Notes
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[1]
International Assessment of Agricultural Knowledge, Science and Technology for Development, déjà évoqué à plusieurs reprises dansNSS (cf. notamment Barré, R., 2008. La « recherche prospective environnementale » : une ambition pour la politique de recherche,Natures Sciences Sociétés, 16, 1, 57-59 ; Hubert, B., Billaud, J.-P., 2008. Pour ne plus voir d’émeutes de la faim : une troisième frontière agraire à explorer ?,Natures Sciences Sociétés, 16, 2, 109-110). Les rapports issus de cette expertise collective mondiale ont été publiés chez Island Press en 2009 et sont disponibles en ligne : http://www.agassessment.org.
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[2]
Le rapport annuel sur l’état du développement dans le monde commandité par la Banque mondiale pour l’année 2008 est ainsi consacré à l’agriculture, ce qui n’était pas arrivé depuis 27 ans ! Cf. The International Bank for Reconstruction and Development, The World Bank, 2007.World Development Report 2008 : Agriculture for Development, Washington (DC), The World Bank (http://go.worldbank.org/ZJIAOSUFU0).
-
[3]
En anglais, the Global Forum on Agricultural Research (http://www.egfar.org).
-
[4]
Consultative Group on International Agricultural Research (en français, Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale). Le CGIAR coordonne l’action de 15 centres internationaux créés depuis les années 1970 (http://www.cgiar.org).
-
[5]
Global Partnership for Agriculture and Food Security, en cours de mise en place, suite au sommet de la FAO sur l’alimentation de juin 2008, convoqué en réaction à la « crise alimentaire » du début de cette même année, et suite au sommet organisé à cet effet à Madrid par les Nations unies début 2009 (http://www.ransa2009.org).
-
[6]
Chaumet, J.-M., Delpeuch, F., Dorin, B., Ghersi, G., Hubert, B., Le Cotty, T., Paillard, S., Petit, M., Rastoin, J.-L., Ronzon, T., Treyer, S., 2009. Agrimonde. Agriculture et alimentations du monde en 2050 : scénarios et défis pour un développement durable. Note de synthèse, Inra-Cirad, Paris (http://www.paris.inra.fr/prospective/projets/agrimonde).
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[7]
Coordonnée par Sébastien Treyer (AgroParisTech).
-
[8]
Initiative française pour la recherche agronomique internationale (groupement d’intérêt public Inra-Cirad). Cf. http://www.inra.fr/gip_ifrai.
-
[9]
Chaumetet al.,op. cit. (cf. note 6). Sauf indication contraire, toutes les citations qui suivent proviennent de cette note de synthèse.
-
[10]
Millennium Ecosystem Assessment (http://www.millenniumassessment.org).
-
[11]
Conçu sur la base de l’ouvrage de Michel Griffon, qui illustre un scénario d’intensification écologique : Griffon, M., 2006. Nourrir la planète : pour une révolution doublement verte, Paris, Odile Jacob.
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[12]
Équilibre physique ressource-emploi des biomasses alimentaires, exprimées en kcal, à l’échelle d’un ensemble géographique délimité (pays, région, continent, délimitation OCDE, etc.). Les données sont élaborées, (i) pour ce qui concerne la ressource, par agrégation des biomasses végétale, animale, aquatique et marine, résultant elles-mêmes d’un calcul tenant compte des surfaces et des productivités, (ii) pour ce qui concerne l’emploi, par estimation tenant compte de la démographie et des consommations.
-
[13]
Pour plus de détails, se reporter à Chaumet et al., op. cit.
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[14]
Projection démographique moyenne des Nations unies, avec toutes les limites de ce type de projection en termes de prise en compte des mouvements migratoires, de l’évolution des classes d’âge et des genres, ainsi que de localisation des grandes masses de population.
-
[15]
C’est-à-dire le même taux de croissance que celui que nous avons connu dans les pays industrialisés et ceux concernés par la révolution verte depuis les 40 dernières années !
-
[16]
La dernière décennie, en particulier, a vu les échanges internationaux plus que doubler.
