Couverture de NRP_028

Article de revue

Socialités alternatives en milieu populaire. Au marché des biffins parisiens

Pages 47 à 57

Notes

  • [1]
    Mot d'argot du xviiie siècle synonyme de chiffonnier.
  • [2]
    « Fille de l’Assistance publique », à 21 ans, sans diplôme, Michelle a dû rapidement trouver à s'employer : caissière d'abord d'un supermarché, puis secrétaire médicale.
  • [3]
    Partie du tout en même temps que partie singulière, c'est ce qui, pour Axel Honneth (1992), fait le plus haut degré de la reconnaissance.
  • [4]
    J’ai voulu, dans cet article, mettre l’accent sur leurs efforts de réidentification et les socialités alternatives qu’ils participaient ainsi à créer. Pour plus de développements sur les tensions et les nœuds qui accompagnent cet effort, voir Duclos, 2014.

Nouveaux possibles sous contrainte

1 À première vue, la situation des biffins [1] paraît relever de l’extrême contrainte : quelques objets de seconde main récupérés dans les poubelles, vendus au sol sur des tissus, qu’il faut ramasser vite à l’arrivée des policiers, pour quelque dix euros gagnés dans la journée. Ils sont plusieurs milliers à vendre aux portes de Paris, dans le prolongement des marchés aux puces établis, de plus en plus nombreux depuis les années 1980, les crises successives et le durcissement des politiques migratoires. Immigrés sans-papiers sans accès aux « aides sociales » et sans accès ou presque à l’emploi officiel, retraités complétant leur trop maigre pension, anciens travailleurs de longue date licenciés avant l’heure ou travailleurs occasionnels aux occasions trop rares, ils le disent eux-mêmes : s’ils vendent et s’ils récupèrent, c’est d’abord « par nécessité ». Cependant, ils disent aussi leur goût pour l’activité : pour le hasard et les surprises de la récupération, la relation marchande et, plus généralement, les sociabilités de la place du marché.

2 À mon arrivée en mai 2009 au marché des biffins de la porte de Montmartre (frontière nord de Paris, 18e arrondissement) – où je séjournerai régulièrement quatre ans durant pour en faire l’ethnographie (Duclos, 2015) –, à la périphérie des célèbres puces de Saint-Ouen, sous le pont vrombissant du boulevard périphérique qui là-haut marque la frontière entre Paris et sa banlieue, puis sur le trottoir de l’avenue bordant les immeubles hlm, ils sont plusieurs centaines, près de mille personnes, à vendre les week-ends de la vaisselle, des jouets, des vêtements, des chaussures, des sacs ou des bijoux, du matériel électronique ou de l’électroménager à des clients plus nombreux qu’eux. Tous ceux que je rencontre alors – quelque trente personnes au total dont je dirais que je les ai véritablement rencontrées – insistent sur ce point : par-delà les seules négativités, les manques et les contraintes de leur situation, il faut voir aussi ses parts positives. Et malgré mon souci et mon bagage anthropologiques, qui m’invitent à me méfier de ces définitions privatives de l’Autre – celles-là qui précisément insistent sur les manques, définissant l’Autre à la négative, par ce qu’il n’est pas –, je ne peux m’empêcher de douter. Ne sont-ils pas là en train de me duper ? D’enjoliver leur situation pour me la rendre belle, valeureuse à l’excès ? De se duper eux-mêmes, en mettant l’accent sur ses joies, pour rendre la vie supportable ? Je décide pourtant, en bonne anthropologue, de les prendre aux mots, au sérieux : d’explorer avec eux ces possibles nouveaux qui s’ouvrent aussi dans la contrainte.

