Modern love
1 On a tendance à chosifier l’amour. Pourtant, l’amour est fonction des discours. On ne parle pas de la même chose à toutes les époques ni dans tous les endroits. On peut faire valoir que l’amour est déterminé par un contexte culturel mais aussi socio-économique. Réciproquement, il y a des raisonnements où la considération de l’amour n’a guère de place. L’approche de Lacan permet d’appréhender comment le capitalisme organise les choses de l’amour.
L’amour après la guerre
2 Pour s’en tenir à quelques contemporains de Lacan, déjà avant-guerre, Rougemont (1939) a établi que l’amour a une histoire en Occident. Après la guerre, où l’amour s’est révélé aussi cruellement absent que mortifère, tout un pan de la philosophie continentale se posait la question de son existence, voire s’en passait implicitement et sagement. Sartre (1947) s’en désengageait à travers l’expérience infernale de l’autre. L’amour semble être une objection à la phénoménologie qui dès lors, en cette période coincée peu ou prou entre Scheler (1913) et Levinas (1961), ne peut que se focaliser sur le désir, sur l’intentionnalité se retournant contre elle-même. Quant aux marxistes, ils s’évertuaient à restaurer une version de l’amour du semblable, un amour de classe, l’amour prolétaire.
3 Pendant ce temps, le mot d’ordre de l’amour libre, digne d’un oxymore situationniste, vaguement inspiré de Reich (1936), réchauffait les corps, enflammait les esprits, incendiait les villes. Las, il fit long feu, n’ayant d’amour que le nom et ladite libération sexuelle était d’abord phallocratique tandis que la volonté de jouir sans entraves ne pouvait qu’avorter.
4 Dans le structuralisme, Foucault (1976-84) décrivait le caractère aliénant de la sexualité. Lévi-Strauss (1949) repérait les modalités de l’échange tout sauf amoureux. Barthes (1977) décryptait à quel point l’amour n’est qu’un effet de langage renvoyant à la mise en œuvre d’une subjectivité évanescente, immatérielle, surgissant dans le non-sens, tel un pavé riant sous le soleil exactement. La poétique de l’amour est une entreprise vouée à l’échec, tournant à l’idiome narcissique dès lors qu’elle apparaît fabriquée. S’il s’agit de signer un amour qui resterait toujours identique à lui-même, consistant, transcendant, la ds de l’amour prend en général métonymiquement la fuite.
5 Depuis, de guerre lasse, la tentation est plutôt celle d’une naturalisation de l’amour, sa réduction à une resucée de l’instinct de reproduction.
1952-1955. Pauvre petite fille riche
6 Lacan prend en compte le champ social dès sa thèse. Il évoque « l’usage bourgeois de l’épargne » (1932, p. 236) et la figure de l’employé, « modèle des vertus bourgeoises » (1935, p. 264). Peu après, il corrèle l’apparition de la psychologie en tant que science positive à « l’apogée de la civilisation bourgeoise » (1933, p. 68). Mais c’est à partir des années 1950 qu’il intègre des considérations économiques à sa théorisation. Il caractérise une « structure mentale de riche » (1952, séance 3) illustrant l’opposition entre Imaginaire et Symbolique de son deuxième modèle de l’amour. Elle renvoie à la névrose obsessionnelle, à travers l’Homme aux Loups. Le riche a « un moi fort ». C’est là sa misère, son « abjection de riche ». Cela découle de « la structure bourgeoise qui gagne actuellement » et se distingue de la relation au maître traditionnelle. Dès lors, « le caractère aliénant du pouvoir incarné par la richesse est évident ». Le riche est un aliéné, soumis à l’argent maître, pris dans des relations imaginaires, empêtré dans la construction d’un moi autour de son dégoût de lui-même, aveuglé par le renforcement de sa forteresse, obsédé par ses productions et retranché de la réalité du Symbolique.
