Notes
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[1]
2003. Itinéraire de l’égarement. Du rôle de la science dans l’absurdité contemporaine, Paris, Le Seuil.
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[2]
Basarab Nicolescu, 2002. Multi, inter et transdisciplinarité, Science et Conscience, 4.
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[3]
Pierre Dansereau, 2004. Le gentilhomme décodeur et iconoclaste de l’écologie. Propos recueillis par Normand Brunet et Agnès Pivot, Natures Sciences Sociétés, 12, 1, 75.
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[4]
Christine Noiville, 2003. Du bon gouvernement des risques, Paris, PUF.
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[5]
Olivier Rey, op. cit.
« Mais la clarté que la science répand sur le monde s’apparente moins à l’éclat du soleil qu’au halo d’un réverbère. C’est cela qui en fait le prix. C’est ce prix qu’elle perd quand on prend le réverbère pour le soleil. »
1Selon la définition de Basarab Nicolescu, la pluridisciplinarité concerne l’étude d’un objet d’une seule et même discipline par plusieurs disciplines à la fois tandis que l’interdisciplinarité vise à la confrontation et à l’échange de points de vue entre disciplines sur un sujet commun de recherche [2]. La transdisciplinarité a l’ambition d’aller, au-delà du cadre disciplinaire, à la recherche d’une certaine unité de la connaissance.
2La question de l’inter ou de la pluridisciplinarité est à juste titre l’un des thèmes favoris d’une revue comme Natures Sciences Sociétés. D’autres revues d’orientation plutôt scientifique abordent souvent cette question rarement traitée par les juristes. Tout chercheur quelque peu exigeant a, en effet, forcément fait l’expérience de l’insatisfaction née de ses recherches spécialisées qui souvent pèchent par la fermeture de leur horizon intellectuel. Enfermé dans les frontières de sa spécialité, il ressent bien, qu’au-delà de ces dernières, se situent des connaissances qui peuvent éclairer d’un jour nouveau son travail de recherche. Cherchant à approfondir toujours davantage ses recherches et constatant l’impossibilité d’expliquer certains phénomènes, il vit confusément un sentiment de manque, source d’une certaine frustration intellectuelle. À force de recherches pointues, il peut finir par s’égarer dans des détails sans importance et éprouve souvent des difficultés à communiquer avec ses collègues d’une autre spécialité. Comme l’ont souligné depuis longtemps les travaux d’Edgar Morin, l’hyperspécialisation ignore par principe la richesse des interfaces et la complexité des faits observés. Elle peut même engendrer les formes modernes de l’ignorance, car la réalité tant physique, biologique que sociale ne se laisse pas découper par des frontières artificielles. Ceci explique qu’il y ait dans la spécialisation comme le sentiment d’une infirmité intellectuelle coexistant avec celui de détenir un savoir approfondi réservé à une élite. Cela est encore plus vrai lorsque le chercheur est engagé dans l’action en tant qu’expert car, dans ce type de situation, la démarche scientifique comporte toujours des dimensions échappant complètement à un point de vue spécialisé.
3En fait, ce que l’on a gagné en approfondissant son savoir, on l’a souvent perdu au niveau de son étendue. C’est un peu le destin de l’histoire et de la géographie, qui avaient l’avantage de donner une vision globale des sociétés humaines au niveau du temps comme de l’espace. Ces vieilles disciplines ont par la suite, au cours du XXe siècle, éclaté en diverses spécialités dominées par des perspectives diachroniques d’ordre économique, social ou culturel. De nouvelles disciplines plus spécialisées comme l’économie, la sociologie ou l’anthropologie ont ainsi fait éclater les anciennes, tandis qu’elles faisaient elles-mêmes l’objet d’un processus de spécialisation. Le droit lui-même, après s’être divisé au XIXe siècle en deux grandes branches du privé et du public, a éclaté en de multiples sous-disciplines juridiques qui font le miel des spécialistes occupés à commenter les derniers textes en vigueur.
