Couverture de NSS_153

Article de revue

Quelques idées à propos de la prévention

Pages 269 à 273

En guise d’introduction

1D’après l’adage, prévenir, ce serait guérir. À ces mots, on pense d’abord à Knock et à ses potions verbales : pour lui, tout sujet en bonne santé est un malade en puissance. De fait, la prévention s’adresse d’abord aux personnes bien portantes auxquelles elle cherche à éviter certaines maladies à l’aide de prescriptions et d’interdits. Mais la comparaison s’arrête là. Knock joue sur l’imagination de ses patients, il flatte leur besoin de reconnaissance en les traitant comme des enfants. À l’inverse, les stratégies de prévention classiques font appel à la raison, rejetant au loin les jeux de l’imagination. Entre preuve et dissuasion, elles frappent les esprits dans le but de les convertir.

2D’un coté, donc, une suggestion des foules par le jeu du désir. De l’autre, une tentative de conversion logique tablant sur les explications. La vérité se trouve sans doute entre ces deux extrêmes. Une prévention soucieuse de la personne ne chercherait ni à manipuler ni à catéchiser, mais se donnerait pour objectif d’interpeller. Elle solliciterait l’esprit critique, effleurerait d’une lumière douce les zones de pénombre. Elle donnerait à penser les actes, moins sous l’angle de leurs effets que sous celui de leurs mobiles. Cela peut paraître étrange aux yeux des abstinents, mais ceux qui boivent ou fument de manière excessive ont toujours leurs raisons. Au-delà du plaisir, ils luttent souvent contre un sentiment de vide et de mal-être. Une prévention digne de ce nom saurait que le plus perdu des hommes continue maladroitement à se chercher, qu’il prend parfois soin de lui en s’infligeant sa propre peine. Prévenir, dans un monde idéal, ce serait alors guérir les hommes de leurs aveuglements, ou du moins les aider à ajuster l’élan de leur vie à l’horizon du réel.

3L’existence est une alternance ininterrompue de pertes et de maturations. Pour grandir, l’enfant doit apprendre à vivre sans l’assistance permanente de ses parents. Il doit affronter le manque de leur présence pour puiser en lui de quoi être par lui-même. À chaque nouveau pas, il est ballotté entre l’angoisse de l’inconnu et la douleur de la finitude. Cet inconfort l’accompagnera bien au-delà de l’enfance. Devenir humain, c’est faire avec une part de manque et d’impuissance.

4La réflexion qui suit repose sur l’hypothèse que les comportements que la prévention cherche à modifier s’enracinent dans un rejet plus ou moins marqué des limites. De la nostalgie du tout à la force du manque, tel pourrait être le chemin qui conduit des attentes infantiles au vœu d’être soi. C’est dans cette perspective que la prévention doit penser ses actions pour que l’aspiration à la plénitude ne fige plus les sujets dans une logique de comblement, mais les réinscrive dans un devenir humain.

Limites du modèle mécaniste

5En règle générale, les interventions dans le domaine de la prévention se bornent à faire passer des messages de type logique tirés de constats épidémiologiques. Il est plus rare qu’une action de sensibilisation s’articule autour des représentations que la cible a d’elle-même et de la relation qu’elle entretient avec le risque. « Arrêtez de fumer ! », « Sortez couvert ! », « Ralentissez ! », « Faites du sport ! »… Avec ces injonctions pour tout message, la prévention perpétue l’illusion scientiste d’un sujet parfaitement raisonnable. Ce faisant, elle ignore le sujet comme elle ignore le poids de son environnement. En un mot, elle fait l’impasse sur ce qui structure son identité. Plutôt que se pencher sur le monde des représentations mentales, elle se cantonne à celui des phénomènes observables. Elle joue la carte de l’explication en donnant des raisons de changer d’attitude. Mais elle néglige du même coup le domaine de l’explicitation, qui pourrait éclairer les raisons de ne pas en changer.

