Critical Political Ecology : The Politics of Environmental Science Tim Forsyth Routledge, 2002, 336 p
1Un nombre croissant d’auteurs s’intéresse aux influences des politiques sur les connaissances scientifiques et l’évolution des recherches. Pourtant, estime Tim Forsyth, discuter des liens entre science et politique dans le domaine de l’écologie mène facilement à des controverses, telles que l’accusation d’anti-environnementalisme ou encore celle de relativisme excessif en ce qui concerne la réalité des problèmes. Son livre Critical Political Ecology, sous-titré The Politics of Environmental Science, se propose d’étudier les cadrages sociaux et politiques des sciences de l’environnement, mais aussi de contribuer à des politiques environnementales à la fois efficaces sur le plan biophysique et pertinentes d’un point de vue social.
2Pour se donner les moyens de cette ambition, l’auteur a recours à une bibliographie de plus de 700 titres, incluant tant des ouvrages d’épistémologie que des livres et articles de référence relatifs à l’histoire de l’écologie, aux politiques environnementales ou encore aux relations entre sciences, politiques et société. Si les sciences humaines sont prépondérantes, des études de cas incluent aussi des travaux de sciences naturelles, en particulier pour leurs évaluations des problèmes, des causes et des remèdes (par exemple la désertification, la déforestation, l’érosion, etc.). Au total, cet ouvrage offre une ample réflexion, alimentée par une grande richesse de documentation, pouvant intéresser tant le chercheur que l’enseignant universitaire.
3Tim Forsyth est maître de conférences à la London School of Economics, où il traite de questions d’environnement et de développement. Il a travaillé également à l’Institute of Development Studies (Sussex) et à la Kennedy School of Government (Harvard University), ainsi que dans des pays en développement, en particulier en Asie du Sud-Est. Son ouvrage combine une veine académique très préoccupée de références concernant les positions épistémologiques appliquées aux sciences de l’environnement, avec le souci de tirer les leçons d’applications problématiques de politiques environnementales internationales dans des pays du Sud.
4Un objectif-clé de l’auteur sera donc d’intégrer des débats du champ de l’écologie politique dans des analyses concernant la « co-construction » de la science (p. 2). Ceci n’implique pas pour autant, nuance Forsyth, le rejet d’un réalisme environnemental, autrement dit la croyance en un monde biophysique existant réellement, mais met en question la possibilité de décrire scientifiquement des problèmes environnementaux d’une façon qui serait politiquement neutre, soulignant, à l’inverse, des discours (narratives) et des représentations discutables. Conscient des interprétations possibles de son travail, Forsyth affirme que son projet n’est en aucune façon une tentative d’affaiblir le souci environnemental, ni les réglementations à cet égard. En revanche, l’auteur se dit motivé par deux inquiétudes croissantes. D’abord, une approche scientifique de l’environnement ne reconnaissant pas les influences de facteurs politiques et sociaux s’en trouve affectée dans sa capacité à discerner les causes sous-jacentes de ce qui est perçu comme problèmes environnementaux. En outre, l’adoption d’approches insuffisamment « reconstruites », ou réflexives, entraîne dans un certain nombre de cas des décisions pénalisant de façon injuste certains utilisateurs des ressources de cet environnement – en particulier dans des pays en développement – et peut même accroître les dégradations et la pauvreté en nuisant à leurs moyens d’existence.
5Dans le second chapitre du livre, « Environmental science and myths », Forsyth se livre à une recension, pour une série de problématiques de dégradations environnementales, de travaux illustrant respectivement une position « orthodoxe » (ou encore « mythe ») et « non orthodoxe » (pp. 39-42). Les explications orthodoxes sont définies comme prises pour des faits (alors qu’elles contiennent des incertitudes), généralisatrices (contre la diversité locale), soulignant souvent des crises introduites par l’action humaine (alors que le milieu est en transformation constante) et négligeant les pratiques adaptatives et correctrices déjà adoptées par les populations. À l’inverse, Forsyth collationne des travaux mettant en évidence l’influence sociale dans l’identification des échelles de temps et d’espace (plutôt que de les prendre pour des donnés), l’écologie « non à l’équilibre » (comment « conserver », au sens anglophone du terme, quelque chose qui se transforme ?) ou encore les adaptations locales (son approche est centrée sur les pratiques). Cette distinction binaire est parfois un peu forcée, mais nourrit le propos de nombre d’exemples. Le chapitre suivant poursuit la démonstration sur un point particulier, la généralisation abusive de « lois » environnementales. L’une des applications les plus intéressantes de cette thèse se trouve dans le chapitre 7, «The globalization of environmental risk ». Exporter une connaissance locale, à prééminence biophysique, en la pensant universelle est un travers constamment dénoncé ici, tout en voulant établir une autre forme d’universalité à travers les approches critiques que Forsyth tente de combiner.
6Dans les chapitres 4 à 6, l’auteur a recours à des approches comme la Cultural Theory ou celles de Science and Technology Studies (STS) – où l’on trouve quasiment les seules références françaises utilisées – pour analyser la coproduction de théories scientifiques en rapport avec des groupes et des institutions. Selon S. Jasanoff (qui enseigne au département de Harvard auquel collabore Forsyth), la coproduction est « la production simultanée de connaissances et d’ordre social » (p. 104). L’une des représentations ainsi critiquées est celle d’une nature plus ou moins vierge (green), opprimée par la domination de l’industrie et du capitalisme. En prenant garde de ne pas pour autant dédouaner ces puissantes forces directrices de leurs impacts sur l’environnement, Forsyth souhaite rechercher plus de diversité dans les explications, dans les groupes qui portent des discours à ce sujet, et explorer les voies par lesquelles ces processus pourraient mener à des connaissances plus pertinentes.
7Après un chapitre 8, lui aussi fort épistémologique, sur la démocratisation des explications environnementales, le chapitre 9 fournit des exemples très intéressants (peut-être un peu trop courts) sur la démocratisation de la science et des réseaux. On y expose (pp. 247-248) le cas d’un barrage à financer par la Banque mondiale au Laos, pour lequel une évaluation conduite avec l’IUCN avait conclu qu’il n’existait pas de pratique de protection de l’environnement dans ce pays, et que ce mot (conservation) n’existait pas dans la langue locale. Ce type de constat légitime alors des interventions extérieures, et montre aussi que le recours aux évaluations participatives ou aux connaissances indigènes (qui est parfois mis en avant par ces institutions) ne suffit pas en soi à garantir la prise en compte souhaitée par Forsyth de connaissances locales pertinentes : une analyse plus fine est nécessaire. Bien que l’écologie politique se soit déjà largement intéressée à des problèmes environnementaux rencontrés par des groupes marginalisés, ou négligés par les instances officielles, l’auteur estime que ses propositions devraient renforcer ces objectifs, « une nécessité-clé pour démocratiser le souci environnemental dans les années qui viennent » (p. 260).
8Au total, grâce à ses références encyclopédiques, ce livre s’avère précieux pour retourner aux sources des théories exposées ici, et ce sur plusieurs décennies. La redondance qui découle parfois de la volonté de convaincre sur le plan épistémologique a pour pendant le fait que les chapitres peuvent aussi être utilisés isolément. La ligne d’argumentation, portée par de nombreux exemples, nourrit un travail riche et cohérent dans un domaine trop souvent polémique. D’une certaine façon, Tim Forsyth, avec Critical Political Ecology, nous offre un apport qui contribue à faire entrer l’écologie dans un âge adulte, où les mythes ne sont plus pris comme vérités ni comme repoussoirs, et où l’objectif original d’un développement durable gagne en connaissances et en propositions.
9Edwin Zaccaï
10(IGEAT, Université libre de Bruxelles, Belgique)
People and the Environment : Approaches for Linking Household Community Surveys to Remote Sensing and GIS Jefferson Fox, Ronald R. Rindfuss, Stephen J. Walsh, Vinod Mishra (Eds) Kluwer Academic Publishers, 2002, 344 p
12Cet ouvrage présente les communications d’un séminaire international, à forte obédience états-unienne, sur les expériences de couplage, à une échelle locale, de données écologiques et sociales réalisées en s’appuyant sur la spatialisation des informations (en particulier grâce à la télédétection). L’objectif du séminaire était d’analyser les différentes méthodes utilisées et leur efficacité, dans la perspective d’une intégration interdisciplinaire.
13La plupart des expériences présentées traitent des méthodes d’observation et d’analyse diachroniques de l’usage des terres. Ce thème est en effet très présent aux États-Unis (Land Use Cover Change, ou Land Use and Land Change – LUCC ou LULC) dans des recherches concernant les méthodes d’analyse des impacts de l’homme sur les grandes évolutions écologiques, qui s’appuient sur une intégration multiscalaire autant qu’interdisciplinaire des données. L’enjeu est de construire progressivement un corpus méthodologique pour une science intégrative observant et analysant l’impact de l’homme sur les dynamiques écologiques en puisant dans les différentes disciplines et les différents types de données.
14Les expériences méthodologiques rassemblées dans cet ouvrage proviennent du Brésil, du Cameroun, de la Chine, de l’Équateur, du Kenya, du Mexique, de la Thaïlande et du Vietnam, et beaucoup ont comme objet d’étude le suivi et l’analyse de la déforestation en zone tropicale humide (bassin de l’Amazone, Mexique, péninsule indochinoise…).
