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Article de revue

Commentaire

Nouvelles questions, nouveaux défis : réponses de la « political ecology »

Pages 12 à 17

Notes

  • [*]
    Auteur correspondant : mcastro@avignon.inra.fr
  • [1]
    Cf. dans ce numéro « Qu’est-ce que la “political ecology” ? » par T. A. Benjaminsen et H. Svarstad.
  • [2]
    Écogouvernementalité : « political rationality of compelling states and citizens to improve their care of nature and their care of each other for the greater good of the economy » (Goldman, 2005, p. 184).
  • [3]
    Environnementalité : « refers to the knowledge, politics, institutions, and subjectivities that come to be linked together with the emergence of the environment as a domain that require regulation and protection. A union of environment and foucaldian governmentality, the term stands for an approach to study environmental politics that takes seriously the conceptual building blocks of power/knowledge institutions and subjectivities » (Agrawal, 2005, p. 226).
  • [4]
    Subjectivité interprétée dans un sens foucaldien, où l’individu est le produit de déterminations historiques et du travail sur soi.
  • [5]
    Ce concept a été introduit par Leach et Mearns (1996) pour critiquer les explications de la dégradation environnementale qui ne prennent pas en compte son caractère politique et historiquement construit. Cette notion peut être assimilée à la notion de « régime de vérité » de Foucault telle qu’elle est utilisée par certains political ecologists (cf. Adger et al., 2001) ou à celle de « environmental narratives » (Roe, 1995). Selon Forsyth (2003, p. 38) : « Environmental orthodoxies are generalized statements referring to environmental degradation or causes of environmental change that are often accepted as fact, but have been shown byfield research to be both biophysically inaccurate and also leading to environmental policies that restrict socio-economic activities of people living in affected zones. »
English version

1L’article de Tor A. Benjaminsen et Hanne Svarstad [1] nous présente d’une façon succincte le domaine de la political ecology pour le monde francophone. Bien que ce domaine de recherche ne soit pas identifié en France en tant que tel, de nombreux auteurs français n’ont pas manqué de s’interroger tant sur la relation société/nature que sur les conceptions mêmes de la nature, ce dont NSS a régulièrement rendu compte. Nous pouvons alors nous demander pourquoi la political ecology serait un domaine novateur pour les chercheurs francophones et en quoi ceux-ci pourraient se sentir concernés. Explorant ce domaine intellectuel dans le cadre d’une thèse, je me propose de compléter les informations apportées par Benjaminsen et Svarstad, sans viser pour autant à établir une synthèse bibliographique.

2Dans un premier temps, nous nous intéresserons à l’approche française du même objet que celui de la political ecology et à l’influence française sur l’évolution de ce courant intellectuel. Puis nous évoquerons la political ecology comme expression légitime de la transdisciplinarité, pour aborder enfin les questions émergentes dans ce champ d’étude qui sont susceptibles d’intéresser la communauté francophone.

En France, la political ecology sans la political ecology

3Les notions de « culture » et de « nature » font l’objet en France de débats philosophiques dont l’enjeu est de les (re)définir en refusant de s’enfermer dans une définition préétablie. Les chercheurs français se sont ainsi démarqués d’une approche dualiste (nature/culture, homme/nature) et ont analysé de manière plutôt convaincante les effets de certains types de conceptualisation environnementale dans les arènes politiques. Ce faisant, ils ont développé des approches similaires à celles de la critical political ecology. Les travaux de P. Lascoumes (1994), avec le concept d’« éco-pouvoir », en sont un exemple. S’appuyant sur les travaux de M. Foucault, il propose une lecture de l’évolution du traitement des enjeux environnementaux dans les trente dernières années comme l’émergence d’une nouvelle rationalité dont la finalité est de contrôler les systèmes vivants en les soumettant à de nouveaux processus de normalisation.

