Notes
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[*]
Auteur correspondant : denis.grison@iutnb.uhp-nancy.fr
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[1]
Selon Godard, « la situation semble même échapper désormais à tout exercice critique de la raison », Le débat, février 2008.
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[2]
B. Latour en a donné une analyse particulièrement éclairante dans son ouvrage Nous n’avons jamais été modernes (La Découverte, 1997), ouvrage dans lequel il développe les concepts d’« objets hybrides », de complexité et de réseau.
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[3]
Cité par Ost, F., 2003. La nature hors la loi, Paris, La Découverte.
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[4]
Cf. le livre de M.M. Robin, Le monde selon Monsanto (La Découverte, 2008) qui est à cet égard édifiant.
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[5]
« Tout au début des années 40, un penseur averti (G. Canguilhem) de l’état des sciences rejette comme ‘exorbitant’ le postulat selon lequel une conscience peut unifier toutes leurs productions », écrit Saint-Sernin ; et commentant un passage de Cavaillès, l’auteur ajoute : « les vérités sont liées par un nexus, sans que les individus soient dépositaires du thésaurus accumulé de la science » (Saint-Sernin, 2007, p. 10 ; voir aussi p. 264).
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[6]
Ce ne sera pas l’affaire des seuls OGM. Mais plutôt une suite de la convergence (programme NBIC), qui verra en particulier se marier les biotechnologies et les nanotechnologies (cf. Dupuy, 2004b).
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[7]
« Socrate avait raison de dire que rien n’est plus vigoureux que la prudence. Mais il avait tort de faire d’elle une science, puisque c’est une vertu et non une science. C’est pourtant une autre sorte de connaissance », Aristote, Éthique à Eudème, VIII, 1, 1246 b 35.
1Le débat sur les OGMa été relancé au début de 2008 (refus de l’autorisation de mise en culture du maïs Monsanto 810, transposition en droit français de la directive européenne). Il est apparu de nouveau fort tendu et souvent confus [1]. Des contributions à ce débat ont déjà été apportées dans la revue Natures Sciences Sociétés. C’est ainsi que M. Jollivet et J.-C. Mounolou (2005) se sont interrogés sur les « apports et limites de l’approche biologique ». Leur conclusion est double. D’une part, estiment-ils, il n’y a pas avec les OGM de rupture avec les anciennes pratiques, que ce soit dans les domaines de la santé ou de l’agriculture, et pour cette raison la biologie est bien armée pour affronter cette situation moins neuve qu’il ne pourrait paraître. D’autre part, parce que les OGM ne sont pas de simples objets biologiques, mais des objets hybrides (le mot ne figure pas dans cet article, mais l’idée y est), ils entrent dans une série de débats (quel type d’agriculture, quelle biodiversité, quel rapport à la nature ?), dont les auteurs reconnaissent l’importance et la légitimité. Mais, ajoutent-ils, ces débats ne peuvent avoir de valeur que si les connaissances biologiques qui les sous-tendent les éclairent : « Pour comprendre le ressort de leur devenir [...] il reste à prendre en considération tout ce qui a trait aux processus sociaux [...]. Mais – et c’est là l’argument central de notre texte – à condition de le faire en tenant le plus rigoureusement compte de ce que nous dit la biologie ». Cet article a appelé des réponses critiques de la part de C. Friedberg et P.B. Joly (2006). La première a reproché aux auteurs de l’article de sous-estimer les risques, idée également soutenue par Joly : « Dans le cas des OGM, est-on vraiment capable de prévoir les dérives que leur usage peut entraîner [...] ? » écrit-elle. Quant à P.B. Joly, le reproche principal qu’il leur a adressé est de ne pas être parvenus à concilier l’approche qui « pose comme point de départ de l’analyse l’imbrication du fait technique et du fait social, (avec) l’argument principal du texte qui consiste précisément à séparer le technique du social ».