Au hasard des poubelles

3 « C’est aléatoire », répète Adama sans se départir de son calme, rabattant silencieusement le couvercle. Il est 6 heures passées déjà, le jour va bientôt se lever. Plus d’une heure que nous tournons, de poubelles en poubelles, par les rues bourgeoises du 16e arrondissement, sans avoir presque rien trouvé qu’un lot de porte-clés et quelques magazines – 5 euros tout au plus – dont pas même la vente n’est encore assurée. Et je me dis que, « aléatoire », la récupération est décidément très précaire. Mais « patience », dit Adama. Et nous reprenons notre route jusqu’à la prochaine poubelle, pleine à ras bord de sacs en plastique noirs et bleus qu’Adama palpe un à un ; au toucher, il devine.

4 « Ah ! » Adama a trouvé quelque chose. Bien rangés dans leur boîte, des téléphones portables, modèle récent, état neuf. Dans une pochette en tissu, un gps encore intact. Adama note ma surprise. « Je t’avais dit, dit-il, c’est toujours aléatoire. Il faut garder l’espoir. C’est comme ça, tu sais, le biffin, il attend toujours le coup de chance. Et le coup de chance arrive parfois. »

5 « Coup de chance », dit Adama. « Jackpot », disait Hakim. « Gros lot », dira Polo. Une « chasse au trésor », disent bien des biffins pour dire la récupération, l’excitation qui l’accompagne et l’espoir qui l’anime. C’est dire qu’elle n’est pas simplement précaire, pas simplement privée de l’assurance de ses succès. « Aléatoire », c’est non seulement la possibilité toujours renouvelée de l’échec, c’est aussi celle, et pareillement toujours renouvelée, de son contraire, la victoire. C’est en définitive l’indétermination qui, pour les biffins, fait le propre de la récupération, autrement dit positivement, le hasard.

6 On sait le goût marqué des classes populaires pour les jeux de hasard : « revanche sur la vie réelle » où tout apparaît joué d’avance (Hoggart, 1957, p. 187), dans le jeu le destin se joue à armes égales et se rejoue sans cesse à chaque nouveau coup (Verret, 1988, p. 90 ; Weber, 1989, p. 197). Avec la récupération, le hasard passe les bornes de l’instant circonscrit du jeu pour gagner l’espace-temps du travail. Non que tout n’y soit que hasard. À la différence du jeu, la récupération requiert des savoirs – où, quand chercher, de quelle manière ? – et son issue s’avère en partie prévisible : les poubelles, probablement, seront plus ou moins généreuses selon que leurs propriétaires seront plus ou moins riches ; les chances de trouver plus ou moins élevées selon la concurrence – le nombre de biffins présents au même endroit et au même moment – et les surprises heureuses plus rares que les déceptions. Mais du jeu au travail, ce qu’il perd en puissance, le hasard le gagne en enjeu. Et dans la récupération, à chaque coup, chaque poubelle et défiant toute prévision, la chance peut sourire aux biffins – cette chance éternelle absente du marché du travail officiel.

7 Après qu’il a perdu son emploi d’ouvrier, que sa femme l’a quitté, qu’il lui a laissé la maison, Polo, devenu sans-abri, n’a plus trouvé d’emploi, c’était il y a quarante ans. Hakim est allé, lui, de cdd en cdd : veilleur de nuit, chauffeur, mécanicien, charpentier, et de mois de chômage en mois de rsa, sans-abri lui aussi à tout juste 30 ans, il en a 37 quand nous nous rencontrons. Adama est parmi les rares – le seul que je connaisse – à avoir un temps « réussi » : il a été patron d’une petite entreprise qui, dit-il, « marchait très bien » ; et puis des tas d’histoires qu’il m’a demandé de ne pas dire, le divorce et la rue, « de déceptions en déceptions ». Au hasard des poubelles, au moins, les déceptions peuvent parfois laisser place aux surprises. « Le coup de chance arrive parfois. » Il est rare, pas impossible, ni le petit – des téléphones, un gps, quelque 200 euros qui changent la vie quelque temps –, ni le grand, le « gros lot », le « jackpot » qui change la vie pour de bon. Pour preuves, ces histoires, qu’on se raconte et re-raconte sur la place du marché, des merveilleux objets trouvés par tel ou tel qui, soudainement fortuné, est parti refaire sa vie… Des rumeurs, ces récits ? Des fictions ? Et le coup de chance, un leurre pour supporter la vie en laissant croire qu’elle peut changer quand elle ne change pas ? Je doute encore, mais, si je doute, c’est parce que je raisonne par dichotomies : choix versus contrainte, hasard versus détermination, émancipation versus domination. Or c’est l’imbrication qu’il faut ici penser : penser que le hasard peut avoir sa place dans des situations par ailleurs très déterminées ; qu’il est des situations subies qui malgré tout recèlent des choses qu’on chérit, des situations dominées qui font s’émanciper d’autres dominations.

