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Article de revue

Colloques et documents : comptes rendus

Pages 315 à 327

Notes

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« Les chercheurs dans les controverses. Réflexion sur huit controverses entre science et société » (Colloque, Paris, 7 décembre 2011)

1Le colloque « Les chercheurs dans les controverses », qui s’est tenu le 7 décembre 2011 dans l’auditorium Marie Curie du CNRS à Paris, s’inscrit dans la réflexion confiée par la présidence du CNRS à son Institut des sciences de la communication (ISCC), dans le cadre de ses recherches autour des rapports entre sciences, techniques et société. Scientifiquement conçu par Gérard Arnold et Jean Foyer (sociologues, ISCC), ce colloque [1] avait pour ambition d’éclairer la place qu’occupent les chercheurs dans différentes controverses technoscientifiques en cours de déploiement en société. Ces controverses sont envisagées comme objets-frontières entre science et société, mêlant cinq dimensions : scientifiques, politiques, économiques, civiles et médiatiques, par-delà les échelles nationales.

2À l’ouverture du colloque, Dominique Wolton, directeur de l’ISCC, a indiqué que l’augmentation des controverses est un symptôme d’un changement de la place des sciences en société et des rapports entre politique, culture, démocratie et médias. Cette montée des controverses peut s’expliquer pour D. Wolton par trois éléments : une ultraspécialisation des disciplines scientifiques et l’interdisciplinarité comme enjeu scientifique majeur de demain, des liens plus nombreux entre recherche et industrie, et une extension du rôle de l’expertise. La controverse est un processus social qui renvoie à une définition de négociation entre points de vue opposés. La médiatisation et la dimension internationale des négociations entre points de vue constituent des conditions pour le déploiement d’une controverse.

3Lors de la journée, animée par Valérie Schafer (historienne, ISCC), ont été abordées huit controverses :

  • le changement climatique, par Rémy Mosseri (physicien, CNRS, Laboratoire de physique théorique des liquides) ;
  • les perturbateurs endocriniens, par Laura Maxim (écologue et économiste, ISCC) ;
  • la neutralité du net, par V. Schafer ;
  • les nanotechnologies, par J. Foyer ;
  • les cellules souches, par Laurence Brunet (juriste, Centre de recherche Droit, sciences et techniques) ;
  • l’hyperactivité infantile, par Pascale Mansier (biologie et sciences sociales, Inserm et ISCC) ;
  • les ondes électromagnétiques par Léonard Laborie (historien, Laboratoire Identités, relations internationales et civilisations de l’Europe [Irice], associé à l’ISCC) ;
  • les organismes génétiquement modifiés, par Stéphanie Proutheau (sciences de l’information et de la Communication, ISCC).

4Quatre tables rondes ont en outre été centrées sur :

  • les relations entre science, argent et pouvoir ;
  • les formes de délibération et de contestation entre communautés scientifiques, société civile et opinion publique ;
  • les relations qui s’établissent entre chercheurs et médias en situation de controverse ;
  • l’analyse des différentes trajectoires des controverses au niveau international.

5De nombreux chercheurs en sciences humaines et sociales et en sciences de la matière et du vivant ont participé à ce colloque.

L’expertise

6Des trois éléments explicatifs pour D. Wolton de l’augmentation des controverses aujourd’hui, la question de l’expertise a été largement abordée. Plusieurs expériences ou dispositifs de dialogue ou de délibération entre « science et société » ont été discutés.

7Le Haut Conseil des biotechnologies, créé suite au Grenelle de l’environnement, a été présenté au cours de la première table ronde intitulée « Science, argent, pouvoir » par Martin Rémondet (sociologue, Haut Conseil des biotechnologies). Ce Haut Conseil a été saisi sur la question des plantes génétiquement modifiées, controverse ancienne et cristallisée, pour laquelle les fronts sont bien stabilisés avec une grande contestation sociale et le développement d’une contre-expertise ou d’une argumentation pour une science citoyenne. Il a été souligné que les sciences mobilisées ne suffisent plus à l’évaluation des risques et qu’une définition plus large est nécessaire, notamment pour prendre en compte les pratiques agricoles, l’impact des OGM sur les productions existantes, la question des brevets, etc. Le Haut Conseil des biotechnologies est organisé en deux comités :

  • un comité scientifique avec des spécialistes en biologie moléculaire, toxicologie et sciences de l’environnement ;
  • un conseil éthique, économique et social avec des économistes, juristes, sociologues et des parties prenantes (industriels, politiques, associatifs : paysans, agriculteurs, consommateurs…).

8Ce Haut Conseil constitue une forme instituée, publique et contradictoire des lobbies. M. Rémondet a précisé qu’au vu du bilan des deux ans de fonctionnement de cet organisme, s’est amorcé un dialogue entre les deux comités, mais que des critiques ont également émergé. Celles-ci portent, d’une part, sur une vision naïve de la réconciliation et de l’instruction des profanes ainsi que des modalités d’élaboration des consensus (le consensus n’émerge pas dans les comités) et, d’autre part, sur le remplacement des parties prenantes par des experts des sciences humaines et sociales.

9Lors de la deuxième table ronde intitulée « Opinion publique et société civile : entre contestation et délibération », animée par L. Laborie, L. Brunet a relaté l’expérience des états généraux de la bioéthique au cours desquels des chercheurs de plusieurs disciplines (droit, philosophie…) ont constitué trois panels de 15 citoyens chacun, ces trois panels posant ensuite leurs questions aux experts. Selon L. Brunet, le rapport issu de ces états généraux accommode, dissout ou émousse les propositions les plus audacieuses des citoyens qui ne présentaient pas d’attitude de défiance ou de peur.

10Les échanges avec la salle ont porté sur les questions de la neutralité (impossible ?) des formateurs et de la construction des panels (représentativité nécessaire ou impossible ?). L’importance de la pluridisciplinarité dans ce type d’activité a été soulignée. Jean-François Girard (médecin, PRES Sorbonne Paris Cité) a considéré que dans une démarche pluridisciplinaire, le fait d’être ignorant est une compétence. Les « gens » (terme préféré à celui de « public » qui laisse supposer une entité homogène) reprochent aux scientifiques de ne pas reconnaître l’incertitude inhérente à la production de savoirs. Il a été souligné lors du colloque la nécessité pour les chercheurs de rendre compte avec honnêteté de cette production de savoirs en reconnaissant les incertitudes et les ignorances.

Les rapports entre science et innovation

11Au cœur des controverses, se trouve un débat plus profond portant sur les rapports entre science et innovation (Bernard Jégou, biologiste, président du conseil scientifique de l’Inserm). La compression des liens entre marché et science (technosciences et technoéconomie) est à considérer pour J. Foyer dans le cadre de l’agenda de Lisbonne et de l’économie de la connaissance. La quatrième table ronde intitulée « Les controverses par-delà les frontières », animée par Pascal Griset (historien, Université Paris Sorbonne), a notamment permis de bien saisir que l’internationalisation des controverses prend des formes très diverses. Se développent des conflits de cultures épistémiques et la dimension politique est majeure dans les controverses scientifiques (Nathalie Jas, historienne et sociologue, Inra).

12Brice Laurent (sociologue, Mines ParisTech, Centre de sociologie de l’innovation [CSI]) a montré que, pour les nanotechnologies, la problématique de compétition internationale est présente dès le lancement des programmes de recherche. Les financements des recherches en Europe et aux États-Unis sont établis en fonction l’un de l’autre. Une volonté d’intervenir en amont des controverses marque les actions d’acteurs comme l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) et l’ISO (Organisation internationale de normalisation). Il s’agit pour eux d’essayer de construire un marché international, avec des méthodes d’évaluation des risques où la controverse est minimisée.