2L’objet de ces lignes est d’apporter une contribution à l’amélioration des conditions du débat. Pour cela, il faut commencer par poser le cadre dans lequel il vient s’inscrire : celui d’une « crise de la modernité », qu’il importe de bien comprendre. Il sera ensuite proposé d’y distinguer trois niveaux. Cela permettra en particulier de bien y assigner la place du principe de précaution, souvent mis à contribution, mais pas toujours à bon escient. On verra enfin qu’un des enjeux principaux pour la « mise en ordre » du débat est relatif à la rationalité, qui demande à être repensée à l’orée de ce nouveau siècle.
Crise de la modernité
3Ce débat ne peut pas être clarifié si l’on ne comprend pas qu’il prend place dans le cadre d’une crise de la « modernité » (le modèle de développement qui est né au XVIIe siècle) [2]. Cette crise est multiforme, j’en retiendrai trois aspects qui intéressent directement la question des OGM, la crise de notre rapport à la nature, la crise du sens, la crise de la rationalité.
La crise de notre rapport à la nature
4Celui que nous avons noué au début du XVIIe siècle est caractérisé par une position d’extériorité et de supériorité : l’homme « maître et possesseur de la nature ». Bacon écrira même : « La nature est comme une femme publique. Nous devons la mater, pénétrer ses secrets et l’enchaîner selon nos désirs » [3]. Mais la nature aujourd’hui menace de faire défection si nous continuons à la traiter de la sorte : non à vrai dire que nous la menacions, mais nous nous menaçons nous-mêmes en conduisant jusqu’à la rupture les équilibres qui rendent possibles la vie de l’homme. Un des principaux enjeux de la querelle des OGM est ce débat autour de notre rapport à la nature.
La crise du sens
5P. Ricœur (1983) a montré de façon très convaincante qu’il ne peut y avoir de sens pour nous qu’à travers une « histoire racontée ». Notre histoire passée se prête bien à cet exercice. Les « Trente Glorieuses », par exemple, se laissent bien mettre en récit : la reconstruction après le cataclysme de la Deuxième Guerre mondiale, l’accès du plus grand nombre au confort, etc. Mais aujourd’hui, quelle histoire écrivons-nous ? Nous sommes en panne de récit. Nous avons perdu le sens de ce que nous vivons – d’où la difficulté de se projeter dans l’avenir et un enfermement dans le présent.
La crise de la rationalité
6MaxWeber a été, au tournant du XXe siècle, un des premiers à en parler, en montrant l’écartèlement de l’exercice de la raison entre deux formes opposées : la Zweckrationalität (la rationalité par rapport à une fin donnée – qui est la rationalité dans le choix des moyens, mais aussi, plus généralement, la rationalité « calculatrice », celle en vigueur dans les sciences, les techniques, l’économie) et la Wertrationalität (la rationalité en valeurs) (Weber, 1959). Weber montre que cet écartèlement se fait au profit de la Zweckrationalität, qui ne cesse d’étendre son domaine (rationalisation de la politique en particulier, pouvoir de la technocratie). Il insiste sur le côté tragique de cette situation : nous ne pouvons nous rattacher à tel ou tel système de valeurs que par un pur « décisionnisme », sans appui sur une « raison commune » qui nous apporterait des arguments et nous permettrait de débattre. C’est un monde livré à l’arbitraire, où il ne reste place que pour la « guerre des dieux » qu’annonce M. Weber. Sommes-nous de fait condamnés, pour ce qui importe le plus, à abandonner tout recours à la raison argumentative ? Voilà le défi à relever, comme le signale très justement B. Saint-Sernin : « Le sceptique a beau jeu de montrer les contradictions, les aberrations, les drames au milieu desquels l’humanité se débat. Or il s’agit de préparer le IIIe millénaire, de renouer – d’une façon qui sera à coup sûr inédite – le lien rompu de ce que Kant appelait la raison théorique et la raison pratique, entre le savoir et la conscience » (Saint-Sernin, 1995). Les débats autour des OGM sont un des lieux où se cherchent les nouvelles formes de rationalité, comme nous allons le voir.
7Trouver une issue à la crise de la rationalité est essentiel, car seul un « bon usage » de la raison peut permettre de dénouer les autres aspects de la crise. Il faut enfin ajouter, pour donner du contexte un aperçu plus réaliste, que tout ceci se passe sur fond de violence économique : des intérêts industriels considérables sont en jeu, et les grands acteurs économiques sont prêts à tout pour les défendre [4].