-
[17]
Cf. Hubert, B., 2008. Jouer contre son camp ? Dynamiques écologiques et théorie darwinienne,Natures Sciences Sociétés, 16, 1, 49-51.
1On assiste aujourd’hui à une véritable mutation dans les relations entre le monde de la recherche et le monde politique. Elle relève probablement d’un autre ordre que celui d’un simple appel à plus de technoscience ou que celui d’une version moderne de la tension séculaire entre une quête d’autonomie par les scientifiques et la tentation du conseil au prince. Dans la foulée de la révélation du changement climatique par des scientifiques, cette mutation se traduit concrètement dans la multiplication d’initiatives d’expertises collégiales ou de prospectives conduites à l’échelle internationale. L’engagement de chercheurs dans de tels exercices, dont les bases diffèrent fondamentalement de celles de la recherche, ne va pas de soi : il rencontre des limites et soulève des questions inédites ! Suite à l’expérience de prospective Agrimonde, portant sur les équilibres alimentaires mondiaux à l’horizon 2050, nous proposons ici d’illustrer certaines de ces questions.
2Les évolutions en cours résultent entre autres d’une prise de conscience de l’amplification et de l’apparition de certains phénomènes extrêmes, qui génèrent socialement des crises alimentaires, sanitaires, environnementales, financières, etc. Ces crises et leurs enchaînements, de même que l’incapacité des institutions en place à s’attaquer aux préoccupations explicitement formulées à l’échelle internationale, invitent à explorer des notions nouvelles – comme celles de résilience, durabilité, viabilité, etc. – dans le monde des certitudes, de la stabilité, du réductionnisme, du positivisme qui qualifient l’approche scientifique dominante. Le pilotage du complexe dans l’incertain et le risqué s’affirme tout à la fois comme un objet scientifique et politique et comme un enjeu portant sur les relations entre cognition et action. Il s’agit de penser et d’agir sur l’évolution des milieux et des sociétés dans un contexte marqué par une atomisation et une interdépendance accrue des acteurs, par un affaiblissement des coordinations hiérarchiques classiques et par le besoin renforcé de procédures d’anticipation et de régulation. Il convient également d’accompagner les processus de pilotage par une explicitation des futurs possibles et par une analyse des conséquences, ailleurs et plus tard, des choix à opérer dans l’instant. Il ne suffit plus de se contenter d’imposer ces choix par une norme élaborée aux frontières de la science, de l’expertise… et du compromis politique !
3Le domaine relatif à la gestion des ressources du vivant, et en particulier à la production agricole et à l’alimentation mondiales, est à cet égard exemplaire de ces nouvelles interrogations. S’y révèlent et s’y affrontent, au sein d’arènes géopolitiques multiples, des positions et des idéologies diverses sur des sujets qualifiés de « crises ». Ce domaine touche dans un premier temps aux questions basiques d’alimentation, de santé et de famine. Au-delà, il renvoie aux thèmes de la croissance économique et de l’appropriation des ressources et des richesses, de l’emploi, des revenus et de la pauvreté, des régulations internationales concernant le commerce mondial, des besoins et des demandes énergétiques, ainsi que de la gestion des biens publics mondiaux environnementaux. Il est ainsi à la croisée de nombreux chemins. Il met en question, par sa complexité et par la nature des enjeux, les relations sciences/sociétés et renvoie finalement aux conceptions du progrès et aux interrogations sur le devenir de la planète.
4Dans ce domaine comme dans d’autres, les initiatives impliquant les scientifiques à des échelles globales se sont multipliées au cours des dernières années, qu’elles concernent l’organisation et la régulation des échanges par l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le bilan et l’analyse des connaissances disponibles dans le cadre de l’IAASTD [1], les réflexions organisées par la Banque mondiale [2], l’organisation du système mondial de la recherche dans le cadre du Forum mondial pour la recherche agricole [3] et de la réforme en cours du CGIAR [4], ou encore les balbutiements actuels du GPAFS [5]. À la différence des travaux concernant le changement climatique, ceux-ci – conseil, expertise, prospective, recherche – s’inscrivent dans des enjeux et des débats politiques qui les ont précédés. L’organisation de ces initiatives est marquée par les positions et les stratégies de porteurs d’enjeux, et en résulte.