6Il y a pire encore. En singeant ces maîtres d’école qui inculquaient des principes de courtoisie, elle se pose parfois en moralisatrice. En filigrane des injonctions citées plus haut, on peut entendre une menace (« Faites ceci ou vous vous ferez du mal ! »), voire une condamnation si le message a suffisamment pris dans la population pour devenir une norme sociale (« C’est mal de faire ceci. »).

Limites des stratégies émotionnelles

7La menace qui pèse sur un comportement de santé que l’on cherche à modifier est parfois explicite, comme sur les paquets de cigarettes qui « préviennent » le fumeur de ce qui l’attend (« Fumer tue »). Elle peut même faire l’objet d’une mise en scène destinée à choquer. On montre pour démontrer. Ainsi en est-il de ces spots télévisés montrant un jeune garçon fauché comme une quille au bout d’une piste de bowling pour avoir eu des rapports sexuels non protégés en pleine épidémie de sida. Plus prosaïques encore, ces films de prévention où l’on voit les passagers d’un véhicule s’impacter violemment sur le pare-brise après un brusque freinage. Pour aller plus loin, certains ont métaphorisé la violence que représente un accident de la route en la comparant à la défenestration d’une famille entière depuis son appartement. À la vue de telles images, tout le monde a un sursaut d’horreur. La force du procédé est de susciter une identification sur le registre de l’émotion. Mais c’est là aussi sa limite, et il est possible qu’en l’absence d’intériorisation et d’une réflexion plus poussée, ses effets s’estompent au cours du temps.

Limites des stratégies coercitives

8À coté des stratégies de sensibilisation émotionnelle à l’œuvre dans certaines campagnes d’information, la prévention repose parfois sur la coercition. L’approche répressive peut se révéler efficace, comme on l’a vu avec la baisse de la mortalité routière consécutive au port obligatoire de la ceinture de sécurité ou l’implantation plus récente de radars. Cependant, un seuil d’efficacité est toujours atteint au bout d’un moment, imposant le déploiement d’autres stratégies. Cet impact de la répression semble moins évident en ce qui concerne la consommation de substances stupéfiantes. Ainsi, la loi de 1970 qui pénalise l’apologie et l’usage de drogues prévoyait de remplacer les poursuites par une injonction de soins. Alors que l’usage de cannabis est devenu un phénomène de masse, les interpellations pour simple usage de ce stupéfiant donnent, cependant, rarement lieu aux peines d’incarcération prévues par les textes.

9Même si elle est nécessaire, la répression ne saurait à elle seule contenir des comportements liés à une souffrance morbide. Elle joue certainement un rôle dissuasif auprès des usagers occasionnels, mais cela est sans doute moins marqué sur les sujets engagés dans des comportements de dépendance. Une des raisons tient probablement à ce que, sur fond d’ivresse, de véritables drames identitaires se jouent pour ces sujets.

