Couverture de NSS_192

Article de revue

Ouvrages en débat

Pages 183 à 199

English version

From Climate Change to Social Change, Peter Driessen, Pieter Leroy, Wim Van Vierssen (Eds). International Books Utrecht, 2010, 172 p.

1Cet ouvrage est le produit d’un colloque international qui s’est tenu en septembre 2008 à Utrecht, aux Pays-Bas, à l’initiative du programme néerlandais Knowledge for Climate (KfC). Rappelons que 60 % des Néerlandais vivent sur des terrains en dessous du niveau de la mer et que la recherche sur les relations entre les inondations et le changement climatique est une priorité stratégique. On trouvera donc dans le recueil des études de cas sur la gestion de ’eau pour prévenir les risques d’inondations, mais également des interrogations sur le rôle de ce programme scientifique dans la construction des liens institutionnels entre le changement climatique et le changement social.

2L’ouvrage réunit neuf contributions, dont une introduction et une conclusion particulièrement synthétiques, rédigées par les trois éditeurs scientifiques. Il traite du défi que le changement climatique pose à la production et à l’organisation de la connaissance scientifique. Les auteurs se demandent comment remettre en cause le fonctionnement de la science et traduire pour la société le message complexe des scientifiques sur le climat. Au-delà de la qualité des recherches, comment assurer la légitimité et la capacité de mobilisation de la connaissance ? En d’autres termes, comment mettre en relation la production scientifique et la prise de décision ? Le but, louable, étant d’arriver à des processus de changements réussis (successful) à long terme de la société et du politique.

3La question climatique est débattue sur la scène internationale depuis plus de vingt ans. Les auteurs reviennent tous sur ses principaux aspects : le climat est un système naturel, en interaction avec la biodiversité, dont la complexité est loin d’être cernée par les scientifiques ; la diffusion de cette question dans la société et son traitement par les politiques vont croissant ; en conséquence, les stratégies politiques cherchent des bases scientifiques, quand, en retour, les scientifiques cherchent à diffuser l’alarme chez les politiques. La politique se « scientifise », la science se politise et on se trouve alors devant un problème scientifiquement complexe, aussi difficile à identifier qu’à « manager » socialement et politiquement.

4Le rôle social de la science est questionné selon plusieurs types d’approches critiques qui se combinent au gré des contributions. L’approche normative, issue des débats autour du développement de la force atomique, dénonce cette science et cette technique qui, loin de nous libérer des idéologies, deviennent une idéologie en elles-mêmes. L’approche épistémologique plaide pour une science interdisciplinaire capable de répondre à la complexité et à l’incertitude sous contraintes d’urgence sociale et politique. Enfin, les approches organisationnelle et participationniste prennent acte des productions scientifiques parallèles des acteurs privés organisés en réseau (ONG, industriels…) et de l’émergence d’une science citoyenne.

5Les auteurs analysent la transition que connaît le monde de la science en interaction avec la transition physique de la planète due au changement climatique et la transition sociétale marquée par une perte de croyance dans le progrès social porté par la science. Il ne s’agit plus pour le scientifique de « dire la vérité au pouvoir », mais d’être à l’origine d’un processus d’apprentissage et de formation de capacité de l’ensemble des acteurs pour le changement social.

6Beaucoup d’analyses et de réflexions originales émergent au cours de la lecture. On soulignera le traitement de l’incertitude, inhérente à la vie, mais pourtant souvent perçue comme un déficit temporaire de connaissances, et une dénonciation de l’analyse coût/bénéfice présentée comme une application du principe de précaution (chap. 1, Van der Sluijs). Pielke (chap. 2) s’interroge sur la rencontre entre offre et demande de connaissances pour conclure que l’utilisation des connaissances par les politiques ne demande pas de quantification précise ou de réduction de l’incertitude, mais bien plutôt des efforts de transparence et de communication. Le facteur déterminant pour expliquer le coût grandissant des dommages n’est pas la concentration des gaz à effet de serre dans l’atmosphère, mais bien le développement économique et le changement social, qui permettent de grandes concentrations de populations et de biens immobiliers sur les côtes (intéressant exemple de la plage de Miami). Le rôle du GIEC comme modèle d’interaction entre politiques et scientifiques est souligné dans les chapitres 4 (Scholz) et 6 (Hoppe). Scholz revient sur le programme KfC, qui prône le transfert de connaissances sur la métaphore de l’émetteur et du récepteur, alors qu’il s’agirait de transformer le programme en laboratoire de transdisciplinarité. Hoppe mobilise le concept de frontières : textes, objets et acteurs frontières. Il dénonce le protocole de Kyoto, où les États seuls interviennent avec des accords sur des termes de réduction selon un calendrier précis. Ce modèle européen de gouvernance dénie la complexité multi-niveaux et multi-acteurs du changement climatique, alors qu’il conviendrait de combiner l’incertitude avec des accords sur les valeurs et les normes. Grin (chap. 5) présente le nouveau champ des transition studies. Il expose le cas de l’aménagement de l’estuaire de la Tamise, où il s’agit d’adapter les activités humaines plutôt que de les protéger du danger des inondations. Il revient sur la nécessité d’un intermédiaire entre les pratiques innovantes et les résultats de recherche et pense que les programmes nationaux d’adaptation peuvent remplir ce rôle.

7Palh-Wostl (chap. 7) revient sur l’idée de s’adapter à la variabilité de l’environnement (vivre avec l’eau), et non de mettre en place toujours plus de techniques pour réduire les impacts de la variabilité sur les activités humaines. Elle souligne le changement du paradigme de management, qui doit abandonner la politique de prévision-contrôle (command-control) avec une solution optimale de long terme au profit d’expériences d’approches alternatives négociées et perpétuellement reconsidérées. Elle développe le concept de management adaptatif : « Adaptative management is learning to manage by managing to learn. » Van Vierssen (chap. 8) aborde les dimensions cultuelles du changement et, pour mesurer l’impact de la science sur la société, propose une matrice qui définit les types de sociétés selon les champs d’action des gouvernements et les capacités sociales d’apprentissage.

8On aura compris que, pour répondre à la complexité et à l’incertitude qui caractérisent l’imbrication de la question sociale et de la question politique dans le changement climatique, les auteurs plaident pour une plus grande participation de la société, pour un apprentissage mutuel, un dépassement des frontières organisationnelles et institutionnelles, la transdisciplinarité… afin d’assurer des légitimités et de nouvelles organisations susceptibles de gérer la transition. Ils proposent une autre façon de faire de la politique, de produire des situations rendant chacun capable de penser et de s’exprimer, d’agir sur le mode de l’intelligence collective.

9Malgré la précision des analyses et les qualités pédagogiques des contributions, on sort de cette lecture un peu lassé par cette suite de bonnes résolutions pour un monde meilleur où les paradigmes et les solutions seraient enfin partagés. Des graphiques, des outils méthodologiques, des matrices sont présentés. Citons le Knowledge Quality Assessment (chap. 2), la matrice de l’opportunité manquée et une typologie de l’idéal type du chercheur (chap. 3), des tableaux sur les variétés et les fonctions de la transdisciplinarité (chap. 4), des schémas multiniveaux pour comprendre une politique de science (chap. 6), une illustration du concept d’apprentissage social avec triple boucle (chap. 7), une matrice sur les types de sociétés qui détermineraient tel type de science (chap. 8). Ce souci de clarification, de classification, d’effort de théorisation, de proposition de méthodes est important, mais il laisse un peu sceptique quant à l’applicabilité de la démarche, ne serait-ce que pour l’étendre à d’autres situations et à d’autres pays. On se trouve devant une façon de poser les problèmes en termes de gestion, ce qui occulte bien d’autres dimensions.

10Le développement durable est sans doute un idéal à atteindre en ce qu’il réconcilie les préoccupations économiques, environnementales et sociales, mais il est surtout un révélateur des violents conflits qui traversent la société. On retrouve ici la même ambiguïté. Oui, il faut repenser les relations de la science et de la société à l’occasion d’un phénomène comme le changement climatique, et cela passera certainement par des processus d’apprentissage, d’expérimentation, de création de pensées et d’actions communes. Mais, en se focalisant sur cet idéal, les conflits sont occultés. En particulier, on peut s’étonner du peu de place qui est fait dans l’ouvrage aux relations Nord-Sud, aux jeux des intérêts économiques, au modèle de développement mondialisé, pourtant déterminants dans la question du changement climatique.

11Ces réserves sont très rapidement évoquées par les éditeurs eux-mêmes dans leur conclusion. Sans doute font-ils une sorte d’autocritique du format de la commande passée à leurs auteurs. Ils rappellent qu’il serait sans doute un peu naïf de croire qu’adjoindre des non-scientifiques au débat constitue un gage de légitimité pour la science. Surtout, ils constatent que les auteurs ont convergé vers la question du « comment gérer ? », en marginalisant les questions d’éthique, d’équité, de souveraineté et de responsabilité globale. On ne peut oublier que le changement global est inégalitaire dans la répartition des droits et des devoirs, des charges et des bénéfices.

12Cet ouvrage témoigne de la difficulté d’aborder le changement climatique dans tous ses aspects. Il constitue un précieux outil pour comprendre les différentes remises en cause des modèles de décision basés sur la rationalité scientifique et ouvre sur de nombreuses propositions, qu’il reste bien sûr à expérimenter.

13Catherine Aubertin

14(IRD, France)

15catherine.aubertin@ird.fr

Foundations of Ecological Resilience, Lance H. Gunderson, Craig R. Allen, C.S. Holling (Eds). Island Press, 2009, 470 p.

16Cet ouvrage retrace une aventure lancée en 1973 par l’article phare de C.S. Holling : « Résilience et stabilité des systèmes écologiques ». Plusieurs articles fondateurs jalonnent cette aventure. Ils sont ici reproduits selon trois thèmes – théorie, exemples et modèles – tour à tour introduits par les éditeurs de l’ouvrage, à la fois auteurs, organisateurs et historiens d’une des théories écologiques les plus séduisantes des trente dernières années.