5C’est à partir de ces études et des débats qui en découlent que s’élaborent la pensée scientifique « rationnelle », « communément acceptée par les experts », et les normes internationales qui en sont déduites. L’enjeu est important, car cette pensée oriente les choix des organisations internationales et des gouvernements ; elle pèse sur les négociations dans les domaines de l’agriculture, de l’environnement, du développement, du commerce, ainsi que sur l’orientation à donner à la recherche agronomique. La qualité des travaux d’analyse peut faire évoluer les représentations et ouvrir de nouveaux espaces à l’action, notamment lorsqu’elle est publique, y compris internationale.
Un exercice de prospective : Agrimonde
6Dans ce contexte, l’ambition de l’opération de prospective Agrimonde est de susciter réflexivité et échanges approfondis. Afin de contribuer à l’orientation de la recherche et à éclairer les enjeux du moment en termes de politiques publiques, l’Inra et le Cirad se sont engagés il y a deux ans en initiant cette opération. Ce faisant, ils se sont lancés dans la construction de « scénarios d’évolutions des productions, des consommations et des échanges agricoles mondiaux, ainsi que des connaissances scientifiques et techniques propres à l’agriculture. Il s’agira ensuite d’en tirer des leçons sur les rôles possibles pour la recherche, les politiques publiques et les régulations internationales [6] ». Cette opération vise en particulier à contribuer aux exercices internationaux d’évaluation et de prospective, en particulier aux suites qui pourraient être données à l’IAASTD et aux discussions en cours sur la réforme du système international de recherche agronomique et sur le CGIAR.
7Confiée à une équipe projet [7], constituée de membres de l’unité Prospective de l’Inra et de chercheurs du Cirad, appuyée par un groupe pluridisciplinaire d’une vingtaine d’experts, de chercheurs et d’enseignants de différents établissements français et sous la responsabilité de l’IFRAI [8], cette prospective se positionne dans le champ des productions agricoles et de l’alimentation mondiales. Elle cherche à éclairer leurs interactions dans un objectif de développement durable. Ses objectifs généraux sont les suivants :
- « concevoir les modalités d’une réflexion stratégique basée sur une approche prospective, afin d’éclairer les orientations de la recherche dans le domaine agronomie/alimentation au sens large ;
- « initier le processus de débats, d’interactions et d’appropriation sur ces thèmes à l’échelle nationale ;
- « favoriser la participation des experts français dans les débats internationaux sur le sujet [9]. »
Principes
8« L’opération cherche à aboutir à la constitution d’une intelligence prospective permanente grâce à l’élaboration d’une plate-forme de construction, d’analyse et de mise en débat de scénarios, conçue comme dispositif d’interactions avec les experts, c’est-à-dire chercheurs, décideurs et plus généralement “parties prenantes” et acteurs du système. »
9La plate-forme proposée s’inscrit ainsi dans les principes fondamentaux de la démarche prospective, rappelée par l’équipe projet car souvent méconnue de la part des chercheurs :
- prise en compte du caractère systémique de la réalité, en intégrant explicitement la multiplicité des variables pertinentes ;
- expression explicite des divergences, ainsi que de la variété des positions tant scientifiques qu’institutionnelles ou idéologiques, et prise en compte des incertitudes scientifiques, cela par l’énoncé d’hypothèses et la construction de scénarios alternatifs, dans une optique d’exploration des possibles et en aucune façon de prévision ;
- travail d’apprentissage collectif ayant une incidence sur les représentations par l’implication des experts et des parties prenantes dans le processus de travail lui-même ;
- orientation à long terme de la réflexion pour pouvoir apprécier les effets individuels et combinés de l’évolution des variables, ainsi que les impacts des hypothèses sur les devenirs possibles ;
- déontologie s’exprimant par la transparence des étapes du travail, par la référence aux meilleurs travaux scientifiques pour constituer la base analytique et les bases de données ainsi que par le caractère explicite des simplifications effectuées et des hypothèses formulées.