15La richesse et la diversité des études présentées permettent au lecteur d’acquérir une expérience méthodologique utile avant d’entreprendre une recherche croisant des données de différentes disciplines et de différentes échelles. Sont ainsi abordés les difficultés et les divers obstacles méthodologiques, opérationnels et pratiques à résoudre lorsque l’on conçoit une telle opération de recherche : qualité des données et traitement d’informations spatiales ; type de traitement original possible (imaginative measures) en croisant les SIG avec des modèles statistiques ou biophysiques ; gestion des échelles de temps, d’espace et d’enjeux, si différentes lorsqu’on les envisage à l’échelle de l’unité familiale ou des changements écologiques globaux ; complexité des choix de représentation pour les données sociales (nature des tenures foncières, choix entre unité familiale ou communautaire – cf. l’excellente communication de E.F. Lambin de l’Université de Louvain), autrement dit définition du niveau d’observation spatial et social le plus approprié ; différentes étapes possibles de couplage des données (dans le protocole de collecte, dans la méthode d’analyse, dans la formalisation d’une modélisation) ; jusqu’aux questions sociologiques concernant l’apprentissage interinstitutionnel, essentiel entre acteurs du projet pour l’étude d’un objet interdisciplinaire (pre-start-up costs), et l’implication des populations dans le recueil des données.
16L’utilité de l’ouvrage ne se limite cependant pas à une bonne analyse des étapes méthodologiques inhérentes à une étude croisant données sociales, spatiales et biophysiques à différentes échelles. Plusieurs expériences présentées prouvent que le recours aux échelles locales et familiales est, d’une part, techniquement faisable et, d’autre part, pertinent pour repérer des éléments importants des dynamiques spatiales environnementales (cover changes). Selon l’étude de cas, plusieurs facteurs apparaissent comme ayant un lien important avec les dynamiques biophysiques, en particulier lorsqu’on les envisage dans une perspective diachronique : nature de la propriété et des usages du sol ; données et comportements démographiques ; pratiques culturales ; distribution spatiale des hommes et organisation des paysages… Les résultats de ces différentes études mettent ainsi en valeur des premiers éléments de compréhension et d’explication des dynamiques passées et actuelles qu’il aurait été difficile d’identifier autrement : l’évolution des unités familiales dans le temps (structure, pérennité) permet, par exemple, de comprendre celle de la déforestation du bassin amazonien. Plus globalement, toutes ces études soulignent l’importance de deux facteurs : le facteur humain et le contexte local, dans les évolutions écologiques et celle des paysages. Enfin, les deux synthèses transversales, l’une sur les aspects méthodologiques, l’autre sur une perspective plus sociologique, appuieront le lecteur dans son analyse comparative des expériences.
17En définitive, la question centrale de l’ouvrage, et de chacune des études qu’il rassemble, est comment réussir, dans des études sur les impacts environnementaux, à relier en pratique les données de chaque discipline, et particulièrement celles des sciences sociales et biophysiques, en passant par le lien spatial. Si les expériences présentées seront très utiles à celui qui s’est engagé dans cette problématique, elles ne lui apporteront cependant pas d’éléments solides de réponse. Ainsi, plusieurs auteurs insistent en conclusion sur l’ambition (trop) grande de leur projet (sous-entendu vis-à-vis d’un couplage efficace des deux types de données). Il n’y a, en effet, pas de résultat probant à cet objectif dans les études présentées ni dans les deux synthèses transversales. On peut se demander si les auteurs n’auraient pas intérêt à tester des approches d’intégration transdisciplinaire s’appuyant sur de nouvelles formes de formalisation et de modélisation, type systèmes multi-agents. D’autres membres américains de leur communauté de recherche l’ont d’ailleurs fait (cf. les productions du groupe LUCC, du Center for Spatially Integrated Social Sciences of Santa Barbara University, du Center for the Study of Institutions, Population and Environmental Change of Indiana University).
18Patrick d’Aquino
19(Cirad/IAC, Nouvelle Calédonie)
À la découverte de la biodiversité, de l’environnement et des perspectives des populations locales dans les paysages forestiers : méthodes pour une étude pluridisciplinaire du paysage Douglas Sheil et al. Center for International Forestry Research (CIFOR), 2004, 109 p. Fichier pdf en français, anglais, espagnol, indonésien à l’url : http://www.cifor.cgiar.org/mla/
21Comme l’expose D. Sheil dans son avant-propos, « ce document est destiné à tous ceux qui s’intéressent à la collecte d’informations sur les ressources naturelles reflétant les besoins des communautés locales ». Il s’agit de la description d’une recherche pluridisciplinaire dont l’objectif principal est d’exposer les méthodes utilisées sur le terrain par un groupe de chercheurs du CIFOR, afin de susciter commentaires et critiques.
22Dès l’introduction, les auteurs situent leur travail dans le cadre des inquiétudes que l’on peut avoir sur l’avenir de la biodiversité des forêts tropicales et le peu d’effets des études consacrées à ce thème sur les choix des décideurs. En effet, ceux-ci ne se fondent pas sur le principe selon lequel « chaque espèce doit être conservée à tout prix »,mais sur les valeurs et les préférences des différents acteurs en jeu. Or, ajoutent-ils, si les motivations de certains acteurs, comme les compagnies forestières et minières, sont relativement claires et faciles à formuler, les besoins et les perceptions des communautés locales sont souvent inconnus des personnes extérieures. Pour aider les décideurs à peser les différents facteurs, les auteurs proposent d’intégrer les données sur la biodiversité dans un contexte plus vaste prenant en compte, par exemple, les options agricoles et l’importance culturelle des lieux.
23Le terrain choisi pour l’expérience dont ce texte rend compte est la région de Malinau, située dans la province de Kalimantan. Cette région est au cœur de la plus vaste étendue de forêt humide plus ou moins continue qui subsiste encore en Asie tropicale. Elle jouxte le Parc national de Kayan-Mentarang et se trouve dans la zone attribuée au CIFOR par le gouvernement indonésien pour y faire conjointement des recherches pertinentes pour développer des politiques de gestion.
24Dans cette région, la situation des droits des uns et des autres sur l’exploitation du territoire et de la végétation qui le couvre est très confuse. Plusieurs groupes Dayak (Merap, Punan, Kenya et autres), que le gouvernement indonésien s’est efforcé de sédentariser, vivent dans le bassin versant de la Malinau. Sans tenir compte des systèmes fonciers traditionnels, le gouvernement, considérant une grande partie de la zone comme forêt de production, a accordé des concessions forestières qui ont attiré des migrants de plus en plus nombreux et influents. Le processus de décentralisation engagé depuis la mise en place de la loi d’autonomie locale en 1999 (mais surtout depuis 2001), qui donne aux autorités locales le droit d’accorder des permis de coupe et de déboisement pour les plantations de palmiers à huile, complique encore la situation.
25Le travail présenté ici est intégré dans le programme du CIFOR destiné à engager des recherches pluridisciplinaires sur le long terme afin de permettre « de prendre des décisions plus informées, productives, durables et équitables pour la gestion et l’usage des forêts » et, plus précisément, de contribuer à la gestion durable d’un « vaste paysage forestier ». Il faut préciser que ce type de recherches est actuellement désigné par le sigle MLA (Multidisciplinary Landscape Assessment). Signalons que les auteurs prennent soin de définir leur concept de paysage : « concept holistique et spatialement explicite qui englobe bien plus que la somme de ses composantes [… ]. Il peut être considéré comme une construction culturelle ».
26Pour effectuer cette étude, une équipe pluridisciplinaire a été mise en place, comprenant des partenaires locaux, nationaux et internationaux ; elle a bénéficié de l’appui d’autres programmes de recherche du CIFOR. La première phase de la recherche a consisté en une collecte d’informations de base sur la situation biophysique, sociale et économique de la région. Une grande partie du travail a porté sur la biodiversité animale et végétale, « de manière à ce que son importance devienne explicite ». La deuxième phase consistait à comprendre, à propos de tous les éléments de ce paysage, « pour qui c’est important et de quelle manière ». L’objectif final étant de mettre les résultats obtenus à la disposition des décideurs politiques, il ne s’agissait pas de leur fournir le type d’informations qu’ils utilisent habituellement, mais de « clarifier l’information la plus représentative des intérêts environnementaux des communautés locales ».
27L’essentiel du document proposé par les auteurs est consacré à l’exposé de leurs méthodes de travail. Son intérêt est de montrer comment ces méthodes n’ont pas été décidées d’avance, mais mises au point progressivement, au fur et à mesure que se déroulait l’enquête de terrain : « Nous n’avons pas commencé en prétendant connaître les meilleures questions à poser, ni l’échelle la plus appropriée à notre étude [… ]. Au départ nous avons accepté toutes les propositions. » Ce travail doit être considéré comme une première étape « consultative » d’un processus réitératif, une démarche que le CIFOR veut exemplaire de façon à pouvoir être utilisée ailleurs. Les objectifs et les méthodes étaient définis par les chercheurs, mais ils dépendaient des membres de la communauté participant comme assistants de recherche ou guides, ainsi que de leur connaissance du milieu pour le choix des sites à échantillonner.
28Après une introduction exposant les objectifs et les motivations des chercheurs, nous en arrivons à la description du travail de terrain : la composition des équipes de recherche, comment elles se sont partagées entre les relevés sur le terrain et les enquêtes dans les villages, puis comment ont été organisées des réunions communes entre elles et avec les membres du village. L’étude a été menée auprès de communautés appartenant à deux groupes ethniques, les Merap et les Punan, dont il a fallu gagner la confiance. Discussions et entretiens ont évité les sujets trop politisés ou liés à l’argent.
29Un aspect important de l’enquête a été l’établissement, avec les membres de ces communautés, d’une « cartographie communautaire du paysage » comme «moyen de rassembler des informations sur les ressources naturelles, les sites spéciaux et les perceptions locales », à partir de fonds de cartes préparés par les chercheurs. Un « affinage » de ces cartes était effectué tout au long du séjour des chercheurs dans le village, après discussions avec les habitants. Deux cents parcelles ont été échantillonnées. En plus des relevés botaniques, on procédait à une étude du sol et des questions générales sur la faune étaient posées. Pour ce qui est des plantes, le plus de renseignements possible était collecté sur leur appellation et leur usage. En outre, les informateurs étaient sollicités pour fournir des données sur l’histoire du site et de sa tenure foncière.
30Curieusement, rien n’est dit explicitement sur la langue dans laquelle l’enquête a été conduite ; on peut supposer qu’il s’agissait de l’indonésien, puisqu’il est dit que les chercheurs s’étaient efforcés de travailler avec des informateurs bilingues et qu’ils avaient utilisé des traducteurs locaux pour des informateurs âgés qui n’avaient pas été suffisamment scolarisés pour parler la langue nationale. Cependant, tous les noms de plantes, les termes pour désigner les usages, pour classer et décrire les éléments du paysage ont été notés dans les langues parlées localement.
31Les fiches utilisées pour la collecte des données, fournies en annexe, nous indiquent de façon précise comment ont été menées les enquêtes. Ainsi, dans l’annexe IV, on trouve les modèles de fiches utilisées pour la collecte de données dans le village : 1) histoire du village et de l’usage des terres ; 2) désastres et événements importants ; 3) types de terres et de forêts ; 4) produits forestiers ;
325) démographie. Puis on en arrive aux fiches relevant de la «méthode de distribution de cailloux (MDC)».De quoi s’agit-il ?
33L’un des objectifs de ce travail était de savoir quelles étaient les ressources biologiques les plus importantes pour les habitants locaux. Pour cela, les chercheurs ont exploré plusieurs méthodes pour évaluer les jugements que les gens portaient sur l’importance relative des produits forestiers et des unités de paysage. Finalement, ils ont opté pour un système d’évaluation qu’ils ont baptisé «méthode de distribution de cailloux » (MDC), que l’on intitule aussi « classement pondéré » ou « PRA scoring » en anglais.
34À chaque étape, ils demandaient aux informateurs de distribuer, en fonction de l’importance qu’ils donnaient à chacun de ces éléments, 100 jetons constitués par des petits cailloux, des boutons ou des grains de maïs, sur des cartons illustrés sur lesquels étaient écrits ou représentés les différentes parties ou types d’espace du territoire ou les différents usages. Les chercheurs ont évité de donner une définition explicite de cette notion « d’importance », de façon à laisser dans le vague le plan sur lequel tel ou tel élément était plus « important » qu’un autre pour les informateurs. Ils ont cependant explicitement évité les mots associés à des prix. Le choix de cette méthode est justifié par le fait qu’elle permet de classer les préférences en rendant compte de leur ampleur relative et de disposer de données numériques qu’il est possible de soumettre à différentes analyses.
35Voici, tels qu’ils sont fournis dans l’annexe IV, quelques-uns des thèmes soumis à la MDC : les types de terres et de forêts ; les espèces les plus importantes par catégorie d’usage ; les différentes sources de produits (sauvage, cultivé, acheté… ) ; l’importance comparée des usages de la forêt dans le passé, le présent, le futur. Viennent ensuite des questionnaires concernant, entre autres, le « contexte culturel de l’utilisation des terres », la collecte et la commercialisation des produits forestiers, etc.
36Il ressort de ce document l’impression d’un travail de terrain sérieux et important, mené sur une certaine durée en prenant soin de respecter les opinions des informateurs dans toutes leurs nuances et leur subjectivité et abordant avec beaucoup de prudence la quantification des données. Pourquoi en tire-t-on cependant un sentiment d’insatisfaction ?
37Tous les aspects de la question étudiée ont, semblet-il, été abordés, mais ils apparaissent comme hachés à travers les différents points que les chercheurs ont analysés, faisant ainsi disparaître les sociétés concernées en tant que tout. Or, dans ce type de sociétés ayant un fonctionnement socio-cosmique, il est impossible de ne pas considérer les relations à l’environnement et aux autres êtres vivants indépendamment des relations sociales et des relations avec les êtres de l’au-delà. Un effort en ce sens est fait par les chercheurs quand ils s’intéressent aux cimetières, aux sites spéciaux et autres éléments ayant une signification rituelle, mais ils ne nous disent rien sur les conceptions que les informateurs se font du fonctionnement du monde, de la vie et de la mort, ce qui est indispensable pour comprendre comment les membres de ces sociétés gèrent leurs relations au territoire et aux différents êtres qui l’habitent.
38En conclusion, le travail effectué apparaît certes nécessaire pour répondre aux objectifs que les chercheurs s’étaient donnés, mais il n’est pas suffisant. Sans doute faudrait-il renforcer la participation d’anthropologues et surtout qu’ils puissent, à partir des résultats déjà obtenus, continuer plus longuement l’enquête sur le terrain.
39Claudine Friedberg
40(MNHN, département HNS, Paris, France)
Exploring the Tomato : Transformations of Nature, Society and Economy Mark Harvey, Steve Quilley, Huw Beynon Edward Elgar, 2003, 320 p
42Ce livre de 304 pages comprend deux parties : « From domestication to genetic modification », suivie de « Twentieth-century tomato configurations ». Il comporte 6 chapitres pour la première partie, 5 pour la seconde. Il offre au lecteur 15 figures, 16 tableaux et 14 diagrammes. Il propose 224 références bibliographiques et une liste de 76 interviews effectuées de février 1998 à mars 2000, interviews dont les extraits parsèment le texte et conduisent à quelques difficultés de lecture. C’est dire qu’il s’agit d’un ouvrage documenté, où certains lecteurs pourront trouver des matériaux ou des informations utiles, de façon directe ou indirecte, d’autant plus que chaque chapitre est accompagné de nombreuses notes.
43Une sorte d’introduction, « The human tomato », qui précède le corps du texte, nous donne un certain nombre de renseignements, mais surtout l’état d’esprit général des auteurs. La tomate a été domestiquée probablement vers 5000 av. J.-C. et n’a cessé d’être modifiée depuis avec l’évolution des sociétés. Elle vécut à l’état sauvage dans les Andes et a d’abord été domestiquée par les hommes de cette région. Elle fut inconnue en Europe jusqu’en
441492. Les auteurs montrent ensuite, en faisant appel aux étapes les plus récentes de son histoire, comment la tomate s’est insérée dans notre civilisation, à tel point qu’on ne peut imaginer une cuisine européenne (méditerranéenne ou même nordique) sans elle (comme sans la pomme de terre). La tomate est devenue, par exemple, un ingrédient essentiel de l’identité italienne. De nombreuses remarques concernent la cuisine, la civilisation, l’industrialisation, et les relations polenta-maïs, tomate-spaghetti, thé-sucre, hamburger-ketchup, etc. ; ces relations sont tour à tour évoquées et discutées sur tous les plans, y compris politiques : « la bouteille de ketchup est une institution presque mondiale », peut-on lire. Toute la fin du premier chapitre-introduction explique la façon dont le livre est conçu et justifie le contenu de chaque chapitre.
45Le chapitre 2 – qui est en toute logique le chapitre 1 de la première partie –, « De la nature à la culture et à l’économie », explique le passage d’une situation à une autre et insiste sur le rôle du commerce international et de l’économie libérale. Les auteurs donnent au passage une idée de la variabilité considérable des couleurs et des formes de cette « pomme d’or » qui devait se répandre dans toute l’Europe y compris la Grande-Bretagne (pour laquelle la tomate fut d’abord une curiosité ornementale, et même médicinale). L’émergence de la tomate comme une industrie de serre date de la fin du XIXe siècle et du début du XXe ; puis elle devint une industrie de plein air comme production dominante aux États-Unis, dans les pays méditerranéens et d’Afrique du Nord. Avec le cas particulier de Guernesey, sorte de pont entre le passé et le présent.
46Puis la tomate fraîche devint une part importante de l’alimentation des gens, l’été en Grande-Bretagne, en salade, mais aussi frite ou grillée, avec l’introduction dans le traditionnel breakfast anglais. Les auteurs accordent ensuite une large place à l’histoire de l’économie de la tomate, y compris en ce qui concerne les progrès techniques ou la compétition avec les hypermarchés dans l’Europe de l’Ouest.
47Les écarts entre les divers pays d’Europe sont considérables : les Grecs consomment vingt fois plus de tomates en moyenne par jour que les Hollandais, et six à sept fois plus que les Français. Ces chiffres ne sont pas liés au cas des pays voisins, comme l’Espagne et le Portugal (l’Espagne deux fois plus que le Portugal). De toute façon, il y a de grandes inégalités entre production, consommation, produits frais, produits travaillés, importations, exportations, techniques industrielles ou cultures sous serres, etc. Les batailles entre grandes compagnies (Espagne, Hollande, nord et sud de l’Europe… ) sont évoquées ; le régime de compétition peut conduire à l’uniformisation soit de la tomate, soit de l’environnement socioéconomique qui l’entoure.
48C’est en 1964 que les frères Van Henningen émigrèrent de Hollande dans le Sussex ; ils arrivèrent à produire 35 % du marché anglais total sous 200 ha de vitres ! Ils cultivaient treize à quinze variétés de tomates. Dès ce moment, on pouvait parler de fabrication de la Nature. La tempête de 1986 fit beaucoup de dégâts, mais la reconstruction fut rapidement menée. Les frères Van Henningen produisaient en même temps 23 000 barquettes de cresson par semaine. On peut dire qu’à partir de 1970, on assiste à la création d’un nouveau système écologique.
49• Le sol était de plus en plus contrôlé. À chaque innovation correspondait une nouvelle étape dans la construction de tels systèmes ; on allait manifestement vers des cultures hydroponiques. On recherchait : la résistance aux maladies, la fertilité des fruits et la maximisation de la croissance, l’adaptation à un environnement et à un climat donnés.
50• L’atmosphère était également contrôlée. Les principales actions concernaient l’enrichissement en CO2 et, bien entendu, le contrôle de la température. La pollinisation était assurée par des insectes (on introduisait à chaque fois une reine et quarante ouvrières).