Encadré. Le contrepoids problématique de la publicité

Pour beaucoup de conducteurs, la voiture constitue un espace de régression virtuelle sur lequel la publicité ne manque pas de revenir. Avec la voiture, nous dit-elle, tout est possible. Une publicité, où des dirigeants d’entreprise s’affrontent au jeu du morpion avec des voitures de leur société respective, le dit même sans détour en feignant de poser la question à laquelle elle a déjà répondu : « Pourquoi grandir ? »
Une autre publicité, vantant les mérites de l’airbag, n’a pas hésité à métaphoriser le concept de sécurité en le faisant explicitement remonter à ses origines. On y voyait le visage d’un bébé venant doucement percuter le sein de sa mère pour en saisir le mamelon. Le sein maternel ne symbolisait pas seulement la sécurité et la douceur, mais aussi le plaisir et la promesse de plénitude. Certains « créatifs » ont souligné que ce type de publicité, axée sur la sécurité, introduisait une rupture radicale avec l’agressivité de celles qui mettaient en avant la vitesse. Mais, en tablant sur le registre de l’inconscient, ce spot réalisait la performance de s’adresser au bébé survivant en chacun, avec la promesse de combler ses v œux de toute-puissance. Sous ce rapport, l’analogie avec les airbags de la voiture recelait une forme d’ambiguïté, avec le risque de mettre la sécurité au service de la pulsion, c’est-à-dire des sensations procurées par la vitesse.
Une autre publicité n’a d’ailleurs pas hésité à franchir le pas en montrant une voiture prendre des virages de montagne à toute allure, avant de s’écraser hors champ contre une paroi rocheuse. Après un bref silence, le conducteur revenait à l’écran, le visage défait et les vêtements déchirés, mais sur ses deux pieds. Il ne restait de la voiture que le volant qu’il tenait à la main. Le sens littéral de la publicité portait sur l’efficacité des protections qui avaient évité au conducteur de finir en morceaux comme sa voiture. Mais, à un niveau plus inconscient, elle pouvait peut-être aussi dédouaner des risques que faisait prendre la vitesse. Avec de telles protections, les automobilistes pouvaient continuer à foncer en toute tranquillité, avec le même sentiment d’invulnérabilité qu’un tout-petit dans les bras de sa mère.

10On a peut-être aussi sous-estimé les effets adverses du seul rappel de la loi dans des situations de mise à l’épreuve des limites. Ainsi, il a été observé que l’interdit pouvait venir renforcer les conduites à risque de sujets qui ont besoin de s’opposer pour se sentir exister, notamment à l’adolescence. Durant cette période, les limites qui bornent la conscience de soi sont profondément remaniées, exposant le sujet en devenir à de nécessaires prises de risque pour affirmer son identité. On connaît les premières ivresses, on met à l’épreuve le corps et l’esprit d’adulte naissant. Dans ce contexte, la voiture constitue un champ d’expérience de soi-même que les publicités ne manquent pas d’exploiter (Encadré).

Qu’est-ce alors que la prévention ?

11Dans ces conditions, la prévention n’est-elle pas une tâche impossible ? En fait, la question est mal posée. Ce qu’il faut plutôt se demander, c’est comment il faut s’y prendre pour toucher durablement les personnes cibles. Pour cela, la première chose à faire est de se rappeler qu’au travers de la collectivité, on s’adresse à des personnes dont les raisons d’agir sont bien souvent des raisons d’être. Susciter une accroche subjective, relancer la question du désir entravé par celle des besoins, prendre acte des peurs embusquées derrière les croyances… Prévenir, c’est aussi être prévoyant, en imaginant ce qui se trame au-delà des actes, c’est faire preuve de prévenance, en rendant justice à la complexité des sujets. Au-delà du rappel nécessaire des risques ou de la loi, le dé fi est de créer les conditions de possibilité d’un questionnement sans faire effraction. Ce faisant, il faut éviter les écueils de la morale. Plus encore qu’informer, faire peur ou sanctionner, on doit s’efforcer de fournir de quoi jauger et responsabiliser.

12La science doit servir à valider des contenus informatifs auxquels il faut chercher à donner par la suite une forme acceptable. Quelques règles s’imposent au détour de ce qui a été dit : jouer sur l’émotion sans chercher seulement à choquer, en appeler aux sens pour ne pas rester dans le registre de la démonstration abstraite, créer les conditions d’une identification qui respecte l’intimité des personnes. Les moyens utilisés pour susciter l’intérêt peuvent aller du débat d’idées à la mise en scène théâtrale, en passant par l’exposition grand public. Tout ce qui peut contribuer à l’émergence et au travail sur les représentations est envisageable.

