Couverture de NSS_213

Article de revue

Réconcilier souveraineté individuelle et vie en société : la société écologiste d'André Gorz et la société conviviale d'Ivan Illich

Pages 307 à 314

Notes

  • [1]
    « Penser la sortie du capitalisme, le scénario Gorz », jeudi 15 et vendredi 16 novembre 2012, colloque international au Nouveau Théâtre de Montreuil. Le programme est consultable sur internet à l’adresse http://www.imec-archives.com/activites_prgm/imec_20121004_539.pdf. À noter que, dans le numéro précédent de NSS (21, 2, 2013), a été publié un compte rendu de l’ouvrage André Gorz : portrait du philosophe en contrebandier, ou l’écologie politique comme reconquête du sujet (Paris, L’Harmattan, 2012). L’auteur de cet ouvrage est l’auteur de ce présent texte.
  • [2]
    Professeur émérite de sociologie à l’Université Paris Ouest Nanterre la Défense, où il est codirecteur du laboratoire Sophiapol, fondateur de la Revue du MAUSS.
  • [3]
    Économiste, chef de la Mission de l’analyse stratégique, des synthèses et de la prospective à la direction générale de la cohésion sociale et directeur de publication de André Gorz, un penseur pour le XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2009.
  • [4]
    « Vivre et penser avec Ivan Illich, dix ans après », 29, 30 novembre et 1er décembre 2012, École normale supérieure de Paris. Le programme est consultable sur internet à l’adresse http://www.ens.fr/spip.php?article1511.
  • [5]
    Élève de l’École normale supérieure de Paris, doctorant à l’École des hautes études en sciences sociales.
  • [6]
    Élève de l’École normale supérieure de Paris.
  • [7]
    Philosophe, professeur d’urbanisme à l’Institut d’urbanisme de Paris, Université Paris 12.
  • [8]
    Si Jean-Pierre Dupuy consacre son intervention lors du colloque sur Gorz à une comparaison entre les thèses des deux auteurs, l’intervention qu’il donne quelques semaines plus tard lors du colloque sur Illich porte sur un dialogue entre Illich et… René Girard.
  • [9]
    Ingénieur, épistémologue et philosophe français. Polytechnicien et ingénieur des mines, il est professeur et chercheur au Center for the Study of Language and Information (CSLI) de l’Université Stanford aux États-Unis.
  • [10]
    Parmi les intellectuels de renom qui s’y rendent à la même époque, Hannah Arendt était une habituée du centre.
  • [11]
    Illich, I., 1973. Inverting politics, retooling society: from tools for conviviality, The American Poetry Review, 2, 3, 51-53.
  • [12]
    Illich, I., 1973. La convivialité, Paris, Le Seuil.
  • [13]
    Gorz, A., 2008. Écologica, Paris, Éditions Galilée.
  • [14]
    Gorz, A., 2008. L’écologie politique, une éthique de la libération, in Gorz, A., Écologica, Paris, Éditions Galilée, p. 9.
  • [15]
    Écrivain, cinéaste, critique littéraire et ancien collaborateur de Jean-Paul Sartre.
  • [16]
    Tels que Le traître (Paris, Gallimard, 1958) ou encore Le vieillissement (Gallimard, Paris, 1964).
  • [17]
    Gorz A., 1972. Fondements pour une morale, Paris, Éditions Galilée.
  • [18]
    Chercheur à l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques (CNRS, Université Paris 1).
  • [19]
    Docteur en philosophie politique (École normale supérieure de Lyon), spécialiste de la pensée anarchiste.
  • [20]
    Le débat public fait souvent de L. Kohr le père de l’adage « small is beautiful », passant ainsi à côté de la portée innovante de son propos.
  • [21]
    C’est en effet à ce seuil démographique que Platon, dans sa République, fixait le seuil de viabilité de la démocratie, au-delà duquel les populations supplémentaires partaient fonder des colonies afin de préserver l’équilibre de la cité mère. On voit ainsi comment, à l’époque hellénistique, la logique de l’équilibre, de la proportion, pouvait aller de pair avec une logique d’expansion et de croissance.
  • [22]
    Fourel, C., André Gorz, un penseur pour le XXIe siècle, op. cit., p. 180.
  • [23]
    Gorz, A., Le traître, op. cit.
  • [24]
    Centro Intercultural de Documentacion.
  • [25]
    Illich, I., 1975. Énergie et équité, Paris, Le Seuil.
  • [26]
    Architecte à Barcelone, doctorante en urbanisme sous la direction de T. Paquot.
  • [27]
    Illich, I., 1975. Némésis médicale. L’expropriation de la santé, Paris, Le Seuil.
  • [28]
    Fourel, C., Gorz, un penseur pour le XXIe siècle, op. cit., p. 181.
  • [29]
    Sociologue, dirige un enseignement sur la société française à l’Université de Nottingham Trent au Royaume-Uni.
  • [30]
    Ancien conseiller référendaire à la Cour des comptes, philosophe et essayiste altermondialiste spécialiste des questions de politiques publiques et des nouvelles approches de la richesse.
  • [31]
    Gorz, A., 2006. Lettre à D. Histoire d’un amour, Paris, Éditions Galilée.
  • [32]
    Philosophe et sociologue française, spécialiste du travail, professeur à l’Université Paris-Dauphine.
  • [33]
    Socioéconomiste, enseignant à l’Institut catholique de Paris.
  • [34]
    Économiste, enseignante à l’Université Toulouse 2, militante altermondialiste au sein d’Attac France.
  • [35]
    Philosophe et économiste, professeur à l’Université catholique de Louvain (Belgique).
  • [36]
    Il existe toute une palette de dénominations pour ce revenu (allocation d’autonomie, allocation universelle, revenu de citoyenneté, etc.). Bien que cette pluralité sémantique aille au-delà des mots et contribue à définir l’orientation dans tel ou tel sens de ce projet, nous adopterons ici le parti pris observé durant ces deux colloques : nous n’emploierons que l’expression « revenu universel garanti ».
  • [37]
    Philosophe, professeur à l’Institut français de la mode.
  • [38]
    Illich, I., 1971. Une société sans école, Paris, Le Seuil. Jean-Pierre Dupuy a fait remarquer que la traduction française du titre original ne rend compte qu’en partie seulement de ce que contient l’ouvrage, et qu’il eût, par conséquent, été plus adapté de traduire Deschooling society par « Déscolariser la société », par exemple. De plus, Deschooling society sonne comme un écho à l’article d’Illich de 1967, « Retooling society », ébauche de La convivialité.
  • [39]
    op. cit., p. 44-45.
  • [40]
    Gorz, A., 1978. Écologie et politique, Paris, Le Seuil.
  • [41]
    op. cit., p. 59.