8 Si toujours on en vient à biffer par défaut, qu’on continue toujours « par nécessité » et si la récupération bien souvent se fait dans la honte, entachée qu’elle est des stigmates qui plus largement touchent les travailleurs des déchets (Corteel et Le Lay, 2011), elle n’en laisse pas moins de donner aux biffins l’opportunité de la chance qui sur le marché du travail ne leur est pas donnée. Non seulement la chance, aussi la « liberté ».

Libertés

9 « Je travaille quand je veux, comme je veux », affirme Sarakolé, « je tiens à ma liberté ». Presque tous en parlent, de cette « liberté » qu’ils n’avaient pas, qu’ils ont gagnée en se faisant biffins. Liberté limitée bien sûr – mais quelle liberté ne l’est pas ? –, fonction des heures de sortie et de vidage des poubelles, de l’argent qui manque à gagner, de la fréquence et la dureté des interventions policières… Liberté malgré tout et à comprendre non seulement en termes de degré mais aussi par comparaison. Si les biffins gagnent en liberté, c’est par comparaison à ces autres situations où ils en sont, ont été, pourraient être encore privés. Avant d’être biffin, Sarakolé a travaillé des années durant dans le bâtiment, allant de ville en ville où était le travail. Depuis qu’il est biffin, et malgré les malheurs – le divorce et la rue, les revenus perdus –, il est, dit-il, son « propre maître », sans personne pour le commander. Adama de même, après la faillite, multiplie les contrats : livreur, magasinier, employé de rayon dans un supermarché. Il se rappelle, contrarié, les patrons méprisants, de l’histoire ancienne à présent : « Je fais ma petite brocante et on me fout la paix. »

10 Liberté, donc, quant aux patrons dont on ne dépend plus et, quand on en dépend encore, liberté de s’en libérer. Lorsqu’elle commence à biffer pour « payer les factures » – une mauvaise passe financière –, Blanche est lingère encore dans une école de Saint-Ouen. « Puis ça s’est dégradé, petit à petit, les relations avec la direction. C’était du harcèlement moral, en fait, et ça me détruisait. […] C’est le marché qui m’a permis de couper les ponts, de dire non. » Car il faut, pour dire « non », plus que la seule force psychique, il faut la possibilité matérielle de le faire. Il faut le rsa mais le rsa ne suffit pas. Il faut encore des à-côtés : la « débrouille » en général et la biffe en particulier, ce moyen dont ils ont de s’en sortir par eux-mêmes, minimum trop minimal mais néanmoins suffisant à se délier quand il le faut des patrons.