7 Puis Lacan souligne « la vicissitude de la destinée bourgeoise puisqu’elle se fait dans la perspective humaniste d’une réalisation du moi et par conséquent dans l’aliénation propre au moi » (1954-55, p. 302). L’infatuation est la façon bourgeoise de résoudre le conflit entre « le pacte symbolique et les relations imaginaires ». Cela revient à s’extraire du conflit pour se croire libre, vivre dans l’illusion du possible en passant outre les déterminations symboliques. Tel est le malaise dans la bourgeoisie.
8 Lacan évoque cela à propos du mariage et de l’amour. Il invoque « l’amour à proprement parler sacré, celui qui constitue le lien du mariage ». Cette alliance transcendante, cet amour consacrant l’instance tierce vient en opposition à « la notion moderne du mariage comme d’un pacte de consentement mutuel ». Cela « abrase la signification du mariage » et donne « prévalence à l’âme individuelle ». Un tel contrat mutuel renvoie plutôt au concubinat en usage pour la plèbe dans la Rome antique. Il « maintient indépendants les statuts sociaux des partenaires et les statuts de leurs biens ». Il se déploie « à partir du moment où la femme s’émancipe, où elle a droit de posséder, où elle devient un individu dans la société ».
9 Lacan avait déjà repéré que « le libre choix de la personne dans le lien du mariage » (1938, p. 58) avait fait « franchir à l’institution familiale le pas décisif vers sa structure moderne ». Il situait ce renversement au xve siècle « avec la révolution économique d’où sont sorties la société bourgeoise et la psychologie de l’homme moderne ». Se formalise ainsi l’amour bourgeois, foncièrement individualiste. C’est un accord symbolique, un arrangement plus ou moins stable sur fond d’Imaginaire. C’est un amour idéalement entre partenaires équivalents qui dépassent le conflit par intérêt. Mais c’est un amour qui reste intéressé, pas à la hauteur de l’amour symbolique.
1956-1958. Les antinomies de l’amour
10 La figure du riche est mise à contribution également pour le modèle suivant, de l’amour phallique. La demande d’amour est une demande de rien de spécial puisque « l’amour vise l’objet dans ce qui lui manque : l’être » (1956-57, p. 213). La réponse amoureuse vient sous la forme générique du « don de ce qu’on n’a pas » (1957-58, p. 210). Lacan soutient une opposition radicale entre cette relation d’amour et celles que les riches entretiennent. Il nous invite à remarquer qu’« un don venant d’un tel sujet [qui aurait toutes les richesses] n’aurait aucunement la valeur d’un signe d’amour » (1956-57, p. 140). A contrario, « ce qui établit la relation d’amour, c’est que le don est donné pour rien. » Car « un sujet donne de façon gratuite seulement si, derrière ce qu’il donne, il y a tout ce qui lui manque. Ce qui fait le don, c’est que le sujet sacrifie au-delà ce qu’il a ». L’amour est au-delà de la logique de l’avoir et du besoin. Il est en rupture avec la dialectique de l’échange. Il n’est pas accessible à celui qui se présente comme riche. Il passe au-dessus de ses considérations. Le riche n’inspire pas plus l’amour qu’il n’aspire à l’amour. Il peut difficilement prétendre à être aimé pour ce qu’il est.
11 Dès lors, que fait-on généralement en l’absence d’amour ? On se rabat sur la satisfaction. Lacan estime que « la frustration d’amour se compense par la satisfaction. L’objet de satisfaction devient symbolique de la frustration, refus d’amour » (1956-57, p. 175). Se cantonner à la satisfaction ne relève pas d’un choix de se passer de l’amour mais d’un ratage à appréhender l’amour. Le drame du riche est de ne pouvoir donner que ce qu’il a. Il se contente des nourritures terrestres, du cycle infernal de la consommation, de la vis sans fin du cercle vertueux de l’alternance de l’insatisfaction et de la satisfaction. Ainsi entre-t-on dans le régime du désir. D’une part, le désir signe l’absence d’amour en prenant le relais vers un objet. D’autre part, il réitère la demande d’amour en lui signifiant de se placer sous les auspices du phallus, n’importe quelle récompense suprême qui halterait cette quête aussi haletante qu’altérante.