1À quelques semaines d’intervalle, à l’automne 2012, deux colloques internationaux se sont tenus autour de la pensée de deux penseurs proches, de deux intellectuels engagés et en voie de reconnaissance. Le premier colloque, « Penser la sortie du capitalisme, le scénario André Gorz [1] », fut organisé par Alain Caillé [2] et Christophe Fourel [3]. Le second, « Vivre et penser avec Ivan Illich, dix ans après [4] » par Martin Fortier [5], Nicolas Nely [6] et Thierry Paquot [7]. Cette analyse comparée des deux colloques tentera de rendre compte à la fois de la proximité intellectuelle de ces deux penseurs, et, en même temps, de faire émerger leurs singularités respectives.

2L’un et l’autre font en effet l’analyse que la société moderne et industrielle contemporaine s’est petit à petit détournée de ses objectifs de départ : assurer l’autonomie du plus grand nombre possible d’individus, en les mettant à l’abri du manque et de la rareté. Plus encore, parce qu’elle s’en est détournée au point de ruiner l’autonomie en entretenant une économie basée sur le profit et les faux besoins, les deux auteurs tracent, chacun dans son style propre, les perspectives qui pourront nous faire retrouver le chemin d’une société à leurs yeux décente. Dans un premier temps, nous présenterons les dilemmes constitutifs de la société moderne, que Gorz et Illich tentent de dépasser. Puis, sur la base des interventions issues des colloques, nous présenterons les convergences et les singularités de leurs parcours intellectuels, tant sur le fond de leurs pensées que sur le style de réflexion. Enfin, nous présenterons les principaux thèmes qui, pour l’un et pour l’autre, recouvraient une importance particulière, tant pour analyser la société actuelle que pour tracer les contours de la société conviviale et écologiste qu’ils appellent de leurs vœux : le travail, pour Gorz ; l’alimentation et l’urbanisme, pour Illich.

La société ou l’individu ? Dépasser le dilemme de la modernité

3La philosophie politique moderne est toute entière parcourue par une tension, un dilemme, qui, à la fois, la fragmente et lui donne toute sa spécificité : qu’appelle-t-on une société décente ?

4D’un côté, pour la tradition libérale et libertaire, est décente la société qui valorise l’individu pleinement autonome, et qui s’organise pour mettre à la disposition de celui-ci tous les instruments qui faciliteront son émancipation. Cette approche de la société décente contient cependant un risque : celui d’assimiler toute forme de vie en collectivité à une source de contrainte, de dépossession et au final d’aliénation.

5D’un autre côté, pour la tradition républicaine, est décente la collectivité qui repose sur une norme commune de la vie bonne, du bien et du mal. Ici, l’idéal du vivre ensemble est à entendre comme une véritable communauté morale et affective. Tout comme l’approche libérale, cette définition comporte un risque : en valorisant la norme collective, n’y a-t-il pas un risque de voir la liberté individuelle reléguée au rang de caprice égoïste ?

6Ces deux approches forment ainsi les deux bornes qui balisent la philosophie politique moderne. Entre, d’un côté, faire reposer le vivre ensemble sur une norme commune et, d’un autre côté, valoriser l’autonomie individuelle, où trouver le point d’équilibre ? La tradition libérale et libertaire, voire anarchiste, place le curseur résolument du côté de l’autonomie de l’individu, quitte, pour les plus radicaux, à ne plus considérer le fait de « faire société » comme un objectif à part entière. La tradition républicaine, quant à elle, le place davantage du côté de la morale publique et de la collectivité, quitte à prêter le flanc aux accusations de « tyrannie du bien », de paternalisme, voire d’impérialisme. Ainsi, partagée entre ces deux polarités irréconciliables, la société moderne oscillerait entre risque d’effritement (les individus libéraux se détournant progressivement de la société, vécue comme un obstacle à leur autonomie fondamentale) et risque d’injustices (injustices subies par les individus écrasés par les normes non négociables de la société républicaine).

7Bien que ne se revendiquant ni l’un ni l’autre de la posture conventionnelle du philosophe, André Gorz (1923-2007) et Ivan Illich (1926-2002) tentent, chacun à leur façon, d’esquisser les contours d’une société décente qui s’affranchirait de ce dilemme, c’est-à-dire d’esquisser les contours d’un vivre ensemble composé d’individus en pleine possession d’eux-mêmes.

8Pour André Gorz, ainsi qu’en ont rendu compte les deux journées d’étude qui lui ont été consacrées, la dynamique interne de la société moderne nous amène au point où « il nous est possible d’espérer » l’avènement d’un vivre ensemble décent basé sur le respect de l’individu et de son « monde vécu » : la société écologiste.

9Ivan Illich, pour sa part, procède à l’analyse de la société industrielle contemporaine depuis la grille de lecture originale qu’il s’est forgée. Celle-ci est à mi-chemin entre la philosophie catholique médiévale et l’anarchisme contemporain de Paul Goodman et elle pointe en creux les contours de ce qu’aurait pu être la société dite conviviale, fondée sur les modes de vie dits vernaculaires. Le concept de vernaculaire est central dans la pensée d’Illich, il renvoie à ce mode de socialité non détourné par la rationalité économique ou administrative.