11 Liberté gagnée donc vis-à-vis des patrons pour les hommes comme pour les femmes ; pour les femmes, liberté gagnée aussi vis-à-vis des hommes. Des cinq femmes que je rencontre, au moment où je les rencontre, aucune ne dépend d’un homme. Deux d’entre elles ont été mariées – à des maris qui les violentaient –, toutes deux ont depuis demandé le divorce et l’une et l’autre disent que c’est pour beaucoup le marché qui les y a autorisées : non seulement pour l’argent, l’indépendance financière qu’il leur a procurée, aussi pour la « confiance ». Sur un quai de gare à Roubaix, alors qu’elle assiste son père, agriculteur de profession, un jour de livraison, Jeanne rencontre son mari. Ensemble, ils s’installent à Paris. « Paris, la capitale, j’imaginais, tu vois, la grande vie ! » Mais bientôt son mari se révèle « radin » et « violent ». Elle reste, elle tient bon, « pour Paul », leur premier enfant. Elle travaille au noir, elle fait des ménages. Mais à la naissance d’Amandine, le ménage ne suffit plus, alors elle récupère et vend sur les marchés. « J’avais honte […] et peur aussi. Mais je vais te dire, quand tu es dans la merde, tu es pas regardant. Je pouvais plus nourrir mes enfants ! » Puis, plus tard, elle apprend que son mari la trompe. « Là, c’était trop. Je voulais divorcer. Mais plus j’abordais le sujet, plus il frappait fort. Alors j’ai abandonné... » Jusqu’à ce jour où, finalement, elle prend les enfants, déménage aussi sec et entame la procédure. « Peut-être bien que c’est le marché qui m’a permis d’avoir moins peur. Toutes ces choses que j’ose faire […], tout ce que je dis maintenant que j’aurais jamais dit avant. Là, tu as pas le choix, tu es obligé. Tu dois oser pour vendre et pour récupérer. Ça te donne confiance. »

« Parler ». Affirmations de soi

12 Ces choses qu’elle ose dire. Jeanne n’est pas la seule à exprimer ainsi cette parole qui se libère sur la place du marché. Blanche raconte aussi : « Pendant tout un temps de ma vie, je suis restée muette. Parce que j’ai pas eu les codes ou… j’ai eu aucun cadre en fait […]. J’ai vraiment beaucoup travaillé pour arriver à parler comme je parle aujourd’hui. Le marché m’a beaucoup aidée. Au début, c’était dur et je me forçais à venir. C’était pour payer les factures mais c’était aussi pour ça – comme un effort, tu vois, pour se libérer –, pour sortir de mon isolement, ou tout simplement apprendre à parler. » S’efforcer de parler, un effort propre aux femmes ? C’est plutôt que ces femmes viennent mettre en exergue un effort commun à l’ensemble des biffins. À la manière de Blanche, toutes et tous s’accordent pour dire que s’ils sont là, chaque jour de marché, chaque samedi, dimanche et lundi, depuis tôt le matin jusqu’à tard dans l’après-midi, c’est non seulement pour l’argent mais aussi pour, disent-ils, « voir du monde et parler ».

13 Lieu de resocialisation pour ceux qui ont perdu leurs anciens liens professionnels, amicaux et/ou familiaux, porte d’entrée dans la ville pour les nouveaux venus immigrés exclus très largement des échanges endogènes, la place populaire du marché des biffins, haut lieu de sociabilité comme sont en général les places de marché populaires, est en effet lieu du « monde » et de la « parole ». Foule compacte qui se presse dans les allées marchandes étroites. Brouhaha des voix qui semblent s’élever de partout à la fois. Ici, à leur étal, des marchands discutent entre eux, là des clients croisés au détour des allées commentent leurs trouvailles, ici et là des groupes, marchands et clients réunis, se retrouvent et conversent, partout les marchandages battent leur plein à haute voix. Car ici, comme aux puces et au « bazar » (Geertz, 1979) en général, on marchande. On échange non seulement des objets, de l’argent, mais aussi des paroles, des rires, des plaisanteries. C’est l’échange « total » (Mauss, 1925) et non seulement marchand qui prédomine et dont l’enjeu dépasse le seul gain matériel, qui a trait au « prestige » (ibid.), au « rang » (Malinowski, 1922) ou, dans des termes plus actuels, à la « valeur de soi » (Élias et Scotson, 1965), à la « reconnaissance » (Honneth, 1992).