17La première partie comprend six articles qui décrivent et développent les concepts fondamentaux de la théorie de la résilience écologique. Il s’agit d’abord de celui de 1973 dans lequel Holling définit la résilience par opposition à la stabilité : la stabilité comme retour à un état d’équilibre après perturbation versus la résilience comme aptitude à absorber le changement et les perturbations, un système très instable pouvant se révéler résilient, à l’image du roseau comparé au chêne de la fable de Jean de La Fontaine. Dans un deuxième article, paru en 1986, le même auteur s’appuie sur la notion de résilience pour expliquer les surprises locales provoquées par des changements environnementaux globaux. Ce texte attire l’attention sur le caractère non linéaire des réponses des systèmes écologiques, sur les liens de ces systèmes avec les systèmes sociaux et sur l’existence d’effets en retour positifs, par exemple entre végétation et atmosphère, dont dépendent ce que nous appelons aujourd’hui les biens et les services écologiques. Il attire aussi l’attention sur les cycles adaptatifs des systèmes écologiques et sociaux – marqués par des phases successives d’exploitation, de conservation, de destruction et de renouvellement –, à l’origine de la théorie énoncée quelques années plus tard sous le nom de « panarchie ». On retiendra ici la subtile discussion de cet article par Francesco Di Castri – l’inventeur du programme L’Homme et la biosphère de l’Unesco. Le troisième article date de 1996 : Holling y ébauche un modèle des relations entre diversité écologique, résilience et échelles, modèle complété la même année par Folke, Holling et Perrings dans une analyse de la production de services écologiques (article 5), et conceptualisé formellement deux ans plus tard – en 1998 – par Petersen, Allen et Holling (article 6).

18Quant à l’article 4, paru en 2004 dans Annual Review of Ecology and Systematics, il offre, sous la plume de sept auteurs de la Resilience Alliance – Carl Folke, Steve Carpenter, Brian Walker, Marten Scheffer, Thomas Elmqvist, Lance Gunderson et C.S. Holling –, une brillante synthèse de trois décennies de recherche sur la résilience écologique. Cette dernière est redéfinie comme l’aptitude d’un système adaptatif complexe à s’auto-organiser et à développer ses capacités d’apprentissage et d’adaptation. Réduire cette aptitude conduit à des changements d’état soudains, imprévisibles, marqués par la disparition de services écologiques indispensables aux sociétés humaines. D’où la nécessité d’une gestion adaptative de la résilience des systèmes écologiques et sociaux à différentes échelles emboîtées d’espace et de temps.

19La deuxième partie comprend trois exemples de ces changements d’état dans la dynamique des écosystèmes. Dans l’article 7, paru en 1994, Terence Hughes décrivait comment un ouragan avait soudainement établi un nouvel état dans la dynamique des récifs coralliens côtiers en Jamaïque : ces derniers, surexploités, fragilisés, moins résilients, se sont recouverts d’algues macroscopiques sur plus de 90 % de leur surface. Dans l’article 8, paru en 1995, James Estes et David Duggins montraient comment la surexploitation des loutres de mer avait conduit à un changement soudain d’état des écosystèmes côtiers du Pacifique en Alaska, par un effet de cascade entre leurs trois espèces-clés : les loutres se nourrissant d’oursins, les oursins se nourrissant de macroalgues et ces dernières formant de véritables forêts sous-marines. Ces deux articles avaient justement attiré l’attention par l’ampleur de leurs échelles d’observation dans l’espace et dans le temps. Dans l’article 9, paru en 1999, Craig Allen, Elizabeth Forys et C.S. Holling tentent enfin de prédire les processus d’invasion et d’extinction d’espèces à partir des modalités de distribution des ressources dans les Everglades, en Floride.

20La troisième partie – celle des modèles – présente trois articles qui, les premiers, ont montré comment la résilience peut être perdue en raison d’aménagements centrés sur une stratégie de contrôle optimal d’une seule variable prise pour cible. Le premier de ces textes (article 10), publié par C.S. Holling et A.D. Chambers dès 1973, introduit l’usage de modèles comme outil de compréhension des dynamiques complexes des systèmes de ressources exploitées par nos sociétés, tout en pointant la dimension humaine de ces dynamiques, précédant ainsi de quelques années les développements de la gestion adaptative. Le second (article 11), publié en 1979 par William Clarke, Dixon Jones et C.S. Holling, porte sur l’exploitation des forêts boréales, particulièrement vulnérables aux explosions récurrentes des populations de tordeuses des bourgeons. Il y a trois décennies, cet article annonçait des notions aussi actuelles en matière de gestion adaptative que celles de systèmes aux dynamiques non linéaires, de composantes spatiales, de dimensionnalité, d’incertitude, de liens entre les systèmes écologiques, économiques et sociaux. Il proposait aussi, bien avant que nous réalisions le caractère imprévisible de notre environnement, la gestion de la résilience comme paradigme de la gestion des systèmes écologiques et sociaux face aux événements extrêmes de tous ordres, climatiques ou non. Le dernier texte (article 12), publié en 1978 par Don Ludwig, D.D. Jones et C.S. Holling, présente une élégante modélisation des interactions entre les tordeuses des bourgeons et les sapins baumiers rendant compte de l’existence de deux types de variables, les unes rapides et les autres lentes, agissant à des échelles distinctes. Cette modélisation rend également compte d’états stables alternatifs, séparés par des états instables dans le cadre d’une dynamique typique de la théorie des catastrophes.

21Nous savons désormais que la dynamique des systèmes écologiques et sociaux est marquée par l’existence de seuils, de changements soudains non linéaires, de domaines ou bassins d’attraction, d’alternances entre états stables multiples. La notion de résilience écologique offre un cadre cohérent pour conceptualiser les histoires chaotiques, incertaines et imprévisibles de ces systèmes extraordinairement complexes. Ce livre a le mérite de nous le rappeler en regroupant trente-cinq années d’articles fondateurs de la théorie de la résilience écologique. Il a aussi le mérite de replacer ces articles dans l’histoire d’une quête : celle de chercheurs talentueux dégageant peu à peu, dans le cadre d’une interdisciplinarité de mieux en mieux assumée, la véritable nature de la dynamique des systèmes écologiques et sociaux.

22On notera que C.S. Holling est auteur ou coauteur de dix des douze articles retenus dans cet ouvrage. Sans doute est-ce logique compte tenu de son rôle éminent dans le développement d’une aventure intellectuelle qu’il lançait lui-même dès 1973. Dommage pourtant que la place ait manqué pour inclure certains textes dont Neil Adger, Fikret Berkes, Steve Carpenter ou Elinor Ostrom ont été les auteurs ou les coauteurs. Dommage aussi que davantage de place n’ait pas été consacrée au débat, tant il est vrai que les thèses défendues par Holling et ses collègues susciteront toujours le désir de s’impliquer dans des discussions de fond, quel que soit le degré d’accord ou de désaccord avec ces thèses. À cet égard, les lecteurs de Natures Sciences Sociétés méditeront cette réflexion de Francesco Di Castri, écrite en discussion d’un article de Holling (p. 117) : « Après tout, il est étonnant de voir à quel point une science en crise comme l’écologie […] peut “exporter” autant de concepts, par un processus analogique, à d’autres sciences probablement également en crise, comme la géographie, l’économie ou la sociologie. » Il est permis de se demander si l’écologie n’a pas autant exporté qu’importé au cours de l’aventure relatée dans cet ouvrage, et si ces échanges de concepts entre disciplines soi-disant en crise ne sont pas justement une condition de leur sortie de crise. La résilience de chaque discipline en quelque sorte retrouvée grâce à l’interdisciplinarité…

23Henri Décamps

24(CNRS, Toulouse, France)

25hdecamps@cict.fr

La Vie, quelle entreprise ! Pour une révolution écologique de l’économie, Robert Barbault, Jacques Weber. Le Seuil, 2010, 196 p.

26Le livre de Robert Barbault et Jacques Weber aurait pu emprunter le titre de son troisième chapitre, « [La vie,] une entreprise au bord de la faillite », puisque l’homme, assis sur une branche de l’arbre de l’évolution qu’il scie aveuglément, est accusé d’écocide sans intention de le commettre. Croyant bénéficier d’une immunité provisoire par absence d’un code pénal écologique, il précipite sa chute, probablement, et peut-être même la vie. « Le monde a commencé sans l’homme, il se terminera sans lui », écrivait Claude Lévi-Strauss dans Tristes tropiques.

27L’arbre de l’évolution n’est cependant pas une bonne métaphore ; celle que proposent les auteurs, le tissu du vivant décousu et déchiré par les « démailleurs » que nous sommes, selon leur expression, est bien mieux adaptée. Pas même de quoi trouver dans ce tissu un fil d’Ariane qui nous mènerait vers la survie. La vie sur Terre, sur Gaïa, est en effet un réseau formé de sa géologie, de son climat, de tous les organismes qui interagissent entre eux. Sa solidité est celle du plus faible de ses nœuds, tranchés par des organismes, renoués par d’autres. Destructions rapides, mais réparations qui exigent du temps. Car, comme l’indique un des nombreux messages de cet ouvrage, tout est affaire de temps – beaucoup de temps – et d’espace – beaucoup d’espace. Si le temps de la vie semble infini, l’espace, lui, est borné.

28Les évolutions lentes du milieu physique, celles, moins lentes, du milieu organique, celles rapides du milieu social et, depuis l’apparition des facultés cognitives des êtres humains, de plus en plus rapides du milieu culturel qu’ils ont inventé interfèrent les unes avec les autres. Cependant, les produits culturels des êtres humains ne meurent plus avec leurs auteurs, mais s’accumulent, dans le temps, dans l’espace, au rythme d’une population qui croît en fonction même de cette culture accumulée. Ils induisent en retour des actions de plus en plus rapides sur les autres milieux, lesquels ne peuvent rétroagir avec la même vitesse. Cette vitesse accrue est la cause des déséquilibres étudiés dans cet essai, quand la nature n’a pas le temps de remédier aux actions humaines.

29Par suite, le temps, celui de la vie, est décomposé en de nombreuses échelles : temps profond de l’évolution géologique et climatique décelé par James Hutton, temps de la phylogenèse, temps de l’histoire, temps de la vie des hommes et temps de leurs savoirs. C’est ce qu’expliquent les auteurs dans les trois premiers chapitres de leur livre, riches d’informations plus passionnantes les unes que les autres, décrivant les évolutions du réseau de la biodiversité provoquées par le moteur métabolique de la vie, laquelle, puisant son énergie dans les rayons du Soleil ou dans les éruptions volcaniques de la profondeur des océans, se nourrit d’elle-même. Vue « de l’intérieur », la biodiversité est « un réseau complexe d’interactions mangeurs-mangés, où circulent matière, énergie et information, depuis les algues qui fabriquent de la matière organique […] grâce à la photosynthèse, jusqu’aux grands prédateurs… à nous autres humains » (pp. 34-35). Au cours de leur incessant ballet, les protéines, surveillées et entretenues par les acides nucléiques, explorent et innovent sans cesse. Elles créent et entretiennent non seulement des organismes, mais leurs lignées. Elles réclament pour cela la mort des individus, héritiers de nombreuses lignées, pour que les lignées qu’ils lèguent à la postérité leur survivent. Jusqu’à l’apparition du cerveau de l’homme, de ses aires de Wernicke et de Broca, de l’invention du Verbe et du Nombre.