Trois niveaux de débats
8L’analyse des différents débats soulevés par les OGM laisse apparaître trois niveaux dans la discussion, qui parfois interfèrent. Quand ces interférences ne sont pas bien identifiées, situées et contrôlées, elles peuvent introduire de la confusion dans le débat. L’hypothèse qui guide ces lignes est qu’une bonne distinction de ces niveaux peut permettre de le clarifier. Le premier est celui de l’évaluation des risques : à ce niveau, les débats sont internes au domaine de la connaissance ; il s’agit de controverses scientifiques (par exemple autour des effets sur la santé des OGM). Le deuxième est celui du pilotage, de la prise de décision immédiatement applicable : c’est le cas avec l’application du principe de précaution (va-t-on par exemple autoriser la mise en culture d’un maïs OGM, alors que subsiste un doute sur son innocuité ?). Le troisième niveau est celui des grandes orientations générales (par exemple, le débat sur la place que l’on veut donner aux OGM dans l’agriculture). Examinons chacun d’eux.
9En ce qui concerne le premier niveau, une distinction est essentielle pour notre sujet : celle entre les « risques théoriques » et les « risques réels ». Les « risques théoriques » sont les risques qu’appréhende une approche du type « laboratoire » – avec la simplification indispensable à la constitution du modèle sur la base duquel la recherche est conduite. Les « risques réels » sont les risques qui intègrent la prise en compte des dispositifs concrets, les conditions réelles d’exploitation (Godard, 2001). Ils prennent en compte le « facteur humain » et aussi les conditions locales d’exploitation (Chevassus-au-Louis, 2000). Ils ne sont pas accessibles à une étude en laboratoire : c’est, par exemple, pour les OGM, le risque de dissémination par des mélanges de semences OGM et non-OGM à l’occasion d’opérations de logistique (tel un camion mal nettoyé). Évaluer ces deux types de risque est l’affaire de la science. Pour l’évaluation du risque théorique, ce sont les sciences de la nature qui seront requises. Quant au risque réel, la démarche scientifique qui cherchera à l’établir intégrera beaucoup plus d’éléments que la précédente. Elle prendra notamment en considération les aspects locaux ; elle devra étudier le comportement des acteurs et les raisons qui peuvent l’expliquer ; elle devra donc consulter directement les acteurs impliqués ; elle sera de ce fait ouverte aux sciences humaines et sociales. Le débat porte sur les faits et rien que sur les faits – fussent-ils naturels ou sociaux ; et les intervenants sont des scientifiques. Mais la « mainmise » de l’approche scientifique sur ce niveau ne signifie pas que tout y soit apaisé !
10Car la science est devenue un lieu de controverses. Cela s’explique en partie par l’évolution qu’elle a connue tout au long du XXe siècle. Premier point : elle a perdu la belle et simple unité qu’elle avait à l’âge classique. Il est en effet devenu impossible à un seul individu de dominer l’ensemble du savoir : celui-ci ne peut plus être ramené à l’unité d’une conscience. Comme le dit B. Saint-Sernin : « La forme d’unité de la raison dont se réclamaient les Lumières est morte : nous devons concevoir et instituer son unité autrement, par l’interaction d’esprits libres qui savent que la rationalité comporte inéluctablement un mélange de théoria et de doxa, de science et de croyance plus ou moins solidement fondée. Elle comportera donc, à vues humaines, un élément d’incertitude et de risque » [5]. Deuxième point : la science est largement ouverte à la complexité et à l’incertitude. Par complexité, il faut entendre la caractéristique d’un système qui a au moins deux niveaux qui dépendent réciproquement l’un de l’autre, avec des effets de rétroaction : on ne peut établir une dépendance causale simple d’un niveau à un autre. La complexité rend impossible la maîtrise de l’évolution d’un système par le contrôle d’un niveau. C’est ainsi par exemple que la maîtrise du génome n’implique pas la maîtrise de l’organisme vivant. La complexité introduit de l’incertitude sur l’évolution d’un système. Le beau programme d’A. Comte (« savoir pour prévoir, prévoir pour agir ») se trouve avoir du plomb dans l’aile. Pour répondre à ce défi, il est certain qu’il faut que la science continue et accentue sa mue : il faut la rendre plus réflexive (c’est-à-dire l’amener à réfléchir à ses propres hypothèses et présupposés) et développer beaucoup plus la pluridisciplinarité et l’interdisciplinarité, afin de mieux appréhender la complexité. Troisième et dernier point : si la science ne peut pas tout, elle est en revanche plus que jamais indispensable. Elle est certes ébranlée : son savoir apparaît clairement aujourd’hui comme un savoir limité. Dans certains domaines, plus nos connaissances progressent plus l’horizon recule. Mais, dans le même temps, jamais elle n’a eu autant de pouvoir et jamais on n’a autant fait appel à elle pour justifier l’action. Aussi devons-nous apprendre à vivre dans un « univers controversé ». Et il faudra aussi que nous parvenions à faire des controverses des ressources pour faire progresser nos connaissances et ajuster au mieux nos décisions, et non des armes de guerre.