12 Cette dynamique, à l’origine infantile, donne son assise au capitalisme. En 1957, le capitalisme remplace le riche dans l’élaboration. Il est assimilé au sujet du désir préconscient entreprenant le rêve. Ce désir préconscient s’articule à un désir inconscient qui « donne le fond du rêve » (1956-57, p. 134). Lacan dégage cette comparaison de La science des rêves pour l’appliquer à Dora. L’année suivante, il modifie un peu la distribution des rôles. Le capitaliste représente « le désir infantile de la mort du père » (17 décembre 1958) tandis que l’entrepreneur est le désir actuel. Est-ce à dire que le capitalisme incline au déclin du père, que le rêve capitaliste est de tuer le père, que la construction du fantasme capitaliste consiste en la destruction du père ? Est-ce que le capitalisme œuvre à passer le père par pertes et profits ? Ce serait extrapoler.
13 Lacan rapproche le capitalisme de cet enjeu œdipien également chez le petit Hans, qui est bien un « rejeton de capitalistes » (1956-57, p. 384). Cela aurait influencé sa version biaisée du père. Hans est « prêt à tout », jusqu’à « soudoyer le père cigogne pour qu’il n’y ait plus d’enfant réel ». Hans préconise la corruption paternelle pour avoir l’exclusivité imaginaire de la relation à la mère, le monopole de la production d’enfants, le marché de ce chantier. C’est l’héritage du « jeu primitif » de la captation de l’amour maternel qu’il a perdu. L’analogie de l’enfant à un capitaliste met l’accent sur le registre de l’investissement désirant. Le désir a toujours un versant puéril dans sa façon de mobiliser le sujet, de miser sur un objet et de croire obtenir l’amour en retour. Lacan précisera que ce calcul enfantin est similaire à une stratégie capitaliste à propos du « rêve des bijoux » (1969-70, p. 111) de Dora. Pour qu’un désir soit consistant, il « faut quelque chose qui lui donne son appui dans un désir de l’enfance… Les ressources accumulées, le capital de libido du capitaliste permettront à cette décision de passer en acte. » À cet égard, le désir est à verser au compte de la « non-maturité infantile ». Elle témoigne de sa « non-maîtrise » de la relation maternelle. L’accumulation de capital renvoie à l’impuissance infantile. La réciproque est sans doute réductrice qui ferait du capitaliste un enfant roi, gâté, capricieux, ne supportant pas l’insatisfaction. S’entrevoit toutefois à quel point le capitalisme se soutient d’un rêve.
1959-1962. L’action de l’amour
14 Lacan conclut ce raisonnement avec son modèle de l’amour comme métaphore. Le processus d’accumulation s’effectue en vain pour obtenir l’amour. Le désir se déploie à l’infini sans jamais se hisser à l’amour. Le riche illustre « l’impasse de l’amour » (1961, p. 892) car il « unit la position d’avoir au refus inscrit dans son être ». Cela contraste avec la métaphorisation de Booz où la gerbe substituée au sujet « fait surgir le seul objet dont l’avoir nécessite le manque à l’être : le phallus ». Tel est le ressort de l’amour (1960-61, p. 200). Seule une rupture d’avec le désir permet de faire le grand saut de l’amour. Lacan élabore la métaphore du désirant (1960-61, p. 415) par opposition au riche, à sa difficulté à aimer, à sa méconnaissance de l’amour, à sa négation des vertus de la pauvreté.