30C’est le sujet des quatre derniers chapitres du livre, et notamment du chapitre 5, intitulé « Et l’humain dans tout ça ? », qui est à mes yeux le plus important. Vercors avait intitulé un livre profond Les Animaux dénaturés, distinguant l’humain en ce qu’il se séparait de la « Nature ». Puis vint la « révolution de l’orgueil » de la Renaissance européenne, où, au péril de leurs vies, non contents de comprendre cette nature et de s’y adapter, des savants et des dissidents décidèrent d’en prendre le contrôle en lieu et place des divinités inventées par les hommes. Révolutions industrielles, sociales, informatiques, génétiques « dénaturant » de nouveau les êtres humains, au sens que Vercors donne à ce verbe. La révolution informatique rapproche instantanément les hommes d’un bout à l’autre de la planète, mais elle les plonge dans des mondes virtuels et accélère le tempo de leur évolution culturelle, qui retentit sur celle des autres composantes physiques, climatiques et biologiques de la biosphère. La révolution génétique permet aux hommes de prendre le contrôle des mécanismes de la reproduction. Impossible d’anticiper les angoissantes conséquences de ces deux révolutions récentes qui naissent sous nos yeux.

31Évoquant l’invention et la diversité de l’agriculture, les auteurs dénoncent les erreurs et les méfaits de l’agriculture productiviste. Ils préconisent dès lors des actions coopératives s’inspirant, là encore, de la nature et de ses évolutions, et suggèrent de substituer la stratégie du judoka à celle du bazooka : « Accompagner la nature, s’appuyer sur les potentiels et expériences que recèle la biodiversité plutôt que tout miser sur l’affrontement, les armes de destruction massive » (p. 112).

32S’il avait connu Pythagore, Ésope aurait ainsi modifié sa fameuse fable : « La langue et le nombre sont la meilleure et la pire des choses. » Pour la pratiquer tous les jours, chacun connaît les bons et les mauvais usages de la langue. Mais, peut-être faute de les pratiquer suffisamment, nous ne sommes pas nécessairement conscients du danger des nombres. Le nombre est ainsi devenu la drogue « pantométrique » du genre humain, pour reprendre le concept de « pantometria » introduit par Erhard Weigel il y a plus de trois siècles. Celle-ci consiste à mesurer tout et, surtout, n’importe quoi, à l’aide des nombres. Cette pseudoscience identifiant science et usage des nombres fait de nos jours de nombreux adeptes, surtout outre-Atlantique. Car, pour mesurer quelque chose avec des nombres, faut-il encore que ce quelque chose soit muni d’une unité de mesure. La nouvelle divinité qui régit notre destin, le « Marché », ne fait-elle pas du nombre un nouvel opium des peuples, le nouveau Verbe par lequel débutent les livres sacrés de notre temps, ceux traitant de l’économie ? L’économie a supplanté la politique quand elle s’est dépouillée de cet adjectif qu’elle jugeait infamant pour accéder au statut de science. « Faire du chiffre », que ce soit sous forme monétaire ou en multipliant les statistiques, en oubliant de produire un bien-être qui ne se mesure pas, mais s’évalue (en lui donnant de la valeur), rend compte des conséquences de cette dérive. Les chefs des grandes entreprises, contrairement aux grands chefs d’entreprises, ont bien su, quant à eux, traduire leur confort en chiffres astronomiques qui, depuis vingt ans, évoluent plus vite que les revenus du reste de la population, accroissant encore plus l’éventail des inégalités qu’il ne l’était dans la première moitié du XIXe siècle. « De la propriété à l’appropriation » (pp. 107-109) traite très précisément cette question au sujet de l’appropriation de la biologie par l’économie, cette branche de l’anthropologie qui remplace les échanges entre biens et services par ceux de nombres. La propriété existe chez les espèces animales, quand elles délimitent leurs territoires, tant à l’échelle des individus qu’à celle des espèces. L’appropriation est spécifiquement humaine, qui introduit les mesures des biens et des services : cela a un sens lorsque ceux-ci sont munis d’unités, mais en est privé dans le cas contraire. La nature ne se laisse pas mesurer, et, donc, ne se laisse pas acheter, sinon en faussant le jeu. Tout cela est clairement expliqué par les auteurs dans ces chapitres qui décrivent l’intervention des prétendus « Homo oeconomicus » faisant de la maison Nature un ménage pantométrique.

33« La voracité d’un développement déraciné », « La croissance économique comme progrès » (c’est-à-dire croissance de ce qui est mal mesuré par des nombres qui augmentent), « L’appropriation humaine des produits de la photosynthèse », « Vivre, c’est aussi coopérer » (dans des structures complexes où tout est lié à tout), voici les titres de quelques sections qui parlent d’eux-mêmes pour décrire en détail ces dangers qui menacent le système Gaïa.

34Les auteurs, malgré tout, se veulent optimistes, proposent des solutions consistant à « renouer avec la nature », questionnant le rôle des savants, des techniciens et des politiques qui choisissent l’utilisation de leurs travaux, surtout dans un cadre sociopolitique où même le savoir est stupidement évalué. Parmi les suggestions, de nouvelles régulations, un usage raisonné des prélèvements monétaires et de leur redistribution sont sources de réflexions qui sont loin d’être achevées.

35Un bel ouvrage, donc, profond, mais rédigé avec la légèreté que permet la compétence, émaillé de percutantes formules, qui donne le goût de le relire pour réfléchir à ces problèmes clairement exposés.

36Jean-Pierre Aubin

37(LASTRE, Paris, France)

38aubin.jp@gmail.com

Consommer autrement : la réforme écologique des modes de vie, Michelle Dobré, Salvador Juan (Eds). L’Harmattan, 2009, 320 p.

39L’ouvrage dirigé par Michelle Dobré et Salvador Juan est issu du colloque « Environnement et modes de vie », qui s’est tenu à Caen en septembre 2008 ; il comporte une grande majorité de communications basées sur des travaux sociologiques, mais d’autres disciplines, telles la philosophie, la géographie et l’économie, y sont également présentes. La question centrale de ce recueil porte sur les modes de vie, la capacité des individus à les faire évoluer, mais aussi les freins institutionnels rencontrés. On retrouve là les préoccupations de Michelle Dobré et la réflexion qu’elle avait engagée dans son précédent livre, L’Écologie au quotidien, complétées des illustrations qui manquaient à ce dernier.

40L’article introductif d’Edwin Zaccaï permet d’aborder d’emblée plusieurs thématiques récurrentes de l’ouvrage : les résistances et contradictions de notre système de consommation, la faiblesse des politiques de consommation durable mises en place et la difficulté pour le consommateur à modifier seul son comportement en raison de son environnement propre, de systèmes de résistance et de la complexité de certaines décisions, et enfin la délicate problématique de l’équité et de la justice sociale face à la mondialisation des productions. Les articles suivants tendent à cerner les moteurs et motifs de la consommation individuelle, ainsi que les freins au changement, qu’ils relèvent d’une vision hédoniste des modes de vie ou de motifs institutionnels. Pour Joachim Sempere, l’évolution des besoins devra prendre en compte la finitude des ressources et s’inscrire dans un changement de paradigme économique. Élise Lowy observe que consommation et production doivent être appréhendées de pair, mais que les changements doivent aussi tenir compte des différences de développement des pays et donc des différences de besoins entre pays sur consommateurs et pays ayant besoin d’améliorer leur qualité de vie. Ces constats conduisent Philippe Boudes à inciter à une réflexion sur une ouverture de la sociologie à des phénomènes non strictement sociaux et au croisement de la sociologie de l’environnement et de la consommation.

41La deuxième partie de l’ouvrage porte sur les usages de l’espace. Les contributions de Laurence Raineau et Sophie Némoz abordent toutes deux l’habiter en écoconstruction : en écoquartier pour la première, en habitations isolées pour la seconde. Toutes les deux pointent la difficulté pour les habitants à concilier habitat et mobilité durables, autrement dit les contradictions auxquelles ils se heurtent. L. Raineau remarque également le caractère problématique que peut présenter l’intégration d’un écoquartier au sein d’une ville. Elle s’interroge sur le sens dont de telles constructions, destinées dans les cas présentés à une population plutôt aisée, peuvent être porteuses dans des zones économiquement sinistrées. Elle rappelle notamment l’importance des règles et normes sociales pour que de nouvelles pratiques énergétiques se diffusent, la technicité n’étant qu’un des aspects. S. Némoz souligne, quant à elle, l’ambiguïté qui peut exister entre une aspiration à un autre mode de vie, perçu comme un signe distinctif, et la propagation du phénomène qui, elle, relève du dispositif. Trois autres contributions portent sur l’habitant. Dans la première, Mercedes Martinez Iglesias et Ernest Garcia démontrent les effets néfastes, environnementaux et sociaux – ce dernier point est intéressant car rarement traité – des constructions anarchiques en Pays valencien (Espagne). Puis Lionel Rougé analyse les recompositions sociales au sein de lotissements périurbains toulousains socialement peu favorisés. Enfin, Sylvain Pasquier et Emmanuelle Pierre-Marie abordent les effets de l’arrivée d’une nouvelle population périurbaine dans une zone traditionnellement rurale. Habiter pose la question de l’accessibilité et de l’usage de la voiture, mais aussi de la difficulté à passer d’un mode de transport à un autre. Ce point est en filigrane des premières contributions de cette partie, essentiellement pour souligner toute la difficulté à ne plus dépendre de la voiture, même par des personnes engagées par ailleurs dans une démarche de recherche d’un écohabitat ; il est développé par Stéphanie Vincent, qui analyse l’origine des changements de mode de transport, et Abdelhamid Adibi, qui rappelle les mécanismes de l’attachement à la voiture.

42La troisième partie concerne les pratiques et stratégies d’acteurs. Fabrice Flipo, à travers l’exemple de l’essor des technologies de l’information et de la communication (TIC), soulève la question de l’information faite au public lors de la mise en place de politiques et de directives portant sur le développement durable. Il analyse les contradictions de ces nouvelles technologies au travers du retraitement des déchets qu’elles génèrent, des risques sociaux si le prix des matières premières augmente et des risques sanitaires, comme, par exemple, le surtravail généré par le télétravail. Luc Semal étudie deux mouvements d’expérimentation de modes de vie post-carbone : la décroissance et la transition. Les deux modèles reposent sur la sobriété, la « relocation » et la coopération. Les deux reposent également sur des stratégies d’exemplarité et comportent une dimension de conflictualité avec le système dominant, assumée dans le modèle de la décroissance, minimisée par ses théoriciens dans celui de la transition. Cela invite à reconsidérer les limites des scénarios gagnant-gagnant théorisés dans le cadre du développement durable. Laurence Granchamp-Florentino et Florence Rudolf s’interrogent, d’une part, sur le sens et les valeurs portés par les collectifs associatifs dans leur action de médiation de la question climatique et, d’autre part, sur la nature de l’incidence sur les modes de vie des calculateurs d’émissions de gaz à effet de serre. L’une des conclusions à retenir de cette contribution est la nécessité de prendre en considération l’ensemble des valeurs des individus pour qu’un modèle puisse être vecteur de transformations sociales.