14 De retour au matin de notre tournée des poubelles, Adama veut m’apprendre à vendre : « Après tu pourras te lancer, mais regarde-moi faire d’abord, pour que tu comprennes bien le monde du marché. » Adama, dans un premier temps, jamais ne hèle ses clients. Sur le côté, comme en retrait, il les laisse venir à lui. Puis une fois que ceux-ci se sont par eux-mêmes approchés, qu’ils sont restés un temps à observer la marchandise, alors il les interpelle, mais toujours avec douceur. Par ses traits d’humour et d’esprit, il les fait sourire, il les charme. « Tu vois, me dit-il après que le flot des clients s’est tari, il faut susciter le dialogue. Beaucoup de commerçants ne cherchent que l’argent, ils se trompent. La transaction marchande, c’est de la communication. » Gagner non seulement l’argent des clients, mais encore leur sourire, par l’attitude et par les mots, par tout ce qui fait le « dialogue », ce qu’on montre de soi et ce qu’on dit de soi : en échangeant, les échangeurs en viennent à se raconter.

15 Jeune Rom de 26 ans, Michou lui aussi charme ses clients, quoique différemment. Expansif, bavard, il les appelle « mon ami » et joint le geste à la parole, attrapant l’un d’eux par l’épaule, entourant l’autre de son bras. Il nous raconte ses objets, leur usage et leur qualité et nous raconte ses voyages, les multiples pays d’Europe traversés. À son étal, Michelle assortit les couleurs, associe les matières, les tailles et les formes : à ses pieds, des bijoux, des sacs et des foulards en tas faussement dérangés ou dans des panières en osier. Ses clientes la complimentent. « C’est mon truc, nous dit-elle, la mode, la déco. J’ai du goût, je sais faire. Si on m’avait pas empêchée [2], moi j’aurais monté un commerce. »

16 Par la parole en général et en particulier la parole sur soi, à travers les échanges de la place du marché et en particulier ceux de la relation marchande, à rebours des exclusions et de ces autres relations, salariales, maritales ou encore d’assistance, inégales et enfermantes, les biffins trouvent à s’affirmer – à affirmer un moi pluriel et valeureux – et à se réidentifier : redéfinir leur position, leur rôle et leur identité.

Socialisations par le bas et réidentifications

17 « On demande pas la charité, on travaille ! », se récrient nombre de biffins au départ des policiers, contestant les fuites obligées, les amendes et les marchandises confisquées puis détruites, opposant ce faisant à la figure de l’assisté celle du travailleur. Non qu’il faille comprendre qu’il y ait pour eux d’un côté ceux qui perçoivent des « aides », de l’autre ceux qui travaillent – parmi tous les biffins rencontrés, tous ceux qui y ont droit perçoivent lesdites « aides sociales » – ; c’est bien plutôt que la figure disqualifiante de l’assisté (Paugam, 1991 ; Duvoux, 2009) est si prégnante, tend à si bien les atteindre qu’ils s’appliquent ainsi même à s’en désidentifier, que c’est ainsi vis-à-vis d’elle que le « travail », comme ils disent, de la vente au marché trouve son sens et son pouvoir de redéfinition, des positions, des rôles et des identités.

18 Comme nous approchons du marché, Polo se rappelle avec moi les centres d’hébergement où il allait parfois, le plus rarement possible, alors qu’il était sans-abri – à presque 70 ans, Polo a finalement trouvé à se loger – : « Le personnel était sympa et ils voulaient bien faire, mais les rapports c’est compliqué parce que, dans ces structures, tu n’es pas vraiment traité comme un être à part entière. » Il observe un temps le marché bruyant, les marchands qui marchandent et les marchés conclus : « Mais tu vois, ça, c’est un échange. Un véritable échange. Où tu peux négocier, discuter avec le client, échanger d’égal à égal. »

