Notes
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[1]
Association pour l’ouverture du champ d’investigation psychopathologique.
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[2]
Sur cet aspect dans les ong et pour élargir la réflexion à propos des différentes cultures organisationnelles dans l’action humanitaire, le lecteur pourra se reporter à deux recherches-actions menées à msf : C. Michelot et O. Ortsman, « Quelques leçons tirées d’une opération miroir à Médecins sans Frontières », dans Revue internationale de psychosociologie, 2001,16, vol. VII, p. 191-205.
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[3]
Rappelons quand même, puisque cet ouvrage évoque à plusieurs reprises la relation – réversible comme toute relation – entre la fin et les moyens, que celle-ci est bien un des thèmes fondamentaux de la psychosociologie, et ce depuis les origines : Gabriel Tarde, en son temps, avait déjà énoncé la loi psychosociologique qui veut que « tout ce qui a commencé par être fin devienne moyen » (G. Tarde, L’opposition universelle, 1897, réédition Les Empêcheurs de tourner en rond, 1999.)
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[4]
J.-L. Laville, « Changement social et économie solidaire : les événements dans le processus de recherche », Nouvelle revue de psychosociologie, 19, printemps 2015.
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[5]
Voir notre compte rendu de l’ouvrage Les peurs collectives, dirigé par S. Delouvé, P. Rateau et M.-L. Rouquette, dans la Nouvelle revue de psychosociologie n° 17, p. 217-221.
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[6]
Cf. W. Doise, L’explication en psychologie sociale, Paris, Puf, 1982.
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[7]
Auteur, entre autres livres, d’un ouvrage de référence sur la politique sécuritaire : La France a peur. Une histoire sociale de « l’insécurité », Paris, La Découverte, 2010.
Damien Cru. Le risque et la règle. Le cas du bâtiment et des travaux publics érès, 2014
1 Damien Cru revient sur des questionnements qui l’ont accompagné au cours d’un itinéraire consacré au travail, le sien et celui des autres, en tant qu’ouvrier tailleur de pierre, préventeur et intervenant en psychopathologie du travail. Je rajouterai, bien qu’il semble s’en défendre, en tant que chercheur avéré et reconnu. Un chercheur qui donne à voir à nombre de chercheurs professionnels une pratique, rigoureuse et courageuse, de déconstruction des fausses évidences à partir de la résistance du réel. Damien Cru a rencontré cette résistance dans les impasses de l’approche usuelle de la prévention qui se centre sur l’accident, les moyens et les dispositifs techniques de la prévention, comme Pierre Caloni a pu le faire avec des succès notables dans le secteur du bâtiment. Il est plus facile de rêver à une transformation radicale des humains, en les dissimulant dans la catégorie du facteur humain, que de s’engager dans la voie escarpée de la prévention participative intégrale que Damien Cru s’attache à définir. Cette résistance ne doit pas être analysée selon les conceptions péjoratives usuelles que les cadres et les spécialistes de la sécurité développent à l’égard de ceux qui prennent des risques en déjouant les règles de sécurité.
La pratique et le concept
2 Damien Cru réinterprète la résistance des ouvriers aux règles de prévention en introduisant l’idéologie défensive de métier – un concept qu’il emprunte à Christophe Dejours – pour élucider des comportements apparemment paradoxaux chez les ouvriers du bâtiment. L’idéologie défensive de métier permet de prendre en compte des dimensions ressortant à la subjectivité sans s’enfermer dans une conception individuelle. Elle est un système défensif groupal au sens où elle est élaborée, puis auto-entretenue dans le groupe. Dans le milieu des ouvriers du bâtiment, elle prend la forme de monstration de bravoure et de courage, plus exactement de parades viriles dans lesquelles le risque est mis en scène pour être maîtrisé au vu et au su des autres membres du collectif de travail. Ces comportements paradoxaux, loin d’être des prises de risque inconsidérées, sont au contraire une des conditions pour pouvoir tenir son rapport au travail, individuellement et collectivement, dans des situations de travail risquées. Elle camoufle l’autre versant du métier qui explique le relativement petit nombre d’accidents, bien qu’il y en ait encore beaucoup trop. Ce sont les savoir-faire de prudence, des pratiques tournées vers l’épargne et la patience, qui se transmettent par frayage avec les hommes de métier.