Des racines intellectuelles éloignées, mais des cheminements qui convergent

10Bien qu’issus de traditions de pensées différentes, la philosophie médiévale de Thomas d’Aquin et l’anarchisme de Paul Goodman pour Illich, l’existentialisme sartrien et le marxisme pour Gorz, leurs cheminements se rapprochent et convergent en un constat et en un projet intellectuel parallèles : la société moderne et industrielle, fondée sur une économie de type capitaliste, a broyé la culture du quotidien de l’individu au point que celui-ci se retrouve comme fragmenté, désarmé et exproprié, hors de lui-même. Partant de ce diagnostic, les deux penseurs vont, chacun depuis leurs sensibilités propres, tenter de reconquérir l’individu et d’esquisser la forme de société habitable par l’individu autonome, pleinement maître de lui : la société écologiste pour Gorz, la société conviviale, fondée sur les modes de vie vernaculaires, pour Illich.

11À la question de savoir lequel des deux a le plus nourri l’autre, cette étude comparée permet d’avancer une réponse : Illich était invoqué lors de la plupart des tables rondes du colloque sur Gorz, et le nom de Gorz ne fut pas prononcé lors des journées de travail consacrées à Ivan Illich [8]. De son vivant d’ailleurs, ainsi que l’a rappelé Jean-Pierre Dupuy [9], André Gorz reconnaissait la dette qu’il nourrissait à l’égard d’Illich. À partir des années 1960, lui et son épouse lui rendent régulièrement visite dans le centre qu’il a fondé à Cuernavaca, au Mexique [10]. En 1967, il traduit en français « Retooling society », un article d’Ivan Illich [11] qui annonce son livre le plus célèbre La convivialité[12]et le fait publier dans Le Nouvel Observateur, où il est journaliste économique. Dans son ouvrage Écologica[13], publié quelques mois après sa mort, André Gorz écrit : « quelles ont été dans ma vie les grandes rencontres et influences ? Il y eut Sartre, bien sûr, dont l’œuvre à partir de 1943, a été formatrice pour moi pendant vingt ans. Il y a eu Illich qui, à partir de 1971 [année de publication d’Une société sans école], m’a donné à penser pendant cinq ans […] [14] ». Il n’existe pas de traces de reconnaissance de dette d’Illich envers Gorz.

12Michel Contat [15], qui a ouvert les journées sur Gorz, a rappelé sa matrice intellectuelle première : l’existentialisme de Jean-Paul Sartre. Juif autrichien, qui quitte son pays lors de la montée du nazisme, Gorz trouve dans les écrits du philosophe français les mots qui lui permettront de se forger une place dans le monde et de ne plus se vivre irrémédiablement comme un « surnuméraire du genre humain ». Sous la forme de romans littéraires [16] ou d’essais de philosophie pure [17], Gorz débute son chemin intellectuel par l’exploration du continent existentialiste, avant de se lancer dans celle de l’écologie politique. C’est dans celle-ci qu’il verra en effet la constitution politique de l’autonomie individuelle : celle qui conjure le mieux les causes des aliénations et des dépossessions de soi. Si Sartre, donc, est la première influence de Gorz, Illich est la suivante.

13Les racines intellectuelles d’Ivan Illich rassemblent deux traditions de pensée aussi éloignées dans le temps que dans leurs sensibilités : la philosophie médiévale catholique, développée notamment par Thomas d’Aquin au XIIe siècle, et l’anarchisme du Nord-Américain Paul Goodman (1911-1972).

14Olivier Rey [18], qui est revenu sur les inspirateurs d’Illich, a noté que s’il va chercher dans l’histoire lointaine de notre civilisation, en l’occurrence la période médiévale, une grille de lecture pour éclairer le présent, cela ne fait pour autant pas de lui un penseur réactionnaire. Sa démarche ne consiste pas à faire de la tradition une valeur, mais bien un outil au service de la critique de la société moderne et industrielle. Lorsqu’Illich revendique le mode de vie vernaculaire ou bien convivial face à toutes les destructions provoquées par les systèmes institutionnels et économiques actuels, qu’il nomme « méga-machine », il ne peint pas un mode de vie figé ou hors du temps. Sa critique de la société moderne se fait depuis l’idéal même qui la porte : l’autonomie individuelle. En ce sens, il ne reproche pas à la modernité d’être trop moderne ou trop rationnelle, mais bien de ne pas l’être de la bonne manière. Il joue ainsi la modernité contre elle-même.

15Bien que les liens entre la pensée anarchiste et celle d’Ivan Illich restent encore peu fouillés à ce jour, Renaud Garcia [19], qui a ouvert le colloque, a considéré que Paul Goodman est une clé essentielle pour comprendre sa trajectoire intellectuelle. Il est celui qui introduit Illich à la notion de seuil de viabilité lorsqu’il développe l’idée selon laquelle chaque être a besoin d’un environnement adapté à sa taille pour qu’il puisse développer ses capacités initiatives. Cela vaut pour la forme d’une ville, pour un système économique comme pour la répartition des pouvoirs publics entre le local et le global. À l’encontre de la tension structurelle de la pensée politique moderne, Goodman et, à sa suite, Illich conçoivent la relation entre l’individu et son environnement en termes de complémentarité à la condition que le second soit adapté aux équilibres du premier. Cette pensée de la juste limite, du développement des structures dans les cadres de l’individu, fut déployée sur le terrain économique par Léopold Kohr, père de la théorie du développement endogène. Que l’on se place sur le terrain économique, institutionnel ou bien symbolique, Goodman, Kohr et Illich ne procèdent pas à l’apologie de « la petite taille », du « micro-développement », mais bien du « proportionné [20] ». Le seuil de viabilité au-delà duquel les structures deviennent déstructurantes n’est pas établi une fois pour toutes et valable partout, par une forme de raison scientifique : il est à définir en fonction de la nature de l’entité en question, en fonction de l’époque, du lieu, etc.