La santé comme conscience de soi

13Pour susciter une réflexion sur les comportements, la prévention doit intégrer les différents plans qui organisent le sujet dans sa relation à lui-même et aux autres. En d’autres termes, cela revient à prendre en compte que tout être humain se structure à la fois dans la dimension symbolique du langage et des représentations, la dimension sociale des usages et des normes collectives et la dimension éthique des comportements intimes qui règlent sa vie. Profondément imbriquées entre elles, ces dimensions ont en commun de renvoyer à la notion de loi, qui peut être également entendue comme ce qui permet aux hommes de se structurer et d’avoir une vie sociale. Les actions de prévention devraient toujours rappeler les différents sens de la loi avant de vouloir modifier les comportements.

14Chacun de nous vit dans la nostalgie d’une plénitude qui lui tient lieu d’idéal. Cette plénitude se conçoit à partir du sentiment de « manque à être » dont chacun fait périodiquement l’expérience. Ceux qui pensent pouvoir en venir à bout sont figés dans une attente mortifère. C’est le cas du toxicomane, qui s’englue dans son manque à force de vouloir le combler. Mais c’est aussi celui de l’amoureux de l’amour, du joueur compulsif, du fou de vitesse ou du bourreau de travail, qui cherchent l’ivresse dans la répétition hallucinatoire d’un comportement. Ce mécanisme est à l’œuvre de manière souterraine dans de nombreux comportements potentiellement morbides (alimentation, sexualité, consommation d’alcool, de tabac ou de drogues, conduite automobile…). Sa prise en compte suppose une approche compréhensive dont la cible se dé finit autant en termes de population (scolaires, jeunes adultes, femmes enceintes, personnes âgées, mais aussi personnes précaires, migrants…) que de facteurs de vulnérabilité sanitaire (vitesse sur la route, obésité, conduites addictives, MST, suicide…).

15Dans cette perspective, à titre d’exemple, l’enjeu des interventions en matière de prévention des accidents de la route serait d’amener les jeunes apprentis conducteurs, plus à risque que tous les autres, à intégrer le fait que la voiture est un outil pour se déplacer et non un instrument de jouissance. Pour cela, il s’agirait de leur faire prendre conscience qu’en montant dans une voiture, on court le risque de se prendre pour un autre (l’image idéale de soi par la médiation des représentations associées au fait de conduire), alors qu’on doit justement rester conscient de sa vulnérabilité et responsable de ses actes comme de ses pensées. Cela passerait par le rappel de la loi, l’analyse des situations et des risques accidentogènes, la réflexion autour des représentations associées à la conduite et sur la manière dont cette activité engage non seulement le conducteur et ses limites, mais aussi le citoyen qui doit faire attention aux autres. Dans le même temps, il faudrait réfléchir à la notion de plaisir associée au comportement à risque et à ce qui peut s’y substituer de manière réaliste.

16Dans un autre domaine, on assiste depuis quelques années à l’explosion de l’obésité de l’adulte et de l’enfant. Parmi les facteurs de risque, on retrouve surtout la sédentarité, reflétée notamment par le temps passé devant la télévision et l’environnement familial (niveau socioéconomique, obésité parentale…). La problématique donne lieu aux classiques messages de prévention : « Bougez-vous ! », « Sachez ce que vous avez dans votre assiette ! », « Évitez les grignotages ! »… Cependant, il peut s’avérer impossible que de tels conseils soient mis en pratique par des enfants otages de leur milieu : à la maison, outre qu’ils ne peuvent pas influer sur le niveau de vie ni pallier les déficits familiaux, ils mangent comme leurs parents ; et, à l’école, ils sont exposés à la tentation du distributeur comme la plupart de leurs camarades.