13La dimension internationale exacerbe les conflits et fait éclater le mythe des décisions publiques basées sur des connaissances scientifiques rationnelles.

Démocratie, information et formation

14La troisième table ronde intitulée « Controverses médiatisées, médias controversés », animée par Cécile Méadel (sociologue, Mines ParisTech, CSI) a abordé les questions de la médiatisation destinée à des publics non impliqués dans la production des savoirs en considérant les médias comme des acteurs du déploiement de la controverse.

15Hervé Kempf (journaliste, Le Monde) a précisé que les médias ne constituent pas une boîte noire qui échapperait à l’analyse. Dans la controverse sur les OGM qui est économique (prise de brevets et intérêts des grands semenciers), sociale et politique (impact très fort sur les structures agricoles), il a montré que, tout comme les chercheurs, qui, pour certains, travaillent pour Monsanto ou l’Inra, les médias sont eux aussi impliqués dans des jeux de pouvoir et sont articulés à une vision idéologique de la société.

16François Gonon (neurobiologiste, CNRS, Institut des maladies neurodégénératives) a relaté son expérience de recherche sur la dopamine dont il a établi l’absence de déficit chez les enfants. Pourtant, certains médias véhiculent l’information qu’un tel déficit existe et qu’il est responsable de l’hyperactivité chez les enfants, justifiant ainsi la prise de ritaline. F. Gonon s’est interrogé sur les pratiques de publication et les effets pernicieux de l’évaluation bibliométrique de la recherche via l’impact factor des revues. Les études initiales sont très médiatisées selon lui parce qu’elles sont publiées dans les très grandes revues scientifiques alors que les recherches suivantes, publiées dans des revues moins visibles, ne sont pas reprises dans les médias. Ces derniers « tournent » ainsi avec des premiers résultats spectaculaires.

17Les présentations de ces intervenants ont soulevé beaucoup de questions ou de réactions dans la salle. Ont été évoqués :

  • le déficit de formation scientifique des élites ;
  • la responsabilité sociale des chercheurs et une nécessaire formation en philosophie et en sociologie des sciences pour penser cette responsabilité sociale ;
  • le besoin de remettre l’accent sur l’instruction civique, notamment en raison du problème du grand poids de la télévision dans l’éducation, et de l’émergence de formes nouvelles de communication et d’information pour les jeunes (blogs, par exemple) ;
  • la nécessité de former à la pratique de la critique ; ont été pointés des obstacles rencontrés par les chercheurs dans leurs pratiques d’enseignement, via les collègues ou le fonctionnement du système de formation ;
  • le mythe de la neutralité de la science ; ainsi, un intervenant a relaté qu’un article « peer-review » où les auteurs déclarent que les OGM peuvent résoudre la famine dans le monde a toutes les chances d’être publié dans une revue comme Nature ou Science, alors qu’un article où est étudiée la contamination des maïs mexicains par des OGM provenant des États-Unis sera rejeté pour des raisons méthodologiques ;
  • le mouvement de slow science pour s’opposer à l’impact factor.

18La question de la formation du public (et des élites politiques) a ainsi été largement discutée, apparaissant comme le mode de régulation privilégié des rapports sciences-société. Si, dans le colloque, le modèle de déficit cognitif entre citoyen et chercheur a été bien présent, les interventions indiquent aussi qu’il existe un autre modèle, celui du scientifique engagé ou d’expert militant. La discussion a porté sur le fait que certains chercheurs, notamment ceux qui portent des discours critiques, ont un accès difficile à la fois aux publications scientifiques « prestigieuses » et à la communication médiatisée envers le public. Si la formation d’un public perçu comme un bloc homogène « imaginé » est ainsi essentiellement appréhendée sous l’angle de la médiatisation des controverses, l’idée de considérer l’ensemble des groupes concernés, et, parmi ces groupes, les jeunes qui sont les cibles des enseignements que réalisent les chercheurs, a aussi été soulevée.

19Pour conclure, nous reprenons les interrogations soulevées lors du colloque, qui nous apparaissent majeures, sur le rôle des SHS dans ces controverses : diffuseur, accompagnateur ou catalyseur des débats pour les uns, apport de pluridisciplinarité et de réflexivité critique pour d’autres. La question de leur enrôlement dans ces controverses a également été posée.

20Virginie Albe

21(ENS de Cachan, UMR STEF, Cachan, France)

22virginie.albe@stef.ens-cachan.fr

« Géographie, écologie, politique : un climat de changement » (Colloque, Université d’Orléans, 6-8 septembre 2012)

23Opportune manifestation que ce colloque international [2] organisé conjointement par l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et l’Université d’Orléans, à l’initiative de Denis Chartier (Université d’Orléans) et Estienne Rodary (IRD, Montpellier), corédacteurs en chef de la revue Écologie et Politique. À l’origine, un constat fait par les organisateurs, tous deux géographes, du rapport pour le moins ambigu qu’entretient leur discipline avec le politique et l’écologie. La géographie, en particulier francophone, garderait ainsi une grande frilosité à aborder les relations entre natures et sociétés dans une posture autre que la neutralité, laquelle serait supposément non partisane.

24Ce constat n’était pas sans lien avec les émois récemment suscités par la Société de Géographie (remarquée fin 2010 dans le grand public par l’édition d’un essai anticatastrophiste et la remise de son grand prix à Claude Allègre) mais il ne s’y résumait toutefois pas. Parmi les impressions ressorties des échanges, le sentiment d’un inconfort disciplinaire lié à l’essor des problématiques environnementales semblait assez largement reconnu, tout comme l’existence d’une certaine tentation du simplisme, voire la perspective d’un décrochage de la discipline dans le champ de la recherche environnementale [3]. L’ambition du colloque était de dépasser le stade du constat, et ainsi de faire le point sur l’histoire particulière de la géographie en France et de son rapport aux dimensions politiques de la question environnementale, vis-à-vis des évolutions de la discipline dans d’autres pays. Au vu de l’enthousiasme suscité par l’annonce, du nombre de soutiens par les laboratoires, de l’affluence, de la diversité et de l’intérêt des intervenants, ce colloque semblait donc répondre à une attente longtemps insatisfaite. S’il serait trompeur – du fait même de cette diversité – de voir en cet événement l’acte fondateur d’un courant homogène, il témoigne néanmoins de la vitalité d’une géographie critique, réflexive sur sa trajectoire historique et son positionnement par rapport à d’autres disciplines, en France et à l’étranger.

25Le colloque était organisé en quatre sessions. Le premier jour a abordé les relations historiques et épistémologiques entre la géographie, l’écologie et la politique en France et, en parallèle, ces relations dans d’autres cultures intellectuelles. Le second jour a traité du positionnement de la géographie française contemporaine face à l’écologie et la politique et, en parallèle, des perspectives de rapprochement de ces disciplines.