4Cette crise de l’unité des savoirs n’a pas été sans conséquence du point de vue de l’enseignement comme de la recherche. Des territoires cognitifs se sont constitués qui font au sein des institutions l’objet d’enjeux de pouvoirs, de stratégies de carrière et de diverses formes de concurrence. C’est ainsi que la recherche devient l’otage de mécanismes institutionnels qui eux-mêmes relèvent de la sociologie et rendent difficile la collaboration entre disciplines voisines. Dans un même bâtiment, à quelques portes de distance, deux départements de recherche voisins s’ignorent alors qu’ils travaillent sur des thématiques très proches. De là naissent en partie les difficultés pratiques de l’inter comme de la transdisciplinarité.
L’exemple du droit de l’environnement
5Si l’on prend le cas de l’enseignement et de la recherche juridiques, on s’aperçoit que les universités françaises reposent encore sur la vieille distinction entre droit privé et droit public, dont on peut constater tous les jours l’inanité lorsque l’on enseigne une discipline juridique comme le droit de l’environnement. Par nature transversal, ce dernier fait appel tant au droit administratif qu’à celui de la responsabilité civile et pénale. Il s’étend du niveau national à ceux européen et international, et interfère avec de multiples spécialités juridiques telles que le droit de l’urbanisme, le droit rural, le droit de la santé publique, le droit fiscal, celui des affaires comme de la consommation. Sur une problématique comme celle de l’environnement ou, plus globalement, celle de la gestion des risques nés du développement technico-économique, le juriste chercheur a, par-delà les cloisonnements disciplinaires, la satisfaction de retrouver une certaine unité de la connaissance juridique. Mais, entraîné par ses recherches, sa démarche de transversalité ne saurait s’arrêter au champ du droit. Lui est-il, en effet, possible de travailler dans un tel champ de recherche en s’en tenant à une stricte perspective de droit positif comme cela est trop souvent fait dans nos facultés de droit ? S’il veut vraiment analyser le sens des règles juridiques de protection de l’environnement, il est bien obligé de replacer ces dernières dans leur contexte politique, économique et sociologique. Il sera donc bien obligé de sortir de sa discipline juridique pour acquérir un minimum de culture en sciences humaines. Savoir comment sont élaborées ces règles et comment elles sont appliquées relève d’une démarche extrajuridique qui doit faire appel tant à la sociologie politique et à l’anthropologie qu’à l’économie. La loi du 30 juillet 2003 sur les risques technologiques et naturels, inscrite au Code de l’environnement suite à l’accident majeur de l’usine AZF de Toulouse, peut-elle être analysée correctement en occultant le conflit latent existant entre les élus locaux, défenseurs de leurs compétences en matière d’urbanisme, et le monde de l’industrie appuyé, au sein du ministère de l’Écologie, par un corps des mines soucieux de faire surtout prendre en compte le risque technologique par un bon dimensionnement des périmètres de sécurité interdisant toutes formes d’urbanisation autour des installations classées Seveso ?
6Cette transversalité de la démarche juridique est encore plus évidente si l’on considère la fonction même du droit, qui est d’imposer aux hommes des normes de comportement individuel et social. Engagé dans l’action, le droit doit faire inévitablement appel à des considérations multiples, étrangères à celles strictement juridiques. La règle de droit, quel que soit son domaine d’intervention, se fonde toujours sur des connaissances extrajuridiques.
7C’est pourquoi le regard du juriste chercheur doit aussi, en la matière, s’étendre en direction des sciences exactes. Comment le spécialiste de droit de l’environnement peut-il analyser la prolifération actuelle de multiples réglementations préventives sans quelques connaissances en biologie, en chimie, en physique et en écologie ? Comment lui est-il possible de comprendre et d’exposer la directive communautaire n° 2003/87 établissant un système d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre, sans un minimum de connaissances relatives à la nature chimique de ces gaz et aux mécanismes atmosphériques qu’ils entraînent ? Peut-il interpréter correctement la directive cadre 2000/60 sur l’eau sans connaître le rôle des bassins versants des cours d’eau dans les phénomènes de pollution ? Le juriste est donc bien obligé de sortir de son pré carré pour s’aventurer dans des domaines qui, par nature, lui sont fondamentalement étrangers et d’acquérir alors un minimum de culture scientifique et technique. La réciproque est bien entendu valable pour les scientifiques, spécialistes de l’environnement, qui doivent non seulement connaître le cadre juridique applicable à leur domaine de recherche, mais aussi comprendre le rôle joué par le droit dans la régulation des conflits environnementaux. La fonction politique jouée actuellement par le droit dans les conflits provoqués par les champs expérimentaux de mise en culture d’OGM le démontre tous les jours !