17Ces conseils de prévention sont accompagnés de stratégies de dépistage précoce qui doivent cibler intensivement les jeunes enfants et les futures mamans, dont le comportement alimentaire influe sur l’enfant in utero. Aussi innovantes que soient ces approches, elles restent cantonnées au registre de l’extériorité. Les personnes sont rarement renvoyées à elles-mêmes, alors qu’il est facile d’imaginer ce que la suralimentation (remplissage) et le surpoids (protection) traduisent de souffrance. Quand on parle de souffrance, c’est pour évoquer le regard des autres, comme si le trouble de l’image de soi n’était qu’une conséquence de l’obésité. On peut imaginer toutes sortes de « raisons » pour se gaver de la sorte : demeurer le bébé joufflu sur lequel se posent les regards, anesthésier le sentiment de manque, repousser littéralement les limites de soi… C’est sans doute un moyen d’occuper une place qu’on n’a pas eue, de susciter l’attention des autres, de contrer imaginairement le cours du temps. La « déformation de soi » constitue peut-être un refus de toute forme, de toute individuation. Cela pourrait traduire une peur de vivre, une terreur de l’échange, un rejet de l’autre. Manger pour ne pas laisser la vie vous manger… Bref, pour tenter d’agir sur les représentations, l’environnement est à prendre en compte dans ses dimensions personnelle et psychosociale, en réfléchissant aux relais concrets pour soutenir la personne un fois sensibilisée. L’exemple des consultations de tabacologie semble une piste intéressante pour prolonger l’interpellation par du soin incluant un travail de réflexion accompagnée.

18Par l’intensité et la profondeur des remaniements psychiques qui la caractérise, l’adolescence expose naturellement à l’usage de drogues. C’est l’âge de la prise de risque, où l’individu doit partiellement se déconstruire avant de prendre sa forme adulte. L’autonomie de la personne à venir passe par une remise en question souvent douloureuse des références parentales. Or, la drogue porte la promesse d’atténuer cette souffrance tout en lui donnant un semblant de réponse. Et, de fait, l’écrasante majorité des usagers de drogues ont débuté leur consommation entre 16 et 20 ans. La montée en puissance de l’usage du cannabis chez les jeunes donne lieu à bien des embarras. Il suscite des discours parfois caricaturaux de la part de ses détracteurs comme de ses défenseurs, avec pour principal risque de noyer les vraies questions dans une confusion des registres moraux, sanitaires et sociétaux. Les interventions préventives sur le thème des drogues devraient être l’occasion d’articuler divers points de vue professionnels (médico-psychologique, socio-épidémiologique et politico-juridique) sur fond d’harmonisation symbolique. Dans un premier temps, il faudrait réinscrire la problématique générale dans le contexte de la loi considérée dans ses dimensions symbolique, sociale et morale. On rappellerait la loi et ce à quoi elle sert, ainsi que ce que suppose le fait de vivre en société. Après avoir décliné les divers points de vue professionnels en distinguant pour chacun les dimensions individuelle et collective de la question (notamment celle des risques), il pourrait être intéressant de discuter certains des arguments le plus souvent invoqués en partant des représentations des publics ciblés.

Pour conclure

19La prévention n’intéresse pas toujours. Oualors de façon trop simple pour être toujours efficace dans le temps. La mode est aux actes forts et aux effets spectaculaires. Avec le déferlement des pilules pour maigrir, des stages pour s’épanouir, des moyens de communication planétaires, le temps est devenu une denrée obsolète. La prévention voudrait faire vite et bien. Elle pèche souvent par impatience. Et sa naïveté a parfois quelque chose d’inquiétant. Au-delà de la menace des sanctions, les changements se font dans la durée, quand ils se font. Et les personnes ne changent souvent que consentantes. Pour donner envie de changer, il faut aussi favoriser les conditions de choix éclairés. On ne change pas les mentalités du jour au lendemain, que ce soit au niveau des personnes ou du groupe, surtout quand il s’agit de modifier des comportements qui interpellent chacun dans son intimité.