26Nicole Mathieu (CNRS, Paris) a introduit la première session en exprimant son enthousiasme à prendre au sérieux l’écologie comme une question ontologiquement politique, qui invite à s’interroger sur les apports de la géographie dans ce domaine et leurs usages géopolitiques. Les premières contributions ont mis en évidence différents moments historiques de définition, de démarcation ou de convergence entre la géographie et l’écologie sur fond d’engagement politique. Philippe Pelletier (Université Lyon 2) et Patrick Matagne (Université de Poitiers) ont présenté de manière complémentaire comment la géographie s’était à la fois inspirée et démarquée de l’écologie et de l’économie politique à la fin du XIXe en France et en Allemagne, alors que l’idéologie du progrès et le darwinisme s’imposaient comme explications de la diversité des cultures et des paysages. En construisant la proposition d’une science des milieux, Élisée Reclus porta clairement une opposition au déterminisme incarné par Friedrich Ratzel. Son héritage intellectuel fut toutefois éclipsé par l’œuvre considérable de Paul Vidal de la Blache dont – entre autres raisons – la pensée possibiliste était probablement plus compatible avec l’optimisme modernisateur de l’époque. Selon Alain Génin (Université de Tours), cet espoir de maîtrise des dynamiques environnementales fit le succès de la biogéographie dans le domaine de l’aménagement mais conduisit également à sa marginalisation en géographie. Cependant, l’écologie du paysage renouvellerait aujourd’hui cette approche interdisciplinaire en permettant d’interpréter les dynamiques des écosystèmes et leur gouvernance en réponse aux changements. Éric Glon (Université Lille 1) a proposé des pistes pour mobiliser la pensée de Marx afin de penser les contradictions entre accumulation capitaliste et préservation de la nature, mais il a conclu sur le manque de conceptualisation de l’espace chez les marxiens français, alors qu’aux États-Unis, David Harvey a exploré ce lien de manière fructueuse. Laurent Gagnol (Université de Grenoble) et Farid Benhammou (Académie d’Orléans-Tours) ont ensuite prolongé la réflexion sur l’héritage darwiniste dans la géographie contemporaine. Pour Laurent Gagnol, la géographie française reste trop silencieuse vis-à-vis des thèses réductionnistes qui naturalisent les inégalités politiques mondiales en considérant que certains milieux étaient prédisposés à dominer le monde. Pour Farid Benhammou, la vision prométhéenne d’un homme au centre du monde et appelé à dominer la nature reste prégnante dans la géographie française contemporaine, ce qui tend à marginaliser les travaux sur l’animal de ce côté de l’Atlantique. Dans la même session, Stéphanie Duvail (IRD, Paris) et Sébastien Caillault (AgroCampus Ouest, Angers) ont apporté des éclairages sur la manière dont la dimension politique a été évacuée, à certaines époques, des savoirs géographiques sur l’eau et le feu, et ils ont argumenté sur l’intérêt de la mobiliser aujourd’hui.

27La deuxième session a été introduite par Denis Gautier (Cirad, Ouagadougou, Burkina Faso), qui a rappelé au passage la complexité des héritages de la géographie tropicale française, à travers les figures de Pierre Gourou, Gilles Sautter et Paul Pélissier. Le fil conducteur des communications a été une déclinaison de l’appréhension par les géographes des discours sur la dégradation environnementale dans différents contextes intellectuels : Amérique du Sud, courants critiques anglo-américains, sciences coloniales. Roberto Verdum (Université Rio Grande do Sul, Porto Alegre, Brésil), retraçant les évolutions du traitement de la question environnementale par la géographie brésilienne, a montré l’existence d’une tension entre les pôles « ressources » ou naturalistes de la discipline, menant à des attentes grandissantes vis-à-vis d’approches plus interdisciplinaires. Bastien Sepulveda (Université de Rouen) a présenté une analyse fine de stratégies de contrôle d’espaces boisés du Chili central par des communautés Mapuche, explorant l’usage contextuel d’argumentations sur la sacralité des araucarias appropriés. Jean-Marc Zaninetti (Université d’Orléans) a consacré son exposé à la figure de Carl Sauer, fondateur de l’école de Berkeley, rappelant en particulier le caractère novateur de ses réflexions sur l’économie prédatrice. Antidéterminisme environnemental, remise en cause de l’eurocentrisme et limites de la croissance ont été autant d’apports qui ont pu influencer l’émergence de courants de la géographie radicale américaine. Christian Kull (Université Monash, Australie), grâce à un panorama historique du traitement de la question environnementale dans la géographie anglophone, a permis à l’auditoire d’en relativiser le caractère monolithique, soulignant deux moments de tensions internes à la discipline : l’un au tournant des années 1970 où la révolution quantitative et l’avènement d’un schisme humain/physique se firent aux dépens de l’environnement ; l’autre depuis la fin des années 1990, où les approches critiques ont pu mener à un déconstructionnisme excessif qui sapait les possibilités de dialogue avec l’écologie et les sciences de la conservation. David Blanchon (Université Paris Ouest Nanterre La Défense) s’est quant à lui intéressé au traitement de la question de l’eau par une branche de la political ecology. Il s’est ainsi attaché à discuter le concept de cycle hydrosocial, qui tente un rapprochement opérationnel entre approches marxistes et sociologie de la traduction. Dans une veine proche de Kull, Jacques Pollini (Université de l’Illinois à Urbana-Champaign, États-Unis) a discuté les discours portant sur le constat de la dégradation des hautes terres malgaches et sur son éventuel caractère anthropique. Présentant l’interprétation constructiviste dorénavant influente, il avance que cette dernière a pu alimenter – en partie à son corps défendant – une forme de révisionnisme écologique. Aziz Ballouche (Université d’Angers) a exposé le cas relativement similaire des thèses d’André Aubreville sur la « savanisation » de l’Afrique de l’Ouest, dont l’héritage, loin de se limiter à la période coloniale, serait selon lui encore présent dans une partie de la production académique actuelle. À travers le cas des politiques forestières en cours d’application dans le bassin du Congo, Floribert Ntungila (Université de Kinshasa, République démocratique du Congo) s’est attaché à montrer les effets pervers des logiques de zonage. Il a ainsi défendu l’idée d’un déplacement des approches « terroir », encore dominantes, vers une prise en compte plus explicite des modalités concrètes d’accès aux ressources, caractérisées par le changement et la contestation. La contribution de Mohamed Taabni (Université de Poitiers) a été un rappel historique du rôle des scientifiques dans le discours colonial attribuant la réduction du couvert forestier au Maghreb aux pratiques des populations berbères. Il a montré l’hétérogénéité des postures adoptées alors par la géographie française, couvrant un large spectre allant des géographes de cabinet associés au projet colonial à quelques figures de géographes engagés – à l’instar de Jean Dresch.