15 Dans l’amour, le demandeur ne veut pas « avoir » l’autre, en faire un avoir, pas même le tenir pour acquis, fût-ce comme trophée ultime, afin d’en recueillir les dividendes. Et il ne veut pas combler le désir d’un autre perpétuellement à découvert. On peut passer toute sa vie à obtenir satisfaction ou apprécier les services de l’autre sans en venir à l’aimer. Réciproquement, on peut passer toute sa vie à obtempérer ou à anticiper les demandes de l’autre sans qu’il en vienne à aimer ni même à être reconnaissant. Pour qu’advienne l’amour, il s’agit que l’autre fasse part de son manque de sorte que le sujet le prenne en charge et qu’ils en partagent les frais. Cette façon de mettre en jeu la perte est incompréhensible dans le cadre de la préservation ou de l’accroissement d’un capital.
16 Précisons que riche et pauvre concernent des positions subjectives. Le riche peut se trouver pauvre et le pauvre être aussi pris que le riche dans la logique de l’avoir. L’amour n’est pas fonction de ce qu’on a, ni de ce qu’on est, pas même de ce qui nous manque. C’est fonction de ce qu’on demande et de la façon dont on se met en jeu dans la demande. Il ne faut désespérer ni Billancourt ni le patronat !
1962-1972. Can’t buy me love
17 Lacan va déployer le fonctionnement du capitalisme. S’il y a un « sujet capitaliste » (20 novembre 1968), le capitalisme est d’abord le « produit du travailleur » (7 février 1968). La « mise en jeu du capitalisme s’effectue par l’exploitation du travailleur » (21 mai 1969). Cela renvoie à la relation de maître à esclave dont Lacan fait un discours à partir du 26 novembre 1969. Ensuite, le capitaliste est promu « maître moderne » (1969-70, p. 34) et le « discours du capitaliste » (1970, p. 424) trouve « sa racine » (20 janvier 1971) dans le discours du maître avant de devenir un discours autonome qui « se substitue au discours du maître par inversion de $ et de S1 » (12 mai 1972).
18 Cette élaboration est co-extensive au cinquième modèle du discours amoureux. Un discours est une forme de demande, une relation d’objet qui implique un travail. Il n’existe pas un discours qui soit sans rapport avec l’amour. Par exemple, on peut se décider à travailler pour celui qu’on aime. On peut aussi se décider à aimer celui pour qui on travaille. À cet égard, aimer consiste à choisir son maître. Sans qu’entre le capitaliste et le travailleur il soit forcément question d’amour. Cela nous invite à articuler ce que capitalisme et amour requièrent comme travail.
19 Schématiquement, « la renonciation à la jouissance constitue le maître » (13 novembre 1968). Il laisse la jouissance à l’esclave en le mettant au travail, en « le privant de la disposition de son corps » (1969-70, p. 123). Il attend que « quelque chose de la jouissance lui soit rendu, le plus de jouir ». Le capitalisme trouve là sa spécificité, « posant le problème de la jouissance dans des termes un peu plus compliqués ». Ce qui « fonde le capitalisme » (ibid.), c’est qu’à la suite de son « acharnement à se castrer » le maître comptabilise le plus de jouir et en fait la plus-value (20 janvier 1971). Le « discours naïf du capitalisme » (1970, p. 424) a au moins le mérite de faire que « le plus de jouir est détectable » (10 février 1971) très facilement à travers la plus-value. Cela conduit à « forclore la plus-value » (1970, p. 424) dont la fonction est « tout à fait désignée dans ses conséquences ravageantes » (1969-70, p. 123).
20 Et, ainsi de suite, ça roule, non sans une certaine inertie due à la jouissance, dixit Lacan le 20 avril 1966. Elle tend à être exclue du travail et « du même coup, elle lui donne tout son réel » (21 mai 1969). En amont comme en aval, le capitalisme tire un trait sur la jouissance. L’entreprise capitaliste « effectue un réinvestissement des bénéfices » (15 janvier 1969) en reportant systématiquement le retour sur investissement. Car le principe du capitalisme est de « ne pas mettre le moyen de production au service du plaisir ». Lacan estime qu’on « ne prend part au capitalisme qu’à ses dépens…, dépens de jouissance. D’où la nécessité du plus de jouir pour que la machine tourne ». Le plus de jouir est la carotte mise au bout du bâton. On peut toujours courir, la véritable jouissance est inatteignable puisqu’elle est perdue d’avance et n’est plus qu’un « trou à combler ».