51• La technologie était suivie de près, à tel point qu’on a pu parler d’une variété socioéconomique : la tomate anglaise lancée en 1998. L’Association des agriculteurs de tomates, née en 1997, contrôla rapidement 85 % des tomates produites.
52Les écologies des serres européennes contemporaines et les nouvelles variétés de tomates hybridées classiquement en usant de la technologie des ADN recombinants devaient participer au développement historique de la tomate et ajouter une distance supplémentaire à cette longue évolution depuis la première domestication. À partir de 1996 apparurent sur les rayons des supermarchés britanniques les premières boîtes de purée de tomates génétique ment modifiées. Ce fut aussi l’apparition des premiers produits denses dans l’alimentation.
53Mais les difficultés apparurent rapidement, la confiance dans la biotechnologie a été vue largement comme une arrogance ou une condescendance. Les grandes compagnies ne se mirent pas d’accord et n’obtinrent pas la stabilisation des produits et de leur marché. Finalement, Monsanto décida d’arrêter le développement du gène modificateur Terminator.
54Les différentes trajectoires suivies dans les modifications génétiques aux États-Unis d’une part, en Europe d’autre part et les interactions entre les divers domaines (biologiques, sociaux, politiques) rendirent insupportables les oppositions entre production et consommation. En 1999, les produits des tomates génétiquement modifiées étaient retirés du marché.
55Cela dit, la tomate fut une pionnière dans la production de masse. La consommation annuelle des tomates aux États-Unis, qui se situait à 8,2 kg par tête et par an en 1920, atteignait 25,5 kg en 1978. Les bouteilles de ketchup et les boîtes de soupe contribuèrent de façon exceptionnelle à la mise en place de cette production de masse. Il en résulta une restructuration de la demande et de la vente au détail, ainsi qu’une modification des facettes de la standardisation et, pour finir, la création d’une identité de la tomate, « alimentation américaine ». On parla à plus ou moins juste titre d’aliments révolutionnaires. Bien entendu, la tomate n’est pas à elle seule responsable de tous ces changements, mais elle y participa de façon significative.
56La bataille des identités de la tomate fut marquée par l’ascension de l’étiquette propre aux supermarchés et la lutte entre manufactures diverses. À cette occasion, les auteurs passent en revue les caractéristiques de quelques grandes compagnies comme Huzlewoods, Marks and Spencer, etc. La différence fondamentale de la fonction économique entre détaillants et fabricants n’est pas abolie, contrairement à ce qu’on aurait pu croire, par l’émergence des labels. En outre, il apparaît une production stratifiée pour une consommation stratifiée. On note de nouveaux styles d’innovation, de nouvelles temporalités de la production et de la consommation, de nouvelles séries de produits, de nouvelles modalités de compétition. Il apparaît ainsi de nombreux modèles de stratification sociale, une segmentation du marché et même l’émergence d’une standardisation. Des configurations très variées ont été analysées ; dans tous les cas, les différents systèmes de production, de distribution et de vente au détail soutiennent les différents modèles de consommation.
57Les derniers chapitres du livre sont presque exclusivement socioéconomiques, et l’on ne trouve pas de façon claire le retour de ces phénomènes sur les caractéristiques biologiques de la tomate. Il y a une conscience publique des supermarchés où sont entassés des fruits frais et des légumes venant d’un peu tous les pays du monde ; par conséquent, on y « casse » les saisons. La logistique de la tomate a remplacé l’organisation passée de la distribution, du transport et des marchés de gros ; ceux-ci sont alors considérés comme une forme de marché institutionnel.
58La révolution logistique comprend une concentration et une organisation en réseaux ; elle comprend aussi une temporalité dans le travail et dans le flot de produits traités. Les deux ou trois dernières décades ont vu une remarquable transformation dans les « routes » que la tomate a prises pour joindre le consommateur. Bien entendu, les principaux changements de cet ordre impliquent toute la gamme des produits frais, refroidis, et autres… Les institutions économiques de marché de gros sont liées à différentes sortes de régimes de production, avec des objectifs différents et différentes sortes de tomates ou de produits à base de tomates.
59La tomate de supermarché implique des changements de configuration détaillant/consommateur au cours du XXe siècle. On note une montée des chaînes de supermarchés et une diminution des magasins indépendants et des coopératives. La première révolution de la vente au détail en Grande-Bretagne implique une organisation sociale de la demande ; la deuxième révolution comprend celle de la vente au détail elle-même. Des chiffres nous sont fournis sur le nombre et la taille des magasins, les interactions entre stratifications diverses, manières dont les gens font leurs courses, cartes de fidélité, etc. Il apparaît de nombreux débouchés, dont certains très importants (comme les sandwichs),mais aussi des aliments ethniques (indiens, chinois, etc.).
60Les variations de la tomate sont importantes, mais dans un cadre limité : « plus c’est la même chose, et plus ça change » (en français dans le texte). Il apparaît ce qu’on pourrait appeler une tomate « économique », en quelque sorte institutionnalisée, mais ce modus operandi est loin d’être stable, loin d’être assuré. Il faut bien comprendre que la tomate est un objet économique, mais qu’il se constitue dans des structures sociales, politiques et culturelles déterminées.
61Il n’y a pas de conclusion définitive à ce livre, si ce n’est que l’histoire continue. Il n’y a rien de permanent ni d’éternel dans les capitalismes environnants. Le futur est indécis. Ainsi en va-t-il de la tomate.
62Jean-Marie Legay
63(CNRS, UMR Biométrie et biologie évolutive, Lyon, France)
Lucien Cuénot : l’intuition naturaliste Annette Chomard-Lexa L’Harmattan, 2004, 364 p
65D’après l’auteur de cet ouvrage, préfacé par J. Gayon, « Cuénot était, “intuitivement”, un grand biologiste, un des derniers grands naturalistes français». Sa renommée fut universelle un temps, puis son œuvre a été, peu à peu, injustement sous-estimée et jugée comme scientifiquement non correcte. En s’appuyant sur les nombreux ouvrages, publications et notes inédites que Cuénot a laissés, A. Chomard-Lexa nous présente le savant sous un nouveau jour. Cependant, le livre n’est pas une simple biographie. Il fait revivre la biologie de son époque, selon une grande fresque qui devrait séduire tous ceux qui s’intéressent à l’histoire des idées et des sciences, même si leur interprétation de certains faits n’épouse pas nécessairement celle de l’auteur. En effet, sur certains points, plusieurs lectures sont possibles, ce qui reflète la complexité du phénomène d’évolution, et la recherche farouche d’une vérité universelle. Dans le texte ici présenté, le commentateur s’est attaché à faire ressortir l’essentiel de l’activité et de la pensée de L. Cuénot.
66D’après les nombreuses photographies dont on dispose, l’homme Cuénot est de belle prestance, portant barbe et moustaches. Son visage est souvent éclairé d’un sourire légèrement ironique, qui traduit un humour assez vif, parfois grivois, ce qui n’est pas apprécié de tous. C’est un travailleur acharné, d’une insatiable curiosité, avec la volonté de tout connaître et de tout comprendre. Sa passion biologique est telle qu’elle prend parfois le pas sur la famille. Ce ne fut pas un père très attentionné.
67Mort à 84 ans, le 27 janvier 1951, il a passé à Nancy soixante ans de sa vie (1890-1951), loin des tracas et des intrigues parisiens. Il n’est toutefois pas retiré du monde, car il voyage (États-Unis, Angleterre…) et fait des séjours de travail dans les stations maritimes d’Arcachon et de Roscoff. Il côtoie tous les grands biologistes de l’époque. Il obtient sa thèse sur les Échinodermes en 1887. En 1890, il est nommé chargé de cours de zoologie à Nancy, puis professeur titulaire de la chaire en 1898. Il aime les honneurs et en reçoit beaucoup, dont son élection à l’Académie des sciences en 1935. Son œuvre scientifique, imposante, s’est développée essentiellement dans quatre directions : zoologie, génétique, cancérologie et évolution. Celles-ci convergent sur le problème de la signification de la vie. L’ensemble des travaux recensés par A. Chomard-Lexa comporte 6 livres d’analyse et de réflexion, 286 notes et mémoires originaux, 34 articles et 239 textes d’analyse critique.
68L’ouvrage d’A. Chomard-Lexa (364 pages) se présente en 8 chapitres : « Un homme au tournant du siècle » ; « De Darwin à la redécouverte de lois de Mendel » ; « Hérédité et mendélisme » ; « Du transformisme à l’avènement de la grande synthèse » ; « Travaux de zoologie » ; « L’arbre phylogénétique du règne animal » ; le septième est consacré au musée de Zoologie de Nancy, que Cuénot a créé ; le huitième traite des rapports de ce dernier avec la philosophie biologique. Notons qu’il n’est pas un pur théoricien. Il n’a jamais perdu le contact avec la nature en tant qu’observateur et expérimentateur. Ses travaux de biologie l’attestent. Ils ne sont d’ailleurs pas contestés. Il est ainsi le spécialiste reconnu des Échinodermes (oursins, étoiles de mer). Il s’intéresse aussi à de petits phylums composés de vers marins encore peu connus : Échiuriens, Sipunculiens et Priapuliens, et à des petits groupes terrestres tels que Onycophores, Tardigrades et Pentastomides (des parasites de Vertébrés). Il a également étudié certains parasites d’insectes. Ces travaux, centrés sur les Invertébrés, ainsi que les nombreuses connaissances acquises pour ses cours, l’amenèrent à proposer un arbre phylogénétique du règne animal, présenté à l’Académie des sciences en 1939, à l’âge de 72 ans (il y a eu 3 versions). Cet arbre est analysé finement par A. Chomard-Lexa. Il traduit parfaitement l’état des connaissances de l’époque.