20La prévention peut aussi faire peur. Interpeller le sujet, c’est questionner ce qui en motive secrètement les comportements, avec le risque associé de se pencher sur la société et ses mœurs parfois aliénantes. Certains risques sont comme ignorés ou socialement acceptés malgré leur effroyable potentiel morbide. Est-ce par ce qu’ils font partie d’un patrimoine culturel à forte valeur ajoutée, comme l’alcool et la voiture ? Ou parce qu’ils renvoient une image insupportable, comme le suicide ou la vieillesse ? La timidité de nos actions en la matière sent le refoulé. Et ce refoulé fait brutalement retour quand on s’agite pour des dangers qui n’en sont pas toujours. Il suffit de songer au vent d’hystérie qui a soufflé lors de l’épidémie de fièvre aphteuse, à ces scènes d’apocalypse où des troupeaux d’animaux morts étaient brûlés en tas géants sous le regard dévasté de leur propriétaire. Les journalistes répétaient à l’envi qu’il n’y avait aucun danger pour l’homme, mais le ton grave de leurs commentaires et ces images de charniers médiévaux concouraient à créer un climat de sub-panique.

21Dans les sociétés occidentales, caractérisées par la culture de l’image et l’affadissement des repères symboliques, une piste pourrait être de s’interroger sur la force mimétique de certains comportements. Les phénomènes de mode et, pour une grande part, la publicité qui les relaye tablent depuis longtemps sur l’inclination de chacun à imiter autrui. Faire comme le voisin, c’est poursuivre par l’imagination une part de ce bonheur qui nous échappe et qu’on croit toujours voir chez les autres. La publicité, les magazines, ainsi que leurs relais d’influence dans les sphères privées s’ingénient à présenter l’individu qui possède tel bien, porte telle marque, manifeste tel style de vie ou souscrit à telle idéologie comme la plénitude en acte.

22Pour le dire autrement, les publicitaires ont compris depuis longtemps que c’est à l’enfant qui sommeille en nous qu’il faut s’adresser pour faire consommer. En tablant sur ce qui reste d’inachevé en chacun, ils font la promesse d’un monde idéal où tous les manques pourraient être comblés. Le publicitaire ne vend pas un produit, il vend de l’estime de soi. «Conduisez cette voiture, et vous susciterez l’envie ! », « Achetez ce lave-linge et vous serez l’épouse et la mère idéale ! »… La publicité est une sorte d’ami qui nous veut du bien, une voix qui murmure ce que l’enfant que nous sommes tous restés rêve un jour d’entendre : « Vous êtes quelqu’un de bien, vous êtes même le meilleur, votre désir fait de vous une personne exceptionnelle. » À cet égard, il pourrait être intéressant de s’inspirer des publicitaires pour s’adresser aux profondeurs de la personne. Mais cela, dans un tout autre but, puisque là où la publicité propose de vendre de l’objet, la prévention doit proposer de quoi construire du sujet. D’une manière plus générale, la prévention doit chercher à ce que soient intériorisées les contraintes, en les inscrivant dans une démarche qui fait sens pour soi et pour la collectivité.

23À coté de ces miroirs déformants qui piègent les individus dans leurs manques, il existe des structures de cheminement et de soutien, comme celles des weight-watchers ou des alcooliques anonymes, dont chaque membre sert à un moment donné de support identificatoire aux autres. Celui qui « faute » suscite la compassion parce qu’il rappelle chacun à ses limites, celui qui « tient » donne de l’espoir et du courage. Le cœur de cette fraternité, c’est la manière dont elle s’articule, non à la plénitude, mais au manque même. Le message qu’elle véhicule tient en quelques mots : être soi, c’est faire avec ce qui manque. Il y a dans ce type d’intervention quelque chose à méditer pour l’action, même si le niveau d’interpellation n’est plus simplement psychologique mais aussi spirituel. Psychologique ou spirituel… Prévenir, c’est aussi susciter des espaces de résonance intérieure en s’appuyant sur une trame de signifiants universels. Autant dire qu’il faut faire preuve de créativité pour entremêler ces deux registres. Et tout autant d’humilité, car les effets ne sont jamais garantis.


Mots-clés éditeurs : subjectivité, représentations, prévention, collectivité, comportements

Date de mise en ligne : 02/04/2012

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.82

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions