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Article de revue

Biologiste, expert, expert-biologiste

Pages 291 à 294

Notes

  • [*]
    Auteur correspondant : J.-C. Mounolou, mounoloujcm@wanadoo.fr
  • [1]
    Cf. La ville invisible, Actes Sud, 2007.
  • [2]
    Cf. intervention sur l’économie de la communication, C. R. Acad. Agri. Fr., 2007.
English version

1Au Siècle des lumières, les Grands appelaient auprès d’eux comme experts des architectes et des artistes au talent confirmé. Constatant la lutte difficile menée par ceux-ci pour assurer leur reconnaissance (ou simplement leur vie) face à des pouvoirs arbitraires et changeants, Emili Rosalès [1] écrit : « Et, s’il peut y avoir des études scientifiques concluantes, il n’en est pas moins vrai que ce n’est pas pareil de les publier à un moment ou à un autre et ainsi de suite... »

2Aujourd’hui, au fil des temps et face aux crises du vivant (ainsi récemment la listériose, le sida, la vache folle, les dégradations de l’environnement ou le déclin de la biodiversité), les pouvoirs ont besoin de connaissances biologiques. Pour les obtenir, ils disposent d’un vivier de chercheurs, de médecins, d’agronomes ou d’enseignants, reconnus par leurs pairs. Dans toutes les disciplines, en effet, la science biologique progresse activement et son importance en matière d’économie et de santé ne fait aucun doute.

3De même qu’au XVIIIe siècle, les architectes et les artistes étaient chargés de concevoir et de faire exécuter les grands projets de l’État, les biologistes sont appelés comme experts pour concevoir des politiques et proposer leur mise en œuvre. Pourtant, par rapport au XVIIIe siècle, la situation a changé, et il s’agit souvent de répondre à des difficultés circonstancielles plus que de construire un avenir. Par ailleurs, les pouvoirs ne sont plus absolus, mais distribués en de multiples compartiments emboîtés. L’arbitraire a fait place, en principe, à la responsabilité démocratique.

4Pourtant, quand les crises ne trouvent pas de réponses immédiates ni de solutions rapides, en raison de connaissances scientifiques en progrès mais partielles, comme au XVIIIe siècle, les résultats d’études biologiques concluantes ne trouvent pas d’écho. Elles ne sont, en effet, pas toujours « bonnes à dire ». Le public et les pouvoirs mettent en doute la compétence et la légitimité des experts, rejettent sur eux les responsabilités, et parfois perdent confiance dans la connaissance.

5Comment des biologistes appelés pour la qualité et l’intérêt de leurs connaissances vivent-ils cette situation ambiguë ? Pour comprendre leur état d’esprit et leurs réactions, nous nous plaçons dans une vision volontairement pessimiste (mais assez vraisemblable) de la société actuelle. Selon Georges Kressmann [2], tout n’est que marketing. Les scientifiques ont besoin de contrats pour vendre leurs connaissances et faire tourner leurs laboratoires, les ONG et les mouvements politiques ont besoin de communication pour exister, les médias et les entreprises, pour étendre leurs profits.

6La communication est la base du marketing et, pour être performante, elle doit « vendre de la différence » : à chacun, donc, de contredire les autres dans un climat de concurrence scientifique ou économique. Quand une crise survient et quelle que soit sa nature, la controverse est systématiquement entretenue, indépendamment des issues proposées et des risques évalués par les biologistes. Cela profite à ceux qui privilégient la confrontation aux études concluantes pour vendre et se vendre.

7Placés dans cette situation, les biologistes développent trois tactiques différentes.

Le refus de l’appel de la société

8Certains craignent l’incertitude et la compromission des luttes de pouvoir et retournent à leur discipline. Ils en assument ensuite les conséquences négatives : une curiosité mêlée du mépris aimable de leurs concitoyens ; des financements et des moyens de recherche modestes alloués par leurs institutions. Par contre, pour justifier à leurs propres yeux leur refus d’être experts, ils affirment « leur indépendance de scientifiques », se fortifiant dans leur spécialité et considérant les autres avec hauteur. Leurs certitudes sont clairement exprimées. La qualité comme l’intensité de leurs recherches contribuent significativement à l’avancée des connaissances. Ils publient dans leurs revues et se satisfont d’une reconnaissance de leurs pairs. Les connaissances produites par ces communautés fermées sortent parfois dans le public sous forme de quelques prix prestigieux attribués (comme le constatait E. Rosalès) et de quelques innovations exploitées par d’autres.