11Beaucoup de ces aspects de la « science nouvelle » sont absents de l’article de M. Jollivet et J.C. Mounolou, et c’est une des raisons du malaise que l’on éprouve parfois à sa lecture (« la » biologie dit que…) : on a le sentiment que la science est une et que toutes ses conclusions convergent. Le premier reproche qui leur est adressé me semble fondé. Ils manquent de recul critique par rapport à la discipline qui est en cause dans leur texte (la biologie) ; ils peuvent parfois donner l’impression d’ignorer l’évolution considérable de la conception de la science, de la compréhension que celle-ci a aujourd’hui d’elle-même, et des nouvelles pratiques, à la fois plus modestes et pluridisciplinaires qu’elle requiert. La biologie moléculaire, aussi puissante soit-elle, ne rend pas compte de la complexité du « système » de la nature. Aussi faut-il, à l’intérieur même de la science, en compléter l’approche. Pour étoffer le dossier des OGM, il est nécessaire d’élargir à d’autres sources de connaissance, celles des écologues, agronomes, « malherbologues », éthologues, entomologues, etc. En revanche, le second reproche qui leur est adressé (le fait qu’ils séparent le technique et le social) me paraît moins fondé : il n’est pas illégitime de laisser à la science un temps d’autonomie, de ne pas vouloir trop vite lui confisquer son objet en le qualifiant d’« objet hybride ». Certes, hybrides les OGM le sont, mais ils sont aussi des objets naturels qui peuvent être étudiés sans être immédiatement renvoyés au social. Il y a de l’intérêt par exemple à apprendre que des abeilles peuvent, au sein de la ruche, s’échanger du pollen venant de champs différents (OGM et non OGM) par simple contact, et par là-même favoriser la diffusion de semences OGM dans des champs qui devraient en être à l’abri.