La pensée française dans la dynamique de la political ecology

4Inspiré lui aussi par la pensée foucaldienne, A. Escobar (1988 et 1989) avait déjà engagé, au cours des années 1980, un travail pionnier sur le discours moderne du développement, en montrant comment celui-ci s’incarne dans des politiques dont les mécanismes de contrôle sont aussi persuasifs et efficaces que ceux des politiques colonialistes. Au travers du développement, les modèles occidentaux liant savoir et pouvoir se déploient par l’appropriation sociale et culturelle et le détournement de sens des pratiques locales. Ainsi, Escobar montre comment le discours sur le développement a pénétré insidieusement des pays et des populations, en créant un type de sous-développement économiquement et politiquement gérable, qui repose sur un pouvoir non pas de répression, mais de normalisation et de régulation du savoir (Escobar, 1992, 1995 et 1996).

5Ce n’est qu’une dizaine d’années plus tard que les political ecologists, comme M. Goldman ou A. Agrawal, se sont également inspirés de la pensée foucaldienne. Ainsi, Goldman (2005) développe la notion d’« écogouvernementalité [2] » à travers l’analyse du traitement des savoirs par la Banque mondiale. De la construction du barrage de Nam Theum 2, au Laos, jusqu’aux bureaux de la Banque mondiale à Washington, il écrit une chronique des effets du néolibéralisme vert sur la construction, la formalisation et l’institutionnalisation des savoirs sur la nature.

6Quant à Agrawal, de l’étude des transformations, à partir de 1920, du rapport des villageois de Kumaon (Nord de l’Inde) avec leur forêt, il tire trois « outils » conceptuels : governementalized localities, regulatory communities et environnemental subjects. Ces trois outils servent de support à la notion d’« environnementalité [3] », par laquelle Agrawal (2005) cherche à comprendre les mécanismes sous-jacents à l’expression de populations sensibles aux problèmes environnementaux comme sujets politiques. Malgré la richesse de ce travail, une question demeure : l’extension de l’autorité de l’État – qui passe par la délégation de ses fonctions, ici relatives à la gestion forestière, à des collectifs et à des individus – ne fait-elle que confirmer une voie libérale de gestion de ressources naturelles, qui pousse à l’internalisation des normes mais qui, pourtant, montre déjà partout ses limites ?

7Les travaux de B. Latour ont également inspiré la political ecology. Puisque, pour suivre cet auteur, faits et valeurs sont entremêlés et que la perception sociale d’un certain processus environnemental biophysique peut être analysée de plusieurs façons, la political ecology propose alors d’analyser le phénomène biophysique en l’éclairant par le sens que les divers acteurs lui attribuent, afin de comprendre son processus de traduction en un fait institutionnel. La political ecology ne se contente pas uniquement d’identifier les gagnants et les perdants dans une lutte environnementale particulière, elle veut aussi en comprendre les enjeux politiques sous-jacents, ainsi que les facteurs sociaux et institutionnels qui les cadrent. Cette approche, qui représente un tournant post-structuraliste de la political ecology – comme Benjaminsen et Svarstad le rappellent dans leur article –, s’inspire en partie des « sciences hybrides » de Latour (1997), en lui empruntant un cadre conceptuel et méthodologique pour étudier à la fois les éléments de changement biophysique et les phénomènes qui les portent ainsi que les processus socio-institutionnels, en intégrant les apports et les analyses des sciences biophysiques et sociales. La science hybride prônée par la political ecology a pour objectif de mettre en relation le changement biophysique, source d’une expérience singulière à l’échelle locale, avec les discours universels et hégémoniques sur les problèmes environnementaux. Cette approche post-structuraliste, qui ne s’intéresse à la dimension matérielle des problèmes d’environnement que sous l’angle de leur décalage avec les représentations que l’on s’en fait, pose la question de la place réservée à l’écologie.

