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Article de revue

La vie en commun et la question du faire société

Pages 73 à 84

Notes

  • [1]
    .Cette publication a été financée par l’institution scientifique Milenio du Ministerio de Economía, Fomento y Turismo de Chile, octroyée par le Centro Núcleo Milenio « Autoridad y asimetrías de poder ».
  • [2]
    La notion de sociotechnique est polysémique et objet de bien des controverses théoriques. Dans cet article, nous mobilisons cette notion pour désigner le poids croissant des médiations et des agencements (plus ou moins autonomes) des objets techniques et des normes dans la vie sociale. Le fort niveau d’articulation atteint entre eux dans la structuration et l’enchevêtrement des actions nous induira à parler d’un continuum sociotechnique.

1 Comment faire société au milieu des sociétés traversées par d’importants processus structurels d’hétérogénéisation ? L’interrogation est d’actualité. Derrière bien des débats contemporains, au-delà de la diversité des thèmes engagés, se trouve un affrontement entre les partisans de l’homogénéité sociale et culturelle (nativismes autoritaires, intégrismes religieux, populismes, démocraties illibérales…) et les tenants de l’hétérogénéité (diversité culturelle, démocraties libérales, pluralismes idéologiques…). Cependant, l’interrogation n’est surtout pas nouvelle : l’ordre social, les valeurs partagées, un destin commun, l’union nationale derrière les divisions sociales, bien des réalités ont fait référence à cette inquiétude depuis longtemps. Dans cet article, nous ferons l’hypothèse que la question du défi contemporain du faire société est d’une mouture particulière. Pour le montrer, on mettra à l’épreuve l’enjeu de faire société, d’abord au niveau de ses catégories d’analyse, puis au niveau des catégories normatives.

Repenser la question du faire société : les catégories d’analyse

2 La préoccupation pour l’intégration de la société est la question-mère du regard sociologique : comment l’ordre social est-il possible ? Tout en s’inscrivant dans une indéniable continuité historique, les sociologues classiques ont, dans un premier temps, reformulé la question du monde commun autour de la problématique de l’intégration sociale, puis ils ont mis en tension cette caractérisation avec la notion d’intégration systémique (Lockwood, 1964).

3 Pour la première position, face à la différenciation sociale, les sociétés modernes avaient besoin de nouveaux principes d’intégration sociale de nature normative. Pour des auteurs, comme Parsons, Bourdieu ou Habermas, il est clair que la socialisation, les dispositions et le partage de valeurs détiennent un rôle clé dans le maintien de la société (Parsons, 1951 ; Bourdieu, 1980 ; Habermas, 1987). Il est presque inutile de le dire : cette représentation sociologique de l’intégration de la société fait bon ménage avec la conception politique du monde commun.

4 Pour la deuxième position, l’intégration systémique opère au travers des mécanismes impersonnels qui coordonnent les actions des individus en dehors des arrangements culturels. L’ordre social est conçu comme le résultat d’une agrégation, plus ou moins aléatoire, de différentes actions individuelles ayant des motivations multiples (l’idée du marché) ; d’un enchevêtrement de domaines d’action sans principe central, dont l’accord n’est plus établi au niveau de la société tout entière mais à partir de chaque système social (Luhmann, 1995) ; la cohésion résulte d’une association plus ou moins contingente entre différents réseaux et dispositifs techniques (Latour, 2006). L’intégration de la société est mise à l’actif de la providence divine, de l’interdépendance des systèmes ou de l’ingénierie du réseautage – chaque fois à l’aide d’une conception immanente de l’être-ensemble.

5 Aujourd’hui, c’est l’hypothèse centrale de cet article, nous assistons à la reformulation de la question de l’intégration de la société (sociale et systémique) par la problématique de la coordination de l’action. S’inscrivant dans le cadre d’une théorie de la consistance sociale et de l’individuation contemporaine (Martuccelli, 2005), il s’agit donc de s’interroger sur le nouveau mode d’agencement d’actions que soulève la sociotechnique [2].

