépouillé et clair, pose des questions qui ne sont guère nouvelles : En quoi se distingue l’esprit scientifique ? Comment évolue la connaissance scientifique ? Comment changent les savoirs à travers les découvertes et au cours du temps ? Ces questions, en effet, continuent de guider l’enquête philosophique et historique à l’aube de nouvelles révolutions pressenties.
115L’auteur part d’un acquis : Nietzsche avait raison ; la science n’est pas une vérité conforme à la nature qu’elle prétend décrire. Personne aujourd’hui ne nie que la science repose sur des jugements de valeurs ni que les champs scientifiques sont découpés à partir de critères de choix. Une description scientifique implique toujours un jugement de valeur, et même, pourrait-on dire, une prescription (p. 2). Comme l’a montré Foucault, fait et objectivité sont des concepts qui ne décrivent pas simplement le monde, mais le constituent (p. 5). Parler de science aujourd’hui revient à prendre en compte les continuités, les coupures et les perspectives qui forment la science dans ses dimensions ontologique, pragmatique et éthique. La meilleure façon d’aborder la science, donc, est de considérer les styles de raisonnement qui la composent et ses manières de procéder. Il en résulte que la tâche du philosophe et de l’historien est de comprendre les valeurs qui animent le remaniement constant des champs scientifiques (p. 94), un projet qui découle naturellement de la réflexion de Kuhn sur la problématique des critères rationnels et qui se situe en parallèle au projet entamé par des auteurs tels que Lorraine Daston et Peter Galison, dont l’histoire générale de l’objectivité est mentionnée à plusieurs reprises dans l’ouvrage.
116Un des points forts du livre, pour la néophyte que je suis, est d’ailleurs la présentation succincte et comparée d’idées de penseurs passés et contemporains, tant dans la tradition française qu’anglo-saxonne. Cela est important, étant donné les influences réciproques et les dialogues indirects entre les uns et les autres. Si la pensée de Bachelard est influencée par celle de James, par exemple, elle influence en retour Kuhn, dont les conclusions, selon l’auteur, sont loin d’être aussi radicales que celles de Bachelard (p. 25). Ainsi, l’approche comparatiste permet de resituer le projet de Foucault dans un temps plus long et un champ plus vaste, tout en offrant une meilleure illustration et une meilleure compréhension de la façon dont l’ontologie historique structure les champs scientifiques et leur évolution.
117Pour Anastasios Brenner, l’unité de la démarche scientifique se constitue sur la base de cinq valeurs principales : précision, cohérence, complétude, simplicité et fécondité. Hormis la première, analysée de manière relativement approfondie sous le terme plus commun d’exactitude, ces valeurs rationnelles et objectives n’ont pas reçu l’attention théorique qu’elles méritent, et c’est à travers leur étude, ainsi que celle des critères de choix qu’elles impliquent, que l’auteur nous offre un tour condensé de l’histoire de la raison scientifique. Bien que traitées plus particulièrement dans le quatrième chapitre, ces cinq valeurs reviennent tout au long du livre, car le but de l’auteur est de démontrer que, loin d’être fixes, elles évoluent au fil des nouvelles connaissances, des nouvelles méthodes et des nouveaux instruments de mesure qui marquent les étapes de l’évolution des sciences. Nées de demandes philosophiques différentes, elles évoluent aussi au gré de la philosophie, en particulier de l’approche pragmatiste, qui a joué un rôle central dans « la crise de la vérité » (pp. 83-87), et des critiques portées par le cercle de Vienne au « vérificationnisme ». En répondant aux développements théoriques de l’épistémologie et de la philosophie politique, et en restant fermement enracinée dans la tradition française, l’étude des critères de choix ouvre de nouvelles perspectives pour l’histoire et la philosophie des sciences.
118Nos lecteurs ne manqueront pas d’apprécier la tension entre l’universel et le particulier dans cette approche originale des valeurs du raisonnement scientifique. Les valeurs, en effet, s’expriment différemment selon les langues et les cultures (p. 19), d’où l’importance de la traduction et des analyses de contenu sémantique (pp. 53 et 79). Par ailleurs, les nouvelles valeurs qui, loin de se substituer aux anciennes, se superposent pour former des concepts à la fois simples et complexes finissent par se fondre en une rationalité stratifiée et stable (p. 108). À nos lecteurs de juger si l’activité scientifique est mieux servie par une approche encyclopédique « attentive aux questions philosophiques » (p. 112) ou plutôt par un cadre unique fondé sur la connaissance ordinaire du monde.
119Laura Rival
120(School of Anthropology and Museum Ethnography, University of Oxford, Oxford, Royaume-Uni)