21 Cela ne peut que s’emballer de par « la production extensive, donc insatiable, du manque-à-jouir. Il s’accumule pour accroître les moyens de cette production. Et il étend la consommation, sans quoi cette production serait vaine » (1970, p. 424). À cet égard, le capitalisme est un discours maniaque, incapable de procurer une jouissance « susceptible de le ralentir ». Il ne réalise pas que l’argent, c’est du temps. Il est obnubilé par la perte de temps que lui impose son fonctionnement et que le gain d’argent ne pourra jamais compenser. Il tente d’ignorer le temps du discours, de court-circuiter la durée inhérente au cycle de la vie, d’automatiser la pensée de façon à se précipiter à passer à l’acte et à la caisse. Lacan souligne « l’impossibilité d’arrêter le glissement » (10 février 1971). Il constate que « ça marche trop vite, que ça se consomme si bien que ça se consume » (12 mai 1972).
22 Lacan conclut sur le rapport du capitalisme à l’amour. « Ce qui distingue le capitalisme est le rejet… de la castration. Tout discours qui s’apparente du capitalisme laisse de côté… les choses de l’amour » (6 janvier 1972). Car l’amour requiert la castration puisqu’il donne à l’autre la fonction de l’objet perdu et récupéré, dorénavant à même de l’orienter. Tel est l’en-je de la re-trouvaille de l’amour. Aimer requiert d’admettre qu’on ne se suffit pas. Cela nécessite de confier à l’autre ce dont on ne dispose pas. C’est lui remettre la charge de stimuler le désir afin d’en récupérer du plaisir. La formule centrale de l’amour est désormais : « Je te demande de me refuser ce que je t’offre parce que c’est pas ça » (9 février 1972). Cette offre amoureuse du « fruit de la castration » (27 mars 1968) n’a aucune mesure avec l’offre de « la société capitaliste méconnaissant la fonction de l’objet a » (23 juin 1965). En amour, il faut toujours deux perdants se tenant à l’écart de toute relation win-win. Le dialogue amoureux n’est pas un commerce amoureux. Il n’y a pas d’amour équitable ! Tout simplement parce que la petite musique amoureuse n’a pas le sens de la mesure et ne s’en remet pas à un tiers pour juger, évaluer, égaliser les bénéfices respectifs. L’amour procède de ce qu’aucun gadget capitaliste ou autre produit financier ne pourra égaler.
23 Plaçons au crédit du capitalisme qu’il se rend compte de cette lacune, qu’il touche le fond quant à l’investissement de l’amour. Le capitalisme est-il particulièrement adapté aux sujets qui ne s’intéressent pas vraiment à l’amour ? Ou imprègne-t-il les esprits de sorte qu’ils en viennent à se désintéresser de l’amour ? Il suffit de remarquer que cela va de pair. En fait, à la fois le capitalisme limite l’amour et appelle l’amour à le limiter. Il écoute le champ amoureux pour le ramener à lui. Il le convoite pour pacifier sa propre agressivité et apaiser les tensions. Il s’en inspire pour proposer une forme d’amour capitaliste, de réseau social amoureux où se brancher sur le secteur. Cette cooptation amicale, cette captation captivante du like et du look est encore une contrefaçon mal fagotée, un look-like de l’amour. Gageons qu’à la longue elle démodera l’original et deviendra une nouvelle marque de fabrique.
24 Pour l’instant, l’amour reste à la marge du capitalisme. Son laxisme en matière d’amour est un problème marginal, de riches. Il se contente de faire des offres qu’on ne peut pas refuser. Il parvient toujours à se couvrir de cet emprunt toxique que les sujets ne peuvent pas rembourser en leur attribuant la tromperie sur la marchandise. Le capitalisme n’a que ça à la bouche, l’amour. Il n’en brille pas moins par son absence et fait retour dans le registre maternel de la consommation sur le mode de l’ingérable et de l’iningérable.