L’acceptation et la déception

9Cette seconde tactique est plus subtile. Le plus souvent fondamentalement et généreusement convaincus de leur appartenance à la société, parfois seulement tentés par l’éclat des reconnaissances extérieures à leur discipline et l’accroissement des moyens de recherche qui en découlent, les biologistes acceptent le rôle d’experts. Ils sont d’ailleurs discrètement poussés par leurs pairs, qui voient là une occasion de diminuer la concurrence interne à leur discipline et de laisser à quelques-uns la tâche de maintenir leur place commune dans la société.

10Vient d’abord une période euphorique où l’expert découvre avec intérêt et plaisir le regard curieux et envieux de ses collègues biologistes. Il constate avec surprise (et parfois passion) qu’il n’est pas seul. D’autres chercheurs, venus d’autres disciplines (écologie, médecine, sociologie, économie, ingénierie…), apportent aussi des résultats, des interprétations, voire des hypothèses originales. Cette confrontation hors de sa discipline d’origine est nouvelle pour un biologiste. Il se sent prêt à intégrer ces contributions dans l’orientation de son propre programme de recherche et espère apporter un regard différent à ces collègues. Parfois, cette démarche est acceptée ; elle donne naissance à quelques véritables programmes interdisciplinaires, et l’aventure de l’expertise a des prolongements à l’intérieur de la biologie. C’est, par exemple, ce qui s’est produit à propos des allégations nutritionnelles relatives à un aliment contenant des probiotiques, susceptibles d’entretenir une bonne santé : avancées comme arguments de vente, elles ont incité les biologistes qui les ont avalisées à demander à leurs collègues de développer des programmes interdisciplinaires visant à une connaissance renouvelée de la flore microbienne du tube digestif.

11Le plus souvent, l’euphorie de cette période exaltante ne dure pas.

12Il arrive parfois que le regard d’un expert dérange la pratique de sa discipline : conflits et déceptions sont au rendez-vous. Pendant que le biologiste consacrait plus de temps à l’expertise qu’à sa propre recherche, la biologie a avancé. L’évaluation restant disciplinaire, ses pairs prennent prétexte d’un certain « retard» pour porter une appréciation réservée sur la personne et son travail. Cela jette un doute sur sa compétence et soulage la compétition intradisciplinaire latente…

13À la recherche de l’écho de son souci d’interdisciplinarité, l’expert se tourne aussi vers sa tutelle et constate que les brillants discours d’encouragement ne sont pas suivis d’effets. On lui explique qu’il avait mal interprété son rôle. Dans les appels d’offres et les propositions de contrats, les institutions ont en réalité besoin de pluridisciplinarité (et pas d’interdisciplinarité) pour garder la haute main sur l’orientation et la mise en œuvre des programmes, comme sur les questions de concurrences inter- et intradisciplinaires…

14Dans le cas de certaines expertises en entreprise, le biologiste découvre que l’objectif de marketing passe avant tout, sa science ne sert que d’outil de promotion et de vente (par exemple : bienfaits supposés de l’addition d’ADN à un produit cosmétique ou de quelques probiotiques à des aliments).

15Quant aux pouvoirs politiques, qui font face à des questions ou des crises d’une autre envergure, tous ces états d’âme ne les concernent pas. Que l’expertise ait été sollicitée dans le cadre d’une initiative, d’une évaluation, d’une production de normes ou d’une sensibilisation du public par des alertes, le chercheur sollicité pour une expertise n’a été entendu que dans le cadre des jeux de pouvoir et de relations avec le public !

16Il reste à l’individu à retourner dans sa discipline, en assumer les conséquences et garder de l’aventure un souvenir un peu amer. Dans les premiers temps, il bénéficie discrètement de sa connaissance des perspectives de politique scientifique, des appels d’offres, des opportunités de collaborations et de contrats publics ou privés… Mais cet avantage s’estompe peu à peu, remplacé par la pratique retrouvée d’une discipline.