69Toutefois, ce sont surtout ses travaux de génétique qui ont donné à L. Cuénot une audience internationale. Il est, en effet, le premier à avoir montré que les lois de Mendel, découvertes sur les petits pois, s’appliquent aussi chez les mammifères. Il le montra par des expériences de croisements entre souris grises et albinos (1902). De surcroît, c’est lui qui découvrit le gène létal des souris jaunes (1905). Par ailleurs, il initia un travail sur un cancer héréditaire de la souris, travail interrompu par la guerre de 1914-1918. Assez paradoxalement, ces travaux d’avant garde sur l’hérédité eurent plus de succès à l’étranger qu’en France. Le développement de la génétique chromosomique fut l’œuvre de l’école de Morgan, aux États-Unis, dont le modèle était la drosophile (mouche du vinaigre). De manière générale, la résistance à l’acceptation du « mendélisme » vint du clan des « lamarckistes » acharnés, dont les arguments font aujourd’hui sourire. A. Chomard-Lexa lance contre eux une attaque au vitriol. Mais, pour être tout à fait juste, on pourrait ajouter que, plus tard, dans les années 1970 à 1990, les lamarckiens convertis au darwinisme pur et dur ne tolérèrent pas le moindre écart vis-à-vis du nouveau dogme, notamment en France et aux États-Unis, sur la question de l’hérédité cytoplasmique. Quant à Cuénot, acquis dès 1906 à la théorie chromosomique de l’hérédité, il a compris que les gènes ne peuvent être conçus que comme des entités chimiques situées dans la chromatine. Il avait donc intuitivement compris l’essentiel, avant même que soit connue la formation des gamètes. L’œuvre la plus abondante de Cuénot concerne la théorie de l’évolution. C’est aussi la plus critiquée, souvent avec parti pris d’ailleurs.
70À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, il existe deux grands courants de pensée pour expliquer l’évolution : le courant lamarckien (la « philosophie biologique » est de 1809) et le courant darwinien (la première édition de « l’origine des espèces » est de 1859). Plusieurs critères les séparent, dont le plus connu est l’hérédité possible des caractères acquis pour Lamarck (alors qu’en fait, celuici n’a jamais fourni de précisions sur le mécanisme de l’évolution, contrairement à Darwin) et leur non-hérédité selon Darwin. En 1918, Fisher fonde la génétique des populations, mais Cuénot n’utilise pas ce concept et il continuera de raisonner au niveau de l’individu. Il aura fallu 12 ans (1936 à 1947) pour que s’édifie la théorie synthétique, à partir du mendélisme, du darwinisme et de la génétique des populations. Cuénot se range résolument dans le camp des darwiniens, alors que les « pontifes » parisiens se rattachent au lamarckisme, comme Rabaud, Antony, Le Dantec. La critique est particulièrement féroce contre ce dernier. A. Chomard-Lexa consacre ainsi de nombreuses pages à la description du milieu des biologistes face à la nouvelle théorie qui se proclame « synthétique ». C’est le désastre de la zoologie française que Maurice Caullery constate à son retour des États-Unis (1919-1936). L’une des causes importantes de ce désastre viendrait du fait de l’absence d’instituts privés (le seul étant l’institut Pasteur) pour financer les recherches. On peut rester prudent face à ce type d’opinion.
71Lucien Cuénot, après 1897, va peu à peu s’interroger sur la validité du concept de sélection naturelle. Il devient « darwinien insatisfait », ne concédant à la sélection naturelle qu’un rôle conservateur d’élimination des monstres, des malades porteurs d’anomalies graves. En 1936, il considère que la sélection darwinienne a complètement échoué. Il se fonde pour cela sur l’observation d’un grand nombre de phénomènes où le rôle exclusif donné au hasard paraît bien exagéré. Ainsi, les pédicellaires d’oursin sont des organes de nettoyage et de défense comportant une musculature complexe et ressemblant à une pince à sucre. Cuénot n’arrive pas à croire qu’une structure si précise puisse être le fruit du pur hasard. Il en va de même pour les comportements qui peuvent être complexes, comme celui des Hyménoptères (des guêpes) qui stockent dans leur nid des chenilles paralysées destinées à la nourriture de leurs futures larves. De façon générale, L. Cuénot est fasciné par les phénomènes d’adaptation, et notamment les coaptations. Il étudie ainsi les relations hôte-parasites et les mécanismes de défense chez les insectes, les systèmes d’accrochage des ailes et bien d’autres. L. Cuénot, comme Darwin, est gradualiste, l’évolution se fait à petits pas. Mais alors, comment la sélection naturelle pourrait-elle agir sur des structures non encore achevées, dont l’avantage sélectif n’est pas probant ? Ainsi s’est-il intéressé à l’évolution de la phalène du bouleau. Ce papillon, dans certaines zones industrielles d’Angleterre, a vu une forme mélanique se substituer à la forme claire d’origine. Mais il n’y a pas d’intermédiaires entre les deux formes, ce qu’il considérait comme le signe de la ruine du gradualisme darwinien. L’adaptation n’est possible que s’il existe des gènes la permettant, sur lesquels la sélection puisse agir. Il appelle antinomies des phénomènes non expliqués ni par l’hérédité de l’acquis, ni surtout par le darwinisme. Il en est ainsi des callosités des phacochères. Son rejet du hasard exclusif en fait-il pour autant un finaliste ? Cette étiquette a nui à sa carrière ; pourtant, lui-même s’est présenté comme tel. En tout cas, il ne s’agit pas de finalisme teinté de mysticisme.
72Cuénot va apporter encore deux notions relatives à l’évolution des organismes : le concept de fécondité différentielle, qui s’apparente au concept moderne de stratégie de la reproduction, et la théorie de la place vide. Cette dernière est le fruit d’excursions dans des grottes ou des galeries de mines désaffectées. Des animaux possédant des caractères préadaptatifs (ou prophétiques) pourront survivre et se développer dans les grottes. Après une éclipse, la théorie de la préadaptation a repris sa place dans les années 1990.
73L’orthogenèse l’a beaucoup préoccupé. Il s’agit d’un caractère qui se modifie toujours dans le même sens à l’intérieur d’un phylum : par exemple, l’enroulement progressif de la coquille de nautile ou l’allongement du troisième doigt du cheval. Mais comment concilier alors l’évolution constante dans la même direction et la thèse mutationniste du hasard ? Aujourd’hui, on parle de sélection directionnelle, la pression pouvant être interne et/ou externe. Cuénot participe aussi aux discussions sur la définition et l’apparition de l’espèce. La mutation, selon lui, ne peut pas être à elle seule fondatrice d’espèce, l’isolement géographique ou sexuel est nécessaire. C’est une conception très moderne. Il va aussi admettre, dans certains cas, la possibilité de mutations brusques, par bonds. Cette considération sera reprise par S.J. Gould. Mais il n’est pas possible de faire une synthèse, tant les exemples sont contradictoires. A. Chomard-Lexa s’intéresse aussi à un congrès réunissant à Paris, en 1947, paléontologistes, généticiens, biologistes et évolutionnistes. Cuénot y participait. Les Français contestèrent la suffisance du néodarwinisme pour expliquer la totalité des faits d’évolution. Il y a le refus du rôle moteur de la sélection naturelle. La prime va en réalité au plus fécond. Au cours de ce congrès, Cuénot à pu rencontrer Teïlhard de Chardin, mais, semble-t-il, les deux hommes étaient très différents. Cuénot était non croyant, ce qui ne l’empêcha pas de se dire finaliste. A. Chomard-Lexa analyse cette question de la finalité à une époque où être finaliste ne signifiait pas nécessairement être spiritualiste.
74Un dernier point soulevé par A. Chomard-Lexa concerne les relations de Cuénot avec l’eugénisme. Accompagné de Lucien March et de Vacher de Lapouge, il se rendit au congrès international d’eugénique, à New York, en 1921. Mais, semble-t-il, il ne fit jamais partie de la Société française d’eugénique. Il s’intéressait aux moyens de lutter contre des fléaux tels que l’alcoolisme, la syphilis et la tuberculose, qu’on croyait héréditaires à cette époque. Même si ces rapports avec l’eugénisme ont été très fugaces, il n’est pas douteux que cela a contribué à ternir son image.
75En conclusion, A. Chomard-Lexa, avec un certain brio, nous fait rencontrer un homme exceptionnel : L. Cuénot. Son livre, de lecture facile, est extrêmement riche d’inventions et de critiques. Il peut prêter à débats, mais ils ont, ici, toujours été évités. Par ailleurs, bien que Cuénot ait voulu tordre le cou à l’hérédité lamarckienne, il me semble qu’il a toujours gardé une certaine nostalgie. Mais surtout, et c’est si rare, A. Chomard-Lexa n’évoque Lamarck que comme un grand naturaliste et non comme l’idiot du village qui s’amusait à couper la queue des souriceaux, comme le faisait Weismann en 1892. On ne peut que recommander vivement la lecture de cet ouvrage.
76Paul Nardon
77(Laboratoire BF2I, UMR INRA/INSA, Lyon)
Les Origines sacrées des sciences modernes Charles Morazé Fayard, 1986, rééd. 2003, 506 p
79Voilà presque vingt ans, en 1986, était publié pour la première fois, sous le titre Les Origines sacrées des sciences modernes, le dernier ouvrage de Charles Morazé. Agrégé, cet historien est l’un des fondateurs de l’École des hautes études en sciences sociales – anciennement VIe section (« Sciences économiques et sociales », créée en 1947 avec le soutien de la fondation Rockefeller) de l’École pratique des hautes études –, mais également de la Fondation des sciences politiques, de la Maison des sciences de l’homme et, en 1968, du département des Humanités et des Sciences sociales de l’École polytechnique. Ses travaux se sont principalement orientés dans deux directions : l’histoire économique et l’histoire des sciences, à laquelle appartient ce dernier ouvrage, en dépit de son caractère novateur qui le rend difficilement classable.