Science sociale ou hybride elle-même : political ecology et écologie…

8La political ecology peut-elle revendiquer une appartenance à l’écologie ou est-elle uniquement une science sociale traitant de politique environnementale ? Comme Benjaminsen et Svarstad le remarquent, la political ecology s’avère limitée face à la montée des apolitical ecologies. L’usage que fait la political ecology des concepts écologiques est souvent critiqué par les écologues comme étant idéologique et simpliste. Mais, bien que certains political ecologists se concentrent sur le contexte politique et social, d’autres réservent une place importante à l’étude des faits biophysiques et de leurs relations avec les conditions sociopolitiques. Zimmerer et Bassett (2003) proposent de travailler autour des interactions socio-environnementales plutôt que sur ce qu’ils dénomment « environmental politics » ou « politicized environments ». Des études telles que celles de Turner (1999a et b) sur l’élevage pastoral au Sahel, ou de Zimmerer (2000) sur l’irrigation au Pérou ou en Bolivie, mobilisent des concepts hybrides impliquant à la fois des changements biophysiques et des changements sociaux.

Political ecology et inter/transdisciplinarité

9Cette présence importante d’objets hybrides, dont l’analyse mobilise les sciences de la nature et les sciences sociales, ouvre un espace pour l’inter/transdisciplinarité. Cette ouverture se justifie par la complexité des enjeux environnementaux, mais aussi par la vitesse actuelle des flux d’information. Du point de vue institutionnel, l’inter/transdisciplinarité n’est encore que peu reconnue en France. Certes, NSS a été précurseur en ce domaine (Jollivet, 1992 ; Jollivet et al., 1993), mais ce n’est que très progressivement que ce type d’approche est demandé par les agences finançant des programmes de recherche sur les questions de société, et sur l’environnement en particulier. Dans la pratique quotidienne des chercheurs, l’inter/transdisciplinarité reste très difficile à exercer, d’une part pour des raisons historiques et institutionnelles de structuration disciplinaire de l’enseignement et de la recherche en France, d’autre part pour des raisons méthodologiques.

10Dans ce contexte, la political ecology offre une expérience intéressante de travaux inter/transdisciplinaires. En étudiant son objet par l’entrecroisement de plusieurs disciplines, la political ecology se présente comme une posture scientifique, intellectuelle et éthique qui veut s’affranchir de la logique disciplinaire. Bien qu’ancrée principalement en géographie critique, la political ecology prône une interaction entre disciplines qui aille au-delà de la simple communication. Le virage post-structuraliste de la political ecology a entraîné en son sein des controverses sur la place respective de l’écologie et de la science politique (Peet et Watts, 1996 ; Vayda et Walters, 1999). Il en est issu un projet résolument transdisciplinaire qui a gagné en maturité par la formalisation du corpus théorique, conceptuel et méthodologique (Escobar, 1999 ; Forsyth, 2003 ; Heynen et al., 2006 ; Robbins, 2004).

Quelques problématiques enrichies par la political ecology

11Si faire rentrer la nature en politique et la politique dans la nature semble être un projet de recherche déjà bien nourri, plusieurs questions restent encore ouvertes aux chercheurs. Dans certains cas, la political ecology a déjà commencé à ouvrir la voie.

12Dans un monde globalisé où « une politique environnementale judicieuse doit se fonder sur des données scientifiques fiables » (Annan, 2000) et où les problèmes se définissent comme étant globaux, les clivages (tels que rural/urbain, Nord/Sud) sur lesquels certaines sciences se sont appuyées pour se développer, s’estompent pour laisser place à un autre regard où Nord et Sud, ruraux et citadins coexistent et se réinventent.

Remise en cause des clivages Nord/Sud

13La réappropriation par divers acteurs (institutionnels, collectifs et individuels) du discours scientifique universel sur le vivant (souvent produit au « Nord ») modifie leurs savoirs (produits et utilisés), leurs pratiques et les rapports qu’ils entretiennent entre eux. La force et l’intensité de ces rapports influencent les politiques et les normes développées. Dans la même logique, ces normes façonnent la production des savoirs et, par ce biais, de nouvelles subjectivités [4] sont susceptibles d’émerger.