16Olivier Rey l’a rappelé : en pensant les seuils de viabilité, Goodman, Kohr et Illich réintroduisent l’élément quantitatif dans la réflexion conceptuelle : une démocratie qui comporte 5 040 personnes [21] et une démocratie qui en compte des millions, voire un milliard, ne renvoient pas toutes deux au même concept de « démocratie ». Ici, les changements d’échelle sont plus que des changements de taille : ils impliquent des changements de nature.

La contrebande philosophique (Gorz) et la rhétorique périastique (Illich) : deux stratégies intellectuelles pour transformer le monde

17Les deux colloques sont allés au-delà de la synthèse de la pensée des deux auteurs pour aborder la question de leur style intellectuel, leur façon de construire, d’organiser et de diffuser leur pensée. Plus qu’une simple interrogation sur la forme de leur discours, l’étude de leur style nous renseigne sur le geste intellectuel de chacun et participe ainsi à une meilleure compréhension de leurs œuvres.

18André Gorz, Gérard Horst de son vrai nom, se décrivait lui-même comme « un philosophe naufragé qui, à travers des essais en apparence politiques ou philosophiques, essaie de faire passer en contrebande des réflexions originellement philosophiques [22] ». S’il commence son parcours intellectuel par la production de traités et de romans philosophiques, à l’audience encore aujourd’hui confidentielle, il fait rapidement évoluer son discours vers d’autresformes d’écriture : le journalisme et l’essai politique. Ce glissement lui permettra, tout en restant fidèle à son message philosophique, de toucher une audience plus vaste. Comme par souci de ne pas être répertorié sous une seule et même identité, il signe ses articles de presse, d’abord à L’Express, ensuite au Nouvel Observateur, sous le pseudonyme de Michel Bosquet, et ses essais politiques, sous celui d’André Gorz. Pour comprendre ce jeu sur les styles de discours et ce jeu sur les identités, il faut remonter à son premier roman philosophique, Le traître[23], publié en 1958, dans lequel il note que l’individu, s’il veut être libre, ne peut que faire faux bond, être là où on ne l’attend jamais, une espèce de traître permanent, toujours du côté de la subversion contre les déterminismes, les normes et les rôles sociaux.

19Ainsi, le geste intellectuel de Gorz consiste, d’un côté, en une réflexion philosophique de fond et, ensuite, en sa transmission sous des formes moins conceptuelles (articles ou essais). Il diffuse autant ses idées philosophiques propres, elles-mêmes adossées à l’existentialisme de Sartre, que des idées nées dans la réflexion d’autres penseurs, tels qu’Illich, par exemple.

20Thierry Paquot a consacré sa conférence au lien entre Illich et la philosophie, en partant du fait que celui-ci ne se revendiquait pas du titre de philosophe, mais de celui d’historien. Après la guerre, Illich entame des études de théologie à Florence et devient prêtre. Entre 1950 et 1960, il devient vice-recteur de l’Université catholique de Porto Rico, destinée à former les prêtres à la culture latino-américaine. Il quitte Puerto Rico en 1961 et fonde le CIDOC [24] à Cuernavaca. En 1976, il rentre enseigner l’histoire médiévale en Europe, notamment à Brême, en Allemagne. C’est en effet par une archéologie de nos représentations contemporaines qu’il souhaite arriver à forger son analyse de la société actuelle. Ainsi, lorsqu’il s’interroge sur la notion d’individu, il écrit que, selon lui, ce que nous nommons comme tel aujourd’hui est né au XIIe siècle, avec l’art de la lecture silencieuse, dans les monastères chrétiens. Ce rapport inédit aux textes sacrés, et jusque-là proscrit par l’Église, rend, selon lui, possible l’avènement d’une première forme de singularité individuelle et d’intériorité.

21Martin Fortier a analysé la façon dont Illich construit son argumentation : il utilise la rhétorique périastique, telle que théorisée par Aristote. Ce type de discours part des axiomes de l’interlocuteur et vise à montrer que les moyens mis en œuvre pour réaliser ces fins contreviennent à l’objectif de départ. Par exemple, la modernité se donne pour objectif de garantir et de promouvoir l’autonomie individuelle, mais, selon Illich, la façon qu’elle a d’organiser la cité en vue de cette fin est contreproductive : l’individu est partout exproprié de lui-même. Donc, si l’on conserve l’objectif premier de la modernité, alors il faut réorganiser la société.

22L’exemple paradigmatique de ce type de raisonnement se trouve dans Énergie et équité[25] : Illich y développe le cas de la ville contemporaine qui a été bâtie autour de la voiture pour permettre aux individus de réduire leur temps de déplacement quotidien, d’aller plus vite en voiture qu’avec un autre moyen de locomotion, la marche à pied ou bien le vélo. Or, la réalisation pratique, dans la ville, de cette intention a abouti au résultat suivant (calculé par Illich) : si l’on additionne le temps qu’un individu a passé à travailler pour s’acheter une voiture au temps qu’il passe dans sa voiture tous les jours (en moyenne 4 heures dans les années 1970) et au temps nécessaire à l’entretien/réparation de son véhicule, et que l’on croise cette somme avec le nombre de kilomètres parcourus en une année, alors en moyenne, la vitesse généralisée d’une voiture était de 7 kilomètres par heure dans les années 1970… c’est-à-dire plus rapide que la marche à pied mais plus lente que le déplacement à vélo. Conclusion générale : si l’on conserve l’objectif de réduire le temps quotidien passé dans les transports, alors le vélo est plus « rentable » que la voiture, et il faut donc revoir l’organisation de la ville.

23Ce calcul d’Illich lui sert aussi d’amorce à une réflexion sur la ville et son urbanisme. C’est en ce sens que Silvia Grünig Iribarren [26] a tenté d’esquisser la charte des valeurs de la ville conviviale. Elle est partie du principe que si le XXIe siècle est celui d’un nouvel essor des villes, alors il est urgent de s’interroger dès à présent sur la cité qu’il est souhaitable de désirer. Cette question se pose, selon elle, de façon d’autant plus nécessaire que la société industrielle et capitaliste véhicule également une certaine idée de l’urbanisme et de la ville : à la place de la ville produit, tournée vers la production de valeurs matérielles, elle a proposé la ville conviviale, sensuelle et orientée autour des « plaisirs élémentaires » de la population. Sa méthode d’élaboration repose sur une approche renouvelée de la relation architecte-habitant, centrée sur la coélaboration, pour ne pas renouveler les impasses des décennies d’après-guerre, où la construction des lieux était pensée pour le bien-être de la population, mais sans jamais l’associer.

24Autre exemple, qu’Illich développe dans son essai Némésis médicale[27] : l’institution en charge de la santé s’est donné pour objectif de conserver les populations en bonne santé, mais la façon dont elle s’organise pour arriver à cet objectif, au pire, dégrade la santé de tous, au mieux, désarme culturellement la société vis-à-vis de la douleur et de la mort. Au-delà de la variété de leurs styles réciproques, Gorz et Illich se retrouvent sur la définition qu’ils donnent de la philosophie. Une définition qui, selon Thierry Paquot, peut contribuer à expliquer la reconnaissance discrète de l’institution universitaire à leur égard. Pour Gorz, la philosophie a une fonction essentielle : par ses raisonnements, elle doit aider l’individu à trouver et à forger les outils qu’il utilisera pour se faire sujet. Gorz est précis sur ce point, il définit la philosophie comme une autopoïèse : « Je ne comprends […] pas la philosophie à la manière des créateurs de grands systèmes, mais comme la tentative de se comprendre, de se découvrir, de se libérer, de se créer [28] ». Ivan Illich, pour sa part, ne distingue pas théologie et philosophie (ce qui, nous l’avons vu, lui permet d’intégrer des éléments de la pensée de Thomas d’Aquin à ses analyses), or la tradition philosophique issue des Lumières, telle que reprise dans la foulée par l’institution universitaire estime que la pratique philosophique commence justement par la déconstruction « rationnelle » des discours théologiques et des dogmes. Ainsi, les deux auteurs renouent chacun à leur manière avec la définition antique de la philosophie : il ne s’agit plus pour elle d’user de la raison pour atteindre la vérité des événements et des phénomènes, mais bien de mettre au point, à l’échelle de l’individu, des réflexions sur l’art de vivre, de se construire, de souffrir et de mourir. Pour reprendre la formule de Thierry Paquot : telle qu’entendue ici, la philosophie a pour tâche de permettre à chacun de devenir ce qu’il est.

L’extension du domaine vernaculaire contre la raison économique : le travail (Gorz) et l’alimentation (Illich)

25Nous allons voir à présent comment Gorz et Illich relient leurs réflexions sur l’autonomie à la critique de la société contemporaine. Les deux colloques sont ainsi revenus sur quelques-uns de leurs principaux terrains d’engagement : le travail pour Gorz et l’alimentation pour Illich. Lors de la table ronde consacrée à la transformation sociale chez André Gorz, Françoise Gollain [29] a rappelé la portée théorique de ses thèses sur le travail. Ce dernier relève, en effet, d’une importance stratégique chez André Gorz puisque, selon lui, il est l’un des points majeurs de rencontre et d’affrontement, entre le monde vécu de l’individu (Illich parlerait, lui, de « domaine vernaculaire »), le monde social et celui de la rationalité économique. Il est le lieu où cette dernière va chercher à imposer sa loi à un univers qui relève d’une autre logique. Le travail est le lieu où, pour reprendre la formule de Paul Goodman, l’on cherche à transformer les « personnes » en « personnels ». Bien qu’elle n’ait pas mentionné le nom du penseur français, Françoise Gollain a dressé un parallèle entre la pensée de Gorz sur le travail et la démarche de Michel Foucault lorsqu’il cherchait à identifier les empreintes que la société et les pouvoirs (Gorz parle, pour sa part, d’hétéronomie) laissent dans la subjectivité de l’individu. Patrick Viveret [30] a également abordé la question de l’alternative au système industriel de type capitaliste depuis l’éthique individuelle : il a estimé que Gorz, lui aussi, met en avant l’idée que le scénario de la sortie du capitalisme ne passerait pas uniquement par un recul des formes structurelles de dominations (propriété des moyens de productions, contre-pouvoirs ouvriers, etc.), mais également, par le refus des individus de se voir assigner des identités et des rôles sociaux qu’ils n’ont pas choisis et dans lesquels ils ne se reconnaissent pas intimement. C’est la raison pour laquelle Patrick Viveret voit dans les émotions individuelles un réel espace de lutte contre l’organisation productiviste des modes de socialités et les assignations identitaires. Il place ainsi son analyse dans le sillon du projet de l’association française Interactions Transformation Personnelle – Transformation Sociale (TP-TS), présente lors des Forums sociaux mondiaux, et qui milite en faveur d’une sortie par l’éthique, c’est-à-dire par les modes de vie individuels, de la société capitaliste. Viveret, dont l’analyse sera validée par Jean-Pierre Dupuy, retrouve l’hypothèse fondatrice de cette association dans les écrits d’André Gorz : il y a une sortie possible du capitalisme à travers notre rapport à l’altérité. C’est en ce sens qu’il milite en faveur d’une érotisation de la vie publique, c’est-à-dire en faveur d’une orientation de celle-ci autour d’un désir fondé sur la reconnaissance de l’autre. Ici, l’érotisation souhaitée s’oppose au concept grec de Porneia, qui produit un type d’altérité basé sur la réification, sur la transformation d’autrui en un simple moyen de satisfaire les désirs de l’individu : une forme d’amour sans reconnaissance.

26Alors que Lettre à D. [31], ouvrage dans lequel il revient sur l’histoire de sa relation avec son épouse, est communément perçu comme un livre à part, non théorique, dans son œuvre, Viveret estime, au contraire, qu’il contient une portée conceptuelle extrêmement forte : la révolution éthique, celle basée sur une altérité érotique (comme celle entre André et Dorine), pourrait être interprétée comme l’aboutissement de tous ces développements socio-économiques. Il en conclut donc que, chez Gorz, le scénario de sortie du capitalisme repose sur une reconfiguration de la relation à l’autre, basée sur la Philia (l’érotisme, l’amour reconnaissant) plutôt que sur des pulsions issues de la Porneia.

27Cerapport à l’altérité, fondé sur la Philia, chez Gorz, est l’armature du monde vécu de l’individu. Ivan Illich, de son côté, ne prétend pas faire autre chose lorsqu’il promeut les formes de « socialité chaude », c’est-à-dire vernaculaires et débarrassées de la logique économique. Chez Gorz, promouvoir le monde vécu de l’individu implique de contrebalancer l’expansion permanente de la rationalité économique à l’encontre des autres types de rationalité qui, toutes ensemble, forment la société. Aussi, et c’était l’objet de l’intervention de Dominique Méda [32], la finalité de son analyse du travail est, sur la base d’une classification méticuleuse des formes d’activité, de débarrasser le plus possible les actions humaines de la logique économique. Pour Gorz, en effet, il existe trois types d’activités fondamentales :

  • le travail-emploi, dont le but est purement alimentaire, permettre à l’individu de subvenir matériellement à ses besoins ;
  • ensuite le travail-domestique, dont le but est d’assurer les conditions quotidiennes de la vie ;
  • et enfin l’activité dite autonome, celle qui n’a d’autres fins qu’elle-même (activité qui entre, chez Illich, dans le domaine vernaculaire).

28La finalité de la démarche de Gorz est ainsi de réduire au maximum l’espace qu’occupe le premier type d’activité (hétéronomie) dans la vie de l’individu au profit des deux autres, et notamment de la troisième (autonomie). Illich ne cherche pas autre chose lorsqu’il tente d’étendre le domaine vernaculaire au-delà de ses bornes actuelles.

29Contrairement à la théorie critique classique, issue de Marx, Gorz ne cherche pas à lutter pour l’autonomie des travailleurs à l’intérieur du monde du travail (même si, évidemment, il s’est engagé aux côtés de la CFDT pour, en quelque sorte, « limiter la casse ») : il veut affranchir au maximum l’individu du monde de l’hétéronomie. Dominique Méda l’a rappelé : pour lui, la propriété collective des moyens de production ne changera pas la donne. Sonbut n’est pas d’évacuer la logique économique de la société, mais bien de la réencastrer à l’intérieur des autres logiques qui composent la société. Son objectif prioritaire n’est pas de trouver une nouvelle grammaire à l’économie, mais bien d’établir et de fixer les limites du territoire que l’on lui alloue. Dans un geste très illichien, ce n’est pas la présence de l’industrie qui est problématique, c’est le fait que les autres valeurs de la société lui soient inféodées. Gorz va même jusqu’à soutenir que l’industrie, jusqu’à un certain point, est source de progrès, d’économie d’efforts et de gain de temps…, donc de liberté.

30Cette nécessité de réencastrer la logique économique est, pour Gorz, une des premières raisons d’être de l’institution. Bernard Perret [33] a affiné ainsi l’autonomie telle que Gorz la conçoit : il ne s’agit pas de l’autonomie de type libéral, qui verrait définitivement dans l’institution une source d’aliénation, mais bien d’une autonomie qui s’appuie sur la protection qu’apportent les droits et sur les règles qu’amène la loi. Perret, aux côtés de politistes tels qu’Anthony Giddens, a insisté sur la nécessité d’un acteur tiers, par exemple de l’institution, pour mener une transformation sociale. L’autonomie de Gorz ne résultera donc pas d’une mise à distance des lois et des édifices politiques : elle est au contraire une construction politique, dont il se donne pour but de penser la forme (l’écologie politique). Geneviève Azam [34] a trouvé, quant à elle, une légitimité supplémentaire à l’institution : fonder un droit de la terre afin de donner des limites extérieures à l’activité humaine, notamment économique. Faire de la nature un sujet de droit aurait pour conséquence de la sortir du rôle de « capital », de réservoir à richesses économiques dans laquelle la société industrielle la place.

31Ainsi, chez Gorz, la loi et l’industrie, dans une certaine mesure, sont nécessaires à l’autonomie de l’individu et sont donc les bienvenues dans la société écologiste qu’il esquisse : la première pour le protéger face à toutes les formes d’arbitraires, la seconde pour mettre à distance la rareté et lui permettre de dépasser la question de la survie. Plus que contre le marché ou l’institution en tant que tels, c’est donc contre l’hubris (la démesure, la disproportionnalité) et en faveur de la société à taille humaine que s’engage Gorz. Il reprend ainsi à son compte la thèse de l’historien Fernand Braudel qui invitait à distinguer l’économie de marché et le capitalisme, qui en est le développement hors de toute mesure et proportion.

32Lorsqu’Alain Caillé, coorganisateur du colloque sur Gorz, a résumé ce qui serait, pour lui, le point de départ d’une politique qui voudrait dépasser l’organisation capitaliste de la société, il a mentionné la lutte contre la démesure et la lutte contre la corruption. La lutte contre la démesure passe, selon lui, par la mise en place de politiques publiques œuvrant à la réduction de l’extrême misère et de l’extrême richesse via l’établissement d’un revenu minimal et d’un revenu maximal. Ensuite, la lutte contre la corruption et les ingérences des industriels dans les lieux de décision publics unifie les revendications pour une démocratie souveraine et celles qui veulent préserver la richesse de la biosphère. Dans cette perspective de redonner de la mesure aux inégalités sociales en vue de garantir à chacun l’autonomie au quotidien, Philippe Van Parijs [35] a défendu la nécessité de mettre en place un revenu universel garanti [36].