La difficulté à sortir de sa spécialisation
8Une chose est de poser le problème de l’inter ou de la transdisciplinarité, autre chose est de tenter de le résoudre. Au sein de l’Université, les expériences ont été, dans ce domaine, peu nombreuses même si elles tendent aujourd’hui à se multiplier. Si l’on prend par exemple le cas de mon département d’IUT « Hygiène Sécurité Environnement », qui a été créé dès 1970 au sein de l’Université de Bordeaux 1, il s’agit là d’une longue expérience de collaboration entre des écologues, des chimistes, des physiciens, des toxicologues… et des juristes. Dès le début de la création de cette institution, il a fallu imaginer un enseignement multidisciplinaire dans un domaine qui n’avait jusqu’alors fait l’objet d’aucun enseignement universitaire et qui réunissait des disciplines enseignées dans des facultés distinctes. Compte tenu de la nouveauté d’un enseignement, par nature transdisciplinaire, effectué dans une petite structure, les enseignants de formation complètement hétérogène ont été obligés de collaborer entre eux et donc d’élargir leur champ de vision. Par les multiples échanges résultant de cette collaboration, un apprentissage mutuel a progressivement vu le jour. Les scientifiques ont découvert que le droit ne se résumait pas à de la réglementation conçue et appliquée par des professionnels, mais possédait une fonction de régulation des rapports sociaux. De leur côté, les juristes ont été obligés d’acquérir une culture scientifique et technique indispensable à leur enseignement centré sur la protection de l’environnement, la sécurité sanitaire et les conditions de travail. Ce travail pluridisciplinaire a ainsi permis, au début des années 1990, l’élaboration d’un modèle d’analyse de dysfonctionnement des systèmes intégrant tous les paramètres cognitifs dans le cadre de la nouvelle science du danger. Ce modèle, élaboré par des scientifiques, a favorisé l’interdisciplinarité dans la mesure où ses méthodes ont pu être utilisées par les juristes dans un même champ de recherche. Pour améliorer l’efficacité de ce travail, il est indispensable que chaque spécialiste fasse un pas en direction de la spécialité de ses collègues afin qu’il se crée des passerelles permettant une compréhension mutuelle. Cette expérience a cependant rencontré des limites tenant aux réflexes disciplinaires classiques de la part d’enseignants ayant toujours du mal, par esprit de routine, à sortir de leur domaine – qu’ils connaissent parfaitement – et à aller au-delà de leur emploi du temps. Aujourd’hui, toutefois, l’enseignant juriste de l’environnement est réclamé tant dans les universités de sciences sociales que dans celles de sciences exactes. L’avenir de l’enseignement du droit passe sans doute, au-delà de la formation strictement juridique de nos facultés, par l’institutionnalisation de ce genre d’expérience.
9Que faudrait-il donc envisager à l’avenir pour voir l’enseignement et la recherche sortir du carcan de la spécialisation ? Peut-on en premier lieu imaginer un retour à la grande culture humaniste d’antan, telle qu’elle était possédée par les savants de l’ancienne génération, quelle que soit leur spécialité ? Les sociologues de cette génération, comme Edgar Morin, Michel Crozier ou Henri Lefebvre, avaient tous une formation initiale de philosophes. Des juristes reconnus, comme Jacques Ellul ou Jean Carbonnier, possédaient une culture encyclopédique qui leur permettait d’aller bien au-delà de leur spécialité (l’histoire du droit pour l’un et le droit civil pour l’autre) en consacrant leur cours à l’histoire des religions comme à la philosophie du droit. Si l’on prend plus particulièrement le cas de Jacques Ellul, il a été aussi un grand sociologue de la Technique, mais également, chose moins connue, un théologien protestant. Même les tenants des sciences exactes, comme Alexis Carrel et plus tard Jacques Monod, possédaient encore une culture générale authentique qui leur permettait de voir au-delà de leur laboratoire. L’exemple de Pierre Dansereau, spécialiste de biogéographie, témoigne par l’ampleur de sa vision des choses d’une culture très étendue [3]. Un point commun important entre tous ces auteurs : le fait qu’ils n’ont jamais limité leur réflexion à un point de vue strictement scientifique et n’ont pas craint d’aborder la dimension philosophique, politique et morale de leurs recherches.