- la conception d’une plate-forme Agrimonde de prospective et de réflexion collective sur des scénarios des agricultures et des alimentations dans le monde ;
- la mise en œuvre de cette plate-forme pour la construction et l’analyse stratégique de deux scénarios ; le premier, Agrimonde GO, est dérivé du scénario Global Orchestration du MEA qui a été déconstruit et reconstruit, ce qui a permis d’en révéler les impasses et les manques et de les atténuer en complétant notamment par des visions ou des hypothèses alternatives ; le second scénario, Agrimonde 1 [11], a été entièrement créé, puis comparé à Agrimonde GO ;
- la mise en débat, non finalisée à ce stade, d’une analyse critique de ces scénarios, ce qui pourra éventuellement mener à des recommandations et à des propositions d’évolution de la plate-forme Agrimonde.
Méthode de travail
10On peut considérer, comme le présente le document de synthèse, que « [l]e défi central se résume à l’objectif de nourrir correctement une population de neuf milliards d’individus en 2050 tout en préservant les écosystèmes, desquels d’autres produits et services sont aussi attendus : agroénergies, biodiversité, stockage de carbone, régulation climatique, création d’emplois et de richesses. Les variables à considérer, quand on analyse ces questions, sont extrêmement diverses et nombreuses : elles sont de natures géopolitique, sociale, culturelle, sanitaire, économique, agronomique, écologique, technologique, etc. En outre, l’échelle planétaire à laquelle cette question se pose ne dispense pas d’une réflexion au niveau régional tant la diversité des alimentations et des agricultures du monde et leurs interactions, notamment au travers des échanges, sont des variables clés pour l’avenir. »
11« Étant donnés le nombre et la diversité des variables et l’importance de l’articulation des échelles régionale et mondiale, la méthode classique de construction de scénarios s’avère peu appropriée. En effet, il n’est guère envisageable de combiner les hypothèses sur l’ensemble des variables motrices pour le futur du système étudié et ce aux échelles régionale et mondiale, ce qui rendrait l’exercice à la fois peu praticable et peu lisible. La méthode des scénarios a donc été adaptée en construisant un outil reposant essentiellement sur la complémentarité d’analyses quantitatives et qualitatives. La quantification repose de façon déterminante sur un module quantitatif, dénommé Agribiom, conçu par Bruno Dorin, chercheur au Cirad, et valorisant la base de données FAOSTAT1 [12]. La formulation de jeux d’hypothèses quantitatives, au niveau régional, sur un nombre restreint de variables, permet de réduire la complexité tout en fournissant un point d’entrée à une réflexion qualitative poussée envisageant l’ensemble des dimensions du système. »
12La construction de scénarios procède ainsi en trois grandes étapes que nous ne développerons pas [13] :
- « Choisir les scénarios et leurs principes de construction,
- « Construire les scénarios quantitatifs,
- « Construire les scénarios complets, en complétant les scénarios quantitatifs par des hypothèses d’évolution qualitatives. »
Premiers résultats et mises en interrogation
13Les premiers résultats de l’opération ont été mis en forme par l’équipe projet en février 2009 (note de synthèse, citée). Ces résultats ne sont pas ici présentés, ni commentés – privilège qui reviendrait aux auteurs et aux institutions –, mais sont mobilisés pour illustrer l’intérêt du couplage entre prospective et recherche dans le cadre de cette expérience particulière.
14Agrimonde n’est pas un modèle de projection. Cette prospective ne vise pas à dire de quoi l’avenir sera fait, mais à caractériser les horizons qui se dessinent, afin d’aider à choisir dès maintenant les pistes de recherche et les formes d’action politique à mettre en œuvre si l’on souhaite tel horizon plutôt que tel autre. C’est pourquoi l’exercice a comparé un scénario plutôt tendanciel avec un autre dit « de rupture ». On peut dire qu’Agrimonde représente en quelque sorte une machine à formuler des questions, que ce soit dans le champ du politique ou dans celui de la programmation scientifique.