19 Via l’échange marchand et en particulier via le marchandage, via l’égalité des échangeurs qu’il suppose – que l’un et l’autre puissent également influer sur l’autre et sur son prix, c’est ce qui, dans le marchandage, forme le juste prix –, les biffins trouvent à se poser en même temps qu’à s’affirmer comme les partenaires d’un échange, réciproque et égalitaire, contre les inégalités et l’unilatéralité de la relation d’aide, où négocier à armes égales et où donner, « rendre service » autant que recevoir. Ils cherchent ainsi à se donner d’autres identifications que celles qui tendent par ailleurs à les conditionner, via l’échange marchand et, plus généralement, via l’ensemble des échanges de la place du marché – des échanges où le rire apparaît comme incontournable. Rire entre soi dans les groupes, rire en passant quand on arrive et qu’on dit bonjour à la ronde, rire avec ses clients pour charmer, marchander ; plus qu’un simple ingrédient parmi d’autres des relations, le rire est ici une « manière d’être », comme dit Jojo, un « ancien » : « la manière d’être ici ». Et si, à première vue, c’est tout qui prête à rire – l’accoutrement de l’un, l’accent marqué de l’autre, le titre étrange d’un livre à vendre, le temps qu’il fait, le temps qui passe… –, il est certaines choses dont on rit plus volontiers : ces attributs disqualifiants qu’on a en partage au marché et dont on cherche à se déprendre.

20 Jean-Mi, Pierrot et quelques autres, biffins et clients réunis, discutent en cercle et rient en chœur. Je me joins à eux quand Jean-Mi sort de sa poche une lettre, une offre de l’Église : pour seulement 100 euros, une traversée en bateau de la mer Méditerranée. C’est peu par rapport aux prix du marché, mais toujours trop pour lui, nous dit-il en riant, et puis d’ajouter après un silence : « Moi, quand je serai mort, je donnerai toute ma fortune à l’Église. » Tous rient aux éclats. Jamais ni Jean-Mi, ni Pierrot, ni les autres n’ont eu de fortune et, très probablement, ils n’en auront jamais.

21 Ainsi souvent, comme eux, on se rit de la pauvreté, lot commun de tous au marché, comme on se rit aussi de cet attribut, autre lot commun, si ce n’est de tous, de la plupart des biffins : l’attribut de l’étrangeté. Étrangeté des immigrés récemment arrivés – comme Michou de Roumanie – ou des immigrés de longue date – Adama du Cameroun ou Sarakolé du Mali – ; étrangeté aussi des Français, enfants d’immigrés, qui en portent la marque sur leur peau, sur leur corps – traits typés, peau brune d’Hakim, peau noire de Jojo de parents congolais.

22 Petit sourire en coin et rides au coin des yeux, Sarakolé se moque gentiment de son client :

23 « T’es algérien toi ? Eh ben retourne dans ton pays ! »

24 Et indiquant du doigt tout droit : « Plus vite que ça ! »

25 « D’accord », répond l’autre en riant.

26 Et comme sur le départ : « Par où je pars ? À droite ou à gauche ? »

27 Michou, ses parents, ses amis, tous Roms, à leur étal, occupent, face à face, deux côtés d’une allée. L’un d’eux passe au milieu prenant un air mauvais. Les autres le pointent du doigt, simulant l’affolement, et s’écrient en riant : « Pickpocket ! Roumain ! Pickpocket ! »

28 Non seulement ils se moquent des attributs disqualifiants de l’étrangeté et de la pauvreté, mais de plus, pour ce faire, ils se travestissent : se glissent dans la peau de ceux qu’ils ne sont pas, autochtones apeurés ou hommes fortunés, leurs opposés dans l’ordre du monde établi dont ils soulignent ainsi l’arbitraire et la contingence. À la manière du peuple de Mikhaïl Bakhtine (1965), par le « masque » et la « parodie », ils mettent en riant « le monde à l’envers ». Parodiant les puissants en exagérant leurs mimiques et leurs comportements – ici, comme on le voit, de l’inquiétude à l’affolement –, parodiant avant tout leurs idées sur eux préconçues – les stéréotypes, ici, du vol et du danger –, ils les tournent en ridicule et les évident de leur sens, manifestent l’absurdité des attitudes et des idées qui font l’ordre établi. Comme Stefan Le Courant l’observe au quartier populaire de la Goutte d’Or à Paris, le rire des ethnicités, stéréotypées et figées, ainsi tournées en ridicule, en exprime à la fois « l’artificialité » en même temps qu’il en réduit la « portée essentialisante » (Le Courant, 2013, p. 66). Il les défige, les ouvre, ouvre la possibilité d’autres rôles et d’autres rapports, d’autres identités et d’autres positions, en somme, dirait Bakhtine (1965, p. 57), d’une « autre structure de la vie », de socialités, dirait-on, alternatives aux socialités dominantes, qu’ils s’appliquent à bâtir.