25 Cela nous amène à la formule fondamentale de cette période : « Seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir » (12 mars 1963). Le capitalisme ne dispose pas de cette articulation pourtant très utile pour mobiliser le sujet. Il la démembre plutôt, en évacuant la jouissance, en laissant de côté l’amour. D’où la figure prégnante de l’employé capitaliste zombie, écorché vif, agité par les soubresauts d’un désir cadavérisé, vidé de son sens, tournant à vide, pression à froid devenue stress frigide. Lacan entérine que « l’exploitation du désir, c’est la grande invention du discours capitaliste… Qu’on soit arrivé à industrialiser le désir, on ne pouvait rien faire de mieux pour que les gens se tiennent un peu tranquilles » (4 février 1973).
1972-1973. I want your sex
26 Cela dit, au-delà de l’amour, c’est le sexe que le capitalisme « met au rancart » (1974, p. 51). Lacan précise que « c’est de là qu’il est parti ». La fortune du capitalisme est liée à l’aspiration infantile à un « ordre familial » qui évite la considération de la sexualité jusqu’à la déconsidérer. Lacan déploie que « le désir infantile prend sa force d’accumulation… au regard de l’exclusion de la jouissance, du bon gros jouir simple qui se réalise dans la copulation toute nue » (1969-70, p. 111). Le choix forcé de la névrose est de s’épargner « l’approche de ce point d’impossibilité… de la conjonction sexuelle » (21 mai 1969). À la place, « en raison du temps prémature où il vient à jouer dans l’enfance », le sujet préfère voir les choses en termes d’insuffisance. C’est une façon de ne pas mettre en jeu la castration, de ne pas miser sur un objet qui puisse « se substituer à la béance qui se désigne dans l’impasse du rapport sexuel » (4 juin 1969).
27 Nous sommes bien dans le modèle qui problématise l’amour comme « ce qui supplée au rapport sexuel » (1927-73, p. 44). L’échange amoureux n’a guère lieu d’être lorsque la sexualité se marchande. Du fait de la dévaluation de la parole, il ne reste qu’à rentabiliser la jouissance polymorphe de petits pervers visant à n’être que des consommateurs asexués, effrénés et frénétiques. Ce qui ne prive pas Lacan d’indiquer que « c’est plutôt la sexologie dont il n’y a rien à attendre. On ne peut, par l’observation de ce qui tombe sous nos sens, c’est-à-dire la perversion, rien construire de nouveau dans l’amour » (1974, p. 533).
1973-1980. Ultra-moderne solitude
28 Si le capitalisme n’a rien à faire de l’amour, c’est qu’il a pour enjeu l’amour de soi, qui est tout sauf de l’amour. Autrement dit, le capitalisme relève de la métaphysique, estime Lacan. Ce pourquoi il en fait « une étape essentielle de notre structure » (9 juin 1965) dite sociale. Le capitalisme soulève la question de l’être sans celle de l’amour, de l’être sans amour. C’est le dernier modèle de ce qui se noue autour du symptôme. Lacan questionne « comment un être humain peut se conduire en structure capitaliste », laquelle est une « recherche sur l’identité du sujet ». Quel est « le rapport du sujet cartésien à cet être qui s’y affirme, fondé sur l’accumulation de savoir » ? Le destin du « sujet prolétaire » (6 janvier 1972) est-il « du côté de l’esclave comme produit consommable ? » (1969-70, p. 35). Cette « fine fleur de l’économie capitaliste » (1974, p. 518), ce « travailleur idéal » ne se soutient que de l’inconscient, d’où l’aversion capitaliste de la psychanalyse.