3 L’idéologie de métier, comme les savoir-faire de prudence, peut être mise en visibilité par un dispositif spécifique, l’intervention en psychopathologie du travail. Elle vise à établir un cadre et des règles à l’abri desquels des paroles de vérité sur le travail peuvent être énoncées par les participants à l’adresse de chercheurs. Ce n’est pas un dispositif de soin, mais bien un dispositif d’énonciation et d’advenue. L’énonciation concerne les différents rapports au travail réel qu’entretient chacun des professionnels dans sa pratique singulière. L’advenue concerne le sujet dont Damien Cru semble rechercher la théorisation dans le cadre lacanien. Il identifie ainsi la dimension symbolique du travail, la dimension proprement humaine dans laquelle le symbolique se noue au réel et à l’imaginaire. L’accès à cette dimension peut être barré, c’est ce qui arrive notamment quand le jeu est refoulé, ou exploité, dans le travail. Ainsi, les jeux et mises en scène de l’idéologie de métier des tailleurs de pierre contribuent à l’accès au symbolique du travail et à l’énonciation. Cette parole authentique, qui permet d’identifier l’idéologie défensive de métier et les savoir-faire de prudence, s’exprime dans la langue de métier qui n’est pas une langue au sens de la linguistique, comme l’avance Josiane Boutet. Elle n’est pas aussi complexe qu’une langue naturelle. Elle n’est pas aussi efficace du point de vue communicationnel que le langage opératif. Mais elle reste plus économique qu’une langue naturelle tout en conservant le pouvoir symboligène que le langage opératif a perdu dans la conception qu’en a Pierre Falzon. La langue de métier délimite et assemble les gens sur une intimité partagée. C’est un instrument d’information, de régulation, de mise à l’échelle humaine de la réalité du travail. Non réductible à la communication, elle véhicule les ressorts de la prudence. Elle est un outil pour la pensée, une médiation de l’affrontement de chacun avec la tâche.
4 Les règles de métier, quant à elles, régulent les rapports sociaux au sein des collectifs de travail en contraignant ceux qui sont marginaux et en libérant ceux qui les acceptent. Elles introduisent du tiers, permettent le jeu et font le lien avec la loi présente dans la dimension symbolique du travail. En libérant de la tendance au repli sur soi, elles donnent accès au symbolique et à la chaîne des échanges qu’elles organisent. Le professionnel n’est jamais seul ! Ces règles ne sont pas les règles qu’étudie la sociologie de Jean-Daniel Reynaud – et à sa suite Gilbert de Terssac –, car elles ne préexistent pas, elles sont actualisées en fonction des circonstances. Ces règles ne sont pas non plus réductibles pour Damien Cru à la description que Christophe Dejours et Élisabeth Abdoucheli en donnent en tant que règles techniques, règles sociales, règles linguistiques et règles éthiques. Elles ne sont pas non plus identifiables aux règles de l’art, bien qu’une analogie existe en considérant que les règles de métier sont au collectif ce que les règles de l’art sont à l’ouvrage. Ces règles, référencées à la loi dans la dimension symbolique du travail, permettent de définir le collectif qui concerne plusieurs travailleurs, concourt à une œuvre commune, adopte une ou plusieurs règles durablement respectées…
5 Le point de vue ergonomique, synthétisé par Jacques Leplat, ne permet pas selon Damien Cru de différencier le collectif, le groupe et la réunion. À l’opposé, le point de vue de la psychothérapie institutionnelle de Jean Oury permet de saisir le collectif comme un système abstrait de transmission de signes. À l’intérieur de la division du travail, les relations au sein des collectifs sont structurées par des règles de métier articulées à l’organisation prescrite du travail qu’elles corrigent avec l’engagement subjectif qu’elles appellent. Damien Cru observe la cohabitation entre le proprement groupal et le collectif, les idéologies collectives de défense et les savoir-faire de prudence, la virilité et la sensibilité. L’approche de la psychopathologie du travail permet de supporter un au-delà du principe de non-contradiction qui embarrasse bien d’autres approches pour la compréhension des situations de travail.