15À ce stade, il s’avère qu’il ne serait pas impossible de nourrir neuf milliards d’êtres humains sur la planète à l’horizon 2050 [14]. Cet objectif nécessite néanmoins un effort certain, variable selon les conjectures et qui repose sur la satisfaction d’un certain nombre de conditions. Nous pouvons retenir trois premières pistes de réflexion à partir des interrogations générées par l’analyse des premiers scénarios.
Ne pas ignorer la question de l’alimentation
16Premièrement, la recherche agronomique ne peut pas ignorer la question de l’alimentation : selon l’évolution des styles alimentaires et les options qui sont retenues pour les infléchir, les conséquences sur la production, les types de produits, les rendements attendus, les surfaces cultivées ne seront pas les mêmes. Ainsi, par exemple, dans le scénario tendanciel, Agrimonde GO, en 2050 la moyenne quotidienne de calories alimentaires consommée par habitant friserait les 3 600 kcal (au lieu de 3 000 actuellement), avec toutefois une assez large dispersion, ce qui est également le cas aujourd’hui. Cette moyenne peut être atteinte par la poursuite d’un « progrès technologique » en termes d’augmentation des rendements à l’hectare des cultures alimentaires de plus de 1 % par an [15] (les rendements en 2050 seraient ainsi supérieurs de 45 % aux rendements actuels), et cela afin de n’accroître les surfaces cultivables que de 18 % ! Voilà de belles perspectives pour les modèles de l’intensification agricole… À l’inverse, dans le scénario alternatif Agrimonde 1, est simulé ce qui se passerait avec une moyenne mondiale de 3 000 kcal/h/j, mais en resserrant la dispersion, qui va actuellement de moins de 2 500 pour l’Afrique subsaharienne à près de 4 000 dans les pays de l’OCDE. En diminuant les pertes et les gaspillages et en revisitant les modes de consommation des produits d’origine animale, il serait possible d’améliorer le sort des sous-nutris et de prévenir le développement de pathologies liées à une alimentation déséquilibrée, comme l’obésité, le diabète ou certains cancers du tube digestif. Pour ce faire, les rendements ne seraient augmentés que de 5,5 % en 40 ans – ce qui peut paraître raisonnable, compte tenu des limites avérées de l’intensification… –, mais en contrepartie les surfaces cultivées se verraient croître de près de 40 %!
S’orienter vers de nouveaux modèles technologiques
17Deuxièmement, il est urgent d’orienter les réflexions agronomiques (lato sensu) vers de nouveaux modèles technologiques, fondant des modes de production plus « écologiques » ; ils auraient alors à s’inscrire dans un espace qui n’opposerait plus la « nature » et le « cultivé », mais les enchevêtrerait dans une sorte de mosaïque, fondée sur l’interpénétration et les complémentarités des différentes fonctions de l’une et de l’autre. Ils reposeraient sur de nouveaux modèles sociaux et économiques de production et d’organisation des filières de transformation et de commercialisation, qui laisseraient une plus grande place à la diversité et à la multifonctionnalité, concourant plutôt à réduire les crises liées à l’exclusion et à la paupérisation qu’à les accentuer.
18Néanmoins, il s’agit bien de maintenir, voire d’augmenter les rendements agricoles. Pour cela, l’enjeu est, par exemple, de recourir à des techniques moins polluantes, c’est-à-dire fondées sur une meilleure valorisation des services des écosystèmes (pollinisation, protection intégrée, cycles biogéochimiques, etc.), et moins dangereuses pour les travailleurs et les consommateurs, comme pour la flore et la faune. L’enjeu est aussi de concevoir de nouvelles technologies (informatique, génétique, monitoring, etc.) et d’innover en mobilisant tout à la fois connaissances scientifiques et savoirs locaux, dans le cadre de processus d’apprentissages croisés… qui restent largement à développer !