33Si Gorz comme Illich tentent de conceptualiser les grilles d’analyses qui, selon eux, permettront de réduire la taille du territoire occupé par la rationalité économique, Olivier Assouly [37], lors de son intervention au colloque sur Illich, est revenu sur ce qui fut l’amorce de cette forme de société : la privatisation des terres communes, ou commons, en Grande-Bretagne, au XVIIe siècle. Les commons étaient des lopins de terre municipaux à l’usage de tous, qui, une fois cultivés, permettaient à la population de produire sa propre nourriture. Ces terres publiques furent encloses par les premiers capitalistes, créant par là de nouvelles servitudes, historiquement inédites : pour manger, la population ne pouvait plus autoproduire mais devait acheter son alimentation et travailler un nombre d’heures suffisant pour pouvoir la payer. Ainsi se mit progressivement en place le salariat, comme une réponse à la précarité à laquelle la société devait faire face. Ce mouvement d’enclosure des commons eut aussi pour conséquence de situer au cœur de l’économie capitaliste, dès son ouverture, une nécessité vitale de l’individu : son alimentation. Il devint désormais possible de convertir des heures de travail en capacité à se nourrir. Une unité de travail contre une unité d’alimentation. Cette mise en équivalence sonna, selon la formule d’Olivier Assouly, la fin de la « diététique hippocratique ». Celle-ci, héritée de la tradition, prévoyait qu’il ne saurait exister d’alimentation standard, quantifiée en termes de « besoins énergétiques quotidiens », pour une population en général, mais bien une alimentation adaptée à la convenance de chaque profil individuel. La privatisation des commons sonne donc, selon Illich, comme le coup d’envoi de l’économie capitaliste, d’emblée expansionniste contre les pratiques vernaculaires, d’emblée conditionnant le fonctionnement intérieur des foyers.

34Pour Illich (et Gorz le suit sur ce point), cette mise au pas des pratiques vernaculaires se prolonge et s’amplifie à partir de la fin du XIXe siècle avec la mise en place du service public de l’éducation. Dans Deschooling society[38], paru en 1971, il note en effet que :

35

« L’école enseigne avant toute chose qu’il y a pour toute question une autorité compétente et pour toute activité des spécialistes ; que “l’amateur” ne vaudra jamais “le professionnel” […] Si [les gens] ne savent pas élever leurs enfants mais louent les services de puéricultrices “diplômées d’État”, s’ils ne savent réparer ni un poste de TSF, ni un robinet, ni soigner une foulure, ni guérir sans médicaments une grippe […], c’est que l’école a pour mission inavouée de livrer aux industries, au commerce, aux professions patentées et à l’État, des travailleurs, consommateurs, clients et administrés sur mesure [39] ».

36Parce qu’elle façonne directement le rapport entre l’individu et son environnement, l’école de la société moderne et industrielle modèle des évidences qui rendent obsolètes les savoirs vernaculaires. Compte tenu de l’importance qu’Illich attribue à l’école dans la transformation de la société, il ne sera donc pas surprenant de retrouver dans son parcours, notamment au CIDOC de Cuernavaca, des tentatives pour réconcilier éducation et pratique de l’autonomie.

37André Gorz, pour sa part, partage les réflexions d’Illich, lorsqu’il note dans Écologie et politique[40], « il est indispensable que, durant leur scolarité, tous les enfants se familiarisent avec le travail de la terre, du métal, du bois, des étoffes et de la pierre et qu’ils apprennent l’histoire et les sciences, les mathématiques et la littérature en liaison avec ces activités » et que « la clé de voûte de la nouvelle société […] est la réforme de l’éducation [41] ».

Conclusion

38En ces temps où les crises s’ajoutent les unes aux autres, et où notre modèle de société semble faire face à des défis d’une ampleur inédite, le moment semble être tout indiqué pour aller à la rencontre de pensées politiques offrant des alternatives et des perspectives originales. Au final, cela pourrait contribuer à transformer cette période d’incertitudes et d’urgences en une fenêtre d’opportunité : renouer avec un modèle de société durable. Il se pourrait en effet que l’appétit de solutions nouvelles qui caractérise les moments de crises soit au final une dynamique efficace pour sortir de leur marginalité et aller explorer des théories politiques inédites et en voie de reconnaissance.

39En ce sens, les débats publics à venir diront si les deux colloques de l’automne 2012, dédiés à André Gorz et Ivan Illich, ont atteint leur objectif : contribuer à sortir de leur relative marginalité ces deux penseurs politiques contemporains. Chacun renoue en effet, dans son style mais dans une démarche parallèle, avec un projet politique évacué par la tradition de la philosophie politique moderne : esquisser les contours de la société conviviale et écologiste en réconciliant vie en société et autonomie individuelle.