6 Il reste néanmoins permis de se poser la question dans les différents concepts, notamment celui de collectif, que Damien Cru discute et avance du rôle ambigu de l’organisation du travail, de ses dispositifs et de façon plus générale des objets du monde !
La psychopathologie et l’intervention
7 Damien Cru relate des résultats d’interventions effectuées dans le cadre de l’aocip [1]. Les cadres et les préventeurs développent également des idéologies défensives de métier qui prennent la forme de la rationalité positiviste – qui décide qu’une situation dangereuse est maîtrisée totalement par le scientifico-technique et la procédure – et de la psychologie spontanée péjorative – qui dénigre ceux qui sont en charge du travail qu’ils organisent. Damien Cru retrouve là les soubassements défensifs de la césure entre la technique, sûre et objective, et le facteur humain, inconstant et irrationnel. Cela dédouane de se poser la question de l’influence du travail et de son organisation sur l’atmosphère et l’accomplissement du travail. Pourtant, dans les univers où le risque est important et la sécurité nécessaire, le secret sur les pratiques réelles peut bloquer les processus de socialisation de ces pratiques. Travailler devient alors très coûteux d’un point de vue psychique pour le travailleur consciencieux. À l’inverse, les transformations du règlement sans tenir compte de la participation de ceux qui doivent le suivre ont des effets délétères : la loi ne peut être discutée alors qu’elle est parfois inapplicable. Enfin, une utilisation discrétionnaire du règlement aboutit à des sentiments d’injustice, du désintérêt, du désengagement, de l’individualisme. Ces résultats font également ressortir la nécessité du travail de la demande et son importance dans l’enquête en psychopathologie du travail. À tel point que si la demande n’est pas travaillée et retravaillée par le groupe de travail, alors l’échec de l’intervention sera au rendez-vous. Cela conduit les intervenants à rester attentifs au respect des règles, notamment le volontariat et la confidentialité, qui structurent le cadre de l’intervention et régulent le groupe de travail qui se met en place autour d’une demande. Ils doivent travailler le matériau produit par ce groupe de travail en continu dans un collectif plus large que celui des intervenants et s’appuyer sur leurs propres subjectivités comme outils de travail. Pour la prévention, la reprise de la demande doit être effectuée à tous les niveaux hiérarchiques – dans des lieux ad hoc, c’est-à-dire des lieux de travail – et dans le respect des règles de base énoncées ci-dessus en fonction de l’intervention.