19Il importe enfin de sortir du dilemme qui oppose production et conservation, pour imaginer un monde qui dépasserait les frontières habituelles entre l’urbain, la campagne et les espaces naturels et qui s’appuierait sur des formes d’agriculture urbaine et périurbaine, sur l’agroforesterie, l’agroécologie. Un monde qui, par exemple, ne percevrait pas les zones humides comme des espaces à mettre en valeur par le drainage, ou les peuples pasteurs transhumants comme des peuplades à fixer, à rationnaliser et à « moderniser ». Bref, il reste à concevoir un monde qui se fonderait sur les complémentarités d’espaces différenciés, sans chercher à marginaliser des territoires qualifiés de « peu productifs » sur la base de critères de performance élaborés là où ont réussi les technologies contemporaines ! Il reste à inventer un monde « poreux » fait de bocages, de bois et de bosquets, de ripisylves, de prairies naturelles, de landes et de parcours spontanés, enchevêtrés avec des espaces cultivés sur lesquels pousseraient un peu plus que les quatre à cinq espèces qui nourrissent actuellement la planète. Peut-on imaginer également un monde « agricole » à trois dimensions dans lequel le développement du blé ou du maïs ne se ferait pas au détriment de la forêt (emblématique du monde sauvage !) et dans lequel des associations pluristratifiées offriraient une gamme de produits issus de plantes herbacées, de lianes, d’arbustes, d’arbres de tailles diverses, etc. ? Bref, des modèles agroforestiers comme il en existe encore quelques-uns sur la planète.
20Ainsi, sommes-nous capables :
- de repenser la vision courante de ségrégation entre les espaces productifs et ceux à protéger, bien souvent perçus comme des sanctuaires, en concevant des mosaïques d’écosystèmes fournissant une multiplicité de fonctions et de services ?
- d’affirmer qu’il est non seulement sage mais indispensable de maintenir une diversité de systèmes de production et de comportements alimentaires en créant des mosaïques paysagères, dans un souci de réversibilité et de limitation des crises sociales et politiques générées par l’exclusion d’exploitations familiales dans différentes régions du monde ?
Prendre en compte les régions déficitaires
21Troisièmement, subsisteront toujours des continents, des grandes régions, des localités déficitaires en produits agricoles, compte tenu des caractéristiques des productions et des évolutions démographiques. D’autres deviendront d’autant plus excédentaires que les cultures végétales destinées exclusivement à l’alimentation animale diminueront au profit de celles destinées à l’alimentation humaine. Et cela, quelles que soient les formes techniques et sociales de production qui seront développées, comme celles évoquées plus haut. Même si l’aménagement du territoire devait recréer les liens entre les mégalopoles et les arrière-pays dont elles se sont coupées depuis quelques décennies, il y aura encore des échanges internationaux de biens agricoles et alimentaires en 2050 comme dans les décennies passées [16]. L’organisation et la régulation de ces échanges représentent ainsi des enjeux majeurs. Elles posent de réelles questions qui dépassent largement le fonctionnement des marchés et qui mettent directement en relation processus globaux de circulation des biens, des marchandises et des devises, mécanismes régionaux d’organisation de marchés préférentiels, régimes nationaux de décision politique en termes d’approvisionnement alimentaire ou de développement sectoriel, et systèmes locaux de différenciation, et parfois d’exclusion, des producteurs et des produits. Élaborer des réponses qui garantissent la sécurité alimentaire aux différents niveaux, tout en permettant à l’agriculture de remplir les multiples fonctions qui lui sont assignées, fera appel à de subtils compromis. D’autant que ces régulations commerciales, qui peinent à se dessiner, ne pourront pas ignorer les normes et les contraintes environnementales et énergétiques appelées elles aussi à se construire et à se développer. Nous entrons bien ici dans une ère de recomposition des formes de gouvernement, entre des enjeux de partenariat à l’échelle globale et l’invention de modèles de régulation qui, s’ils se conçoivent pour agir au niveau mondial, se nourrissent des multiples faits locaux et ont, en retour, un impact sur eux. L’organisation commerciale – au sommet de l’agenda politique depuis la fin des années 1980 – bute toujours sur la question des échanges agricoles ou sur celle de la sécurité alimentaire, revenue dans les esprits après les « émeutes de la faim » de 2008, et, à l’instar du Protocole de Kyoto, l’invention des registres de gouvernance mondiale oppose intérêts et idéologies et fait l’objet d’âpres discussions. En aidant la recherche à identifier les bonnes questions qui se profilent à l’horizon mais qui sont à traiter dès aujourd’hui, la prospective peut lui éviter de s’engager dans des impasses intellectuelles focalisées sur la production d’arguments «evidence based » censés contribuer à des débats situés au plus haut niveau. Mais ces débats sont eux-mêmes conçus selon des logiques et des affrontements plutôt politiques ou idéologiques… même si ces champs d’argumentation ont l’attrait de « la mode » ! La prospective peut ainsi aider les chercheurs et les décideurs à ne pas tomber dans le piège consistant à ne rien faire – sous prétexte qu’on ne saurait pas tout sur des questions si complexes –, tant, justement, faits et valeurs s’entremêlent, et tant, justement, il est difficile – ou vite réducteur – de mettre en politique la complexité des contextes et des enjeux immédiats. Elle invite au contraire à apprendre à faire face et à anticiper les défis qui se profilent au-delà de la situation présente.