17Bien plus tard, ce chercheur prendra éventuellement la mesure d’une ouverture qu’il n’attendait plus. L’acquisition faite du langage de l’autre comme le partage d’objectifs généreux in flueront sur son jugement citoyen et l’amèneront parfois à accepter d’autres expertises…

L’expert-biologiste professionnel

18Convaincu de sa vérité et de son pouvoir de convaincre, d’une part, attiré par le pouvoir, son exercice et ses privilèges, d’autre part, le biologiste peut choisir (parfois inconsciemment) de devenir expert professionnel.

19Cette décision introduit le chercheur dans une troisième catégorie, celle des experts-biologistes. Alors, foin des subtilités : pour chaque problème biologique auquel le pouvoir doit faire face, l’expert-biologiste exprime des convictions et des idées sur ce qu’il faut faire et ne pas faire.

20L’utopie d’une indépendance de la science comme celle d’un progrès consensuel n’ont plus leur place. Au-delà des questions de connaissance, se profilent les enjeux de la répartition des ressources et des richesses, les égoïsmes et les ségrégations, la défense des positions acquises et la recherche de nouveaux avantages. Cela s’observe au niveau scientifique et au niveau économique ; l’expert-biologiste est aspiré dans les politiques générales. Certaines sont totalitaires, d’autres libérales ; elles ont fait la preuve (cependant pas acceptée de tous) de leurs dangers (systèmes « soviétiques » historiques, d’une part, colonialismes et capitalisme incontrôlé, d’autre part).

21Le citoyen de base qui constate que ses difficultés ne se résolvent pas ou même qu’elles empirent (misère, santé, environnement, emploi, climat) espère et demande un système de répartition plus équitable, qui soit susceptible d’évoluer en permanence sous son contrôle, c’est-à-dire sous le contrôle démocratique des hommes politiques qu’il élit. Il est de fait que nombre de nos sociétés ont les institutions voulues pour progresser ainsi. Mais leur fonctionnement laisse à désirer.

22Pour ce qui concerne les experts-biologistes au service des puissants, le prétexte des inconnues inhérentes à toute science sert à les mettre en opposition les uns avec les autres. En cas de crise aiguë (vaccins, grippe aviaire, vache folle, OGM, changements climatiques), ils servent de boucs-émissaires (ils ne sont pas élus, eux !) et permettent aux politiques de se décharger, en les diluant, de leurs responsabilités de décideurs. Enfin, pour entretenir les controverses, les pouvoirs créent et entrelacent de nouvelles commissions, appelant toujours plus de biologistes !

23Que peut alors faire l’expert-biologiste professionnel ? Il s’installe dans le temps en tâchant de se maintenir dans les comités au-delà des échéances politiques et électorales, au-delà des circonstances. Ce faisant, il complique sa position : alors que la science avance, à cause de son éloignement de la discipline, ses connaissances sont statiques. Il est contraint d’en faire la publicité en passant d’un comité à l’autre. La perte de crédibilité scientifique, qui résulte de cette fuite en avant, est progressivement compensée par des engagements dogmatiques encore plus contraignants. Pour se protéger, l’expert réclame des garanties juridiques, des normes, une éthique, un statut. De telles précautions, si elles émergent, pourraient cependant n’être qu’une illusion : fruits d’une négociation avec le pouvoir, elles seront, elles aussi, systématiquement en retard sur les avancées de la science et des besoins de la société.

24Prendre conscience que les experts sont des professionnels et que la science n’est pas indépendante de la société, contrairement à une opinion très répandue et bien entretenue, jette le trouble dans le public. Comment faut-il recevoir les conclusions d’une expertise ?

25Comment peut-on choisir si on est placé face à un faisceau de conclusions divergentes ? En période de crise (celle du sang contaminé ou celle de la vache folle, par exemple), les citoyens (consommateurs et contribuables réunis) perdent confiance et interpellent les puissants.

26La réponse des pouvoirs, la plus fréquente et la moins courageuse, est d’expliquer au public que les comités d’expertise en place ne sont pas les bons. Le temps des campagnes médiatiques et des consultations populaires est venu pour aider les institutions démocratiques à prendre des décisions. Finalement sont créés de nouveaux comités, sont choisis d’autres experts. Le public peut à nouveau espérer des issues heureuses à ses problèmes… jusqu’à la crise suivante.