80D’après une interview donnée par Charles Morazé à Radio 3 le 7 avril 1986 pour l’émission Connaissance de l’univers, « quelle que soit la pensée humaine et quelle que soit son époque, elle obéit à un certain nombre de règles que l’on peut énumérer et codifier ». On peut, dans cette démarche d’écriture, distinguer chez l’auteur deux motivations : d’une part, la quête de l’esprit curieux, du chercheur passionné, de nouvelles voies à la réflexion humaine ; d’autre part, l’ambition de l’historien engagé de détacher l’histoire d’une vision marxiste, mais aussi de répondre à la question de l’utilisation récurrente du progrès scientifique au service de causes belliqueuses : « Étudier ainsi comment les sciences sont issues du sacré devrait permettre d’étudier pourquoi elles ont servi et servent la guerre », annonce-t-il en introduction. Il met en effet le doigt sur une lacune évidente de l’histoire : celle qui s’intéresse aux sciences, qui ne compte que trop peu de spécialistes.
81L’avènement de la science moderne, telle que l’auteur la définit, est en gestation dans les décennies qui ont précédé la circumnavigation du globe. Elle se trouve constituée au début du XVIIe siècle, moment qui voit également la naissance du capitalisme moderne. La découverte des « nombres négatifs » remonte au XIVe siècle, mais c’est au XVIIe siècle que leur utilisation véritable se généralisera. La coïncidence avec l’essor du capitalisme réside dans le fait que le capital est une quantité négative. Ceux qui ont introduit les nombres négatifs comme quantités algébriques étaient des comptables, souligne Morazé. Vint ensuite l’invention de la racine d’un nombre négatif et donc des quantités imaginaires, pour laquelle l’historien cite Bombelli ; ce mathématicien italien de la Renaissance proposa le premier algorithme de la multiplication de ces entités, tout en reconnaissant qu’elles étaient bien plus « sophistiques » que « réelles » ! Les nombres imaginaires, devenus « couples algébriques », permettront à Hamilton de développer sa théorie des quaternions et d’ouvrir une nouvelle voie ; les efforts de Minkowski la feront déboucher sur l’espace-temps de la relativité générale d’Einstein, aboutissant par concaténation aux catastrophes atomiques qu’a connues le XXe siècle.
82L’historien trouve une parenté entre les mythes, les langues et les sciences en ce que les hommes éprouvent le besoin de les organiser. Et, de manière empirique, en fonction des succès rencontrés, les mythes se trouvent transformés en sciences par une « structure » supposée être en œuvre à chaque fois. Cette structure triédrique, qui permet de distinguer le haut du bas, la gauche de la droite et l’avant de l’arrière, est déjà symbolisée dans l’Égypte ancienne par l’œil d’Horus. Mais il s’agit, selon Charles Morazé, d’une structure élémentaire et universelle, et il s’applique à montrer de quelle façon on la retrouve en Chine, dans le Yi-King. C’est pourquoi, selon lui, les mythes sont un moyen de mener l’enquête permettant de comprendre les progrès de la science au fil des siècles.
83Le mythe de l’œil d’Horus est peut-être le plus important. Horus, fils d’Isis et d’Osiris, neveu de Seth, se voit persécuté par ce dernier, qui a déjà tué son frère, le père d’Horus. Seth blesse Horus à l’œil, qui est alors fractionné en six, donnant naissance au calcul puisqu’il permet ainsi de répondre à la question de savoir comment il est possible de rendre le tout divisible et d’écrire les fractions binaires de 1/2 à 1/64. Charles Morazé va jusqu’à voir dans le mythe d’Horus une « préfiguration des algèbres caractérisables de Cayley-Dickson » et des « constantes de structure des mathématiques actuelles » (pp. 456-457). Ce qui explique que le mythe de l’œil d’Horus soit perçu comme étant le « paradigme de bien d’autres » (p. 11) dans lesquels on retrouve la même configuration : « il n’est guère de mythes sauvages ou très anciens qui n’inscrivent quelque fratricide au début du récit d’inventions bénéfiques » (p. 10). Les ouvrages arithmétiques de l’Égypte ancienne n’accordant au calcul que son rôle le plus trivial d’usage quotidien, ils ne dévoilent pas les mystères d’un tel mythe. Le fratricide est à comprendre ici en tant que symbolique de la guerre. « C’est bien dans et seulement dans l’ensemble diachronique des cultures successives qui ont légitimé cosmiquement le fratricide primordial que le mythe archaïque a pu engager le processus de transformation mythologique destiné à déboucher sur l’essor des sciences modernes. »
84Les mythes, pour les sociétés sauvages et préhistoriques, étant la source de tout savoir, sont étudiés dans Les Origines sacrées des sciences modernes ceux de l’Inde, de l’Égypte et de la Chine anciennes. Cette étude met en évidence la récurrence de certains chiffres et de certaines configurations mathématiques qui sembleraient donc plus importants que les autres. C’est le cas du trièdre, à la base du système de références de la géométrie cartésienne avec ses abscisses et ses ordonnées permettant de traduire une droite par une formule et de raisonner par équations et non directement sur des figures. « Le plus élémentaire des solides de l’espace est le tétraèdre, il est constitutif de tous les autres pourvu qu’il ne soit regardé ni comme nécessairement régulier, ni de taille déterminée, celle-ci pouvant être réduite à presque rien » (p. 36). Les éléments physiques d’Aristote, par exemple, étaient en effet représentés dans un tétraèdre, structuré par la suite par le tétracanthe de la Quintessence.
85Le trièdre de référence se retrouve également dans le mythe de Persée et la Légende dorée de saint Georges. Selon Morazé, l’homme comprend le monde dans lequel il vit par ce Code mental, dont l’une des composantes fondamentales est le tétraèdre. L’auteur procède à des rapprochements aussi intéressants que contestables, par exemple lorsqu’il constate que « le plus grand dénominateur des fractions d’Horus vaut 64, nombre des hexacordes taoïstes » (p. 12), et également lorsqu’il se réfère au code génétique (p. 17).
86L’œil d’Horus permet de situer un objet dans l’espace à trois dimensions. Par l’idée de cette structure universelle et élémentaire qu’est le trièdre, Morazé cherche à montrer que, par-delà les époques et les civilisations, l’esprit humain reste fondamentalement le même. Les Égyptiens pensaient en plus pouvoir comprendre tout le cosmos grâce à cela.
87L’auteur constate que les sciences modernes ne prennent leur essor qu’en Europe, ce qu’il met en lien avec le fait que l’Europe est la première partie du monde à maîtriser la circumnavigation et donc à développer le capitalisme, la Chine ayant été, elle, détournée des sciences modernes par le Tao. Les deux civilisations répondent à des logiques différentes : tandis que les Occidentaux tentent de trouver une loi générale, par exemple une loi binaire, les Chinois, au contraire, essaient d’éviter cela puisque la vie est faite d’exception. Même fondement logique, mais l’un est le contre-exemple de l’autre. De la concomitance entre deux événements distincts à leur corrélation, il n’y a qu’un pas, que Morazé franchit volontiers, aboutissant à l’idée qu’il existe une « logique de l’histoire » (titre de l’un de ses ouvrages), et ce, grâce à un code mental. Parce qu’il existe un code mental, les progrès de la science, issus du génie de certains hommes qui souvent attribueront celui-ci à l’intervention divine, sont déjà déterminés d’avance. Le libre arbitre humain ne réside que dans l’utilisation qui peut en être faite : ainsi de la fission de l’atome, qui servira tout aussi bien à la fabrication de bombes et à la destruction qu’au développement d’une source nouvelle d’énergie bien moins épuisable que la combustion de matières fossiles. Le code mental a pour but de poser les bonnes questions.
88Charles Morazé établit quelquefois des liens entre des domaines de l’esprit humain qu’il n’est pas donné à tout un chacun d’associer. C’est là tout l’intérêt de sa démarche et son caractère novateur, c’est également ce qui rend la théorie d’ensemble parfois contestable car fragile ; une fragilité d’autant plus accentuée par le fait que cet ouvrage est l’expression d’une première tentative pour en résumer plusieurs autres, écrits au cours des quinze années précédentes et que leur volume total eût rendu impubliables. Il importe par conséquent de rester au plus près du texte de l’auteur et de reprendre avec exactitude ses formules et formulations. Ce que l’on peut regretter, c’est que Morazé n’ait eu que tardivement connaissance de la tentative d’organisation de l’univers en triades par William Rowan Hamilton et une connaissance, semble-t-il, très lacunaire des travaux de Peirce. La grande force de sa démonstration tient dans la culture, voire l’érudition, qui établit des liens entre les mythes anciens de différentes civilisations.
89En conclusion de ce livre de quelque cinq cents pages, l’auteur écrit : « Si la nature physique est écrite en termes mathématiques et si l’innovation mathématique est assujettie au Code, alors il est exclu que les physiques ou les mathématiques puissent venir à bout des conflits ou des déchirements culturels, sociaux, familiaux ou intimes. Le mieux qu’on puisse attendre de ces sciences est qu’elles aident l’historien à remonter à leurs origines intuitives, aux points où elles rejoignent les passions, ainsi que le pensait Empédocle, ou bien à l’état que Proclus regardait comme celui où les angles obtus et aigus étaient les images surnaturelles de la non-rectitude. » Ce même Proclus, qui avait créé la formule intrigante : « Les angles, autrefois, étaient des dieux », semble établir ce lien entre mythes et sciences.
90En raison de leur incompétence réelle ou supposée, les historiens ne se risquent pas à user de leurs méthodes dans le domaine des sciences, dans lequel Morazé voit pourtant, légitimement, un pan essentiel de l’histoire. D’un autre côté, les scientifiques, parce qu’ils ne sont pas rompus aux méthodes historiques, retracent de faux cheminements jalonnés d’anachronismes lorsqu’ils veulent reconstituer une pensée. La pensée de cet historien, qui, nous l’espérons, ne sera pas un oublié de l’historiographie, est intéressante en ce qu’elle établit un pont jus que là non réalisé entre sciences exactes – et avant tout mathématiques – et histoire par le biais des codes mentaux. C’est là que l’on mesure la contemporanéité de l’œuvre, dans laquelle concept de représentation (de l’espace et du temps) et démarche d’interdisciplinarité sont d’une grande actualité.