Ce n’est là qu’un début..
22Confrontés à la complexification des enjeux et des connaissances, il n’est guère aujourd’hui d’organisation internationale, de grande ONG ou de pays qui n’intervienne d’une façon ou d’une autre dans les études et les débats sur le futur de la production agricole et de l’alimentation mondiales, sur leurs interactions avec l’objectif de développement durable et sur leurs implications dans les relations internationales et les politiques publiques. Ne serait-il pas pertinent, d’ailleurs, au-delà du slogan facile, de s’interroger sur le sens du qualificatif « durable » que l’on a cru utile d’ajouter à « développement » il y a une vingtaine d’années : qu’est-ce qui fait que ce peut être durable ? Faut-il se contenter de faire durer le plus longtemps possible ce qui paraît bon aujourd’hui ou ne faut-il pas plutôt imaginer ce qui serait bon plus tard, pour nous comme pour les fameuses « générations futures », et se demander ce qu’il faut faire aujourd’hui pour y arriver à un horizon donné [17] ?
23Il est vrai que la profusion d’informations, de données, de résultats et, corrélativement, la grande illisibilité d’ensemble ne poussent ni à examiner les hypothèses sousjacentes, qu’elles soient scientifiques ou idéologiques, ni à donner toute leur place à des réflexions ne s’insérant pas dans la doxa internationale. Il faudrait à l’inverse créer les conditions d’une réflexivité fondée sur des échanges approfondis partant des travaux existants : les décrypter, en discuter les hypothèses et les paramètres, les interpréter ou les réinterpréter pour, enfin, en faire la critique en les mettant en perspective dans leurs attendus, leurs présupposés et leurs implications. Il s’agit bien de se donner comme perspective d’enrichir et d’élargir ces études afin d’éclairer les options futures vers lesquelles il faut tendre. C’est ce que nous avons commencé à faire avec cet exercice de prospective et ce que nous poursuivrons. Les premiers résultats rapportés et commentés ici nous montrent combien il importe de créer les cadres de formulation des questions pertinentes à traiter. Telle est l’ambition d’Agrimonde, ambition qui se trouverait comblée si l’opération pouvait constituer l’une des contributions scientifiques au Global Partnership for Agriculture and Food Security.
24Il nous paraît en effet utile d’apprendre à mieux combiner ces deux mondes, celui de la prospective et celui de la recherche, qui ne reposent pas sur les mêmes paradigmes ni sur les mêmes valeurs fondatrices, ainsi que nous avons pu en faire l’expérience à plusieurs reprises au cours de ces quelques années de travail au sein d’Agrimonde. Comment le monde des faits, avérés et validés, peut-il s’enrichir en s’appropriant celui des conjectures et de l’imagination (des « si » sans « alors ») ? Mais ces deux sphères ne reposent-elles pas toutes les deux sur la créativité de leurs acteurs ?