14Les méthodologies de la political ecology pour suivre les impacts environnementaux des pratiques socioéconomiques, à différentes échelles, peuvent s’appliquer aussi bien aux pays du Nord qu’aux pays du Sud (McCarthy, 2002). Ainsi, à côté d’une « Third World Political Ecology » de Bryant et Bailey (1997), s’est constituée la « First World Political Ecology » (McCarthy, 2005 ; Schroeder et al., 2006) appliquant aux pays du Nord les théories que la political ecology avait déjà mises à l’épreuve dans des situations au Sud. Cela a conduit à deux approches différentes. La première avance que les causes du développement inégal qui a engendré le tiers-monde sont similaires à celles qui sont responsables de l’apparition des inégalités à l’intérieur des nations du « premier monde ». La seconde rejette l’opposition même entre « premier monde » et tiers-monde, pour établir plutôt des parallèles entre les deux. Cette dernière approche, à travers une relecture du « premier monde », montre que les différences et les contradictions entre et au sein des pays développés sont similaires à celles que l’on aurait trop facilement tendance à considérer comme typiques du tiers-monde (Schroeder et al., 2006).

Le milieu urbain

15Au cours du XXe siècle, les villes sont devenues la forme dominante d’organisation sociale et spatiale. Aujourd’hui, près de la moitié de la population mondiale y réside. Les réseaux urbains sont denses et organisés dans des processus socio-spatiaux simultanément locaux et globaux (Heynen et al., 2006).

16Toutefois, si une écologie urbaine s’est développée, il est surprenant de constater que la littérature environnementale en général délaisse les espaces urbains et fixe son attention sur des problèmes globaux ainsi que sur leur traduction locale. Plus encore, cette littérature ignore souvent les éventuelles origines urbaines de ces problèmes. L’urban political ecology y fait face d’une façon innovante, en redéfinissant l’urbain comme un processus complexe et multidimensionnel où se rencontrent des situations spécifiques à la condition humaine (Keil, 2003).

Risque, science et politique

17Une fois remise en question la division Nord/Sud, le monde se présenterait-il alors comme une unité ? Sommes-nous vraiment une société globalisée ?

18Dans un contexte international où les problèmes environnementaux se définissent en termes de crises globales qui impliquent des risques pour nos sociétés, nous observons une transformation des rapports de force. Ainsi, certains discours environnementaux sont devenus incontestables : qui oserait aujourd’hui nier la crise de la biodiversité ou encore la crise alimentaire, sans parler du réchauffement climatique ? Ces notions mêmes de crises globales ou de risques constituent une sorte d’indicateur de l’intensité de cette transformation.

19Toutefois, compte tenu des incertitudes scientifiques et de la diversité des systèmes d’intérêt en cause, ces questions font l’objet d’abondantes et riches controverses. La science est appelée à intervenir parce que certaines de ses productions technologiques sont en cause, mais également parce que l’on attend d’elle une aide à la recherche de solutions ou, tout au moins, de systèmes de veille et d’alerte.

20Non seulement le dispositif technologique est problématique, mais, bien plus souvent, le problème réside dans la tendance à penser le monde en termes de « personnes et d’espace comme ressources en danger devant être gérées » et donc à surveiller (Crampton, 2003, p. 119).

21La question de la définition du risque, implicite dans la définition même de crises globales, nous mène vers trois sujets également étudiés par la political ecology.

La santé

22Autrefois, les problèmes de santé étaient du ressort de la médecine et de l’hygiène. Aujourd’hui, ils sont devenus sociaux, donc politiques, car ils remettent en cause certaines activités humaines (traitement des déchets, OGM, usage de produits phytosanitaires, rapport au travail, accès non seulement à la quantité mais à la qualité sanitaire et nutritionnelle des aliments…). Dans ce contexte, des études de political ecology ont tenté de mettre en relation des processus politiques, sociaux et économiques avec la santé et le bien-être des populations (Mayer, 1996 ; Richmond et al., 2005). Malgré les changements démographiques importants observés dans le monde au cours des dernières décennies, le discours dominant continue à être celui des malthusiens. Dans les médias comme dans certaines instances internationales, les problèmes auxquels le monde moderne doit faire face (famine, pollution, déforestation…) sont largement associés à une population toujours croissante. Mais il semble y avoir des questions plus pertinentes. Les changements démographiques en Afrique dus au sida ou le vieillissement des populations dû à un changement du comportement en matière de fécondité transforment les paysages sociaux et environnementaux auxquels nous avons à faire face aujourd’hui (Robbins, 2004).