La montée du continuum sociotechnique

6 Même si cela est souvent difficile à reconnaître, le lien social s’entretient souvent indépendamment du partage d’un ensemble de valeurs communes. Sur ce point, la sociologie doit tirer toutes les conséquences de ce que les propositions de l’intégration systémique avaient déjà implicitement avancé depuis maintenant plusieurs décennies. Étant donné la diversité des orientations culturelles, les individus agissent les uns à côté des autres, non sans liens entre eux mais souvent grâce à des liens de facture impersonnelle structurés par des outils sociotechniques qui coupent de façon transversale la division entre intégration sociale et intégration systémique. En devenant de plus en plus familier et en s’incorporant dans un nombre chaque fois plus grand d’objets ou d’arrangements, le continuum sociotechnique nous habitue à une autre modalité d’articulation sociale.

7 L’hypothèse que nous voulons défendre peut s’exprimer facilement : avec le continuum sociotechnique, largement stimulé par la troisième révolution industrielle et déjà par la quatrième (celle de l’automation), nous sommes devant un véritable changement de nature de l’ancienne question de l’intégration de la société. Il serait certes abusif de réduire le continuum sociotechnique à l’ère numérique, mais les données informatisées redessinent en profondeur le travail de coordination des actions à tous les niveaux de la vie sociale : présentation de soi, réseaux de sociabilité, expériences professionnelles, fonctionnement du capital financier, manières de lire ou de s’informer comme façons de s’orienter et d’agir. L’expansion de ce continuum sociotechnique exige sans arrêt de nouvelles régulations juridiques et normatives – ce qui montre à quel point il est en lien avec d’autres principes. Il permet une plus forte et surtout une plus rapide articulation entre les individus tout en augmentant, en même temps, leurs possibilités d’auto-orientation (Martuccelli, 2017). Ce continuum n’est ni normatif, ni systémique, ni technique mais les trois à la fois, un enchevêtrement qui invite à aborder l’enjeu du faire société à partir des considérations pratiques à distance de la question symbolique de l’intégration de la société.

8 Cette dernière remarque n’est nullement byzantine et nous y reviendrons longuement dans la seconde partie. Lorsque la préoccupation tourne autour de l’intégration de la société, inévitablement la question du monde commun s’impose, renvoyant tôt ou tard l’enjeu du faire société au politique : l’intégration (re)devient une question de représentation, comme le montrent justement l’idée de société et sa traduction en termes d’État-nation. Du coup, bien des expériences et des mécanismes sociotechniques qui rendent possible au quotidien la vie sociale (en dehors d’un accord politique) sont négligés ou, pire encore, perçus comme des pathologies. Or le continuum sociotechnique est devenu indispensable pour assurer la gestion factuelle d’insolubles problèmes normatifs (étant donné la diversité d’orientations entre acteurs) et d’enjeux pratiques (à cause de la trop grande complexité des situations).

9 Nous vivons de plus en plus au milieu d’une vie en commun constituée par un ensemble disparate d’actions comprenant des conduites de face-à-face ou à distance spatiotemporelle, des interactions ou des interdépendances, des actions coordonnées ou des coactivités parallèles, des actions conscientes ou infraconscientes, des projets explicites ou conduites sans desseins stratégiques dont la coordination passe à tout moment par un continuum sociotechnique. Grâce à ce continuum, les individus vivent et agissent plutôt côte-à-côte que mélangés, ils sont encadrés et mis en relation par un clair-obscur de mécanismes allant des normes aux conflits, de principes du droit aux dispositifs, de l’argent aux automates. Si les distinctions sont nécessaires à des fins analytiques, d’un point de vue pratique, il n’y a pas lieu de séparer radicalement les formes de la coordination. S’agissant de presque n’importe quelle action, les différents mécanismes du continuum sociotechnique sont simultanément à l’œuvre.

10 Si un niveau minimal de connaissances linguistiques et un certain nombre de règles de syntaxe sociale sont toujours incontournables, le continuum sociotechnique permet des modalités plurielles de coordination de l’action. À côté de moments d’adaptation normative, de réflexivité et d’accords intersubjectifs, il faut reconnaître aussi la présence active de dispositifs, d’indifférences réciproques ou d’agencements structurels. Il faut se garder d’opposer les uns aux autres : dans le déroulement de la vie quotidienne, les individus agissent souvent grâce à un ensemble de principes cognitifs et normatifs plus ou moins partagés, mais leurs conduites, dans leur déroulement, s’appuient sans tension aucune sur un ensemble d’objets ou de mécanismes proprement techniques.