27Il existe pourtant une alternative : associer l’interdisciplinarité (comme nous l’avons évoqué plus haut) à une pratique démocratique et parlementaire. Ensemble, elles sont susceptibles d’assumer l’évolution permanente des connaissances, du vivant et des sociétés. C’est une œuvre de longue haleine qui demande engagement et courage, modestie et acceptation d’échecs renouvelés. Elle transcende les controverses systématiques par de nouvelles perspectives de recherche, par des décisions qui assument les risques, par un effort de communication avec tous les citoyens, par une formation des jeunes, car seul le temps permet d’acquérir et de transmettre l’éducation nécessaire.

Que conclure ?

28Finalement, la typologie proposée des attitudes des biologistes confrontés à l’expertise conduit à une description particulière des relations entre la société et la biologie. L’accent est mis sur trois éléments : la fragmentation des disciplines scientifiques ; la nécessaire intégration des connaissances pour la compréhension et la gestion des problèmes de la société ; l’usage de la pluridisciplinarité par les puissants pour conserver leur pouvoir de décision et atténuer leurs responsabilités.

29Cette situation est l’aboutissement d’une histoire. La curiosité intellectuelle et les nécessités quotidiennes ont poussé à un développement de la science. La démarche expérimentale a imposé une recherche toujours plus pointue et la connaissance a été distribuée entre des disciplines. Les avancées sont telles que le temps où les biologistes menaient en parallèle une carrière de scientifiques et d’hommes politiques est révolu. Il n’est plus envisageable de trouver des experts qui œuvreraient, comme Paul Bert l’a fait, sur la physiologie des effets de la pression atmosphérique sur l’homme, tout en étant un député, puis un ministre fondateur de l’Instruction publique.

30Par ailleurs, les politiques de développement et les réponses à apporter à des crises inattendues du vivant posent aux institutions publiques et aux entreprises des questions qui dépassent le domaine restreint de chaque discipline. Appel est donc fait à des experts aux compétences diverses. Leurs conseils pluridisciplinaires sont indispensables, mais leur intégration dans un choix politique et une prise de décision n’incombe pas aux seuls biologistes. La pluridisciplinarité profite aux scientifiques en les mettant en valeur et aux décideurs en fortifiant leur pouvoir.

31Vécue ainsi, la pluridisciplinarité révèle un paysage chaotique de connaissances. Les avancées des disciplines biologiques sont utiles mais difficiles à lier entre elles. Elles ne répondent pas à toutes les interrogations de la société. En cas de crise, les trous de connaissance servent d’excuse vis-à-vis du public.

32Dans le futur, la situation peut certes se perpétuer avec ses avantages et ses inconvénients. Pourtant, un autre avenir de l’expertise biologique est envisageable. Après la période de fragmentation disciplinaire, viendrait le temps de l’interdisciplinarité. Le changement serait fondé sur le bond que ferait la connaissance si, comme le vivent aujourd’hui ceux qui ont accepté le travail d’expert avant de revenir dans leur laboratoire (la seconde attitude de la typologie), un retour des questions et des langages rencontrés stimulait des curiosités nouvelles et fécondait la recherche sur le vivant. Pour les experts-biologistes, ce retour présente des risques et demande modestie et courage. Il impose que les chercheurs acceptent l’évolution continue du vivant comme celle des demandes de la société. Il leur impose une communication permanente de leurs réussites. En réponse, les biologistes et les experts attendent un dialogue constructif avec les citoyens, et que leurs représentants élus transcendent les controverses en assumant leurs responsabilités.

33À cause de limites scientifiques, d’intérêts particuliers et de pesanteurs sociales, la situation actuelle tend à se perpétuer, freine l’essor de l’interdisciplinarité et nuit à l’expertise. Installer l’interdisciplinarité dans la démarche du scientifique et de l’expert est une œuvre de longue haleine. Elle exige une vision plus généreuse de l’avenir collectif et un effort de formation des jeunes, car seul le temps permet d’acquérir et de transmettre une éducation nouvelle.


Mise en ligne 02/04/2012

Notes

  • [*]
    Auteur correspondant : J.-C. Mounolou, mounoloujcm@wanadoo.fr
  • [1]
    Cf. La ville invisible, Actes Sud, 2007.
  • [2]
    Cf. intervention sur l’économie de la communication, C. R. Acad. Agri. Fr., 2007.
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