Les « paysages transgéniques »

23L’introduction des organismes génétiquement modifiés, tant au Nord qu’au Sud, modifie largement le paysage biophysique et social. Les formes de résistance organisées par les agriculteurs se heurtent aux stratégies politiques de haut niveau des entreprises proposant ces nouvelles technologies. Mais ces luttes ne se mesurent pas exclusivement sur le terrain, car des controverses scientifiques se retrouvent tant dans des laboratoires que dans la programmation même de la recherche (Stone, 2004 ; Urbanik, 2007).

Technologies globales de surveillance

24Enfin, ces processus de complexification et de globalisation des problèmes environnementaux impliquent la recherche de systèmes d’observations, de mesures et de suivis capables de gérer cet ensemble de dynamiques spatiotemporelles imbriquées. La technologie a été mobilisée pour répondre à de telles attentes : systèmes d’information géographique (SIG), télédétection et modélisation s’imposent aujourd’hui comme la boîte à outils par excellence pour décrire et surveiller la planète. Les avancées dans les technologies de SIG et autres outils permettent ainsi de zoner l’espace depuis des échelles qui vont de quelques mètres jusqu’à des centaines de kilomètres, et de le faire à distance. À la base de nouvelles qualifications des ressources et des espaces, ainsi que de leurs accès et de leurs usages, ces zonages génèrent de nouvelles formes de pouvoir pour ceux qui les conçoivent, les mettent en place et les font reconnaître, de plus en plus souvent au nom d’objectifs globaux.

25Ainsi, l’analyse de telles dynamiques territoriales, qui s’inscrivent dans une construction du « global », implique de prendre en compte les processus de construction des identités locales par rapport à des référentiels globaux. Elle repose également sur l’étude détaillée de la construction de ces concepts scientifiques « universels » et du processus d’uniformisation des politiques au nom d’entités qualifiées de « biens publics mondiaux ».

L’élaboration de cadres conceptuels globaux et la construction de nouvelles subjectivités

26Des initiatives pour définir l’état du monde existent depuis plus de 30 ans. Des dispositifs divers, conçus au niveau global et plus ou moins médiatiques, comme les rapports de la WCED Our Common Future (1987), du Millenium Ecosystem Assessment (2005) ou encore de l’International Assessment of Agricultural Knowledge, Science and Technology for Development [IAASTD] (2008), jusqu’à des conférences ou des groupes de travail plus discrets, mobilisés également à l’appel des grandes organisations internationales, publiques ou privées, sont chargés d’établir des bases scientifiques pour l’action politique. La political ecology se donne pour objectif d’analyser ce type de dispositif, car les concepts sous-jacents aux initiatives internationales sont porteurs d’idéologies spécifiques ainsi que de problèmes d’opérationnalisation importants. Comment se fait la traduction opérationnelle d’un concept controversé au sein même de la communauté scientifique (cf. ecosystem services) ? Comment ces discours environnementalistes, appuyés sur les modèles globaux qui les soutiennent, sont-ils devenus incontestables ? Comment et qui produit de la science globale ? Comment avons-nous universalisé la compréhension du risque dans des sociétés différentes ? Quels sont les acteurs jouant un rôle important dans les rapports de force qui construisent les discours environnementaux dominants ?