La coordination des actions

11 Comment se manifeste le continuum sociotechnique ? Rien ne vaut quelques exemples. La vie en commun s’organise toujours autour d’interactions et de communications plus ou moins rapprochées entre individus, comme l’attestent les relations familiales bien sûr, mais aussi les échanges professionnels ou les relations urbaines, voire les échanges avec les administrations. Tout ceci n’a pas disparu et constitue toujours une partie importante et souvent décisive de ce que les individus appellent la vie sociale. Cependant, cet univers est également pris en charge par superposition d’autres modalités de coordination. Il s’agit d’une continuité bien mise en avant par les études sur les technologies numériques qui soulignent, avec raison, leur présence quasi obligatoire dans la vie quotidienne (Denouël et Granjon, 2011 ; Beuscart, Dagiral et Parasie, 2016 ; Cardon, 2015).

12 Le marché, par exemple, est inséparable de normes et de règles juridiques mais aussi théâtre de tant de conflits et de concurrence qu’il est souvent éprouvé comme une machine impitoyable d’interdépendances et son existence est bien sûr inséparable de l’argent. Mais il est aussi activement pris en charge et organisé à l’aide de dispositifs, de performativité et de tracking (gouvernement des conduites par enregistrement des traces numériques), sans négliger les tendances vers l’automation si actives dans le domaine financier. Ce qui est vrai pour le marché l’est tout autant dans le rapport – indissociable de normes et enjeux de conflit – entre un médecin et un patient. Il se pratique de plus en plus encadré dans des « machines à soigner » que sont les hôpitaux, dans lesquels les considérations monétaires sont déterminantes ; il est structuré par des dispositifs techniques, mais aussi par l’évaluation, les indicateurs ou la performativité, eux-mêmes prolongés par le tracking et même l’auto-tracking constant sur l’état de santé des individus, sans oublier, enfin, certaines tendances envers l’automation des diagnostics.

13 Les divers facteurs proprement techniques, malgré donc leur importance croissante dans la coordination des actions, n’éliminent jamais l’importance et la fréquence tout aussi évidentes des coordinations normatives et intersubjectives. S’il est tentant de dessiner une carte entre les domaines où la coordination de l’action se fait encore sous forte intervention intersubjective normative (dans les familles, les écoles, dans le travail par pans entiers et en partie dans la civilité urbaine) et ceux dans lesquels la coordination de l’action tend à s’effectuer par le truchement d’un fort délestage factuel (sécurité, finance, consommation, processus de production), l’accentuation n’est qu’une affaire de regard. Toutes les actions se coordonnent au travers de l’arc du continuum sociotechnique. La mobilisation des normes passe par des outils techniques ; les outils techniques mobilisent à leur tour des normes. Selon les actions, le continuum sociotechnique n’est pas équidistant du social et de la technique, mais il n’est jamais unilatéralement l’un ou l’autre. Si les formes de coordination de l’action sont bien différentes, elles ne signalent pas moins une tendance structurelle : la coordination de l’action n’est plus du seul ressort de l’accord intersubjectif.

14 Inutile de tomber dans des dramatisations excessives : les individus alternent sans rupture et en parfaite continuité des accords intersubjectifs et des coordinations techniques ; ils passent de la distance ou de l’anonymat interactif d’un côté à l’intimité et à la sociabilité intense de l’autre. Il leur arrive de discuter à propos d’une règle ou de refuser une maltraitance (lors d’une incivilité urbaine, par exemple), de respecter par adhésion normative une procédure ou tout simplement de se plier à elle, sans grande conscience, par simple respect d’un fonctionnement factuel (lorsqu’on remplit, par exemple, les cases marquées par un astérisque dans une plateforme). La vie en commun est indissociable de cette alternance ordinaire.

15 Mais l’actuelle coordination sociotechnique de l’action introduit un élément supplémentaire et hautement significatif : il est en train de se mettre en place une architecture sociotechnique complexe qui fait de chaque individu, en même temps, le centre de l’ensemble. Il s’agit d’un « décentrement de l’ensemble social vers la personne » (Sardin, 2015, p. 133). Chacun a l’impression, en se regardant dans les réseaux sociaux, que le « monde » tourne autour de lui. Au-delà de ce sentiment d’autocentration, l’important est que la forme même de l’encadrement des actions varie : elle tend à s’ajuster et à tenir compte des caractéristiques individuelles des acteurs (le continuum sociotechnique enregistre, par exemple, les traces et les évolutions des goûts personnels tout en les satisfaisant à l’intérieur de plateformes collectives).