29 Il n’en reste pas moins qu’il y a des « bienfaits du capitalisme » (10 mai 1967). Certains « ont bien tort de ne pas vouloir être admis » et de « préférer être rejetés ». Cela semble ironique, comme si le capitalisme était parfait pour des hamsters. Mais on peut aussi prendre au sérieux Lacan qui « ne dit pas que le capitaliste ne sert à rien. Le capitalisme sert justement à quelque chose… C’est les choses qu’il fait qui ne servent à rien » (19 mars 1969). Il est logique de ne pas s’empresser à acheter des choses sans intérêt faites par des semblables peu intéressés à les fabriquer. On ne cède souvent à désirer qu’à grand renfort de paroles, pour faire plaisir à l’autre. Le capitalisme ne peut se contenter de produire des objets. Il doit aussi les emballer avec une rhétorique publicitaire pour que les sujets ne s’en passent pas d’avance.
30 Lacan précise que « ses effets sont somme toute bénéfiques puisqu’il a l’avantage de réduire à rien l’homme prolétaire, grâce à quoi il réalise l’essence de l’homme » (18 février 1975). Le prolétaire est dégagé des obligations de l’avoir. Il n’a rien à perdre. Il est sans avoir. Ce qu’il n’a pas coupe court à la sidération de son être. Par la grâce du capitalisme, ce qu’il fait n’est pas ce qu’il a. Cela lui permet de faire obstacle à la collapse mélancolique du faire et de l’être. Car n’être que ce qu’il fait ferait de lui un maître au rebut, dont le sort en serait jeté. C’est la seule limite qui le dispense de brûler la chandelle par les deux bouts, de faire un burning out, un claquage sur la piste noire du monde, un nineteenth nervous breakdown.
31 Ainsi, le sujet capitaliste répète son expulsion du rapport sexuel tandis que Lacan compare « le prolétaire, l’homme nettoyé, tout nu » (1975, p. 34) à Adam. Le grand banquier de la vie s’arrange toujours pour faire un prélèvement sur le compte de l’homme à découvert ! Même mort, on peut encore servir le capitalisme, en donnant nos organes. Seul legs d’un sujet qui n’est quasiment rien d’autre qu’un peu d’adn entêté et acéphale pour assurer la survie d’une humanité endettée et morphale.
32 Or, Lacan atteste que « quelque chose fait subsister dans cet état de dépouillement » (16 juin 1971). Le dépatouillement du sujet avec le symptôme assure sa subsistance. Lacan repère que « le capitalisme se marque par un certain nombre d’effets qui sont des symptômes… dans la mesure où Marx impute à l’humanité d’avoir une norme » (1975, p. 34). La normalité est que le sujet tienne à son symptôme comme à un avoir, à son excentricité pour seul bien-être. Le sujet se presse d’appuyer là où ça blesse pour être soulagé quand ça cesse. Il positive sa faillite et se rend insolvable pour ne plus être confronté à des problèmes insolubles ni avoir de comptes à rendre. Porter ses marques sur le corps pour se faire re-marquer. Réduire le corps à un sac pour ne pas s’en encombrer. Faire fondre sa masse pour ne pas se morfondre dans la masse. Arborer ses insignes pour ne pas être transparent. Autant de pratiques accessibles à un prix modique pour croire échapper à la standardisation mondiale.
33 Sous ce régime capitaliste, la liberté de faire des emplettes suffit amplement. Liberté de penser à quelle sollicitation résister. Liberté de choisir son aliénation. Le capitalisme se passe allègrement de la démocratie tandis que l’inverse reste à prouver. La norme ne dit pas tant ce que l’individu doit être que comment il doit faire pour avoir les autres. En l’occurrence, il traite son prochain comme son corps, son capital santé : avec le plus grand mépris. D’où le conflit de désintérêt. Comment ne pas s’occuper des autres tout en les imitant ? L’autre reste l’objet de notre inattention tant qu’il nous commande quoi acheter. Bref, le sujet postule à être comme tout le monde : inégal à soi-même.