91Dominique Flament (MSH, Paris, France)
93Laetitia Harcour (EHESS, Paris, France)
La Prévention du sida : les sciences sociales et la définition des risques Marcel Calvez PUR, 2004, 200 p
95D’entrée de jeu, l’auteur pose les objectifs conjoints de la prévention du sida, la situant à la croisée de connaissances médicales et sociales : empêcher la diffusion du virus et maîtriser ses effets sociaux. Son ouvrage, essentiellement fondé sur l’analyse d’archives, est centré sur la contribution des sciences sociales à ces objectifs, notamment sur les recherches publiques réalisées en France entre 1985 et 1997 et financées par l’Agence nationale de recherche sur le sida (ANRS) à sa création en 1989. Dès 1985, tous les éléments guidant la prévention sont présents : test de dépistage, préservatif et seringue à usage unique, en vente libre en 1987. La période étudiée termine après l’apparition de thérapeutiques efficaces qui tendent à transformer le sida en maladie chronique.
96La première pionnière de M. Pollak avait pour objet d’étudier les réactions d’une catégorie particulièrement exposée : les homosexuels masculins. Dans la mesure où il était affirmé que le préservatif était le seul vaccin contre la maladie, les investigations sur les conduites prenaient une importance de premier plan pour mieux cerner les ressorts sur lesquels la communication, aussi bien générale que ciblée, pouvait jouer.
97L’ouvrage est organisé en six chapitres où la perspective est moins chronologique qu’analytique et transversale. Le premier resitue la question de la prévention dans les politiques publiques de lutte contre le sida, donc le contexte dans lequel la recherche en sciences sociales se développe, entre mobilisations médicale et politico-administrative. Ce contexte est marqué par deux rapports missionnés par le gouvernement : rapport Got en 1988, où les sciences sociales sont absentes au profit de la santé publique, et rapport Montagnier en 1993, qui souligne le recours insuffisant aux recherches en sciences sociales dans la politique de prévention.
98Le chapitre 2 présente l’émergence d’une analyse des risques mise en œuvre dans les premières enquêtes (homosexuels, hétérosexuels « à risque », KABP (connaissances, attitudes, croyances et pratiques). Les enquêtes gay soulèvent des questions fondamentales sur une gestion complexe de l’identité et ses retentissements sur la prévention. Elles envisagent la sexualité comme une activité individuelle libre et rationnelle dans un marché ouvert. Un des éléments notables des enquêtes KAPB est leur focalisation sur les « fausses croyances » et les conséquences de celles-ci sur une gestion rationnelle du sida, tant au plan individuel, par l’adoption d’une protection efficace, qu’au plan social, par des attitudes non stigmatisantes.
99C’est à partir de la création de l’ANRS qu’un programme de recherche en sciences sociales où la question de la prévention est au premier plan prend son essor. C’est ce qui est analysé dans le chapitre 3, à travers la mise en place et l’évolution des instances scientifiques d’évaluation et d’animation. Les appels d’offres successifs opèrent des réajustements de l’analyse des risques en population générale, notamment dans l’enquête sur les comportements sexuels en France (ACSF), lancée en 1989. De nouvelles priorités de recherche apparaissent avec les progrès thérapeutiques pour en tirer les conséquences, notamment sur le plan de la vie avec le VIH.
100M. Calvez expose les critères de sélection des recherches à l’ANRS. Si la faisabilité est certes importante, entrent en ligne de compte aussi la légitimité sociale et l’inscription dans des logiques d’intervention. Les comités scientifiques successifs ont ainsi bien à l’esprit les missions de l’ANRS.
101Le chapitre 4 aborde les dimensions comportementales du risque. Après l’apparition des premiers cas de sida en 1981,émerge l’hypothèse d’un mode de vie homosexuel qui expose particulièrement à la transmission du VIH, dont la caractéristique majeure est la multiplication des partenaires sexuels. C’est sur ce noyau central que se sont ajoutées d’autres caractéristiques d’exposition au risque, dans des catégories de population différentes, à mesure que l’on découvrait que les gays n’était pas les seuls atteints par le syndrome. Dans l’enquête ACSF, la vision épidémiologique prédomine et amène à situer le risque sexuel au niveau des conduites individuelles, laissant en arrière-plan les événements et les modes de vie, les réseaux, les représentations, les attitudes, les normes, bien que les nombreuses équipes associées à cette enquête aient introduit des préoccupations relatives à ces dimensions. Mais le questionnaire ne pouvait, pour des raisons pratiques évidentes, les prendre toutes en compte et il s’est focalisé sur les pratiques à risque.
102Ce sont des options très différentes qui guident la conception d’une enquête sur la sexualité des jeunes (ACSJ) qui a compté M. Calvez parmi l’un de ses auteurs. Elles sont exposées dans le chapitre 5. L’enquête a privilégié une approche biographique et relationnelle, s’intéressant « aux différentes voies par lesquelles une sexualité génitale se développe en relation avec les réseaux de sociabilité des individus » (p. 122). S’élevant contre une tendance bien ancrée qui fait attribuer aux jeunes un risque accru dans une vision dramatisée et stigmatisante, M. Calvez présente les difficultés inhérentes au fait d’aborder des questions de sexualité dans une population mineure. L’enquête part d’une approche relationnelle afin de mieux comprendre les trajectoires de sexualité des 15-18 ans et d’identifier les réseaux dans lesquels celles-ci prennent place, où les risques sexuels seraient inégalement présents. Cependant, la difficulté de traiter la masse des données recueillies, du fait de l’originalité de la démarche, a empêché d’atteindre pleinement l’objectif de départ : trouver une voie alternative à l’approche comportementale.
103Ce même chapitre aborde l’analyse des représentations des risques, présente dans diverses recherches qualitatives. Traiter de cette question constitue bien une alternative à l’approche comportementale issue de l’épidémiologie. Ces recherches cherchent à venir à bout du paradoxe que constitue le décalage entre les connaissances et les actions de prévention ou, formulé autrement, entre les conduites attendues par les acteurs de la prévention et les conduites effectives. Se démarquant de ce constat stigmatisant et rejetant le postulat de l’irrationalité, elles se sont centrées sur les diverses façons dont les individus élaborent des réponses adaptées aux risques qu’ils perçoivent.
104Le chapitre 6 s’intéresse à un domaine relativement peu exploré, bien que présent dès les premières enquêtes KABP : les dimensions sociétales du risque, les problèmes de régulation collective et de cohésion sociale, objets d’attention des pouvoirs publics. Il s’agit d’éclairer les implications sociales de la contagion en termes de conduites discriminatoires, mais aussi d’évaluer la profondeur du sentiment de tolérance apparent dans les enquêtes KABP.
105Cet ouvrage se clôt sur une interrogation à propos des liens entre les diverses modalités de l’analyse des risques et la prévention du sida, qui se situe à l’intersection de l’individuel et du collectif et d’une vision objective ou construite. Cependant, les recherches ont surtout adopté une approche individuelle « en substituant à des débats sociaux inhérents à des objectifs de maîtrise d’une maladie transmissible, une approche en termes d’adhésion des individus à un modèle de comportement rationnel face au risque » (p. 181). Le risque expose les individus à une menace extérieure, l’inscrivant dans « un ordre naturel des choses » (ibid.) en même temps que dans un contexte biomédical, et les protections reposent sur un contrôle des conduites sans tenir compte du statut sérologique du partenaire sexuel, donc sans attribution éventuelle de culpabilité, ce qui a pour conséquence une neutralisation du risque. Mais, si le risque est considéré comme construction et non comme donnée, il devient mouvant selon les situations et les contextes d’interaction, et ceci rend difficile la conception d’actions de prévention.
106A-t-on recours aux sciences sociales pour renforcer la légitimité de l’intervention médicale de santé publique, celles-ci se voyant cantonnées à un rang auxiliaire de prestataire de services ? Telle est l’interrogation sur laquelle se termine l’ouvrage. Mais aurait-on recours aux sciences sociales si elles s’employaient à compliquer les problèmes à l’envi et à livrer des réponses louvoyantes ? C’est bien là le paradoxe du recours à ces disciplines, qui peut s’avérer doublement insatisfaisant, pour le demandeur et pour celles-ci, car elles ne trouveraient pas dans cette demande une occasion véritable de progresser. Pour l’auteur, de façon non moins paradoxale, c’est la contextualisation des investigations qui préluderait à une nécessaire montée en généralité. Il apparaît pourtant que les nombreuses recherches menées depuis plus de deux décennies dans différents contextes ont fourni une somme de connaissances cumulatives permettant de mieux comprendre la gestion individuelle et sociale du risque en général, et pas seulement du risque de transmission du sida.
107Geneviève Paicheler (CNRS, CERMES, France)
Un vieil homme et la terre : neuf milliards d’êtres à nourrir, la nature et les sociétés rurales à sauvegarder Edgard Pisani Le Seuil, coll. « L’histoire immédiate », 2004, 240 p
109Trois bonnes raisons de s’intéresser à cet ouvrage, et de le lire : la personnalité de l’auteur lui-même telle qu’il nous la donne à voir, la page d’histoire de la France et de l’Europe qu’il nous raconte et les réflexions qu’il nous soumet sur ce que devrait être une politique agricole européenne aujourd’hui, dans un monde globalisé.