16 D’un point de vue analytique (et au vu de l’histoire de la pensée sociologique), il ne s’agit au fond que d’assumer jusqu’au bout ce qui après tout a déjà été énoncé par Durkheim (1893). À savoir que l’intégration normative de la société a besoin, dans les sociétés modernes, vu leur degré élevé de différenciation sociale, de suppléments d’intégration (morphologiques, systémiques, désormais sociotechniques). On peut bien sûr regretter ou critiquer l’expansion du continuum sociotechnique et sa fonction croissante dans la coordination des actions – toute la tradition de l’aliénation s’y attelle d’ailleurs –, mais il s’agit d’une réalité incontournable du monde contemporain. Ce continuum est une nécessité pour des raisons démographiques, des motifs d’action à distance, de pluralité des contextes, d’hétérogénéité d’acteurs et de complexité tout court de la vie en société.

Repenser la question de faire société : les catégories normatives

17 Le résultat est la généralisation d’une vie en commun où les individus sont souvent les uns à côté des autres, mais qui se révèle capable de coordonner, en l’absence de toute conception forte de monde commun, un grand nombre d’actions et d’interactions en coprésence ou à distance. Cette réalité radicalise une dimension présente dans la modernité depuis ses débuts, notamment autour de l’argent : la possibilité de coordonner des actions indépendamment d’accords normatifs, voire à défaut de tout accord de ce type. Le niveau d’hétérogénéisation atteint dans nos sociétés rend la base normative du faire société ou bien impossible à définir (tant le pluralisme des biens est de rigueur) ou bien trop abstraite (du type les droits humains). Contre cette tendance pratique se dresse la position de tous ceux qui continuent à faire appel à une vision de plus en plus abstraite de l’idée de société, au monde commun (à terme souvent la nation) comme seule réponse à la fois possible et souhaitable.

18 La conclusion devrait s’imposer : le monde commun est devenu une fiction collective si, par ce mot, on désigne un état des relations sociales animé au jour le jour par un fort consensus normatif et surtout comme un principe indispensable à l’intégration de la société. Non seulement parce que, étant donné sa complexité, la vie sociale a besoin de simplifier la coordination des actions, mais aussi parce que bien des individus souhaitent, non sans ambivalence, l’expansion de mécanismes de coordination capables de permettre une large expression de leurs singularités.

19 Mais peut-on repenser le faire société autour de la notion de la vie en commun ? Peut-on vraiment faire de l’hétérogénéité une valeur ? Le continuum sociotechnique, une description de la coordination des actions dans la vie sociale contemporaine, peut-il servir à construire un autre idéal de l’être ensemble ? Comment une description factuelle pourrait-elle faire office d’un projet de société ?

20 Procédons en deux étapes. Dans un premier moment, rappelons à l’aide d’un exemple précis, la diversité culturelle, les difficultés croissantes à dégager, pour des raisons pratiques et normatives, des visions communes dans les sociétés actuelles. Dans un second moment, essayons de comprendre comment la coordination sociotechnique des actions est susceptible de donner forme à un autre idéal collectif capable d’assurer l’articulation entre souhaits de singularité et déroulement de la vie en commun.

Panique culturelle

21 En France, mais aussi dans bien d’autres pays dans le monde, la question de la diversité de la société tend à se polariser autour de la question de la différence culturelle des minorités, des immigrés ou de leurs descendants, de la diversité sexuelle. La crainte existe aussi, bien entendu, à propos de la fragmentation sociale (métropoles-périphérie, désaffiliation et exclusion sociale), mais limitons-nous ici pour des raisons d’espace à aborder l’enjeu du faire société à partir de l’hétérogénéité culturelle.

22 Est-il possible de faire société avec des individus appartenant à des cultures ou à des religions différentes ? Ces inquiétudes sur le vivre ensemble ne sont nullement nouvelles. La société actuelle n’a aucune spécificité multiculturelle, si par ce terme on désigne seulement la coexistence factuelle de groupes culturels divers. Le propre de bien des sociétés depuis longtemps est la mosaïque de diversités régionales, culturelles, nationales ou de classes dont la cohabitation fut assurée par des principes de subordination, de tolérance, voire d’indifférence (au sein par exemple des Empires). Une diversité qui fut traitée, une fois les sociétés modernes advenues, par le truchement de forts processus d’assimilation nationale stimulés par l’État, le marché, le service militaire ou le système éducatif – autant dire la construction explicite d’un monde commun.