28La troisième session prolongeait l’analyse historique de la première pour faire état du positionnement actuel de la géographie française vis-à-vis de l’écologie et de la politique. Du côté de la géographie physique, Emmanuèle Gautier (Université Paris 8) et Pierre Pech (Université Paris 1) ont témoigné du changement de paradigme que constitue la reconnaissance de l’« anthropocène ». Il ne s’agit pas uniquement d’admettre que la révolution industrielle a imprimé sa trace dans la géologie, mais d’étudier les interdépendances des sociétés et des paysages en prenant au sérieux les territorialisations, les patrimonialisations et les menaces environnementales. Du côté de la géographie sociale, Christophe Grenier (Université de Nantes) a plaidé pour que les géographes – au nom d’une critique de la pensée écologiste – n’endossent pas le discours sur l’impératif de croissance et la préservation du mode de vie actuel. À partir de l’étude empirique des glissements de terrain à Caracas, Julien Rebotier (CNRS, Pau) a tenté une synthèse des apports des géographies sociale et physique en faisant l’hypothèse que les rapports sociaux qui déterminent les conditions d’accès au foncier orientent la séquence des événements qui président aux situations de risque, mais sans la déterminer. Les rapports de pouvoir peuvent être intégrés parmi un faisceau de facteurs, ils sont souvent structurants mais pas déterminants. Pour Antang Yamo (Responsive Forest Governance Initiative, Yaoundé, Cameroun) qui travaille sur la territorialisation des concessions agro-industrielles au Cameroun, ces rapports de pouvoir sont au contraire décisifs et génèrent de nombreux conflits. Il propose de les contrebalancer par la reconnaissance d’un droit d’usage au nom des effets agro-écologiques à long terme des pratiques qui seraient ainsi permises. Les trois interventions suivantes ont porté sur l’expertise environnementale et ses rapports avec le pouvoir. Laurent Lespez (Université de Caen) et Marie-Anne Germaine (Université Paris Ouest Nanterre La Défense) ont contesté la pertinence sur les rivières de faible énergie d’une politique de restauration des eaux vives qui vise à supprimer les obstacles aux poissons migrateurs. Avant l’ère industrielle, ces rivières étaient souvent des zones humides boisées peu propices aux migrateurs. Sur un sujet proche, Xavier Amelot (Université Bordeaux Montaigne) a critiqué l’inadéquation des bases de données et des indicateurs retenus pour établir la trame verte et bleue en région Poitou-Charentes, en raison de la maille qui ne permet pas de rendre compte des structures paysagères liées aux réseaux de haies. Ces exemples de contre-expertise posent aussi la question de l’accès aux données environnementales. Pierre Gautreau (Université Paris 1) a exposé son travail sur la propriété de ces données sur le web concernant trois pays sud-américains. De manière plus générale, l’inégal accès à un environnement de qualité a été étudié dans la littérature anglo-américaine sous le terme de « justice environnementale ». Sophie Moreau (Université Paris-Est Marnela-Vallée) a fait part de l’inégale appropriation de ce concept en France.

29La quatrième session, portant sur les voies du dialogue avec écologie et politique, a été introduite par Xavier Arnauld de Sartre (CNRS, Pau). Rappelant la tendance de la discipline à considérer que les problèmes environnementaux sont au cœur de ses préoccupations, il a avancé que les débats récents au sein de la géographie française autour de l’appropriation des problématiques du développement durable avaient abouti une décennie auparavant à des reconfigurations importantes dans les départements de géographie des universités américaines. Il a proposé une réinvention disciplinaire sur la base d’une triple prévention : éviter la caricature (écologie et sciences de la Terre ne sont pas nécessairement « prisonnières de leur scope »), insister sur le fait que les problèmes environnementaux sont posés, reconnaître l’existence d’une pluralité d’écoles et de propositions méthodologiques. Pierre-Olivier Garcia et Jérémy Grangé (Université de Grenoble) ont développé les apports originaux mais marginalisés de deux auteurs forts différents (Jean Bruhnes et William Bunge) sur la formulation de notion de limite en géographie ; ils ont présenté l’examen de ces occasions manquées comme une source d’inspiration pour une pensée politique de l’environnement qui fasse une place à la complexité et à la technique. Dans un second exposé à deux voix, Bertrand Sajaloli (Université d’Orléans) et Étienne Grésillon (Université Paris Diderot) ont présenté leurs résultats d’enquêtes sur les formes d’écologie politique portées par l’Église catholique. En discutant les fondements théologiques de ce qu’il s’agirait de nommer un catholicisme vert, en illustrant leurs propos par les actions de communautés religieuses et de pratiquants dans le centre de la France, ils ont souligné tant les ambiguïtés que la pérennité du mouvement. L’ethnologue Élise Demeulenaere (CNRS, Paris) a apporté un regard d’outsider, comparant le statut de l’espace en géographie à celui du terrain dans sa propre discipline : un concept marquant tant la discipline qu’il peut en devenir autoréférentiel et freiner la qualité du questionnement scientifique. Nombreuses réactions de la salle, qui s’est accordée toutefois sur le caractère intenable de définitions disciplinaires purement méthodologiques. Régis Barraud (Université de Poitiers) s’est attaché à montrer le rôle ambigu mais potentiellement novateur des géographes américains et européens dans les démarches d’évaluation des implications spatiales, paysagères, sociales et culturelles des effacements de barrage. La présentation de Samuel Challéat (Université de Bourgogne, Dijon) s’est voulue plus théorique et programmatique, proposant des voies de dialogue avec une approche épistémologique des événements rares pour une reformulation en géographie des problématiques du risque et de la vulnérabilité. Frédérique Blot (Centre universitaire Jean-François Champollion, Albi) a défendu l’intérêt d’une approche relationnelle pour analyser les conséquences sociospatiales de l’émergence d’une qualification en termes de pollution des effluents médicamenteux d’un hôpital en Dordogne. Baptiste Hautdidier (Irstea, Bordeaux) a souhaité montrer la complexité du dialogue au sein des courants critiques anglo-américains en matière de problématiques environnementales, en montrant tout d’abord leur inégale appropriation entre supports de publication américains et britanniques, puis en exposant les termes des débats entre sciences sociales et naturalistes via un exemple lié à l’écologie des pâturages. Nathalie Blanc (CNRS, Paris) a plaidé, via la notion d’esthétique environnementale ordinaire, pour une reconnaissance accrue des dimensions culturelles du développement durable, soulignant au passage l’intérêt des questions méthodologiques soulevées par une approche en termes de processus culturels.

30L’assistance était consciente de l’importance de l’événement mais a également constaté la diversité des points de vue en son sein, comme en a témoigné le caractère à la fois studieux et animé des sessions plénières. Sans qu’il ait donc été jugé opportun de publier un manifeste collectif, la valorisation d’une partie des actes fera l’objet d’un ouvrage collectif. La nécessité et l’intérêt d’une poursuite du dialogue ont néanmoins été affirmés, quitte à – et c’est bien une des conclusions possibles de ce colloque – ce que cela ne se fasse plus exclusivement selon des voies disciplinaires. On pensera notamment au colloque toulousain « Interactions » tenu en juin 2013 ou à « Penser l’écologie politique » en janvier 2014.

31Baptiste Hautdidier, Gabrielle Bouleau

32(Irstea, UR ADX, Cestas, France)

33baptiste.hautdidier@irstea.fr, gabrielle.bouleau@irstea.fr

« Rencontres nationales des systèmes complexes 2012 – Entretiens de Sète » (Journées d’étude, Sète, 3-5 octobre 2012)

34Faisant suite au colloque annuel du Réseau national des systèmes complexes (RNSC) à Montpellier, le 2 octobre 2012, les entretiens de Sète [4] ont réuni une cinquantaine de participants de toutes disciplines (biologie, écologie, mathématique, physique, informatique, économie…) et de plusieurs institutions (universités, CNRS, Inra, Cirad, IRD, etc.). D’un caractère moins formel, ils ont permis comme lors des éditions précédentes (2006, 2008 et 2010, à Cargèse, et 2011, à Roscoff) de poursuivre sur trois journées les discussions initiées lors du colloque, de rendre compte de la vie du RNSC et en particulier de ses réseaux et groupes de travail, de contribuer à la feuille de route du RNSC et, plus généralement, de faire un état des lieux de la recherche en France dans le domaine de la modélisation et de la simulation de systèmes complexes au sens large.

35Il faut rappeler ici la place singulière et importante que représente le RNSC dans le paysage de la recherche française. Sous la forme d’un Groupement d’intérêt scientifique (GIS), le RNSC est soutenu et financé par dix institutions [5], et fédère six instituts régionaux [6] et une trentaine de réseaux thématiques. Un principe de subsidiarité est appliqué à tous les niveaux : le RNSC ne se substitue pas à un laboratoire, il ne finance pas de projet comme l’Agence nationale de la recherche (ANR) et ne recrute pas de chercheurs comme le CNRS ou l’Université, mais distribue un soutien aux réseaux thématiques et instituts régionaux, via un appel à demandes de financements annuel. En outre, il organise ces journées de rencontres annuelles permettant aux chercheurs des réseaux thématiques et des instituts de discuter, d’échanger problématiques et savoir-faire, méthodes et outils.

36Le concept de système complexe est nomade entre plusieurs disciplines, de la physique à la sociologie et des mathématiques à l’écologie. Les systèmes complexes marquent une sensibilité particulière à certains objets (les populations, les réseaux, les grands systèmes intégrés sur plusieurs échelles), à certains mécanismes (diffusion, interaction, transitions, auto-organisation, morphogenèse) et à certains outils (systèmes dynamiques, simulation et exploration de modèles) perceptibles aujourd’hui dans tous les champs scientifiques. Les chercheurs se reconnaissant dans ces problématiques se sont structurés « par le bas » en une communauté active et en dehors des frontières disciplinaires. Aujourd’hui, le RNSC fait dialoguer physiciens et biologistes, informaticiens et géographes, mathématiciens et sociologues. C’est un interlocuteur reconnu par les régions, l’Europe et le monde (il est le partenaire français de la Complex System Society) ; il permet d’incuber de nouvelles thématiques en attendant qu’elles soient reconnues institutionnellement (plusieurs de ses réseaux sont devenus des groupements de recherche [GDR] du CNRS) ; il recense les formations interdisciplinaires au niveau master et au niveau doctoral (ce travail a été conduit en particulier dans les instituts régionaux) ; via l’activité de ces instituts, il mutualise de grands outils (comme le recueil et le stockage de données multiéchelles, l’accès à des grilles de calcul ou encore des environnements logiciels pour la visualisation de grands réseaux ou la simulation sur grille). Jouant le rôle d’une courroie de transmission, il permet de faire remonter les nouvelles problématiques du terrain vers l’ANR, les instituts nationaux et les programmes de recherche européens. Enfin, depuis 2011, le RNSC organise chaque année un appel à financements des réseaux, qui inclut à la fois le financement des réseaux existants et nouveaux, ce qui permet à ce GIS de rester un reflet fidèle des problématiques émergentes.

37Dans ce contexte, les rencontres du RNSC de Sète ont bien montré l’importance particulière de certains thèmes (les réseaux, l’environnement, l’exploitation des grandes masses de données) et la place centrale de certains outils (la modélisation individu-centrée et la simulation à grande échelle). Dans la suite de ce compte rendu, nous évoquerons quelques-uns des réseaux du RNSC qui ont présenté leurs activités autour de deux thèmes : outils mathématiques/informatiques et biologie/santé. D’autres réseaux développent des recherches dans les domaines de l’environnement, des réseaux et organisations sociales, du développement, etc. Si nous ne nous focalisons ici que sur quelques thèmes arbitrairement choisis, nous invitons le lecteur à se renseigner plus avant sur le site web du RNSC [7] et à ne pas hésiter à contacter les coordinateurs d’un réseau, l’objectif étant de faire émerger et de fédérer une communauté autour d’une thématique transdisciplinaire.

Outils mathématiques et informatiques

38La modélisation mathématique et informatique est un outil privilégié dans la communauté des systèmes complexes et s’applique à des domaines perçus (faussement) comme peu formalisés (c’est-à-dire, a priori, considérés comme peu susceptibles d’être décrits par un ensemble de règles formelles sur lesquelles on peut appliquer des raisonnements et des analyses mathématiques). La modélisation de la croissance des villes en géographie [8] en est un bel exemple. Mais le développement de modèles pertinents dans les sciences humaines et sociales, ainsi qu’en biologie ou en écologie, fait souvent appel à des formalismes individus-centrés : le système est modélisé à travers le comportement d’agents plus ou moins autonomes qui interagissent : les « individus » (que ce soit des particules, des agents économiques, des cellules…). « Individus » doit s’entendre ici au sens d’« individualités » et non dans un sens anthropomorphique. C’est le comportement collectif global qui émerge du comportement local de chaque agent et de ses interactions avec les autres que l’on veut comprendre. L’analyse théorique de ce type de modèle étant difficile, la simulation informatique est une approche indispensable pour observer et étudier le comportement du système. On parle d’« expérience numérique », la simulation se substituant à l’expérience. Malheureusement, une simulation ne permet d’étudier le comportement du système que pour un jeu particulier de paramètres. Ces modèles intégrant souvent des mécanismes probabilistes, il faut répéter les simulations de nombreuses fois pour en extraire des résultats significatifs. De plus, pour explorer les divers comportements possibles, il faut faire varier exhaustivement les paramètres de la simulation. L’analyse des modèles est donc une approche souvent très coûteuse en temps de calcul. Par ailleurs, il est nécessaire de répondre au problème de validation du modèle : est-ce qu’il décrit adéquatement le système réel, peut-on en tirer des prédictions, quelles sont ses limites, et quel est son pouvoir explicatif ?

39Plusieurs réseaux du RNSC ont pour objectif de développer des outils mathématiques et informatiques permettant de mettre en œuvre et de simplifier cette approche tout au long de la chaîne qui va de la modélisation à l’exploitation des résultats de simulation. Cette démarche débute par une réflexion sur les modèles, leurs propriétés et les outils mathématiques qui permettent de les analyser. Le réseau AIGM [9] se penche, par exemple, sur les problèmes de dynamique sur un graphe ou de dynamiques de graphes. Un graphe peut représenter une structure spatiale plus ou moins abstraite (par exemple, des villes reliées par des voies de communication ou encore des personnes connectées via un réseau social). Cette structure sert de support à un processus spatialisé qu’il faut comprendre (par exemple, la propagation d’une épidémie d’une ville à une autre, ou bien les évolutions des accointances de chaque individu dans le réseau social). Cette classe très générale de modèles intéresse donc aussi bien des épidémiologistes que des logisticiens, des éthologues que des bio-informaticiens. Les questions théoriques sont complexes : peut-on déduire des paramètres du modèle à partir d’observations partielles ? Existe-t-il des états d’équilibre ? Est-ce que les nœuds dans les graphes peuvent se classer en catégories suivant leur comportement ? Peut-on contrôler la dynamique spatiale ? etc.

40Comme indiqué plus haut, pour répondre à ces questions, il faut souvent passer par la simulation de ces modèles. Le réseau SIMTOOLS [10] rassemble des informaticiens engagés dans le développement de simulation informatique de modèles individus-centrés. On peut citer parmi les outils développés par des membres de ce réseau, l’environnement de simulation GAMA et la plate-forme OpenMole. GAMA [11] simplifie la description de modèles individus-centrés en intégrant des systèmes d’information géographique (SIG) et la gestion des expériences numériques. Cet outil est utilisé en particulier à l’IRD, dans des problèmes de modélisation géographique ou de gestion des risques. La plate-forme Open-Mole [12] a, elle, pour objectif de simplifier le développement de simulations sur des infrastructures de calcul distribué, les grilles. Les résultats de simulation doivent ensuite être explorés et utilisés de manière raisonnée, ce à quoi s’attelle le réseau MEXICO [13] : quels indicateurs peut-on extraire d’une simulation stochastique, comment évaluer la sensibilité d’un modèle à la variation de ses paramètres ou aux conditions initiales, peut-on optimiser l’exploration numérique du modèle ?

41On voit que les « sciences numériques » (computational sciences en anglais) ont été au cœur des entretiens de Sète. Ce terme désigne une approche scientifique fondée sur un recours massif aux modélisations informatiques et mathématiques et à la simulation ; cette approche n’est plus aujourd’hui réservée à l’ingénierie numérique mais trouve des applications en médecine, en biologie, en archéologie, etc.

42Ce développement des sciences numériques ne va pas sans poser des questions de fond. Comprend-on les limites intrinsèques d’une telle démarche ? Comment valider les modèles ? Quels types de certitudes et de savoirs peut-on en tirer ? Cette question est d’une actualité brûlante : il suffit de penser aux prévisions climatiques à long terme qui sont toutes issues de modèles numériques et aux nombreuses querelles qu’elles suscitent. Le RNSC est un outil essentiel pour permettre aux scientifiques d’échanger sur ces problématiques, indépendamment des frontières disciplinaires. Mais c’est aussi un relais vers la société civile (par exemple, via ses actions d’animations vers le grand public) afin d’enrichir la culture scientifique commune (qu’est-ce qu’un effet de seuil, une hystérésis, un changement de phase) et de faire comprendre les limites internes de la modélisation numérique.

Biologie et santé

43Si les systèmes complexes doivent se constituer en un champ scientifique autonome, c’est à travers leurs outils et leurs objets. Et les systèmes complexes trouvent leurs objets transversalement aux domaines scientifiques établis. Quatre réseaux présents à Sète portent sur des objets biologiques : le réseau VPH-France [14] qui représente en France un réseau d’excellence européen [15] sur la physiologie ; ADN [16] qui a permis d’incuber un nouveau GDR, créé au printemps 2012, sur l’architecture et la dynamique du noyau dans la cellule ; ImmunoComplexiT [17] sur la modélisation du système immunitaire ; et DarEvCan [18] qui a donné un GDR sur l’étude de la progression cancéreuse à partir des outils conceptuels apportés par la théorie darwinienne de l’évolution.

44Bien avant l’essor de la biologie des systèmes, les chercheurs en physiologie ont développé des modèles à plusieurs échelles des différents types de fonctions et organes du corps humain, afin de comprendre comment chacun d’entre eux interagit comme une partie dans un tout intégré. Le terme de « physiome » (à partir de la racine « physio » – vie, et « ome » – le tout) a été forgé lors du congrès international des sciences physiologiques en 1993. En 1997, un effort international, désigné sous le vocable anglais de Physiome Project, est né afin de fédérer les efforts sur la modélisation quantitative des dynamiques physiologiques au niveau de l’organisme tout entier. La communauté européenne a soutenu ces efforts à travers le financement de plusieurs projets de recherche regroupés sous la bannière du réseau VPH. Parmi les avancées notables, on peut citer le développement de « langages de mark-up » pour la description des données anatomiques et physiologiques et le développement d’entrepôts et d’outils de visualisation, de simulation et d’analyse des modèles. La modélisation du cœur battant ou celle du rein sur des échelles de temps allant de la minute à la dizaine d’années sont des exemples d’applications de grande envergure. Pour un nonbiologiste, il est frappant de comparer le Human Genome Project et le Physiome Project : si tous les deux ont pour objectif la compréhension du fonctionnement de l’organisme humain, le premier adopte une démarche résolument réductionniste, partant de la molécule, tandis que le second repose sur une vision intégrée ayant pour but le développement d’applications plus immédiates dans le domaine biomédical.

45L’approche transversale des systèmes complexes permet de renouveler des thématiques anciennes. Ainsi, en cancérologie, le réseau DarEvCan a pour objectif de tester dans quelle mesure la dynamique du cancer est prévisible et explicable par les concepts et les théories développés en écologie et en biologie évolutive. En effet, on peut voir le cancer comme une maladie associée à l’évolution et à la compétition des cellules à l’intérieur d’un organisme. Le schéma darwinien s’impose ici aussi comme un des grands schèmes explicatifs de la biologie. Dans cette perspective, il faut expliquer l’émergence du cancer, c’est-à-dire la sélection naturelle sur les oncogènes (qui risquent d’induire le cancer) et les gènes suppresseurs de tumeurs. Le paradoxe de Peto nous montre une des difficultés du problème : on pourrait penser que plus un animal possède de cellules, plus il a de risque de contracter un cancer, chaque cellule étant susceptible de « mal tourner ». Or si, au sein d’une même espèce, la masse corporelle semble bien être corrélée avec la prévalence du cancer, ce n’est pas le cas entre les espèces. Ainsi, les baleines blanches (bélugas), qui ont un poids pouvant atteindre 1,5 tonne, ne sont que 18 % à être affectées par un cancer, alors qu’un humain sur trois est touché par la maladie. Des modèles mathématiques expliquant ce paradoxe existent : par exemple, il peut être plus efficace d’un point de vue évolutif de compter davantage de morts à cause du cancer que de développer des mécanismes protecteurs (par exemple, si la mortalité intervient suffisamment tardivement, après les années de reproduction, l’évolution ne sélectionnera pas les individus plus résistants). D’autres explications sont possibles, la difficulté étant de tester et de valider les théories.

En guise de conclusion

46Les quelques exemples de réseaux du RNSC que nous avons esquissés ne rendent pas justice à l’ouverture relativement récente des sciences du numérique vers les sciences humaines et sociales. Ces domaines sont abordés dans le RNSC, avec, par exemple, l’étude de la gouvernance des systèmes sociotechniques [19], l’intelligence territoriale [20] ou la formalisation en musique [21]. Les concepts et les outils nouveaux apportés par la démarche scientifique des systèmes complexes sont susceptibles de générer dans ces domaines une rupture majeure. D’abord, parce qu’ils prônent de fait et mettent en œuvre une « naturalisation » des objets étudiés par les sciences humaines : ceux-ci n’ont plus un statut exceptionnel et sont susceptibles d’être analysés à l’égal des objets de la physique ou de la chimie. Ensuite, parce que nos systèmes économiques, politiques et culturels sont des systèmes interconnectés de très grande complexité, que l’expertise humaine n’est souvent plus capable de maîtriser : nos actions ont des effets induits difficiles à prédire et contre-intuitifs, ils font intervenir une multitude d’acteurs, nécessitent de connaître un grand nombre de règles et s’appliquent souvent dans de nombreux cas hétérogènes. La modélisation complète de ces systèmes est encore bien loin d’être à notre portée, mais des modélisations partielles deviennent possibles et doivent permettre d’étudier plus systématiquement certains aspects. Il ne s’agit pas de verser dans un positivisme béat : la modélisation est un outil qui jouera, parions-le, un rôle de plus en plus important dans ces domaines mais toute modélisation a son domaine de validité. Il faut le comprendre et développer un regard critique, tant chez les scientifiques que chez le citoyen. Un enjeu que plusieurs membres et plusieurs partenaires du RNSC, en particulier l’ISC-N et le CNSC, ont pris à bras-le-corps, en adhérant à un effort international de l’Unesco visant à développer les collaborations internationales entre universités (projet UniTwin). Dans ce cadre, l’initiative CSDC [22], a pour objectif de partager et mutualiser entre pays et entre continents les ressources et les expériences pédagogiques permettant de développer un enseignement et une « culture des systèmes complexes » susceptibles de faire face aux défis qu’ils nous posent.

47Jean-Louis Giavitto

48(CNRS, UMR STMS, Paris, France)

49jean-louis.giavitto@ircam.fr

« Expertiser la nature » (Séminaire, Chichilianne, 24-25 janvier 2013)

50La biodiversité peut-elle être prise comme objet d’étude par les sciences sociales et que peuvent-elles en dire ? Tel était l’enjeu du séminaire « Expertiser la nature », coordonné par Céline Granjou (sociologue, Unité Développement des territoires montagnards [DTM], Irstea), qui s’est tenu à Chichilianne (Isère) les 24 et 25 janvier 2013. Organisé dans le cadre du projet « Pan-Bioptique, les institutions émergentes de la biodiversité : inventorier, numériser, expertiser la nature [23] » (2009-2013) associant Irstea, le CNRS et l’Inra, cet événement a été monté en collaboration avec les animateurs du projet « ExpéBiodiv. Étude pluridisciplinaire des grandes expéditions naturalistes contemporaines [24] », piloté par Elsa Faugère, anthropologue à l’Unité Écodéveloppement de l’Inra (les deux projets ayant été financés par le programme ANR « Sciences techniques et savoirs en société »). Plus qu’une restitution de projets touchant à leur fin, ce séminaire a fonctionné comme un atelier de travail.

51Le séminaire s’est ouvert sur un constat : la disparition possible du terme de biodiversité au profit d’une référence croissante aux services écosystémiques. Comment rendre compte d’un tel glissement ? C’est la question à laquelle se sont efforcés de répondre les différents intervenants. L’introduction prononcée par C. Granjou a offert l’occasion de rappeler les objectifs, le modus operandi et les acquis du projet « PanBioptique ». Celui-ci a été élaboré dans un contexte de reconfigurations profondes de l’espace de la conservation, rythmées par la publication de rapports (ex. : le Millennium Ecosystem Assessment), la tenue de sommets mondiaux (ex. : « Rio+20 »), la mise en œuvre de nouvelles normes (ex. : la Convention sur la diversité biologique, CDB) et la création de plate-formes d’expertise internationales (ex. : l’Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services, IPBES). Au vu de cette actualité, le projet se fixe trois objectifs :

  • Éclairer les évolutions dans les manières de produire des connaissances dans les sciences de la vie en se concentrant sur les pratiques et les engagements des chercheurs ;
  • Saisir le renouvellement des interactions entre recherche et régulation environnementale ;
  • Rendre compte des rapports à la nature qui se jouent dans et autour de ces institutions émergentes de la biodiversité.

52Ont ensuite été détaillés les objets et les méthodes de recherche, marqués notamment par l’articulation entre les terrains ethnographiques – menés auprès de lieux de recherche en biodiversité, d’interfaces sciences/société ou de meetings internationaux – et une méthodologie associant démarche qualitative et analyse de réseaux. Les acquis du projet ont ensuite été déclinés dans le cadre des trois sessions thématiques : Internationalisation de la biodiversité ; Inventaires et collections ; Services et compensation écologiques.

53La première session a porté sur l’émergence et la mise en place d’un dispositif global de gestion de la biodiversité. Elle a suivi une intervention de Flora Pellegrin, responsable de la stratégie et de l’animation scientifique à la Fondation pour la recherche sur la biodiversité (FRB), rendant compte de la manière dont cette dernière a construit une base de données des acteurs de la biodiversité, en vue de mener à bien ses différentes missions (documenter l’état de la biodiversité, comprendre ses dynamiques, modéliser ses changements et mener une réflexion sur les valeurs qui lui sont associées). Cette présentation a livré un premier aperçu des logiques de fonctionnement d’une institution fortement impliquée dans la dynamique d’internationalisation des politiques de la biodiversité, à laquelle ont été consacrées les interventions suivantes.

54Valérie Boisvert (économiste, UMR GRED, IRD) a inauguré la session par un retour sur 20 ans de valorisation de la biodiversité. Articulant dispositifs institutionnels, savoirs de référence et instruments d’action, elle a mis l’accent sur la montée en puissance du référentiel économique. Celui-ci se traduit à la fois par l’apparition de concepts ou d’instruments nouveaux (Ecosystem services, Biodiversity business risk…), par la mobilisation croissante de savoirs pouvant être associés à une approche économique (génétique, écologie chimique, économie écologique…) et par la manière dont sont analysées les relations entre sciences et société, relations de plus en plus appréhendées sur le mode typiquement économique de « l’asymétrie d’information » (asymétrie dont les victimes seraient aujourd’hui les décideurs, d’où un fort besoin en sciences de leur part).

55Les modalités de mise en place d’un dispositif international de la biodiversité ont ensuite été explicitées par Florian Charvolin (sociologue, Centre Max Weber, CNRS) et Guillaume Ollivier (sociologue, Unité Écodéveloppement, Inra) qui se sont penchés sur la diplomatie de la biodiversité structurant les phases préliminaires de l’IPBES. Que représentent les représentants ? S’appuyant sur une enquête statistique, les intervenants ont montré que les personnalités engagées dans ce processus partagent des caractéristiques déterminant la nature même de ce que sera l’IPBES. Plus souvent mandataires d’agences gouvernementales que du monde académique, dotés de compétences scientifiques attestées par des diplômes universitaires, souvent engagés dans le secteur des grandes ONG internationales, ces représentants sont porteurs d’une vision spécifique du problème, caractérisée par une référence prédominante aux sciences de la nature et une orientation gestionnaire. Ils semblent monopoliser le discours au bénéfice des pays du « Nord » plutôt que du « Sud ». Mais surtout, ils s’inscrivent dans un dispositif singulier, au sein duquel science et politique ne constituent pas des univers séparés mis en relation par diverses interfaces, mais sont en réalité bien plus intriqués, s’organisant plutôt en une sorte d’étagement (ce que rend perceptible l’analyse biographique de certains individus, dont les trajectoires traversent ces différents mondes ou qui y occupent simultanément différentes positions).

56Alice Vadrot (politiste, Interdisciplinary Center for Comparative Research in the Social Sciences [ICCR], Autriche) a développé la question des sélectivités épistémiques présidant à la mise en place de l’IPBES, en portant au jour le poids déterminant d’une logique de type « pay to conserve » reposant sur la mobilisation d’une instrumentation économique. Cette logique se serait imposée en réponse à la difficulté de la CDB de se voir mise en œuvre.

57La seconde session a invité à changer de perspective pour se concentrer sur les pratiques fondatrices de la conservation de la biodiversité, à savoir les inventaires et les collections. E. Faugère a présenté le projet « ExpéBiodiv » avant d’aborder la fabrication des savoirs sur la biodiversité dans le cadre de rapports Nord/Sud asymétriques, et de détailler les modalités d’exercice de la profession de taxonomiste systématicien à travers l’étude d’échanges de coquillages entre amateurs et professionnels de la malacologie. Elle a rappelé que les sciences naturalistes de terrain, et ce dès le XIXe siècle, s’appuient sur deux piliers : le mécénat et le bénévolat. Par ailleurs, elle a proposé d’objectiver l’« économie morale » qui régule de tels échanges (c’est-à-dire, au-delà de l’appréhension brutalement matérialiste, l’ensemble des normes et expériences subjectives qui les sous-tendent). Dons et contre-dons permettraient à ces collectifs composites de perdurer.

58La question de la place de la systématique dans les dispositifs de conservation a été approfondie par C. Granjou, Isabelle Mauz (sociologue, DTM, Irstea), Marc Barbier (sociologue, Inra-SenS) et Philippe Breucker (ingénieur d’études, systèmes d’information, Inra-SenS). Ils ont posé la question du renouveau de la systématique – dont le déclin ne cesse pourtant d’être annoncé – et de ses limites, à travers l’étude d’un projet d’inventaire dans le Mercantour. Ils ont montré que malgré une crise sur le plan académique, la systématique a profité de l’intérêt croissant pour la biodiversité, synonyme pour elle de promesses et d’attentes nouvelles. L’idée que les inventaires sont utiles à la conservation de la biodiversité ne va cependant pas de soi. Cette affirmation est le produit d’un travail organisationnel mettant en jeu systématiciens et gestionnaires de parc. Elle se heurte au désaveu de certains écologues – pour lesquels une description exhaustive des espèces n’est pas nécessaire à la compréhension du fonctionnement des écosystèmes et qui ne voient dans la systématique qu’une activité subalterne de récolte de données. Par ailleurs, ces dispositifs organisationnels sont des dispositifs sociaux, au sein desquels les données de recherche, qui fonctionnent comme des clés d’accès à une communauté, ont un rôle social sinon politique.

59Florence Millerand (Professeure, Département de communication publique et sociale, Université du Québec à Montréal) a insisté sur ce dernier point, en étudiant le fonctionnement d’une plate-forme collaborative en ligne (Tela Botanica [25]). Une telle plate-forme réactualise la contribution des amateurs à la production des savoirs en botanique. La relation entre amateurs et professionnels ne s’y réduit pas à la seule question du statut. Elle est déterminée par la mise en jeux de différentes formes de savoirs (botanique, informatique…) et surtout par une compétence spécifique : le rapport au terrain.

60La réflexion sur la taxonomie a été complétée par Laure Corbari (taxonomiste, UMR SAE, Muséum national d’histoire naturelle [MNHN]). Celle-ci a rappelé le rôle des collections du MNHN tout en présentant les méthodologies employées. Mettant en scène les promesses de la taxonomie, elle a insisté à la fois sur le renouvellement des approches et sur le caractère indispensable de ce métier quant à l’exploration, à l’identification des espèces et à la production d’hypothèses sur l’évolution de la biodiversité. Plus encore, elle a analysé finement la chaîne de travail dans laquelle s’inscrivent les taxonomistes.

61La dernière session a insisté sur la réorganisation de la conservation autour du référentiel au marché. Cette évolution, dans laquelle certains voient une « néolibéralisation de la nature », a été décrite dans ses grands axes par Christophe Bonneuil (historien des sciences, Centre Alexandre Koyré, CNRS), qui a rendu compte de la montée du market environmentalism aux États-Unis à partir des années 1970. Ce tournant constitue une riposte aux régulations mises en place dans la période précédente. Cette riposte se traduit par une organisation du secteur industriel, une redéfinition du rapport aux savoirs (recours croissant au droit, à l’économie…), un élargissement de l’ancrage institutionnel et social (multiplication de think tanks, ouverture aux ONG, développement d’un mouvement social anti-environnementaliste…), et elle se manifeste dans des politiques spécifiques : permis d’émission, dispositifs de compensation… Or, la mise en marché nécessite le recours à une métrique et à des indicateurs nouveaux. Cela explique le passage d’une approche en termes de ressources à une approche en termes de services écosystémiques qui permettent d’attribuer un prix à des segments de biodiversité ou à des fonctions auxquelles il était jusqu’ici difficile de conférer une valeur monétaire.

62Yannick Mahrane (historien des sciences, Centre Alexandre Koyré, CNRS) s’est proposé deréaliser la sociohistoire de cette transition. Se distinguant des travaux historiques centrés sur la seule discipline économique, il a étudié la circulation des concepts et métaphores entre économie et écologie des écosystèmes aux États-Unis, de l’après-guerre aux années 1970. Il montre qu’après une période de conservationnisme d’inspiration malthusienne associée à la figure du naturaliste H.F. Osborn, se produit une rupture avec les travaux de H.T. Odum qui, à partir des années 1960, introduit l’écologie des écosystèmes dans le discours économique, substituant la rhétorique du flux à celle des ressources. Les normes et pratiques de mise en marché circulent ensuite dans le monde à travers différents réseaux. Les acteurs privés jouent un rôle croissant dans cette dynamique indissociablement scientifique, économique et politique.

63C’est ce dont rend compte une enquête réalisée dans un groupe de travail « économie et biodiversité » associant chercheurs (économistes, écologues, juristes…), représentants de la fonction publique territoriale, cadres d’entreprise… Ce travail, réalisé par Michel Daccache (sociologue, DTM, Irstea), analyse les conditions sociales de production des savoirs et instruments à travers une étude des propriétés sociales des acteurs. Au-delà des différences apparentes, les participants partagent des caractéristiques qui expliquent l’existence d’un certain sens commun (le passage, par exemple, par de grandes ONG environnementales).

64Les modalités pratiques de compensation écologique et leurs limites ont ensuite été détaillées par Sylvain Pioch (écologue, UMR CEFE, CNRS) et Stéphanie Gaucherand (écologue, Unité Écosystèmes montagnards, Irstea) qui ont illustré le propos par l’exemple d’un dispositif de compensation dans les domaines skiables. Si l’approche en termes de services écosystémiques semble triompher, elle se heurte cependant à des mises en questions philosophiques et morales.

65Virginie Marris (philosophe, UMR CEFE, CNRS) a souligné la réduction éthique dont la nature fait l’objet, l’approche en termes de services écosystémiques ne pouvant en aucun cas rendre compte de la valeur intrinsèque de la biodiversité, ni rendre commensurables des valeurs irréductibles les unes aux autres. Éric Vindimian (Irstea) a insisté cependant sur l’impératif de quantification, essentiel à la prise de décision. Les critiques dont de telles approches font l’objet justifient largement d’accompagner les politiques publiques par une recherche de qualité en ce domaine.

66La biodiversité est un mot, mais un mot associé à des effets de vérité et à des pratiques bien réelles. C’est ce dont a rendu compte ce séminaire à travers une exploration systématique des dispositifs de conservation de la biodiversité. Questionnant le clivage trop simple entre science et politique, il a aidé à mieux appréhender un objet complexe et saturé de discours. Ce faisant, le séminaire a soulevé des questions de sociologie générale (représentations, valeurs) et est parvenu à articuler des disciplines et des démarches différentes en faisant du concept de biodiversité la métonymie de changements plus vastes. En confrontant chercheurs et acteurs de la biodiversité, cette rencontre a permis la mise en danger des acquis des sciences sociales, contribuant à leur effort de réflexivité. Reste que celle-ci n’a probablement pas été développée comme elle aurait pu l’être. Un point notamment n’a pas été soulevé : celui de la posture des chercheurs en sciences sociales dans un univers où ces dernières sont en permanence sollicitées. Un tel questionnement gagnera sans aucun doute à être approfondi.

67Michel Daccache

68(Irstea, DTM, Grenoble, France)

69michel.daccache@irstea.fr


Date de mise en ligne : 13/02/2014

https://doi.org/10.1051/nss/2013113

Notes

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