34 Ce fonctionnement capitaliste du symptôme se rapporte à l’Un. « Si nous déterminons l’homme... de son inconscient et de la façon dont il en jouit, le symptôme… n’est pas un symptôme social, il est un symptôme particulier » (18 février 1975). Plus le capitalisme s’universalise, plus les particularités s’accentuent. Plus le sujet échange, plus la vacuité s’exprime. Le monde rêve d’autonomie mais personne ne veut en être exclu. Le règne de l’individualisme sous-tend la liberté de tenir à soi et de s’en tenir à soi, la liberté de culte du corps et de l’esprit sain. Chacun reste dans son coin avec sa jouissance et sa vérité personnelle. Le sujet s’occupe de son symptôme comme de ses petites affaires, de sa petite entreprise qui ne connaît pas la crise. Il sert d’abcès de fixation chronique pour ne pas être submergé par le déluge du capitalisme. Le sujet ne veut pas être emporté dans ses flots, à la dérive. Il s’accroche à son symptôme pour tenir le cap, sans se retourner ni se retrouver médusé sur le radeau de ses congénères. Il aspire à ne pas faire de vagues, à souffler un peu pour profiter du long fleuve tranquille du bonheur indécent.
35 Pour parfaire ce narcissisme de l’indifférence, il reste à s’identifier à travers le symptôme. C’est l’alternative à ce que « si on refuse d’aimer son inconscient, on erre » (11 juin 1974). Le narcissisme est bien ce qui reste quand on a tout perdu. On est perdu pour l’Autre sans s’égarer pour autant. Cultiver Narcisse occulte la division du travail et du capital libidinal pour enrober l’objet à ne pas voir. C’est la figure du selfie-made man, du mâle qui se fait du bien tout seul, qui se fabrique un ego démesuré quoique limité à sa petite personne. Il assure sa promotion pour se rendre indispensable et ajourner sa péremption à moindre coût.
36 Le saint constitue l’objection à cela. Il est en deçà du symptôme. Il ne se dérobe pas à « faire le déchet » (1974, p. 518), à être « le rebut de la jouissance ». Lacan ajoute : « Plus on est de saints, plus on rit. C’est mon principe, voire la sortie du discours capitaliste, ce qui ne constituera pas un progrès, si c’est seulement pour certains. » Ils seraient seulement confondus avec quelques laissés-pour-compte. Puisque dénoncer un discours ne fait que le renforcer, « le normer, soit le perfectionner », nous ne voyons là guère d’indication pour ne pas rater la sortie. Il y aurait une contradiction à parier sur une mise en commun du symptôme pour s’attirer les foudres du capitalisme, attiser l’incendie et contraindre à une évacuation générale.
To cut a long story short
37 En somme, si on ne voit pas la fin, la finalité du capitalisme, c’est qu’on y est. On est dans sa bulle et on s’y éclate, sans envisager qu’elle pourrait en faire de même. Le capitalisme fait payer au prix fort son forfait qui semble illimité alors qu’il ne fait que renvoyer au sujet ses propres limites. Le sujet se fait dupe du capitalisme tout en sachant à quoi s’en tenir : à son voisinage. Le capitalisme est cerné sans que cela l’empêche de renaître de ses cendres. Loin de décliner, il se décline asymptotiquement à l’infini. Il n’a pas besoin de savoir faire l’amour pris pour un mode de re-production. A contrario, il faut céder pour accéder à l’amour, pour donner matière à cultiver de nouvelles espèces de fleurs de l’amour. Ce serait l’occasion de vérifier si l’amour est le signe qu’on change de discours. Quelle fumure fumante et autres dépotoirs du capitalisme pourraient servir de promontoire pour entrevoir si les feux de l’amour ne poussent pas ailleurs ?
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : capitalisme, Amour, désir, sexe, jouissance, être
Mise en ligne 27/06/2019
https://doi.org/10.3917/nrp.027.0197