29 Pour contrer la figure négative de l’assisté, couramment associée de nos jours à la pauvreté, ils opposent, on l’a vu, le travail à la charité ; pour contrer celle de l’étranger, et plus précisément ses identités afférentes, négatives et figées, ils s’efforcent de bâtir un monde où l’altérité soit à la fois celle de tous et de chacun, à la fois générale et toujours singulière. « On trouve de tout ici », entend-on souvent dire au marché des biffins, comme aux puces attenantes, pour dire la diversité et le caractère insolite, étrange, des objets, autant que des gens qui le peuplent. Tous uniques en même temps que parties d’un seul et même monde, les objets nous plongent ici dans la pluralité et l’histoire de l’humanité que l’on partage à travers eux : en se les échangeant, en se les racontant et en se racontant quand les objets deviennent les supports de récits de soi. Un homme s’arrête à l’étal de Sarakolé sur un étrange objet, petit, noir, en plastique. « On vendait de ça avant dans la boîte où je travaillais. Ça fait cinq ans maintenant – licenciement économique –, cinq ans que je suis au chômage... » Parmi les bijoux, les tissus qui garnissent son éventaire, Michelle a ce jour un foulard imprimé d’arabesques ; l’une de ses clientes, d’origine algérienne, s’en saisit, le déplie, loue sa beauté puis nous explique les mêmes foulards « au pays », leur histoire et leurs usages. Tandis que Michou, lui, raconte ses voyages, l’Espagne et la Hongrie, leur langue et leurs coutumes.

30 Au marché des biffins comme aux puces en général, les objets tous différents, du présent, du passé, de l’ici, de l’ailleurs, parlent et nous font parler des mystères, de l’étrangeté propres à l’humanité. Une étrangeté qu’on cultive quand on les raconte et qu’on se raconte et qui n’est pas là l’étrangeté, propre des uns, qui discrimine : discrédite et empêche de faire partie du tout. Au contraire, c’est l’étrangeté faite banale, partagée, qui tend, ici, à se généraliser : élément caractéristique de cette humanité, incarnée à la fois dans les êtres et dans les objets, où chacun est unique et tous sont humains, partie originale de l’humanité bigarrée [3].

Faire société autrement ? Limites et horizons

31 Ils s’appliquent à bâtir au marché de ces socialités, positives, incluantes et égalitaires, alternatives aux socialités dominantes. Ils s’y efforcent, ce n’est pas dire qu’ils y parviennent pleinement. Les stigmates et les privations dont ils cherchent ainsi même, continument, à se déprendre, ne cessent pas de les atteindre et pas même au marché – qui pourtant constitue pour eux le lieu privilégié de cet effort de déprise – : c’est le manque d’argent et de biens matériels qui le premier les fait ici se rassembler – c’est « par nécessité » qu’ils vendent et récupèrent – tandis qu’aux figures négatives du pauvre et de l’étranger qu’ils gardent en partage vient s’ajouter là celle du travailleur des déchets avec ses attributs négatifs d’anomie et de saleté (Corteel et Le Lay, 2001). Entre contrainte et liberté, hasard et détermination, émancipation et domination, c’est en définitive avant tout la tension qui marque leur rapport au monde et à l’activité.

32 « J’adore cet endroit », me dit Hakim un jour d’été où le marché s’étend devant nous, baigné de soleil, « je voudrais toujours rester là ». Et quelques mois plus tard, un jour d’hiver, mauvais jour : « Faut que je me casse d’ici, ça me ronge d’être ici… » Comme lui, tous oscillent entre amour et haine, identification et désidentification. Tantôt ils s’identifient au monde et aux gens du marché, louant leurs vertus et leurs qualités sans pareilles, tantôt, à l’inverse, ils s’en dissocient, reportant sur les autres, et même les plus proches, les attributs disqualifiants qu’ils ont en partage avec eux [4].