12Pour ce qui est du second niveau, dans le cas des OGM, la question qui se pose est celle des décisions à prendre dans un contexte où peut s’appliquer le principe de précaution, lorsqu’on est confronté à un risque « grave et irréversible » et « incertain » : ce peut être par exemple, la décision d’interdire ou de suspendre l’autorisation de cultiver une certaine variété de maïs. C’est le niveau le plus polémique, car les débats ouvrent sur des décisions qui ont des conséquences économiques immédiates. Il est de nouveau question de risque : mais le risque ici visé est bien sûr le « risque réel », non le « risque théorique ». Une nouvelle dimension vient s’ajouter : c’est celle de l’« acceptabilité sociale du risque ». Dans deux situations distinctes, à égalité de niveau du « risque réel », on peut imaginer que les personnes concernées fassent une différence qualitative et classent ces deux risques à des niveaux distincts. On pourra alors parler de « risque socialement construit ». Le risque réel est encore un risque « mesuré », quantitatif ; le risque socialement construit est un risque plus qualitatif. Cela est bien éclairé par la « théorie sociale du risque » (Slovic, 1992), théorie selon laquelle les hommes, dans leurs vies, ont une perception du risque différente de celle des cyndiniciens : là où les seconds appréhendent des objets objectifs et mesurables, les premiers voient des objets au moins autant qualitatifs que quantitatifs, la « qualité » du risque résidant par exemple dans le caractère choisi ou non, juste ou injuste, etc. de ce risque. Cette prise en compte d’un risque plus qualitatif, sa construction à travers une étape participative, sont essentielles à l’application du principe de précaution, qui vise un double objectif : prévenir les risques, mais aussi améliorer l’acceptabilité des risques. Quant aux participants aux délibérations ouvertes dans le cadre du principe de précaution, ils doivent être définis dans le cadre de procédures précises, et regrouper à la fois des experts et des représentants accrédités de la société civile. Le principe de précaution demande certes l’ouverture au-delà du cercle des experts et des décideurs politiques traditionnels ; mais il demande aussi à être canalisé pour éviter les surenchères « sécuritaires » auxquelles il pourrait donner lieu.
13Le troisième niveau (en l’occurrence le débat autour de l’orientation à donner à l’agriculture) est celui qui empoisonne les deux autres (le second surtout) parce qu’il reste « caché ». Alors qu’il devrait être traité en amont, il est le passager clandestin – mais ô combien actif – de tous les débats ! C’est à ce niveau que se situent les questions des valeurs et du sens. Quelle valeur donner à la nature ? Comment concevoir le rapport à établir avec elle ? Quel sens donner au développement ? Les réponses à ces questions conditionnent en partie l’idée que l’on se fait de la place des OGM – ou de la filière bio. La discussion à ce niveau est moins focalisée sur les risques (qui font cependant aussi partie du débat) que sur l’ensemble des effets. Cette distinction entre « risques » et « effets », introduite par J.-P. Dupuy (2004a), est importante. Car les risques ne sont pas les seules conséquences que nous avons à prendre en compte quand nous introduisons des innovations technoscientifiques : même s’ils ne se présentent pas sous forme de risque, leurs «effets » n’en ont pas moins aussi des conséquences sur nos vies. Dupuy signale en particulier des effets de pouvoir : c’est par exemple, dans le cas des OGM, celui que les grandes multinationales de l’agro-industrie vont obtenir en contrôlant l’alimentation mondiale. Ce sont aussi des effets ontologiques : progressivement, le « donné » s’efface devant la « fabriqué », la valeur n’est plus du côté de ce qui nous est donné, mais du côté de ce que nous faisons. On peut imaginer à l’horizon des OGM une reconstruction complète de la nature [6]. Il est important de souligner cette dimension du débat, car cela montre bien que l’on ne peut limiter la discussion sur les OGM à des questions de faits : on est engagé nécessairement sur le terrain des valeurs. À ce niveau sont concernés les citoyens et leurs représentants. Bien entendu, les scientifiques ont leur place dans cette discussion, les connaissances qu’ils apportent y jouent un rôle très important. Mais tout le monde y est à égalité.
14À l’arrière-plan de ce débat, se retrouve une opposition nette entre deux conceptions de la nature. À celle (de la biologie moléculaire en particulier) qui la considère comme un matériau extérieur à l’homme, presque indéfiniment exploitable et modelable par lui, s’oppose celle qui la voit comme le milieu de vie de l’homme, son sol nourricier, et comme constitutive de son être « de part en part ». Selon cette seconde vision, la nature porte des valeurs autres que les valeurs économiques sur lesquelles la modernité s’est focalisée au point de perdre de vue les autres. La nature, c’est là où l’on vit, c’est un paysage, le lieu d’un enracinement ; elle a une dimension esthétique et quasiment – à nouveau, mais sous un autre angle – ontologique. Il est devenu nécessaire aujourd’hui que les débats, dans le cadre des « forums hybrides » (Callon, Lascoumes, Barthe, 2001), prennent en compte cette seconde vision de la nature, s’ouvrent à la question des valeurs qu’elle porte. Plus largement, les débats à ce niveau doivent prendre en compte les différentes conceptions que les participants se font de la vie bonne – ce qui ouvre à des choix proprement politiques.