23 C’est en partant de cette continuité qu’il faut comprendre les spécificités actuelles. En tout premier lieu, il faut prendre acte de l’amplitude du front de la différence culturelle : l’immigration ; la pluralité religieuse ; la sécession culturelle de la jeunesse ; la crise de la civilité ; la fin de la grande culture ; la « vulgarité » de la culture de masse ; la permanence des cultures de classe ou des identités régionales. Mais il faut surtout reconnaître que, dans les démocraties libérales pluralistes, il existe désormais une volonté explicite d’inclure le rapport à la culture (croyances, coutumes…) dans la liste des droits à disposition des citoyens. Autant dire que la spécificité de la situation actuelle ne résulte pas tant d’un multiculturalisme de facto que du fait que s’est forgé un nouvel idéal visant à permettre l’expression d’une diversité des grammaires de vie (Martuccelli, 1996).

24 Certes, le souhait partagé que les individus puissent développer leur singularité est inséparable de la force du libéralisme culturel dans les démocraties pluralistes et de l’intronisation de la réalisation personnelle en tant que but de la vie sociale. Bien entendu, cette aspiration est toujours en tension avec d’autres principes affirmant, de façon normative et pratique, le primat de la tradition, du peuple ou de la nation. Mais la force normative du souhait de la singularité ne peut pas être sous-estimée. Ceux qui invoquent le monde commun veulent aussi jalousement préserver la singularité de leur grammaire de vie.

25 Face à la diversité effective des sociétés actuelles et surtout à la valeur que les acteurs accordent à leur singularité, si monde commun il y a, il ne peut désormais qu’être réduit à quelques très grands principes du vivre ensemble souvent inclus dans les constitutions. Il n’est pas question de minimiser la force symbolique de cette réponse ; mais sa force effective devant le défi de la coordination des actions se révèle au jour le jour très insuffisante. De plus en plus souvent, l’appel à un monde commun n’est plus une solution lorsqu’il est question de gérer des situations concrètes ; en réalité, il fait partie du problème, voire il est le problème.

26 Or, si la société actuelle est bien le théâtre d’orientations hétérogènes et même parfois opposées, elle est très loin d’être aux prises avec la guerre des dieux. Pourquoi ? Parce que de fait, sans que cela soit reconnu au niveau politique et symbolique, la question de l’intégration de la société a cédé le pas, au jour le jour, à la question de la coordination sociotechnique des actions. Une coordination qui permet, dans les faits, une vie en commun sans véritable monde commun ; une coordination qui permet, souvent, dans les faits, de dissoudre bien des tensions ou des conflits normatifs.

27 Évitons tout malentendu. Ce que nous venons d’écrire ne minimise en rien la force des débats autour du monde commun. Mais il s’agit de plus en plus de deux ordres différents de réalité. Le continuum sociotechnique donne une réponse pratique et au jour le jour à la question de la coordination de l’action ; le vivre ensemble et le monde commun expriment le rapport hautement charnel et symbolique que les individus tissent avec leurs sociétés. Bien sûr, il existe dans la vie en commun de véritables conflits interculturels (Parekh, 2000, p. 264-265) et, face à ces débats, la nécessité d’un monde commun semble une exigence absolue. Pourtant, cette affirmation n’est que partiellement évidente et pour au moins deux raisons. D’une part, parce que la surconcentration des débats sur quelques points de conflit néglige tous les facteurs effectifs et ordinaires de coordination au jour le jour, mais aussi parce que l’appel au monde commun sous cette modalité sert souvent à refouler bien des droits égalitaires dans une démocratie libérale pluraliste, à commencer par le droit des individus à pratiquer de façon digne leur religion ou à avoir les mêmes droits civils. D’autre part parce que, sous l’emprise de l’épure libérale moderne, il faut reconnaître que les accords fondamentaux dans les démocraties pluralistes visent explicitement à instaurer un « espace » de neutralité (ou de laïcité dans la tradition républicaine française) qui soit le plus large possible.