33 C’est que les réidentifications et leurs socialités restent sans cesse à renouveler, elles sont des horizons. Jamais pleinement atteintes, c’est le propre de l’horizon, mais toujours poursuivies et sur la route desquelles, envers et contre tout, des effets sont produits : des libertés gagnées, des socialités inventées, des égalités pratiquées, des reconnaissances accordées.

34 Est-ce à dire, pour autant, que parce qu’elles sont des horizons, « rien que » des horizons, il faille les disqualifier ? Parce que trop fugaces et trop hasardeuses, les juger sans pouvoir ou même sans importance ? Il me semble au contraire que les horizons doivent retenir l’attention de celle ou celui qui cherche à comprendre le monde social, ses vies et ses transformations, là où ils traduisent les souhaits des hommes et des femmes et là où leur poursuite produit justement des effets – comme produisent en général, dans le monde social, les représentations qu’on se fait dudit monde. De surcroît, il me semble devoir retenir la plus grande attention quand ils sont, comme ici, le fruit de ceux-là dont les souhaits se voient si souvent contrariés.

Bibliographie

Bibliographie

  • Bakhtine, M. 1965. François Rabelais et la culture populaire au Moyen-Âge et sous la renaissance, Paris, Gallimard, 1982.
  • Corteel, D. ; Le Lay, S. 2001. Les travailleurs des déchets, Toulouse, érès.
  • Duclos, M. 2014. « Sentiments d’appartenance en milieu populaire », Travaux en cours,10, 89-103.
  • Duclos, M. 2015. Horizons d’égalité. Le combat des biffins parisiens, Thèse de doctorat, Paris 7.
  • Duvoux, N. 2009. L’autonomie des assistés. Sociologie des politiques d’insertion, Paris, Puf.
  • Élias, N. ; Scotson, J-L. 1965. Logiques de l’exclusion, Paris, Agora, 2001.
  • Geertz, C. 1979. Le Souk de Sefrou. Sur l’économie de bazar, Saint-Denis, Bouchène, 2003.
  • Hoggart, R. 1957. La culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Minuit, 1970.
  • Honneth, A. 1992. La lutte pour la reconnaissance, Paris, Éditions du Cerf, 2010.
  • Le Courant, S. 2013. « “Moi je viens de Mars, et toi ?” Le rire dans les espaces publics de la Goutte d’Or », Terrain, 61, 55-67.
  • Malinowski, B. 1922. Les argonautes du Pacifique occidental, Paris, Gallimard, 2000.
  • Mauss, M. 1925. « Essai sur le don. Formes et raisons de l’échange dans les sociétés archaïques », dans M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, Puf, 2003, 143-279.
  • Paugam, S. 1991. La disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté, Paris, Puf, 2009.
  • Verret, M. 1988. La culture ouvrière, Paris, L’Harmattan, 1996.
  • Weber, F. 1989. Le travail à-côté. Étude d’ethnographie ouvrière, Paris, inra-ehess.

Mots-clés éditeurs : biffins, marché, égalité, Socialisation, reconnaissance, milieu populaire

Mise en ligne 19/09/2019

https://doi.org/10.3917/nrp.028.0047

Notes

  • [1]
    Mot d'argot du xviiie siècle synonyme de chiffonnier.
  • [2]
    « Fille de l’Assistance publique », à 21 ans, sans diplôme, Michelle a dû rapidement trouver à s'employer : caissière d'abord d'un supermarché, puis secrétaire médicale.
  • [3]
    Partie du tout en même temps que partie singulière, c'est ce qui, pour Axel Honneth (1992), fait le plus haut degré de la reconnaissance.
  • [4]
    J’ai voulu, dans cet article, mettre l’accent sur leurs efforts de réidentification et les socialités alternatives qu’ils participaient ainsi à créer. Pour plus de développements sur les tensions et les nœuds qui accompagnent cet effort, voir Duclos, 2014.
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