27Le « courant » de la critical political ecology propose de répondre à ces questions, en mettant en relation des recherches en sociologie des sciences, en histoire des institutions, en études politiques de l’environnement et du développement, ainsi que des études sur la globalisation des discours environnementaux (Peet et Watts, 1996). Ce courant s’intéresse à la construction mutuelle entre la science et la politique (Forsyth, 2003). Il est fortement influencé par la pensée de M. Foucault et par les débats en théorie sociale contemporaine (Beck, 1992 et 1995 ; Eckersley, 1992), en théorie des organisations (Guston, 2001 ; Shackley et Wynne, 1996) et par les travaux de S. Jasanoff (2004) sur la coproduction de sciences et d’ordre social. Il analyse l’activité de recherche scientifique comme un acte politique et, par là même, conteste le regard peu critique que la political ecology a porté sur l’écologie jusqu’à nos jours. La critical political ecology ne nie pas pour autant l’importance des problèmes environnementaux globaux, mais elle s’interroge plutôt sur la définition même de ces problèmes. En mettant en lumière les valeurs et les postures politiques sous-jacentes à la production des « faits » scientifiques, ce courant critique fait le lien entre des problèmes environnementaux et certaines préoccupations sociales et politiques plus vastes (Forsyth, 2003).

28Contrairement à l’approche post-structuraliste qui a caractérisé la recherche en political ecology des années 1990 (cf. Peet etWatts, 1996), la critical political ecology adopte et soutient une position philosophique réaliste et critique (Forsyth, 2001). En cela, elle rompt avec l’argumentaire précédent qui faisait de la « vérité environnementale » une « orthodoxie environnementale [5] ». En prenant une posture critique, la critical political ecology nous met en garde contre les dangers associés aux métarécits construits à partir de ces « orthodoxies environnementales » qui, souvent, se contentent d’une vision simpliste des processus biophysiques.

29Enfin, la force de ce nouveau courant se trouve dans sa profondeur théorique et dans sa capacité à faire des propositions, car il ouvre une voie pour intégrer l’analyse politique dans la formulation et la diffusion des sciences environnementales. À partir d’un tel point de vue, qui associe science et politique, les fondements politiques des sciences environnementales sont mis au jour, ce qui permet de restituer les discours environnementaux dominants dans leur contexte, voire de les reformuler de façon plus significative.

30Voilà quelques chemins de recherche qu’explorent actuellement les chercheurs engagés dans la political ecology… rejoignant ainsi de nombreux auteurs et lecteurs de NSS.

Remerciements

Je remercie Bernard Hubert (Inra), Thomas Bassett (University of Illinois) ainsi que les lecteurs anonymes pour leurs précieuses suggestions.

Bibliographie

Références

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Mise en ligne 01/01/2012

Notes

  • [*]
    Auteur correspondant : mcastro@avignon.inra.fr
  • [1]
    Cf. dans ce numéro « Qu’est-ce que la “political ecology” ? » par T. A. Benjaminsen et H. Svarstad.
  • [2]
    Écogouvernementalité : « political rationality of compelling states and citizens to improve their care of nature and their care of each other for the greater good of the economy » (Goldman, 2005, p. 184).
  • [3]
    Environnementalité : « refers to the knowledge, politics, institutions, and subjectivities that come to be linked together with the emergence of the environment as a domain that require regulation and protection. A union of environment and foucaldian governmentality, the term stands for an approach to study environmental politics that takes seriously the conceptual building blocks of power/knowledge institutions and subjectivities » (Agrawal, 2005, p. 226).
  • [4]
    Subjectivité interprétée dans un sens foucaldien, où l’individu est le produit de déterminations historiques et du travail sur soi.
  • [5]
    Ce concept a été introduit par Leach et Mearns (1996) pour critiquer les explications de la dégradation environnementale qui ne prennent pas en compte son caractère politique et historiquement construit. Cette notion peut être assimilée à la notion de « régime de vérité » de Foucault telle qu’elle est utilisée par certains political ecologists (cf. Adger et al., 2001) ou à celle de « environmental narratives » (Roe, 1995). Selon Forsyth (2003, p. 38) : « Environmental orthodoxies are generalized statements referring to environmental degradation or causes of environmental change that are often accepted as fact, but have been shown byfield research to be both biophysically inaccurate and also leading to environmental policies that restrict socio-economic activities of people living in affected zones. »
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