28 Certes, toutes les pratiques doivent se plier à la Loi commune et qui plus est, malgré leur souhait de diversité, les sociétés modernes sont structurées par une conception du bien commun qui, si elle autorise bien des grammaires de vie, ne les permet pas toutes. Tout processus d’institution entraîne de fait un traitement différentiel entre les groupes – qu’il s’agisse du mariage, de la langue ou de la pratique religieuse (Kymlicka, 2000). Autant dire que, tout en visant (parfois) à être le plus tolérant possible, le régime libéral n’est jamais neutre puisqu’il s’appuie toujours sur certaines conceptions normatives. La neutralité religieuse de l’État via la laïcité (en fait envers toutes les croyances) est, par exemple, en apparence une évidence. Toutefois il suffit de revenir à un langage ancien pour bien comprendre la tension normative qui l’anime. Dans la guerre entre le pape et l’empereur, l’un doit s’incliner devant l’autre ; quoi qu’on dise, sans cette génuflexion du religieux devant le séculier, l’horizon de la discussion n’existe pas. La société moderne est inséparable du triomphe de l’empereur – au-delà du poids politique que chaque société nationale accorde ou non au religieux.

29 Bien entendu, on peut appeler monde commun cette réalité, mais il faut alors reconnaître sa faible capacité à structurer, concrètement, les situations. Le monde commun se confond tout simplement avec les lois et l’État de droit, dont la vocation est souvent de permettre l’expression de l’hétérogénéité sociale et culturelle. Du coup la tentation est grande pour certains de confondre les lois et les coutumes. Or, l’application de la loi est une obligation pour tous les citoyens ; le respect des coutumes un tout autre ordre de réalité. Comment définir d’ailleurs les us et coutumes dans des sociétés hétérogènes qui font du respect des singularités un de leurs principes de la vie sociale ? L’arène de discussion prend la forme d’une impasse entre ceux qui définissent un profil culturel et historique comme « la » vraie coutume d’un pays et ceux qui, à l’inverse, font de l’expression hétérogène des singularités « la » coutume d’une société.

L’idéal de la vie en commun

30 La coordination factuelle de l’action n’est pas la même chose que l’intégration symbolique de la société. Mais si la vie sociale est tous les jours possible, c’est parce qu’autour d’accords fondamentaux mais minimaux – et parfois de débats éludés – se déploie une vie en commun grâce à un continuum sociotechnique coordonnant les actions. Cette coordination de facto n’empêche pas des débats souvent vifs et hautement affectifs autour des normes, mais face à cette réalité l’expérience ordinaire de la coordination sociotechnique des actions est aussi l’expression, au jour le jour, sinon d’une solution, au moins d’un ensemble de dissolutions pratiques.

31 Nous arrivons au cœur de la tension. Ce qui assure et rend la vie en commun possible au jour le jour – la coordination des actions – est à distance de ce qui assure l’unité symbolique du collectif – l’intégration de la société. La nation et le monde commun sont toujours à l’horizon symbolique des sociétés ; ils sont de moins en moins à la base de la coordination fonctionnelle sociotechnique de la vie en commun.

32 En tant que discipline intellectuelle, la sociologie est née à la fin du xixe afin de juguler la crainte de sociétés qui, confrontées à la différenciation sociale croissante, doutaient de leur capacité d’intégration. La réponse des sociologues classiques fut de renverser le problème : vis-à-vis d’une cohésion sociale assurée jadis par la solidarité mécanique et la similitude identitaire des acteurs, la société moderne était le théâtre d’une forme supérieure de solidarité organique et d’interdépendance fonctionnelle. La différenciation sociale n’était pas le mal – la fragmentation…– mais le bien – une nouvelle manière d’assurer la cohésion de la société. Une inflexion analogue est aujourd’hui nécessaire : il est indispensable de comprendre que l’hétérogénéité n’est pas le problème, mais la solution. La différenciation sociale a engendré de nouvelles formes d’interdépendances au-delà de la division sociale du travail ; l’hétérogénéité sociale et culturelle engendre de nouvelles aspirations communes au-delà de la diversité identitaire. L’hétérogénéité contemporaine ne porte pas seulement la menace d’une fragmentation de la société dans la guerre identitaire des différences ; elle est aussi la promesse d’une vie en commun articulée autour de l’expression des singularités. Hier, il a fallu accepter la différenciation sociale comme un trait constitutif de la société moderne et cesser d’aspirer à un monde social marqué par une faible division sociale et imaginer, à partir de cet impératif, de nouvelles formes d’intégration. Aujourd’hui – c’est l’hypothèse de cet article –, il faut reconnaître l’hétérogénéité comme un trait structurel des sociétés actuelles : ce qui exige de reconnaître, derrière les différences intergroupales, l’irréductible existence des singularités intragroupales.