La question de la rationalité
15Au cœur des distinctions à établir entre ces différents niveaux de débats, se place la question de la rationalité que l’on y applique. En passant de l’évaluation du risque théorique à celui du risque réel, puis à l’application du principe de précaution et à la discussion sur les choix d’orientation, on assiste à un élargissement au niveau du nombre et du statut des acteurs participant au débat (cf. Tab. 1). Mais cet élargissement touche aussi la forme de rationalité exercée. Il est essentiel de bien comprendre de quoi il s’agit, car ce n’est en aucun cas une sortie de la rationalité.
Les conditions d’un bon débat
Les conditions d’un bon débat
16Un premier élargissement se situe au niveau de l’évaluation des risques. Il correspond à l’apport des sciences humaines et à l’introduction, à côté de la rationalité « technoscientifique » – une rationalité tout à la fois explicative et directement opératoire (la Zweckrationalität de M.Weber) – d’une autre forme de rationalité, la rationalité compréhensive (selon la distinction introduite par Dilthey (1883), qui est « canonique » pour les sciences humaines et sociales). Cette seconde forme de rationalité est requise pour comprendre les « jeux d’acteurs » susceptibles de créer des risques ignorés par une approche théorique fondée sur des modèles. Mais on reste dans le cadre d’une rationalité théorique. Quand on passe au niveau des débats sur l’application du principe de précaution, et plus encore sur les choix de société, un nouvel élargissement se produit, car il s’agit maintenant de décider. La rationalité qui est alors requise doit s’ouvrir à une rationalité pratique, faisant une place à l’expérience des hommes. Cette rationalité pratique ne se place pas « sous » la rationalité théorique, mais à côté d’elle, en complément d’elle. Les travaux de P. Aubenque (1963) sur les concepts de prudence et de rationalité pratique chez Aristote permettent de bien illustrer ceci : il y montre la spécificité de cette forme de rationalité en opposant les approches de Platon et du Stagirite. Selon Platon, il existe des Idées, qui sont les modèles, les « archétypes » de tout ce qui est. Les hommes peuvent les contempler, ce qui leur donne accès au « Savoir », qui est au-delà de l’opinion. Ce savoir est un savoir « théorique ». Et, toujours selon Platon, le savoir pratique est « sous » le savoir théorique. Ce sont les philosophes (ceux qui détiennent ce savoir) qui vont diriger l’action, en appliquant les Idées dans le monde sensible. Si le monde sensible, parce qu’il est matériel, résiste un peu à recevoir la forme des Idées, en première approximation néanmoins, le savoir pratique est une partie du savoir théorique. Avec Aristote, les choses changent. Non pas, certes, que toute forme de savoir ait disparu : Aristote croit au savoir, il croit à la science. Mais, d’une part, ce savoir n’est plus le « savoir absolu » de Platon, un savoir séparé du monde dans lequel nous vivons : il est un savoir appuyé sur l’expérience sensible. Et surtout, ce qui sépare Aristote de Platon est sa conception du « savoir pratique » : si, pour Platon, le savoir pratique est le « savoir absolu » appliqué, pour Aristote, il s’agit d’une autre forme de « savoir » [7]. C’est un savoir appuyé sur l’expérience, formé par la délibération, un savoir dont la figure n’est plus celle du savant, du philosophe, mais celle de l’homme prudent. On aura reconnu là une préfiguration de la querelle qui oppose aujourd’hui ceux qui veulent donner la main aux experts, ceux qui savent, et ceux qui pensent que, pour les questions « pratiques », c’est une autre rationalité qui doit prévaloir ? Cette rationalité pratique fait une large part à la discussion et à l’examen des arguments, sans exclusive (Habermas, 1992).