110L’homme, en tout premier lieu, reste fascinant par la pertinence et la vivacité de sa pensée, par son engagement dans les questions qui lui sont confiées et qu’il traite, ainsi que par sa capacité réflexive à porter un regard critique tant sur ses propres idées que sur les actions qu’il amenées. Une enfance en Tunisie, une jeunesse sous l’Occupation, la préfectorale, le Sénat, puis ministre de la Ve République, le choc de 1968, son inscription au parti socialiste, commissaire européen au Développement, délégué du gouvernement en Nouvelle-Calédonie et, enfin, la présidence du Centre international des hautes études agronomiques méditerranéennes, puis celle de l’Institut du monde arabe. Au milieu des années 1990, il est à l’origine, avec Bertrand Hervieu, de la constitution d’un groupe de réflexion sur l’agriculture (« une démocratie vivante ne saurait être cloîtrée dans les salles des assemblées délibératives »), le groupe de Seillac, devenu groupe de Bruges… en s’européanisant. Quel itinéraire !Mais je renvoie ici bien volontiers à l’entretien qui se trouve p. 69 du même numéro de cette revue.
111C’est également à une page d’histoire que nous convie Edgard Pisani en nous racontant un moment-clé de la modernisation de la France dans les années 1960, dont il fut l’un des tout premiers acteurs, celui de la conception de la politique agricole commune (PAC) et, en corollaire, d’une véritable politique agricole pour la France, voulue par le général de Gaulle. Il s’agissait d’accélérer, grâce à un effort public sans précédent, la transformation de la paysannerie léguée par la Troisième République en un secteur d’activité dynamique, en s’appuyant sur un accord négocié, non sans mal, avec la profession agricole. L’objectif légitime était, au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, de donner au pays (et à l’Europe) les conditions de sa sécurité alimentaire. Il sera largement dépassé… et c’est bien pour cela que la PAC est aujourd’hui dans le collimateur des hommes politiques de la nouvelle Union européenne à 25. Nous y reviendrons, car Edgard Pisani a des idées sur ce qu’il faudrait faire désormais, pour la plupart en opposition dûment argumentée avec celles que nous voyons être mises en œuvre ! Pour lui, une politique agricole est avant tout une politique de sécurité alimentaire – « politique et agriculture sont inséparables » – avec quelques grands outils, comme la création d’un fonds structurel, mais sans oublier la recherche ni l’enseignement et la formation de professionnels… afin de leur donner une ouverture sur le monde ! On a droit ainsi à quelques récits et témoignages vécus des négociations avec les partenaires européens (dont le fameux Sicco Mansholt), des débats avec les professionnels agricoles de l’époque, les alliés comme les opposants, ou sur la manière qu’avaient de Gaulle… et Mitterrand de déléguer et de décider. Les historiens y trouveront leur miel et sauront, à leur habitude, recouper avec d’autres sources ; les lecteurs ordinaires y trouveront de quoi éclairer leur compréhension des processus de l’action politique et y satisfaire quelque curiosité sur des grands moments de l’histoire de notre pays et de l’Europe en train de se faire…
112Edgard Pisani est bien conscient des limites et des désordres générés par le succès de la PAC et la profonde transformation qu’elle a induite dans les campagnes françaises, en privilégiant une politique des structures, certes indispensable à l’époque, mais trop réductrice par rapport à ses effets systémiques induits non compensés : fallait-il même se réjouir de transformer des agriculteurs en « exploitants » ? Et il fait des propositions pour nous inviter à une véritable réforme porteuse d’une nouvelle vision de la place de l’agriculture dans nos sociétés, en réaction aux corrections successives et à courte vue qui font l’essentiel des réformes successives de la PAC depuis 1992. Il énonce ainsi un projet de « Politique agricole, alimentaire, rurale et environnementale européenne » (PAAREE) qu’il positionne dans un monde à la fois globalisé et urbanisé, dont il critique vivement la seule vision économique libérale et qu’il voudrait plus solidaire et plus respectueux de l’environnement (« Le marché est un mécanisme, la faim est un besoin. [… ] La politique agricole est un outil, la sécurité alimentaire est un besoin »). Le lecteur trouvera le détail de ces propositions dans l’ouvrage. Pour faire bref, celles-ci reposent sur une réévaluation des prix agricoles pour les rendre compatibles avec les coûts de production réels, de façon à rompre une course aux plus bas prix – ruineuse pour les petits producteurs, en particulier ceux du monde en développement – induite par un marché fait d’excédents et poussé par quelques pays peu peuplés et bénéficiant de hauts niveaux de productivité (le groupe de Cairns). Il pointe ainsi au passage les contradictions des États-Unis entre un discours économique libéral et un souci de soutien de ses propres producteurs. Il n’en déplore que davantage les hésitations des Européens débouchant sur les compromis que l’on sait, qui figent les soutiens publics à la situation des exploitations pour une année de référence, qui maintiennent, voire accentuent, les inégalités liées aux types de production et à la taille des exploitations et qui traitent l’environnement (lato sensu) comme une dimension secondaire, sans véritable conception cohérente et collective de ses enjeux.
113« En résumé, trois certitudes [fondent sa réflexion] :
- le Bien Commun est celui des êtres humains et de la nature ; il s’inscrit dans la durée ;
- la science et le marché sont des dynamiques qui y contribuent mais, livrés à eux-mêmes, ils peuvent devenir des maîtres incertains, voire dangereux ;
- seule la médiation d’une politique concertée peut per mettre à la société d’assumer cette contradiction. »
114Ces volets sont complétés par des mesures de développement rural (plus cohérentes que celles de l’actuel Règlement de développement rural, dit « 2e pilier de la PAC ») qui portent sur des structures collectives locales, les activités économiques complémentaires, la formation, l’environnement, etc. Dans cette énumération, je reste un peu gêné par une vision, certes généreuse, mais assez floue et très globale de l’environnement, insuffisamment argumentée pour une réelle mise en œuvre (au-delà du regret de la disparition des CTE… ), ainsi que par la manière dont il perçoit le rôle de ce que serait une « civilisation rurale moderne » en contrepoint d’une « domination des villes ». Ne faudrait-il pas plutôt raisonner l’ensemble d’un maillage territorial dans lequel, justement, l’urbain et le rural ne s’opposent pas, ni ne sont liés par de seules relations nourricières, comme ce fut longtemps le cas, mais par un nouveau projet de territoire dans lequel on prend acte des nouvelles formes de résidence, de modes de vie, de mobilité des personnes et des activités, de rapport à l’espace et au monde vivant, qu’il soit justement urbain ou rural ? Les questions dites d’environnement ne sont-elles pas posées, justement, pour rappeler les interdépendances du monde vivant, dont nous faisons tous partie, sa diversité dynamique, ses liens aux ressources hydriques, aux variations du climat, au milieu qui nous environne et qui se rappelle à nos sens… à chaque fois que nous daignons en prendre conscience ? Bref, les conditions du « compagnonnage » avec la nature auquel l’auteur lui-même nous invite…
115Après en avoir ainsi énoncé les grands principes, Edgard Pisani se livre à un exercice original en nous soumettant cinq adresses publiques de la défense de ses idées. Conscient qu’on ne s’adresse pas à des auditoires différents avec le même argumentaire, il nous donne ainsi cinq versions de ses propositions à l’intention de citoyens ordinaires réunis à Paris, de la Commission de l’agriculture du Parlement européen à Bruxelles, de l’Assemblée générale des Nations unies à New York, d’une assemblée de chercheurs à Versailles (à l’Inra ?) et, enfin, de jeunes agriculteurs… à Clermont-Ferrand. Je laisse au lecteur le plaisir de la découverte de cette belle mise en pratique de la notion de point de vue et du principe qu’un énoncé s’adresse à des « co-énonciateurs ». Quand on parle et qu’on écrit, ce n’est jamais à l’intention de tous et toutes choses égales par ailleurs : on essaie d’intéresser un public donné et on s’efforce de donner les arguments les plus pertinents dans le langage le plus adapté.
116Arrêtons-nous seulement sur l’adresse aux chercheurs, ce qui peut concerner un certain nombre d’entre nous. Certes, Pisani y énonce quelques pistes de thèmes de recherche qu’il considère comme prioritaires : contribuer à une typologie de la faim et à concevoir les termes d’une dynamique de son éradication ; mieux connaître la diversité des fonctionnements des systèmes productifs, de leurs coûts de production et de l’élaboration de leurs revenus, de leurs effets et conséquences sur l’environnement, l’emploi, les paysages… afin de distribuer les soutiens avec une plus grande pertinence ; développer les productions agricoles non alimentaires (énergie, fibres, chimie… ), etc. Mais, avant tout, il les (nous) invite à dépasser « le risque d’enfermement intellectuel à quoi [leur] métier [les] expose » par la pratique de la pluridisciplinarité, par la curiosité pour la pensée des autres. Il insiste également sur les dimensions éthiques, qu’il lie très fortement à la question des risques induits par certaines innovations, qu’il faudrait savoir évaluer à temps pour en stopper l’invention avant que ce ne soit trop tard… quitte à renoncer à des découvertes valorisantes ! De toute façon, rappelle-t-il, le principe de précaution prime sur l’avis des experts, en mettant en jeu la responsabilité politique, «mais à la condition que les décisions aient une légitimité démocratique ». C’est bien « seule la société qui a légitimité et capacité à interdire » et qui, in fine, a en charge la définition de la vie – qui ne relève plus du seul domaine du sacré – dans un contexte d’accélération des avancées scientifiques et des craintes que celles-ci génèrent. La recherche publique doit y trouver toute sa place, compte tenu de la tendance grandissante à la « commoditisation » des savoirs et des connaissances, à la concurrence entre laboratoires et à la compétitivité attendue des innovations techniques dans le domaine du vivant.
117Il nous parle bien d’une science en société. Au-delà du plaisir de lire cet homme, si engagé et si pertinent dans sa pensée, il y a là quelques bonnes pages pour les lecteurs de NSS !
118Bernard Hubert (Inra, France)
Date de mise en ligne : 01/02/2012.