Notes
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[1]
International Assessment of Agricultural Knowledge, Science and Technology for Development, déjà évoqué à plusieurs reprises dansNSS (cf. notamment Barré, R., 2008. La « recherche prospective environnementale » : une ambition pour la politique de recherche,Natures Sciences Sociétés, 16, 1, 57-59 ; Hubert, B., Billaud, J.-P., 2008. Pour ne plus voir d’émeutes de la faim : une troisième frontière agraire à explorer ?,Natures Sciences Sociétés, 16, 2, 109-110). Les rapports issus de cette expertise collective mondiale ont été publiés chez Island Press en 2009 et sont disponibles en ligne : http://www.agassessment.org.
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[2]
Le rapport annuel sur l’état du développement dans le monde commandité par la Banque mondiale pour l’année 2008 est ainsi consacré à l’agriculture, ce qui n’était pas arrivé depuis 27 ans ! Cf. The International Bank for Reconstruction and Development, The World Bank, 2007.World Development Report 2008 : Agriculture for Development, Washington (DC), The World Bank (http://go.worldbank.org/ZJIAOSUFU0).
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[3]
En anglais, the Global Forum on Agricultural Research (http://www.egfar.org).
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[4]
Consultative Group on International Agricultural Research (en français, Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale). Le CGIAR coordonne l’action de 15 centres internationaux créés depuis les années 1970 (http://www.cgiar.org).
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[5]
Global Partnership for Agriculture and Food Security, en cours de mise en place, suite au sommet de la FAO sur l’alimentation de juin 2008, convoqué en réaction à la « crise alimentaire » du début de cette même année, et suite au sommet organisé à cet effet à Madrid par les Nations unies début 2009 (http://www.ransa2009.org).
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[6]
Chaumet, J.-M., Delpeuch, F., Dorin, B., Ghersi, G., Hubert, B., Le Cotty, T., Paillard, S., Petit, M., Rastoin, J.-L., Ronzon, T., Treyer, S., 2009. Agrimonde. Agriculture et alimentations du monde en 2050 : scénarios et défis pour un développement durable. Note de synthèse, Inra-Cirad, Paris (http://www.paris.inra.fr/prospective/projets/agrimonde).
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[7]
Coordonnée par Sébastien Treyer (AgroParisTech).
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[8]
Initiative française pour la recherche agronomique internationale (groupement d’intérêt public Inra-Cirad). Cf. http://www.inra.fr/gip_ifrai.
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[9]
Chaumetet al.,op. cit. (cf. note 6). Sauf indication contraire, toutes les citations qui suivent proviennent de cette note de synthèse.
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[10]
Millennium Ecosystem Assessment (http://www.millenniumassessment.org).
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[11]
Conçu sur la base de l’ouvrage de Michel Griffon, qui illustre un scénario d’intensification écologique : Griffon, M., 2006. Nourrir la planète : pour une révolution doublement verte, Paris, Odile Jacob.
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[12]
Équilibre physique ressource-emploi des biomasses alimentaires, exprimées en kcal, à l’échelle d’un ensemble géographique délimité (pays, région, continent, délimitation OCDE, etc.). Les données sont élaborées, (i) pour ce qui concerne la ressource, par agrégation des biomasses végétale, animale, aquatique et marine, résultant elles-mêmes d’un calcul tenant compte des surfaces et des productivités, (ii) pour ce qui concerne l’emploi, par estimation tenant compte de la démographie et des consommations.
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[13]
Pour plus de détails, se reporter à Chaumet et al., op. cit.
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[14]
Projection démographique moyenne des Nations unies, avec toutes les limites de ce type de projection en termes de prise en compte des mouvements migratoires, de l’évolution des classes d’âge et des genres, ainsi que de localisation des grandes masses de population.
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[15]
C’est-à-dire le même taux de croissance que celui que nous avons connu dans les pays industrialisés et ceux concernés par la révolution verte depuis les 40 dernières années !
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[16]
La dernière décennie, en particulier, a vu les échanges internationaux plus que doubler.
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[17]
Cf. Hubert, B., 2008. Jouer contre son camp ? Dynamiques écologiques et théorie darwinienne,Natures Sciences Sociétés, 16, 1, 49-51.