33 Faire explicitement de la vie en commun un idéal et non plus simplement la description d’un état de société exige donc que la distinction la plus ferme soit tracée entre différence et singularité. La différence s’appuie souvent sur une identité collective et repose sur un écart ; la singularité est individuelle et vertébrée sur un commun. Si les demandes différentialistes – notamment minoritaires – suscitent des remous chez certains, en revanche, les souhaits de singularités suscitent de la cohésion, tant les aspirations de chacun, au-delà de la diversité des formes, sont communes à tous. Des aspirations qui traversent et fragmentent, même à des doses différentes, toutes les identités collectives et qui sont niées par les entrepreneurs identitaires – au nom de la nation ou de la communauté, de la religion ou du genre.

34 Il faut cesser de considérer l’hétérogénéité sociale comme une menace. Non seulement parce que, comme les meilleurs théoriciens de la démocratie le signalent, elle est socialement insurmontable (Lefort, 1981), mais aussi parce qu’elle est à la source d’un possible principe commun. À une condition : que la présence de l’hétérogénéité soit reconnue comme traversant tous les groupes sociaux.

35 Bien entendu, malgré la force de la coordination des actions assurée par le continuum sociotechnique, la vie en commun ne secrète pas d’elle-même, par son pur fonctionnement quotidien, un idéal. Mais dans son effectivité pratique, au jour le jour, elle est la preuve qu’il est possible de construire un autre idéal du faire société. Il faut partir d’une reconnaissance effective – et problématique – de l’entrecroisement des conduites pour dissoudre les paniques morales relatives à la viabilité de la société. Un nombre très grand de préjugés, mais aussi de frontières morales, de frictions de civilités, voire de véritables apories multiculturelles, parviennent, sans trouver aucune solution morale ou politique, à se dissoudre pratiquement, rendant possible la coexistence d’individus et de groupes.

36 L’analyse sociologique ne se confond jamais avec les débats politiques. Il ne lui revient pas de trancher la controverse politique entre partisans de l’homogénéité et de l’hétérogénéité. Mais il lui revient d’une part de montrer, faits à l’appui, la force structurelle croissante de l’hétérogénéité dans toutes les sociétés actuelles et, d’autre part, de proposer, à distance des discours des sociétés soumises à l’assaut de pressions intégristes ou animées par une fureur assimilatrice, des descriptions plus objectives – et froides – du faire société.

Bibliographie

  • Beuscart, J.-S. ; Dagiral, E. ; Parasie, S. 2016. Sociologie d’internet, Paris, Armand Colin.
  • Bourdieu, P. 1980. Le sens pratique, Paris, Minuit.
  • Cardon, D. 2015. À quoi rêvent les algorithmes ?, Paris, Le Seuil.
  • Denouël, J. ; Granjon, F. (sous la direction de). 2011. Communiquer à l’ère numérique, Paris, Presses des Mines.
  • Durkheim, E. 1893. De la division du travail social, Paris, Puf, 1986.
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  • Parekh, B. 2000. Rethinking Multiculturalism, Cambridge, Harvard University Press.
  • Parsons, T. 1951. The Social System, Glencoe, Ill., The Free Press.
  • Sardin, É. 2015. La vie algorithmique, Paris, L’Échappée.

Mots-clés éditeurs : intégration systémique, sociotechnique, intégration sociale, Faire société, vie en commun

Date de mise en ligne : 19/09/2019

https://doi.org/10.3917/nrp.028.0073

Notes

  • [1]
    .Cette publication a été financée par l’institution scientifique Milenio du Ministerio de Economía, Fomento y Turismo de Chile, octroyée par le Centro Núcleo Milenio « Autoridad y asimetrías de poder ».
  • [2]
    La notion de sociotechnique est polysémique et objet de bien des controverses théoriques. Dans cet article, nous mobilisons cette notion pour désigner le poids croissant des médiations et des agencements (plus ou moins autonomes) des objets techniques et des normes dans la vie sociale. Le fort niveau d’articulation atteint entre eux dans la structuration et l’enchevêtrement des actions nous induira à parler d’un continuum sociotechnique.

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