17Que peut bien être cette rationalité pratique propre à un monde incertain et risqué ? Voici quelques pistes permettant de répondre à cette question. Tout d’abord, elle ne peut se construire contre les émotions. Sur ce point, il faut prendre en considération ce que dit A. Damasio (1995). « Quelle a été l’erreur de Descartes ? » demande-t-il. « D’avoir poussé les biologistes à adopter – ceci est encore vrai – les mécanismes d’horlogerie comme modèles explicatifs », répond-il. Et de préciser : « La faculté de raisonnement n’est pas aussi pure que la plupart d’entre nous le croit ; il est probable que la capacité d’exprimer et ressentir des émotions fasse partie des rouages de la raison pour le pire et pour le meilleur ». S’inscrivant dans la ligne des travaux de Damasio, P. Livet (2002) a pu quant à lui montrer de façon fine comment s’articulent émotions et rationalité morale. Il ressort de ces lectures que la conception de la rationalité doit, contrairement à ce qui était admis jusque-là, prendre en compte les émotions. Non de façon aveugle cependant. Second point, cette rationalité doit faire une place aux valeurs ; il faut cesser de mettre entre faits et valeurs le fossé instauré par la conception canonique actuelle de la science. R. Boudon (2003) a contribué à réévaluer cette rationalité qu’il qualifie d’« axiologique », en particulier en montrant qu’elle repose sur les mêmes mécanismes cognitifs que la rationalité scientifique. Tout cela dessine les traits d’une rationalité plus « modeste », moins triomphante, consciente tout à la fois du caractère indispensable, irremplaçable de la science et des techniques, mais aussi des limites du savoir (H. Jonas [1990, p. 256] parle du « progrès avec précaution »). Plutôt que de limiter le champ de la raison aux seules sciences « dures », il convient de penser un « espace des raisons », accueillant à une raison pratique, ouvert aux valeurs (Larmore, 2004). Penser l’articulation des différentes raisons dans cet espace n’est certes pas une tâche facile ! Mais il est essentiel que, dans les grands débats du type de ceux que soulèvent les OGM, puisse s’exprimer une rationalité enrichie, où viennent se croiser, non pour se détruire, mais pour s’ajouter, des raisons scientifiques, mais aussi émotionnelles, esthétiques ou morales (Grison, 2007). On peut penser que cette rationalité élargie serait bien mieux à même de reconnaître à la nature une autre valeur que simplement instrumentale. Ancrant de façon plus explicite la question des OGM dans le troisième niveau du débat, elle rendrait la société plus sensible à l’intérêt du maintien d’une activité purement paysanne, parce qu’au-delà des arguments simplement économiques, cela a du sens, et qu’un pays privé de ses paysans a perdu un de ses liens essentiels avec la nature. Cette conception de la rationalité est sans doute la voie à explorer pour trouver une sortie à la crise de notre rapport à la nature, du sens du développement, en un mot de la crise de la modernité.
Conclusion
18En raison des innovations qu’elle introduit dans les modes de vie, la technique en est devenue l’élément déterminant, et cela avant même les choix proprement politiques. On peut le constater avec bien d’autres exemples que celui des OGM – tout ce qui touche aux domaines de la communication et de la santé notamment. De plus, la jonction se fait de plus en plus étroite entre la technique et la science, au point que se développe tout un champ des « technosciences ». Les choix en la matière doivent donc impérativement être l’objet de débats. Il en est d’ailleurs de fait déjà largement ainsi. C’est ce qu’Habermas appelle la « scientificisation de la politique » (1973). Il en résulte un nouvel enjeu pour la démocratie : elle doit s’inventer une nouvelle forme pour relever le défi de la « démocratie technique ». D’où, cette idée, très neuve, selon laquelle l’ensemble des citoyens doit être associé à la conception et à l’élaboration des nouveaux objets techniques, aussi bien qu’ils le sont au choix des lois qui les gouvernent. Ceci ne sera possible qu’au prix d’un meilleur usage de la raison. Bien distinguer les niveaux des débats, user de la bonne raison à chacun d’eux, c’est là une condition, sinon suffisante, du moins nécessaire, pour ne pas se laisser enferrer dans des polémiques stériles.
Références
- Aubenque, P., 1963. La prudence chez Aristote, Paris, PUF.
- Boudon, R., 2003. Raison, bonnes raisons, Paris, PUF.