43Chasse amateur (Christophe Baticle) et pêche industrielle (Rudy Amand) posent la question des usages de la nature, oscillant, pour la première, entre marchandisation de la pratique et rapport au territoire et, pour la seconde, entre prédation et nécessité de préserver une ressource. Ce dernier article soulève maintes interrogations quant aux modalités de réalisation de cette préservation et pointe notre méconnaissance, ici, des écosystèmes marins et probablement de nombreux autres écosystèmes. L’article de Julie Barrault sur l’usage des pesticides par des jardiniers amateurs souligne la nécessité de prendre en compte l’ensemble d’une filière de production et sa diffusion pour en comprendre les mécanismes, les points de résistance et de diffusion non contrôlés, avant de pouvoir organiser un changement de pratiques. Dominique Desjeux clôt cette partie en revenant sur la relativité de l’approche par la domination et la résistance dans l’analyse des comportements de consommation, prolongeant ainsi les réflexions des articles précédents.

44La quatrième partie porte sur l’autonomie des comportements face à la consommation énergétique. Laure Dobigny, à partir d’une étude comparative entre la France, l’Allemagne et l’Autriche, s’attache à relever les moteurs et motivations d’une recherche de l’autonomie énergétique dans ces différents pays et revient, elle aussi, sur la nécessité d’une compréhension globale, voire historique, pour mettre en place des politiques débouchant sur des changements de comportement. Isabelle Garabuau-Moussaoui remarque, de son côté, qu’à chaque âge de la vie, le rapport à l’énergie se construit entre consommation et attention, même si cette injonction n’est pas résolue de la même façon selon les étapes de la vie. À travers l’exemple prospectif de l’application de la carte carbone en Grande-Bretagne, Mathilde Szuba complète cette analyse et souligne le bouleversement des modes de vie que constituera l’application de cette carte, mais surtout la faible marge de manœuvre dont disposent les individus dans une société qui n’est pas favorable à la sobriété énergétique. Christophe Beslay et Marie-Christine Zelem poursuivent cette réflexion sur la difficulté à modérer sa consommation dans une société toujours plus énergivore. Le dilemme entretenu entre ce que l’on souhaite faire et ce que l’on fait représente l’un des enjeux majeurs de notre capacité à provoquer le changement et à consommer autrement, ainsi que le relève Michelle Dobré. Dépassant le cadre de la consommation pour conclure sur la nécessité de prendre en compte les modes de vie dans leur diversité et leur complexité, Denis Duclos rappelle le droit des communautés à vivre différemment.

45Malgré quelques communications dont le lien avec le sujet annoncé paraît parfois ténu et une certaine hétérogénéité de la qualité des articles, l’ouvrage est stimulant et permet de dégager plusieurs pistes de réflexion qui émergent de façon récurrente. Une première porte sur le danger que représentent nombre des politiques et outils de contrôle de la consommation pour la liberté individuelle en raison du pistage possible des individus par l’intermédiaire des TIC. Une deuxième porte sur la difficulté, voire l’impossibilité, à obtenir un changement significatif de comportement de consommation sans un changement de paradigme économique, que l’attention soit portée sur une gestion des ressources naturelles ou sur la consommation humaine en général. Conséquence de ce constat : ces changements ne pourront avoir lieu sans une possibilité de diversifier les modes de vie. La troisième piste qui émerge est la nécessité de réfléchir aux modes de vie en dépassant le cadre de la consommation, qui n’en représente qu’un des aspects.

46Nathalie Ortar

47(LET, Lyon, France)

48nathalie.ortar@entpe.fr

Faut-il croire au développement durable ?, Gilles Rotillon. L’Harmattan, 2008, 222 p.

49Avec son livre Faut-il croire au développement durable ?, Gilles Rotillon, auteur de nombreux travaux en économie de l’environnement et en économie des ressources naturelles et de manuels (notamment dans la collection « Repères » des éditions La Découverte : Économie de l’environnement – avec Philippe Bontems – en 1998 et Économie des ressources naturelles en 2005), change de registre d’écriture. À la lecture du titre, on comprend vite qu’il ne s’agit ni d’un manuel ni d’un ouvrage académique, mais d’un essai. G. Rotillon propose une réflexion autour du constat (largement partagé) que, si le développement durable est dans tous les discours et inspire de nombreuses initiatives, celles-ci sont loin d’être « à la hauteur des problèmes que nous devons résoudre dans les trente ou quarante prochaines années » (p. 8). Il y voit la marque d’une « schizophrénie structurelle » (p. 12), inhérente à chacun de nous, entre les aspirations du citoyen (valeurs) et les revendications du consommateur (plus de pouvoir d’achat !). L’auteur cherche à analyser cette contradiction qui le pousse à s’interroger sur la crédibilité du développement durable. Pour cela, il développe son propos en quatre temps : un premier chapitre reprend l’histoire de l’émergence du développement durable et critique sa vulgate en vogue aujourd’hui ; un deuxième confronte cette vulgate aux problèmes, d’ores et déjà présents, caractéristiques de notre mode de développement ; au troisième chapitre, l’auteur s’intéresse à une liste de positions défendues par des auteurs et acteurs du développement durable (ou plus radicaux) et tente d’y déceler une force suffisante pour entraîner la société dans la voie qu’ils défendent ; le dernier chapitre revient sur les oppositions entre les comportements des différents acteurs du développement durable : citoyens consommateurs, entreprises, États, et sur les contraintes qu’ils doivent affronter.

50Après un bref recadrage historique sur l’émergence et l’évolution de la notion de développement durable, G. Rotillon s’attaque à sa « vulgate » (p. 15), qu’il déconstruit de manière sans doute un peu rapide : le flou qu’embrasse la définition « canonique » donnée par le rapport Bruntland de 1987 et sa schématisation systématique en trois piliers : environnemental, économique et social, ne facilitent ni son appréhension ni son interprétation. En outre, bien que quasi systématique, « la référence magique à un mot nouveau ne garantit en rien que ce changement se réalise » (p. 28). Ainsi, en s’appuyant sur différents diagrammes et graphiques, l’auteur montre que, dans les domaines de l’aide au développement, de l’accès à l’eau, de la préservation de la biodiversité ou de l’exploitation pétrolière, l’écart entre les discours saturés de références incantatoires au développement durable et les actes est criant. Rien de très nouveau dans ces deux premiers chapitres, très courts, qui servent surtout de rappel avant d’aborder le cœur de l’ouvrage.

51Car, outre les faits, très inquiétants, ce sont les propositions en matière de développement durable, et la capacité des acteurs qui les portent à pouvoir les faire accepter par une majorité de citoyens, qui font douter l’auteur. L’issue est-elle d’ores et déjà en germe ? Las, la variété et la disparité des propositions faites pour modifier nos modes de consommation et de développement, leurs concurrences même, n’aident pas à la coordination des efforts pour sortir de cette situation alarmante. G. Rotillon construit quatre groupes de solutions dans le « maquis des propositions faites » (p. 58), puis il les critique, en soulevant ce qui, selon lui, constitue des forces et des faiblesses. Ainsi, un groupe de propositions qualifiées de « conceptuelles » (décroissance, catastrophisme éclairé de Jean-Pierre Dupuis, et d’autres auteurs – Christian Coméliau, Hervé Kempf, Dominique Bidou) se caractérise par des « forces sociales inexistantes ». Un second groupe de propositions, « politiques », englobant les approches d’économie verte (les Verts – Pascal Canfin), d’éco-économie (Lester Brown), les propositions d’ATTAC ou du pacte écologique de Nicolas Hulot, ne bénéficie que de « forces sociales insuffisantes ». Les propositions « pragmatiques » (« mille petits gestes », mesures du Grenelle de l’environnement, création de nouveaux indicateurs de richesse) ou « corporatistes » (capitalisme vert, progrès technologique, et même les « négationnistes » !) ne trouvent pas plus grâce à ses yeux… Rien ne lui permet de distinguer une force sociale en marche ou en émergence, susceptible d’engager des changements sociétaux à la hauteur des enjeux.

52Pour G. Rotillon, le problème n’est plus un déficit d’information, de prise de conscience, mais une « spirale infernale » (p. 140) dans laquelle chaque acteur (individus, entreprises, États) est pris et où chacun peut rejeter la responsabilité sur l’autre, attendant que celui-ci fasse lui-même des efforts. De ce fait, l’auteur défend une thèse assez peu originale, et qui pourrait paraître contradictoire avec les jugements sans appel du chapitre précédent : « L’instance décisive se situe au niveau politique » (p. 14), seul l’État peut contribuer à une nécessaire « coordination des actions [individuelles], qui leur donne sens et efficacité » (p. 173), alors que, selon lui, les coordinations internationales et européennes n’ont pas encore de réelle consistance. Certes, l’État dispose d’une « batterie d’instruments […] pour mener des politiques environnementales » (p. 184), se déclinant sous la forme de mesures réglementaires, économiques (en incitant à certains comportements par le signal prix comme l’écotaxe) et informationnelles, qui ont toutes déjà fait les preuves de leur efficacité dans la modification des comportements (pour la sécurité routière ou le tabagisme, par exemple). N’est-ce pas la démarche engagée par le Grenelle de l’environnement ? Si, mais de nombreux contre-feux ont été allumés (rapport Attali sur la libération de la croissance, rapport Syrota qui propose d’abandonner l’objectif du facteur 4 de la politique énergétique française, entre autres exemples…). L’auteur détaille notamment le refus actuel de l’écotaxe : « Au moment où la protection de l’environnement est affirmée par tous comme un enjeu de société, cette même société se refuse à utiliser un des outils les mieux adaptés pour atteindre à moindre coût cet objectif » (p. 193). Il explique cela par le manque de volonté d’agir et la peur des politiques de risquer leur place par des mesures dépassant le statu quo et certainement efficaces dans la voie vers un développement durable, mais peu électoralistes, pouvant être mal perçues et mal supportées par la population.

53C’est donc la structuration du jeu politique et la professionnalisation de la vie politique que l’auteur pointe du doigt, regrettant que les forces sociales défendant une vision forte du développement durable soient insuffisantes, car c’est l’État qui détiendrait, seul, la capacité à faire évoluer les comportements, grâce à ses instruments économiques. Il ne reste donc plus, pour G. Rotillon, qu’à appeler son lecteur à s’engager dans le débat public.

54On peut être surpris par la facture globale du livre, teinté d’un certain pessimisme qui transparaît dans la critique des propositions (avec une ironie parfois grinçante, voire condescendante) et la conclusion. Si les acteurs qui s’engagent sont si critiquables et imparfaits, comment convaincre de s’engager ? On est surpris également de constater la vision unifiée de l’État proposée par l’auteur, qui sait pourtant très bien que les différentes administrations, les ministères et leurs directions sont en perpétuelle concurrence, défendant des visions et des intérêts différents, à arbitrer perpétuellement. Les forces administratives de l’environnement et du développe ment durable sont certes en croissance sur le papier (budgets et effectifs), mais elles ne portent pas une vue unifiée des choix et des priorités d’action, ni de la coordination des acteurs sociaux pour une transition sociétale vers le développement durable. Sans un soutien et une orientation politique forte, leurs propositions restent vulnérables. Dès lors, on discerne mal ce que propose, ou entend, l’auteur sur les capacités de l’État : appelle-t-il à un nouveau planisme centralisé ? Les collectivités locales sont également des acteurs absents de l’analyse, qui pourtant agissent, prennent des initiatives localement et s’organisent de plus en plus en réseaux internationaux pour parler d’une seule voix sur ces enjeux, comme c’est le cas pour la question de la lutte contre le changement climatique et ses effets. Il manque encore un type d’acteur, pourtant consacré par le Grenelle de l’environnement dans sa « gouvernance à cinq » : les associations et ONG, qui historiquement sont à la fois un aiguillon et un appui du ministère en charge de l’environnement, et qui sont à l’origine du processus du Grenelle – dont elles critiquent aujourd’hui les traductions législatives adoptées en août 2009 (loi « Grenelle 1 ») et juillet 2010 (loi « Grenelle 2 »).

55Bref, à la question-titre posée par l’auteur, la lecture de l’ouvrage incite à répondre par la négative… Pourtant, l’institutionnalisation en cours du développement durable produit des effets, des politiques publiques et des exigences de plus en plus fortes. En faisant mine de considérer le développement durable de manière statique, G. Rotillon ignore qu’il s’agit plutôt d’un processus d’évolution et non d’une rupture dans notre mode de développement. S’il faut s’engager, alors c’est pour amplifier ce processus et le rendre crédible.

56Antoine Goxe

57(CERDD, Loos-en-Gohelle, France)

58agoxe@cerdd.org

Sociétés, environnements, santé, Nicole Vernazza-Licht, Marc-Éric Gruénais, Daniel Bley (Eds). IRD Éditions, 2010, 364 p.

59Cet ouvrage s’inscrit dans une démarche d’« écologie humaine » et propose une réflexion autour des relations hommes-milieux de vie. Les auteurs situent leur approche dans la filiation d’un article de Max Sorre (1933), qui avait proposé la notion de « complexe pathogène » pour circonscrire ce qu’on appellerait aujourd’hui les « milieux à risque ». Cette notion souligne la complexité du lien entre environnement et santé et la nécessité de travaux de recherche pluridisciplinaire pour l’appréhender.

60La pluridisciplinarité est mise en évidence dès la première partie de l’ouvrage (structuré en trois parties), qui revient sur des expériences de recherche au sein de projets associant plusieurs disciplines, depuis la définition d’un cadre de référence conceptuel commun : la collecte des données sur le terrain, jusqu’à la publication des résultats. Cette partie s’ouvre sur un texte de D. Pécaud, qui tente de déconstruire les présupposés d’un programme de recherche. L’auteur souligne avec raison que ces présupposés, « prénotions » ou « stéréotypes », loin d’être des obstacles à la connaissance scientifique, peuvent constituer les objets du savoir. Du coup, les déconstruire permet d’inventorier les points de vue sous-jacents, les enjeux de leur confrontation ou de leur articulation. A. Walter, M.-F. Bosseno et S.-F. Brenière nous présentent ensuite un exemple de collaboration transdisciplinaire autour d’un projet de recherche sur la transmission de la maladie de Chagas (trypanosomiase américaine) au Mexique. À travers une argumentation progressive et précise, les auteurs mettent clairement en évidence les différents problèmes posés par ce type de démarche : la construction d’un glossaire commun de termes et de concepts ; la mise en œuvre et la gestion des équipes ayant des méthodes de collecte de données différentes sur le terrain ; l’analyse des données et la publication qui oblige, à cause du caractère monodisciplinaire de la plupart des revues scientifiques, à ajuster la forme du discours au type de revue dans lequel on souhaite publier. En dépit de ces difficultés, une telle approche s’avère nécessaire selon N. Ponçon et al. (pp. 79-98 : étude du « risque de réémergence du paludisme en Camargue »), dans la mesure où elle peut permettre, entre autres, d’aborder les risques relatifs à l’émergence ou la réémergence d’une pathologie avec plus de réalisme. Cependant, comme l’indiquent bien N. Mathieu et al. (pp. 99-124 : « Ruralité et asthme en France : retour d’expérience sur une approche interdisciplinaire » entre épidémiologistes et géographes), il ne faut pas oublier que les savoir-faire peuvent être bousculés et les compétences demandées, différer de celles que l’on pensait pouvoir apporter au projet.

61La deuxième partie de l’ouvrage explore les attitudes de différents types d’acteurs face à des problèmes de pollution. F. Boutaric et P. Lascoumes reviennent sur l’histoire de la réémergence de la pollution en tant qu’enjeu de santé publique. Ils montrent que les problèmes sanitaires ne sont pas seulement des réalités biologiques que les spécialistes viennent objectiver, mais qu’il s’agit aussi de faits épidémiologiques construits par des savoirs et des acteurs. A. Attané et al., interrogeant pour leur part les « attitudes et connaissances des médecins généralistes face aux risques environnementaux » (pp. 147-170), relèvent qu’au-delà des incertitudes et des désaccords habituels dans le champ de la connaissance, c’est sur le registre des jeux d’acteurs et sur leur positionnement en matière d’art de gouverner que se dessinent les différentes postures. Vient ensuite un texte de H. Tourneux qui évalue la communication en matière de risques liés à l’utilisation des pesticides au Nord-Cameroun. L’auteur montre bien que le pictogramme, conçu pour communiquer les informations relatives à l’utilisation correcte de ces produits par-delà les barrières linguistiques, n’est finalement pas un moyen d’information suffisant. Si son utilité pour la prévention des risques liés à l’utilisation de ces produits reste indéniable, il devrait cependant être associé à un aide-mémoire. Dans l’article suivant, C. Tschirhart, P. Handschumacher et D. Laffly se focalisent sur l’identification des facteurs responsables de la contamination des hommes par le mercure en Amazonie brésilienne. Enfin, G. Maignant et J. Dutozia tentent de modéliser un système de risque sanitaire sur des itinéraires piétons en ville. La démarche, qui englobe ici les facteurs biologiques, environnementaux et sociologiques, semble tout à fait pertinente dans un contexte privilégiant la marche ou le vélo en matière de déplacements urbains.

62La troisième partie réunit des textes abordant les questions de santé spécifiques aux pays du Sud. Elle s’ouvre sur un article de B. Mondet, T. Seyler, G. Salem et J.-P. Gonzalez, qui analysent les risques sanitaires liés à l’eau dans la ville de Chennai, en Inde du Sud, où les maladies causées par la mauvaise qualité de l’eau peuvent apparaître de manière brutale. L’intensité de telles manifestations, soulignent-ils, est due à la fois aux modifications de l’environnement urbain, au constant accroissement des densités de population, à la difficulté d’accès aux soins, etc. L’étude approfondie de ces facteurs s’avère de leur point de vue nécessaire pour influencer cette dynamique. Cela est d’autant plus important que, face à la globalisation des pathologies, aucune situation épidémiologique n’est en équilibre stable. Poursuivant cette réflexion autour de l’eau, R.J. Assako Assako, C.A. Djilo Tonmeu et D. Bley présentent une situation (Kribi, Cameroun) où l’inexistence d’un système d’assainissement, ainsi que des pratiques sociales et spatiales spécifiques aboutissent à une mauvaise gestion des eaux usées et des déchets domestiques. Cette situation engendre de nombreux risques sanitaires, contribuant à fragiliser les conditions de vie déjà précaires des populations. Une approche croisée (anthropologie et géographie) est ici nécessaire pour décrypter les modes de gestion des interfaces environnement-santé.

63Les deux articles qui suivent s’intéressent à la trypanosomiase humaine africaine (THA), ou maladie du sommeil. Réfléchissant aux obstacles à une prévention efficace de cette maladie en Guinée maritime, J.-P. Hervouët, M. Kagbadouno et M. Camara (pp. 287-314) arrivent à démontrer que la simplification des protocoles de dépistage actif, la confusion entre certains concepts assimilée ici à une perte de savoir-faire, se sont traduites sur le terrain par le maintien de prévalences élevées. Cependant, l’analyse de l’action du programme national de lutte contre la trypanosomiase indique qu’en se dotant des moyens d’évaluation efficaces, cet organisme pourrait devenir un véritable acteur de la santé publique, capable de prévenir les situations plutôt que de les subir.

64P. Grébaut et al. (pp. 315-332) étudient de leur côté les rapports entre les comportements humains et le risque de transmission de la maladie du sommeil en zone périurbaine à Kinshasa (RDC). Ils concluent qu’au-delà du résultat de l’étude biologique et géographique, qui a mis en évidence les facteurs biotiques de risque et les biotopes favorables à ces facteurs, de nombreuses questions subsistent quant aux pratiques qui conduisent les Kinois à s’exposer dans des environnements à risque. Analyser les pratiques sociales et agricoles liées à l’occupation de l’espace en périphérie de Kinshasa, notamment, apporterait quelques réponses.

65Cette troisième partie s’achève sur deux textes portant sur le paludisme. J.-P. Bado, interrogeant l’histoire de la lutte contre le paludisme au Cameroun, relève qu’en voulant contrôler la maladie, les « experts » ont omis de prendre en considération non seulement les perceptions culturelles du paludisme, mais aussi les pratiques dans les milieux de vie. Cette carence aurait constitué, d’après l’auteur, un obstacle important au contrôle de cette maladie. Il s’avère alors important de tirer les leçons de ce passé et de tenir compte des rapports étroits qui existent entre médecine préventive, santé publique, assainissement et milieu de vie. E. Kouokam Magne fait également référence à ce passé en étudiant la « perception du risque palustre chez les femmes de deux villes camerounaises ». Elle montre que les connaissances autour du paludisme relèvent d’un processus de construction alliant différents types de savoirs, auxquels vient s’ajouter une « mémoire de la lutte contre le paludisme au Cameroun ». Les populations disposent d’un « stock » de connaissances qui se renouvellent au rythme des messages de prévention, les savoirs se constituant dès lors à partir de l’accumulation, la sélection et la hiérarchisation des informations reçues.

66La mise en parallèle des situations au Nord et au Sud permet de montrer que des problématiques analogues trouvent toute leur pertinence dans les deux contextes. Par conséquent, il convient de ne pas trop singulariser les situations du Sud. Mais l’objet traité est vaste. Or, l’introduction ne fournit pas les éléments conceptuels et théoriques qui auraient permis de circonscrire les sujets traités et de les articuler à une réflexion d’ensemble ; de même, l’absence de conclusion laisse le lecteur un peu frustré. Cela étant dit, l’ouvrage aurait pu s’intituler : Environnement et santé : une approche pluridisciplinaire. Les textes réunis illustrent de manière convaincante la richesse et la nécessité d’une telle approche pour appréhender les relations hommes-milieux de vie-santé. Ils sont pour la plupart écrits par plusieurs auteurs. Si, dans certains cas, on peut imaginer que ceux-ci relèvent du même champ scientifique (les sciences sociales, par exemple), la réflexion menée par A. Walter, M-F. Bosseno et S. F. Brenière montre bien qu’un travail de recherche, d’analyse et de publication réunissant sciences « molles » et sciences « dures » est tout à fait possible. L’alternance des disciplines, comme le remarquent d’ailleurs ces auteurs, génère des questions, fournit des réponses ; elle permet de cheminer du descriptif et du quantitatif vers des analyses conceptuelles approfondies, auxquelles peuvent pleinement prendre part les sciences biologiques et les sciences humaines.

67Josiane Carine Tantchou

68(UMR912 Inserm-IRD-U2, Marseille, France)

69Josiane.Tantchou@ird.fr

Métamorphoses de l’expertise, Céline Granjou, Marc Barbier. Éditions de la Maison des sciences de l’homme / Quæ, 2010, 304 p.

70De la fin du XIXe siècle aux années 1980, les États, les agences internationales et les fondations privées ont mené des politiques de santé publique qui s’adressaient aux populations plus qu’aux individus. La conception et la mise en œuvre étaient l’affaire des autorités. Elles dépendaient au moins autant des idéologies dominantes, des objectifs politiques et des rapports de force entre groupes aux intérêts différents que de la nature biologique des pathologies et des problèmes d’hygiène à traiter. L’élaboration de ces politiques était instruite pour leur volet médical par des assemblées de médecins – des experts, dirait-on aujourd’hui – dont le pouvoir attendait une appréciation des situations, la formulation d’objectifs médicaux mais pas politiques, la recommandation de pratiques et de directives, une évaluation des moyens à mobiliser.

71Récemment en France, à la suite des « affaires » de l’amiante, du sang contaminé, de la vache folle ou de la grippe H1N1, chaque citoyen découvre qu’un bien qui lui est propre, sa santé, est menacé insidieusement ou brutalement. Et chacun de s’inquiéter, de revendiquer d’être informé et de refuser que les décisions qui le concernent lui échappent comme aux temps anciens de la lutte contre la peste ou la tuberculose. L’opinion publique, instruite et conduite par les médias, exprime cette attente et exerce son pouvoir de pression. Elle exige simultanément le respect de l’individu et une politique collective de protection et d’assurance. Elle demande que les décisions soient le fruit d’une démarche démocratique et transparente, de la conception à l’exécution, y compris dans le fonctionnement de l’expertise. Si les politiciens ont l’habitude d’une telle situation, les experts ne l’ont pas. Ils se trouvent projetés sur la scène publique au nom de « l’autorité de la science » et de leur « statut de scientifiques ». Une responsabilité de nature nouvelle – politique – leur échoit et les place directement face à l’opinion et à la justice. Leur position est d’autant plus délicate que leur compétence et leur spécificité tiennent à des connaissances toujours inachevées et qui portent de plus sur le vivant, un objet incertain par essence. Cette situation convient aux politiques, qui trouvent une occasion de partager des responsabilités, aux médias, qui affirment leur pouvoir et entretiennent le soupçon, et aux groupes de pression idéologiques et économiques, qui défendent des intérêts particuliers.

72L’expertise passe de l’ombre à la lumière médiatique, elle acquiert une dimension politique propre. Sa pratique et les domaines où elle peut s’exercer en sont affectés. Ce bouleversement se poursuit encore. Il se propage par saccades au gré des objets et des situations expertisés. Il pose nombre de questions, dont voici quelques-unes : L’autorité de la science et le statut de scientifique suffisent-ils à faire un expert utile ? L’indépendance des experts n’est-elle qu’un mythe ? Qui confère une légitimité à une expertise : les experts eux-mêmes, l’opinion, les institutions ? Qui forme, recrute et remercie un expert ? Etc. Expertise et experts sont en pleine mutation. C’est à l’étude de cette évolution que C. Granjou et M. Barbier convient d’abord le lecteur sur l’exemple des maladies à prions. Mais ils vont au-delà, et cela double l’intérêt de leur livre : ils examinent comment les transformations en cours sont à la fois causes et conséquences de l’émergence de la « démocratie technique » chère à l’école française de sociologie de la science.

73Depuis près de vingt ans, les auteurs se sont penchés sur les relations recherche-expertise-décision dans un double contexte : celui des crises sanitaires de la vache folle et celui du développement des connaissances sur les prions. C. Granjou et M. Barbier sont déjà auteurs de nombreuses publications traitant d’aspects particuliers du sujet ; mais, dans cet ouvrage, ils livrent une récapitulation ordonnée de leur pensée et de leur œuvre, assemblant la matière publiée et celle qui ne l’est pas. L’exercice est original, il prend souvent la forme d’un exposé magistral qui instruit le lecteur, le guide et lui donne matière à réflexion. Sur le plan conceptuel, l’objectif est de formaliser le « renouvellement des formes et du sens de l’expertise dans une société du risque », et ceci est présenté dans un préambule. De façon concrète sur l’exemple des maladies à prions, les auteurs « ouvrent une lecture sociologique de l’interface expertise-action publique d’une part et de l’interface recherche-expertise d’autre part ». C’est ce qui fait la matière de l’introduction. Comme dans tout enseignement magistral, l’aboutissement de l’exposé est donné, dès le début, dans l’ensemble préambule-introduction : l’évolution de l’expertise sur les maladies à prions constitue un cas exemplaire du renouvellement des pratiques et des engagements de l’expertise (professionnalisation…), de ses enjeux politiques (précaution…) et de la marche vers une démocratie technique.

74Le premier chapitre du livre présente le champ des maladies à prions : sa nature, son émergence dans l’arène publique à partir des années 1980 (vache folle, maladie de Creutzfeldt-Jakob, tremblante du mouton) et son installation en qualité de domaine scientifique et de recherche à part entière. Les experts ont fondamentalement contribué à la structuration simultanée d’un champ de recherche fondé sur des concepts nouveaux (infectiosité, bases moléculaires) et d’une politique de santé publique plus transparente et plus démocratique que par le passé. L’expertise change de forme et acquiert un statut social nouveau.

75Les trois chapitres suivants étudient de l’intérieur l’évolution de l’expertise. L’objet de l’étude est l’expert. C. Granjou et M. Barbier analysent dans le chapitre 2 la transformation de son rôle et de son style quand l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA) prend la relève du « comité Dormont » : c’est la lutte entre l’institutionnalisation d’une professionnalisation rampante et le désir « d’indépendance ». Le chapitre 3 est consacré à la relation entre l’expert et le politique : il s’agit aussi d’une lutte. Les problèmes ne se posent jamais seuls, ce sont les politiques qui les posent et en imposent les termes, que ce soit en santé publique ou en investissement dans une recherche nouvelle. Les « experts » s’efforcent de faire reconnaître leur formulation des problèmes et leur représentation des nécessités au nom de leur indépendance et de l’autorité que leur donne la connaissance scientifique. Mais la négociation subit la pression d’un autre partenaire, l’opinion publique, et la relation expert-politique s’engage sur le terrain de la précaution (usage des scénarios du pire) et de la morale (« la nature ne peut parler que d’une seule voix »), avec comme conséquence la volonté de « purifier l’expertise ». Dans le chapitre 4, les auteurs se penchent très logiquement sur la relation entre l’expert et les citoyens, sur l’exigence de transparence et de démocratie. Les médias, et à travers eux le public, établissent un rapport direct avec l’expertise et ses produits. Mais l’opération est difficile, toujours à recommencer : pour les premiers, le savoir est fait pour être vendu et consommé ; pour l’expert, il est incertain et évolutif. C. Granjou et M. Barbier montrent comment les experts ont pris, dans le cas des maladies à prions, la mesure de leur responsabilité et conquis leur légitimité.

76Adoptant parfois le style de la narration sociohistorique, C. Granjou et M. Barbier rendent hommage à l’action de Dominique Dormont, président du premier comité d’expertise sur les maladies à prions. Ils nous font partager leur admiration pour sa personnalité et son œuvre.

77Le lecteur quitte ce livre avec la conviction que l’expertise vit une profonde évolution et qu’elle transcende la simple somme des avis d’experts, l’expertise-consensus est sans doute dépassée. Si elle a longtemps été une activité réservée (et elle l’est encore souvent), il est possible d’y introduire une dose de démocratie. Mais le cocktail est instable et ne peut être l’objet que d’un mélange à repenser sans cesse en fonction des sujets et des contextes.

78Une telle conclusion invite à s’interroger à de nombreux titres. À propos de prions d’abord. Certes, il y a eu rupture avec les conceptions « classiques » d’infectiosité et de biologie moléculaire, mais pourquoi ne pas développer la réflexion avec les concepts de réversibilité et de probabilité des reconfigurations protéiques ? Pourquoi ne pas évoquer et discuter l’occurrence de processus « prions » non pathologiques avec leurs conséquences sociales ?

79À propos de l’expert, pourquoi ne pas évoquer les critères politiques de sa nomination et feindre de croire que seule la « notoriété scientifique » prévaut ? Pourquoi ne pas discuter les relations entre l’expert scientifique et le journaliste scientifique qui façonne l’opinion publique ? S’il est vrai que la connaissance scientifique est un mauvais produit médiatique, qu’en est-il de sa relation avec la vérité juridique (on s’approche là de la question de la démocratie) ?

80À propos de la formation de l’expert à l’intérieur et à l’extérieur de l’expertise, faut-il imaginer qu’il est a priori conscient du bien public ? Si oui, lequel ? Comment exclure les calculs et les idéologies en matière de science et d’expression d’avis scientifiques ? Le corollaire en est une étude de la nature de la mémoire de l’expert et de sa mobilisation : Comment conjugue-t-il la « conscience de soi » et la délégation d’expression et d’action ? Comment les entretiens qu’ont eus C. Granjou et M. Barbier avec d’anciens membres des comités d’expertise ont-ils été affectés par les transformations qui accompagnent la mémoire tardive et la prise de conscience d’être les auteurs indirects de décisions et d’actions ?

81À propos de démocratie et d’expertise, le précautionnisme et le conservatisme adossés à des expertises « bonnes et purifiées » sont-ils des garants d’une avancée vers la démocratie technique ? Va-t-on vers une théorie de cette démocratie ? Si oui, le lecteur aurait certainement apprécié que le concept de confiance qui accompagne celui de démocratie soit plus souvent mobilisé. Plus généralement, y a-t-il, en France ou à l’étranger, d’autres perspectives ou théories ?

82C. Granjou et M. Barbier ont été convaincants. Après ce livre riche et engagé, on attend des auteurs qu’ils poursuivent leur œuvre et leur réflexion critique sur recherche-expertise-décision-démocratie et qu’ils reprennent leur plume.

83Jean-Claude Mounolou

84(CGM, CNRS, Gif-sur-Yvette, France)

85mounoloujcm@wanadoo.fr

Deux lectures d’un même ouvrage. L’Évaluation des chercheurs en questions : 1992-2009, Daniel Fixari, Jean-Claude Moisdon, Frédérique Pallez. Presses des Mines, 2009, 230 p.

86Cet ouvrage réunit des textes rédigés par Daniel Fixari, Jean-Claude Moisdon et Frédérique Pallez, tous trois chercheurs au Centre de gestion scientifique de l’École des mines de Paris, dans le cadre de différentes recherches ou missions qu’ils ont menées sur le système universitaire et scientifique français.

87Il porte principalement sur l’évaluation scientifique institutionnalisée, c’est-à-dire celle qui est organisée, confiée à des instances spécifiques et menée de manière régulière et cyclique. Elle peut porter sur l’activité des laboratoires ou des équipes, mais aussi sur celle des individus, comme c’est le cas depuis longtemps pour les chercheurs dans les organismes de recherche français et comme cela devrait devenir l’usage pour l’ensemble des universitaires français dans les années à venir. Cette question est notamment abordée dans les quatre premiers chapitres, qui couvrent la période 1993 à 2001 et qui tous traitent du CNRS et du fonctionnement de son Comité national. Les chercheurs élus et nommés qui le composent sont membres de commissions couvrant un secteur disciplinaire donné qui non seulement classent les candidats au recrutement et à la promotion, mais sont aussi chargées d’émettre des avis sur les chercheurs et les laboratoires qui leur sont rattachés.

88En décrivant et en analysant les mécanismes sur lesquels s’appuient les pratiques évaluatives, les trois auteurs rappellent de manière salutaire plusieurs éléments importants. D’une part, on voit que le jugement scientifique tient une place essentielle dans ces évaluations et dans les commissions chargées de l’évaluation des personnes et des laboratoires, mais qu’il est multimodal et multicritères. Les membres du Comité national veillent à multiplier les points de vue et les données pour produire leurs avis et construisent leur jugement en croisant les informations, en intégrant divers indices. Pour autant, et d’autre part, il ne s’agit pas d’évaluations purement scientifiques. Les évaluateurs s’efforcent, en effet, également d’intégrer des perspectives qui sont plus ou moins cohérentes entre elles : politique de l’organisme, contraintes de gestion au niveau des laboratoires, résultats individuels des chercheurs évalués. Il ne s’agit donc ni de construire un jugement purement méritocratique, qui ferait totalement abstraction des conditions de production de la science, ni de mesurer l’activité des chercheurs ou des laboratoires à l’aune des orientations définies par l’institution, mais de maîtriser l’interface entre logiques scientifiques et institutionnelles. Les sections prennent alors des colorations différentes (plutôt médiatrices, méritocratiques ou dyarchiques) selon qu’elles privilégient telle ou telle logique.

89Les autres chapitres sont plus hétérogènes quant à leur contenu et se détournent quelque peu des questions d’évaluation ou les abordent de manière plus transverse. L’un mène un diagnostic sur la gestion des ressources humaines dans les universités et soulève plusieurs questions fondamentales : l’évaluation pour qui ? pour quoi faire ? Ce chapitre, issu d’un texte rédigé en 2004, est de plus d’une grande acuité aujourd’hui, alors que la majorité des universités françaises sont passées aux RCE (responsabilités et compétences élargies), ce qui signifie notamment qu’elles sont responsables de la gestion de leur masse salariale et de leurs ressources humaines.

90Le chapitre suivant fait état des débats sur la réforme du système universitaire français en 2004. Un autre porte sur les doctorants et leur avenir et met en évidence la faible lisibilité des études doctorales en dehors de la sphère académique, alors que seuls un tiers des docteurs rejoindront cette dernière pour y faire carrière. Dans un dernier chapitre, les auteurs recensent l’ensemble des réformes qui ont été menées au cours des dernières années et s’interrogent sur l’existence d’une cohérence et de possibilités d’articulation entre les différents dispositifs.

91Outre qu’il apporte une meilleure connaissance des pratiques effectives, cet ouvrage traite de sujets qui trouvent une résonnance particulière aujourd’hui et l’un de ses intérêts majeurs est qu’il ne vise ni à encenser ni à dénoncer. Écrit par des gestionnaires, il comporte certes une dimension normative, comprend des diagnostics et des propositions, mais sans esprit partisan. Les auteurs posent ainsi des questions de fond qui pourraient appeler d’autres réponses que celles qu’ils suggèrent, mais qui sont celles qu’il convient effectivement de se poser en 2010. Un autre avantage de cet ouvrage est qu’il porte sur une période qui va de 1993 à 2009 et qu’il offre ainsi une perspective longue, permettant de prendre de la distance par rapport aux débats actuels et de s’interroger sur l’articulation entre profession et institutions universitaires et scientifiques.

92On peut regretter cependant que ces bornes historiques ne soient indiquées que dans les titres des chapitres et que ces derniers n’aient pas été mieux resitués dans leur contexte. Le lecteur risque de vite oublier que ce qu’il lit vaut pour l’année ou la période concernée, ou, pire, de ne pas savoir ce qui est indexé à la date concernée (par exemple, les moyens mobilisés par la section pour approfondir sa connaissance préalable, décrits page 15 et qui ne peuvent plus être les mêmes depuis la création de l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur [AERES]) et ce qui reste vérifié aujourd’hui parce qu’il s’agit de mécanismes plus structurels et institutionnalisés, inscrits dans la longue durée. Des notes en bas de page rappelant les changements intervenus depuis la rédaction des documents qui servent de support au chapitre auraient été souhaitables pour actualiser faits et questionnements.

93On peut aussi déplorer que les auteurs aient choisi de juxtaposer des textes de nature et de statut très divers. Sans retravailler entièrement les textes – car il est effectivement intéressant de garder à ceux-ci leur caractère original de rapports, de prises de notes, etc. –, des introductions et des conclusions remaniées, retraçant les conditions de production de chacun des documents, les méthodes d’enquête utilisées et leur apport pour l’ouvrage dans son ensemble, auraient fortement amélioré le produit final. Cela aurait aussi permis de donner un public plus large à ce livre qui risque de n’être accessible qu’aux seuls spécialistes.

94Christine Musselin

95(Centre de sociologie des organisations, Sciences Po/CNRS, France)

96c.musselin@cso.cnrs.fr

97* * *

98La seconde moitié de la décennie des années 2000 a été marquée en France par un profond bouleversement – toujours en cours – du système de l’enseignement supérieur et de la recherche. En plus des questions complexes de remodelage des relations entre le CNRS et les universités, celle de l’évaluation des chercheurs et des institutions de recherche a été (et demeure) au cœur des débats. Dans un tel contexte, l’idée des auteurs de réunir en un volume un ensemble cohérent d’études consacrées aux différents aspects de l’évaluation des chercheurs est heureuse. L’ouvrage est ainsi composé, « moyennant certaines adaptations et compléments », des « textes issus de ces travaux, rapports demandés aux auteurs ou à des groupes de travail dont ils étaient les rapporteurs » (p. 6). Le lecteur est donc appelé à découvrir, au fil des quatre premiers chapitres, le fonctionnement du Comité national du CNRS via une étude d’audit détaillée. Le chapitre 2 constitue un véritable carnet d’observation ethnographique, très éclairant pour un étranger mais qui apprendra probablement assez peu aux « indigènes », comme c’est le plus souvent le cas avec ces méthodes d’observation. Les chapitres 3 et 4 servent en quelque sorte d’archives en rappelant les réformes proposées au CNRS dans ses modes d’évaluation et de recrutement de son personnel de recherche. Toujours du point de vue d’un observateur externe, il aurait été très utile d’expliquer dans le corps même de ces chapitres si les propositions d’action du rapport de 2001 ont été suivies d’effets ou non, ou bien rendues caduques par la création de l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AERES) en 2007. Avec les chapitres 5 et 6, qui reproduisent les rapports de l’opération FutuRIS de 2004, on aborde la gestion des ressources humaines et les propositions de réforme de l’évaluation des universités. On y retrouve le débat classique, et récurrent partout dans le monde, sur l’équilibre précaire entre recherche et enseignement, ce dernier étant de plus en plus considéré comme secondaire et dévalorisé par rapport à la première. Comme les autres chapitres, ceux-ci sont assez techniques et discutent de la gestion des postes et de la mobilité, du recrutement, de l’importance accordée ou non à l’habilitation à diriger des recherches (HDR), du rôle du Conseil national des universités (CNU) et du cloisonnement entre recrutement et promotion, etc. Le chapitre 6 comprend aussi de longs extraits des interventions faites lors d’un débat sur le scénario proposé, lesquelles critiquent la lourdeur et les effets pervers possibles des changements prônés par le comité. Encore une fois, on aurait aimé savoir si les différentes propositions – parfois radicales, comme la suppression de la procédure de qualification pour quatre ans par le CNU (p. 141) – ont été suivies d’effets et sinon pourquoi. Enfin, le chapitre 7 porte sur « gestion et avenir des doctorants », un rapport de 2005 qui fait le point sur la situation de la formation doctorale en France. Un court chapitre d’à peine dix pages sur « Les réformes de 2006-2009 » présente très brièvement les nouveaux dispositifs mis en place : pôles de recherche et d’enseignement supérieur (PRES), réseaux thématiques de recherche avancée (RTRA), Agence nationale de la recherche (ANR), AERES, de même que la nouvelle gouvernance des universités, sans toutefois vraiment analyser leurs effets ni les mettre en relation avec les chapitres précédents. En conclusion, au lieu de proposer une véritable synthèse des transformations survenues, les auteurs se contentent de soulever des questions pointues sur le lien entre évaluation des personnels et des équipes, entre enseignement et recherche, et se demandent même s’il faut donner des notes aux équipes évaluées…

99Dans l’ensemble, cet ouvrage constitue une ressource utile à ceux qui désirent suivre de près les méandres de l’évaluation de l’enseignement supérieur et de la recherche en France. Ce qui me frappe, cependant, à la lecture des différents chapitres, c’est combien les auteurs restent imprégnés d’un système colbertien hypercentralisé, qu’ils croient remettre en cause par leurs diverses propositions, mais qu’ils laissent fondamentalement intact au plan du contrôle central.

100Le caractère autocentré des chapitres est accentué par l’absence totale de référence à l’immense littérature consacrée à l’évaluation de la recherche dans des revues comme Research Evaluation, Higher Education Management and Policy ou Assessment and Evaluation in Higher Education. Alors que l’objectif avoué des réformes est de s’aligner sur la tendance mondiale dominante de faire des universités le centre du système de la recherche, une telle absence d’analyse comparative systématique rend difficile la prise de conscience de l’énorme distance qui sépare la gestion des universités et de leurs personnels en France par rapport, disons, au Québec, au Canada, aux États-Unis et à la Grande-Bretagne. Ainsi, rien n’est vraiment dit du caractère très hétérogène du système français, avec ses grandes écoles bien dotées d’un côté et ses universités sous-financées de l’autre – et qui, en fait, ne sont le plus souvent que des facultés, rares étant les universités complètes telles qu’on les connaît dans le monde anglo-saxon. Les contrastes entre ces deux systèmes sont multiples et leur prise en compte par les auteurs aurait pu aider à la solution de certains problèmes qu’ils évoquent. Ainsi, ils notent que « le nombre beaucoup trop faible de promotions avec lequel le Comité national doit travailler » a des effets néfastes sur l’évaluation (p. 93), mais ils ne signalent pas que ce fait est une conséquence de l’absence de continuité des carrières, elle-même liée au fait que le nombre de postes de professeurs (par opposition aux postes de maîtres de conférences [MCF]) et de directeurs de recherche est défini par le ministère et qu’il y a donc séparation nette entre les deux statuts. Or, le passage de l’un à l’autre via des promotions normales se fait sans problèmes dans un système de « tenure-track », qui définit le statut de professeur de manière continue (adjoint, agrégé, titulaire), ce qui fait disparaître le problème du « goulot d’étranglement » et, surtout, ne crée pas deux statuts perçus comme hiérarchiques (le professeur adjoint ayant en fait les mêmes droits que le professeur titulaire y compris pour la direction de thèses de doctorat, ce qui n’est pas le cas en France des MCF).

101Les auteurs acceptent donc de façon implicite le contrôle national centralisé des carrières, sans toutefois voir qu’il est incompatible avec l’idée d’autonomie des universités, mise en avant par ailleurs. Cela est particulièrement évident dans les sections consacrées au « prérecrutement » des MCF et des professeurs d’université. En effet, tout en suggérant de supprimer la procédure de qualification pour quatre ans par le CNU, les auteurs proposent la mise en place d’un « jury d’admissibilité », étant entendu que « la qualification n’est plus fournie par la mention attribuée à la thèse » (p. 141). En somme, après avoir éliminé le CNU comme organe de « contrôle », les auteurs le font réapparaître au niveau des universités… Or, ils ne semblent pas voir que l’idée de « pré-recrutement » revient à ne pas faire confiance à l’autonomie tant promue des universités. En effet, affirmer que la « qualification de facto » n’est plus assurée par les universités qui donnent le diplôme est plutôt ahurissant et revient à dire qu’on ne peut leur faire confiance dans la délivrance des diplômes de doctorat.

102Comparons avec le système nord-américain ou même britannique : une fois qu’un programme d’études menant au doctorat a été accepté par l’autorité de tutelle, chaque université est seule responsable des diplômes qu’elle décerne. Le doctorat (PhD) est le diplôme terminal (pas de HDR) et c’est donc le marché académique qui détermine sa valeur, les universités embauchant les diplômés qui les intéressent, et ce, en fonction de leurs besoins et intérêts spécifiques. Ainsi, un diplômé peut ne pas avoir été embauché par une université X, mais être recruté par une université Y qui s’intéresse au type de recherche effectué par le candidat. Autre effet majeur, et pourtant passé sous silence, de ces comités de « qualification » (on devrait plutôt dire de « disqualification ») : décider de « qualifier » ou non un diplômé après que la thèse a été acceptée par son directeur, et surtout jugée acceptable par un jury de thèse qui comprend toujours des membres externes à l’université, revient carrément à remettre en cause l’expertise du directeur de thèse, des membres du jury, et le sérieux de l’université qui décerne le diplôme ! Ce qui n’est pas rien. Que cela se fasse au nom du caractère « national » de la valeur du diplôme n’y change rien, tant il est évident que les comités de sélection, de par leur composition, ne sont pas au-dessus de leurs intérêts propres, disciplinaires, institutionnels et autres. Sans compter que l’existence d’un second niveau d’évaluation et de contrôle ouvre la porte à une régression sans fin : qui sera juge de la légitimité des juges ? Dans un système d’universités autonomes, la réponse est simple : chaque université est responsable de la valeur de ses diplômés. Comme le note avec justesse un intervenant cité, « aucune bonne université au monde n’accepterait un système qui aliène sa liberté de recrutement » (p. 148). Il est, en effet, impensable qu’une université X ait voix au chapitre lors de l’embauche d’un professeur par une université Y ! Ainsi, l’idée du Comité d’initiative et de proposition (CIP) que la moitié des membres d’un comité d’embauche soit extérieure à la région pour éviter le « localisme » est incompatible avec l’idée d’autonomie, sans parler des conflits d’intérêts potentiels… Toujours d’un point de vue nord-américain, le marché donnant sa sanction, un département perçu comme mauvais (par recrutement local ou non) attirera peu d’étudiants et péréclitera jusqu’à ce que la direction de l’université, suite à une évaluation périodique, décide de le réformer ou de le fermer. Dans toutes les discussions sur le « localisme », il semble d’ailleurs – et cela est rarement noté – que celui-ci ne signifie jamais « Paris recrute Paris », mais seulement « l’université de province X recrute au sein de la province X »…

103On observe le même penchant centralisateur en ce qui concerne l’évaluation, les auteurs proposant la mise en place d’une « structure d’évaluation nationale » responsable d’évaluer plus de 40 000 MCF et professeurs (p. 143). Alors que des universités autonomes se chargent elles-mêmes d’évaluer leurs professeurs et leurs programmes, on met ici en place une immense machine pour faire la même chose de façon certainement moins efficace !

104Notons au passage que le coût réel de ces structures n’est jamais vraiment évalué ni même mentionné. Cela n’est pas sans une certaine ironie à une époque où l’évaluation est le maître mot des gestionnaires ! Or, ce coût est évidemment énorme en termes de temps, et donc de salaires consacrés à ces tâches, sans compter les coûts d’opportunité en termes de recherche et d’enseignement. Il faudra bien un jour évaluer les mécanismes d’évaluation et calculer leur efficacité en utilisant les techniques classiques de coûts/bénéfices…

105Ces quelques exemples suffisent, à mon avis, pour montrer que la réflexion des auteurs aurait gagné à étudier plus en détail le fonctionnement réel des universités étrangères vraiment autonomes (au-delà de très brefs encadrés, pp. 188, 194, 204). D’autres notions auraient aussi mérité une analyse plus approfondie, comme celle de « masse critique » (p. 206), bien définie en physique nucléaire mais purement métaphorique dans le monde des organisations, tant il est évident qu’une seule personne peut parfois faire toute la différence au sein d’un département et constituer à elle seule une « masse critique ». Et surtout, 15 est-il moins critique que 30, ou au contraire plus cohésif ? Ces questions sont complexes et méritent réflexion au-delà d’expressions à la mode qui font le plus souvent écran à la réalité. Autre exemple encore plus subtil dans ses conséquences perverses : la notion de « publiant ». Outre le fait que ce terme bureaucratique est affreux (un participe présent n’est pas un substantif…), les auteurs ont raison de « souligner les dangers potentiels de la formalisation de la notion de chercheur “publiant” ». Mais ils auraient dû développer leur analyse pour montrer l’effet réel d’une notion qui en vient à confondre le fait de publier avec celui de « publier dans-une-revue-considérée-acceptable-par-tel-comité ». Ainsi, des chercheurs qui « publient » au sens habituel du terme peuvent facilement devenir « non-publiants », semant ainsi la confusion dans les termes. Orwell n’est pas loin… Comme c’est presque toujours le cas, la formalisation de procédures habituellement informelles a plus d’effets pervers que de bénéfices réels et entraîne des coûts supplémentaires. Il est d’ailleurs curieux que les auteurs, après avoir suggéré de nombreuses structures assez lourdes tout au long de leur ouvrage, concluent que « la recherche de plus d’objectivité risque d’aboutir simplement à moins de subtilité » (p. 221).

106En résumé, il faut le dire, les auteurs ont choisi la voie facile : coller des rapports d’étape qui, de leur propre aveu, « auraient dû connaître le destin traditionnel des rapports, finir dans des armoires » (p. 6). Ce faisant, ils ont raté une occasion de mettre à profit leur longue expérience d’audit du système français de la recherche pour analyser les effets réels des décisions prises au cours de la dernière décennie, et surtout dépasser les énoncés formels sur l’urgence de « l’autonomie », de la « concurrence » et de « l’excellence » pour voir ce qui, dans la réalité des pratiques, a vraiment changé entre 1992 et 2010. Vue de l’extérieur, une chose me semble claire : l’idée d’une équation entre le caractère « national » de la recherche et son contrôle centralisé reste encore très ancrée dans les cerveaux des décideurs et de nombreux chercheurs. Il faudra encore beaucoup de réflexion pour tirer les conséquences qui découlent vraiment de l’idée d’autonomie des universités.

107Yves Gingras

108(Histoire et sociologie des sciences, Université du Québec à Montréal, Canada)

109gingras.yves@uqam.ca


Mise en ligne 01/01/2012

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