10Tout cela semble évidemment difficile aujourd’hui à imaginer de la part de la très grande majorité des chercheurs installés dans leur spécialité ! Pourtant, avant d’envisager de nouvelles formules institutionnelles favorisant l’inter et la pluridisciplinarité qui risquent de tomber dans le travers de l’inflation bureaucratique, il apparaît évident que cet objectif doit passer, à mon avis, d’abord par une démarche personnelle de chaque chercheur. Tout en restant un spécialiste, celui-ci doit impérativement élargir l’horizon de ses connaissances en explorant plus particulièrement les marges de sa spécialité, et surtout chercher à comprendre le point de vue de son collègue appartenant à une autre discipline. Si l’on prend par exemple la question des risques technoscientifiques, une vraie démarche interdisciplinaire consistera pour le spécialiste des sciences humaines à comprendre la dimension de l’objectivité du risque défendue par ses collègues des sciences exactes. Réciproquement, ces derniers devront accepter le fait que les risques engendrés par le développement technico-économique font toujours l’objet d’une « construction sociale », un concept cher aux sociologues.
11Cet effort d’acquisition d’une culture transdisciplinaire demande du temps, consacré à la lecture d’ouvrages et d’articles ou de rapports de recherche sans rapport direct avec sa spécialité. Le juriste qui se cantonne au rôle de technicien de la règle de droit dans son domaine de prédilection, comme le chercheur en biologie moléculaire spécialiste de la transgenèse des plantes, ne peuvent prétendre mener des recherches fructueuses sans ouvrir leur champ d’investigation à d’autres perspectives. Je pense en particulier ici, plus particulièrement, à la dimension morale et politique de leurs travaux. Pour le juriste, cela devrait couler de source, car toute règle de droit fait référence directement ou indirectement à cette dimension. Et pourtant, le positivisme dominant de nos facultés de droit répugne toujours autant à aborder cette dimension essentielle qui évite au juriste de tomber dans le travers de la vision fausse d’une règle de droit flottant dans l’éther de l’abstraction et étrangère au contexte sociopolitique qui la surdétermine. Comment analyser le cadre juridique européen relatif à la dissémination de plantes transgéniques sans aborder la question fondamentale de l’acceptabilité sociale de cette innovation technologique [4] ? Sur ce même terrain, le chercheur en biologie moléculaire peut-il continuer à mener ses recherches sans se poser la même question ? À vrai dire, comme l’analyse Olivier Rey, c’est tout le sens de l’activité scientifique qui, par-delà l’interdisciplinarité, est aujourd’hui en jeu [5].
12Reste l’énorme problème de la remise en question des cloisonnements disciplinaires qui dominent toujours l’enseignement et la recherche. Il s’agit là d’un vaste chantier qui suppose une réflexion préalable approfondie, passant par de multiples débats et forums de discussion au sein des institutions concernées. Au niveau de l’enseignement supérieur, les expériences de formation pluridisciplinaires menées actuellement au niveau du 3e cycle ne peuvent en tout cas qu’être encouragées. Avant de déboucher sur quelque chose de concret, ce travail de gestation visant à développer les diverses formes de collaboration entre disciplines demandera du temps et de la persévérance face aux résistances inévitables auxquelles il devra faire face.
Date de mise en ligne : 27/07/2012.
Notes
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[1]
2003. Itinéraire de l’égarement. Du rôle de la science dans l’absurdité contemporaine, Paris, Le Seuil.
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[2]
Basarab Nicolescu, 2002. Multi, inter et transdisciplinarité, Science et Conscience, 4.
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[3]
Pierre Dansereau, 2004. Le gentilhomme décodeur et iconoclaste de l’écologie. Propos recueillis par Normand Brunet et Agnès Pivot, Natures Sciences Sociétés, 12, 1, 75.
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[4]
Christine Noiville, 2003. Du bon gouvernement des risques, Paris, PUF.
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[5]
Olivier Rey, op. cit.