- Callon, M., Lascoumes, P., Barthe, Y., 2001. Agir dans un monde incertain, Paris, Seuil.
- Chevassus-au-Louis, B., 2000. Retour de l’irrationnel ou conflit de rationalité ?, Projet.
- Damasio, A., 1995. In L’erreur de Descartes, Paris, O. Jacob, 310.
- Dupuy, J.P., 2004a. Les usages de la précaution, préface, Revue européenne des sciences sociales, Genève, Droz.
- Dupuy, J.P., 2004b. Le problème théologico-scientifique et la responsabilité de la science, Le Débat.
- Dilthey, W., 1883. Introduction aux sciences de l’esprit.
- Friedberg, C., Joly, P.B., 2006. Quels OGM?… une méthode pour choisir, Natures Sciences Sociétés, 14, 50-53.
- Godard, O., février 2001. Risque théorique et risque réel, La Recherche.
- Grison, D., 2007. Du principe de précaution à la philosophie de la précaution. Thèse de doctorat, disponible sur Internet : http://www.abes.fr
- Habermas, J., 1973. Scientificisation de la politique, in La technique et la science comme idéologie, Paris, Gallimard.
- Habermas, J., 1992. De l’éthique de la discussion, Paris, Cerf.
- Jonas, H., 1990. Le principe responsabilité, Paris, Cerf.
- Jollivet, M., Mounolou, J.C., 2005. Le débat sur les OGM : apports et limites de l’approche biologique, Natures Sciences Sociétés, 13, 45-53.
- Larmore, C., 2004. Les pratiques du moi, Paris, PUF.
- Latour, B., 1997. Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La Découverte.
- Livet, P., 2002. Émotions et rationalité morale, Paris, PUF.
- Ricœur, P., 1983. Temps et récit, Paris, Seuil.
- Saint Sernin, B., 1995. La raison au XXe siècle, Paris, Seuil.
- Saint Sernin, B., 2007. Le rationalisme qui vient, Paris, Gallimard.
- Slovic, P., 1992. Social Theory of Risk, Krimsky S., Golding O. (Eds), Praeger, Wesport, Connecticut.
- Weber, M., 1959. Le savant et le politique, Paris, Plon.
Mots-clés éditeurs : rationalité, raison pratique, OGM, risques, principe de précaution
Date de mise en ligne : 02/04/2012
Notes
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[*]
Auteur correspondant : denis.grison@iutnb.uhp-nancy.fr
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[1]
Selon Godard, « la situation semble même échapper désormais à tout exercice critique de la raison », Le débat, février 2008.
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[2]
B. Latour en a donné une analyse particulièrement éclairante dans son ouvrage Nous n’avons jamais été modernes (La Découverte, 1997), ouvrage dans lequel il développe les concepts d’« objets hybrides », de complexité et de réseau.
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[3]
Cité par Ost, F., 2003. La nature hors la loi, Paris, La Découverte.
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[4]
Cf. le livre de M.M. Robin, Le monde selon Monsanto (La Découverte, 2008) qui est à cet égard édifiant.
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[5]
« Tout au début des années 40, un penseur averti (G. Canguilhem) de l’état des sciences rejette comme ‘exorbitant’ le postulat selon lequel une conscience peut unifier toutes leurs productions », écrit Saint-Sernin ; et commentant un passage de Cavaillès, l’auteur ajoute : « les vérités sont liées par un nexus, sans que les individus soient dépositaires du thésaurus accumulé de la science » (Saint-Sernin, 2007, p. 10 ; voir aussi p. 264).
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[6]
Ce ne sera pas l’affaire des seuls OGM. Mais plutôt une suite de la convergence (programme NBIC), qui verra en particulier se marier les biotechnologies et les nanotechnologies (cf. Dupuy, 2004b).
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« Socrate avait raison de dire que rien n’est plus vigoureux que la prudence. Mais il avait tort de faire d’elle une science, puisque c’est une vertu et non une science. C’est pourtant une autre sorte de connaissance », Aristote, Éthique à Eudème, VIII, 1, 1246 b 35.