Mots-clés éditeurs : André Gorz, individu, écologie politique, autonomie, Ivan Illich

Mise en ligne 13/02/2014

https://doi.org/10.1051/nss/2013112

Notes

  • [1]
    « Penser la sortie du capitalisme, le scénario Gorz », jeudi 15 et vendredi 16 novembre 2012, colloque international au Nouveau Théâtre de Montreuil. Le programme est consultable sur internet à l’adresse http://www.imec-archives.com/activites_prgm/imec_20121004_539.pdf. À noter que, dans le numéro précédent de NSS (21, 2, 2013), a été publié un compte rendu de l’ouvrage André Gorz : portrait du philosophe en contrebandier, ou l’écologie politique comme reconquête du sujet (Paris, L’Harmattan, 2012). L’auteur de cet ouvrage est l’auteur de ce présent texte.
  • [2]
    Professeur émérite de sociologie à l’Université Paris Ouest Nanterre la Défense, où il est codirecteur du laboratoire Sophiapol, fondateur de la Revue du MAUSS.
  • [3]
    Économiste, chef de la Mission de l’analyse stratégique, des synthèses et de la prospective à la direction générale de la cohésion sociale et directeur de publication de André Gorz, un penseur pour le XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2009.
  • [4]
    « Vivre et penser avec Ivan Illich, dix ans après », 29, 30 novembre et 1er décembre 2012, École normale supérieure de Paris. Le programme est consultable sur internet à l’adresse http://www.ens.fr/spip.php?article1511.
  • [5]
    Élève de l’École normale supérieure de Paris, doctorant à l’École des hautes études en sciences sociales.
  • [6]
    Élève de l’École normale supérieure de Paris.
  • [7]
    Philosophe, professeur d’urbanisme à l’Institut d’urbanisme de Paris, Université Paris 12.
  • [8]
    Si Jean-Pierre Dupuy consacre son intervention lors du colloque sur Gorz à une comparaison entre les thèses des deux auteurs, l’intervention qu’il donne quelques semaines plus tard lors du colloque sur Illich porte sur un dialogue entre Illich et… René Girard.
  • [9]
    Ingénieur, épistémologue et philosophe français. Polytechnicien et ingénieur des mines, il est professeur et chercheur au Center for the Study of Language and Information (CSLI) de l’Université Stanford aux États-Unis.
  • [10]
    Parmi les intellectuels de renom qui s’y rendent à la même époque, Hannah Arendt était une habituée du centre.
  • [11]
    Illich, I., 1973. Inverting politics, retooling society: from tools for conviviality, The American Poetry Review, 2, 3, 51-53.
  • [12]
    Illich, I., 1973. La convivialité, Paris, Le Seuil.
  • [13]
    Gorz, A., 2008. Écologica, Paris, Éditions Galilée.
  • [14]
    Gorz, A., 2008. L’écologie politique, une éthique de la libération, in Gorz, A., Écologica, Paris, Éditions Galilée, p. 9.
  • [15]
    Écrivain, cinéaste, critique littéraire et ancien collaborateur de Jean-Paul Sartre.
  • [16]
    Tels que Le traître (Paris, Gallimard, 1958) ou encore Le vieillissement (Gallimard, Paris, 1964).
  • [17]
    Gorz A., 1972. Fondements pour une morale, Paris, Éditions Galilée.
  • [18]
    Chercheur à l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques (CNRS, Université Paris 1).
  • [19]
    Docteur en philosophie politique (École normale supérieure de Lyon), spécialiste de la pensée anarchiste.
  • [20]
    Le débat public fait souvent de L. Kohr le père de l’adage « small is beautiful », passant ainsi à côté de la portée innovante de son propos.
  • [21]
    C’est en effet à ce seuil démographique que Platon, dans sa République, fixait le seuil de viabilité de la démocratie, au-delà duquel les populations supplémentaires partaient fonder des colonies afin de préserver l’équilibre de la cité mère. On voit ainsi comment, à l’époque hellénistique, la logique de l’équilibre, de la proportion, pouvait aller de pair avec une logique d’expansion et de croissance.
  • [22]
    Fourel, C., André Gorz, un penseur pour le XXIe siècle, op. cit., p. 180.
  • [23]
    Gorz, A., Le traître, op. cit.
  • [24]
    Centro Intercultural de Documentacion.
  • [25]
    Illich, I., 1975. Énergie et équité, Paris, Le Seuil.
  • [26]
    Architecte à Barcelone, doctorante en urbanisme sous la direction de T. Paquot.
  • [27]
    Illich, I., 1975. Némésis médicale. L’expropriation de la santé, Paris, Le Seuil.
  • [28]
    Fourel, C., Gorz, un penseur pour le XXIe siècle, op. cit., p. 181.
  • [29]
    Sociologue, dirige un enseignement sur la société française à l’Université de Nottingham Trent au Royaume-Uni.
  • [30]
    Ancien conseiller référendaire à la Cour des comptes, philosophe et essayiste altermondialiste spécialiste des questions de politiques publiques et des nouvelles approches de la richesse.
  • [31]
    Gorz, A., 2006. Lettre à D. Histoire d’un amour, Paris, Éditions Galilée.
  • [32]
    Philosophe et sociologue française, spécialiste du travail, professeur à l’Université Paris-Dauphine.
  • [33]
    Socioéconomiste, enseignant à l’Institut catholique de Paris.
  • [34]
    Économiste, enseignante à l’Université Toulouse 2, militante altermondialiste au sein d’Attac France.
  • [35]
    Philosophe et économiste, professeur à l’Université catholique de Louvain (Belgique).
  • [36]
    Il existe toute une palette de dénominations pour ce revenu (allocation d’autonomie, allocation universelle, revenu de citoyenneté, etc.). Bien que cette pluralité sémantique aille au-delà des mots et contribue à définir l’orientation dans tel ou tel sens de ce projet, nous adopterons ici le parti pris observé durant ces deux colloques : nous n’emploierons que l’expression « revenu universel garanti ».
  • [37]
    Philosophe, professeur à l’Institut français de la mode.
  • [38]
    Illich, I., 1971. Une société sans école, Paris, Le Seuil. Jean-Pierre Dupuy a fait remarquer que la traduction française du titre original ne rend compte qu’en partie seulement de ce que contient l’ouvrage, et qu’il eût, par conséquent, été plus adapté de traduire Deschooling society par « Déscolariser la société », par exemple. De plus, Deschooling society sonne comme un écho à l’article d’Illich de 1967, « Retooling society », ébauche de La convivialité.
  • [39]
    op. cit., p. 44-45.
  • [40]
    Gorz, A., 1978. Écologie et politique, Paris, Le Seuil.
  • [41]
    op. cit., p. 59.
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