8 La création d’un groupe de travail dans le cadre posé par la psychopathologie du travail donne l’occasion de parler du travail, de faire reconnaître les savoir-faire de prudence, de faire accéder les presque rien et les je ne sais quoi. Ce n’est pas tant une connaissance qui est produite qu’une reconnaissance du sens de l’activité, car la distinction entre le travail prescrit et le travail réel relègue le travail réel parmi les activités incorporées. Damien Cru avance l’hypothèse que le travail réel est peu codé discursivement, c’est pourquoi l’enjeu de l’intervention en psychopathologie du travail est de permettre l’énonciation d’une parole qui serait, dans la perspective de Mikhaïl Bakhtine, un des maillons dans la chaîne des actes de parole. La loi introduite dans le travail fait varier le déjà-là du lieu d’énonciation. La variation du cadre permet la dialogie et l’émergence du sujet inscrit dans le symbolique. L’existence d’un important pré-encodé permet d’en expulser la langue de métier. Cela illustre la ligne de séparation de la psychopathologie du travail d’avec l’ergonomie. Cette dernière se limite à une observation objective des opérateurs et de leurs verbalisations, son champ est celui de l’authenticité des faits. La psychopathologie du travail considère la parole en tant qu’elle confère un sens, son champ est celui de la vérité du sujet. C’est pourquoi elle semble si déconcertante aux esprits positivistes : le transfert s’exprime dans la demande d’investigation adressée aux chercheurs, les demandes initiales s’effacent nécessairement devant les demandes que les groupes de travail élaboreront, l’objet de l’enquête n’est pas constitué d’avance, la subjectivation des membres du groupe de travail est condition de l’objectivation… Damien Cru veut marquer sa différence avec Christophe Dejours, dont il reste cependant proche. Il soutient que le sujet peut advenir dans le cadre de l’intervention en psychopathologie du travail et non uniquement dans le cadre de la cure analytique. Sa conception dynamique du sujet emprunte à la fois à la psychothérapie institutionnelle de Jean Oury et à la théorisation lacanienne du système rsi du sujet de l’inconscient. Cela l’amène à adopter une position critique vis-à-vis de la théorie sociale de Freud différente de celle de Christophe Dejours : le travail de la demande s’oppose à la massification décrite par Freud que Dejours récuse au principe de sa théorisation. Damien Cru estime qu’entendre uniquement le sujet de la souffrance en posant la question du passage de la souffrance au plaisir estompe la dimension du symbolique et de la loi dans la conception des règles. Il estime que la psychodynamique du travail gomme la dimension psychopathologique, c’est-à-dire la dynamique de passage du sujet de l’ordre de la nécessité à celui du symbolique. Le sujet de Damien Cru est un sujet de la parole qui existe dans le potentiel intersubjectif modifié à l’aide du dispositif. La même critique apparaît à propos de l’intelligence ouvrière chez Christophe Dejours qui, selon Damien Cru, effacerait les acquis culturels, l’intériorisation d’une culture, les productions d’une langue de métier, la transmission des savoir-faire…, ne laissant ressortir que les dimensions sensori-motrices du corps.
9 La subtilité des divergences présentées dans ce livre entre les auteurs sur le langage, le corps, le travail et leurs mises en cohérence dans la théorie, y compris dans la théorie de l’intervention, illustre la gageure d’une démarche de recherche à la fois empirique et interdisciplinaire, ancrée dans le réel de l’activité des hommes de métier et le réel de l’activité de ces hommes de métier particuliers que sont les chercheurs.
La recherche et l’intervention
10 Damien Cru fait la démonstration au cours de cet ouvrage qu’il est bien un chercheur d’une espèce précieuse et rare. Celui, souvent profane, qui part de la réalité, le travail réel pour notre propos, et dont la montée en généralité adossée à une clinique du singulier rencontre la controverse avec des savoirs établis qui ne sont plus questionnés comme autant d’œuvres auxquelles un culte est rendu dans les musées. Ces savoirs établis butent inlassablement sur les mêmes résistances du réel du travail. Mais dans ce parcours de recherche, Damien Cru rencontre également la controverse avec d’autres chercheurs qui n’ont pas nié l’expérience du réel du travail. Il nous a livré les éléments d’une théorie de l’intervention en psychopathologie du travail et d’une théorie de la prévention intégrale et participative. Cette conception de la prévention est d’abord un travail avec les opérateurs et les services concernés pour co-élaborer ce qui les empêche d’agir. Il faut accéder à la circulation de l’échange symbolique par-delà l’enfermement dans les rôles et mettre en lumière les pratiques concourant à supprimer le risque et à organiser la coopération entre les opérateurs… C’est le point de vue de ceux qui travaillent face au danger, qui est important pour comprendre ce qui achoppe dans les règles de sécurité. C’est pourquoi la formation doit aussi être une formation au travail de la demande pour avancer des modes de travail participatifs. On s’éloigne ainsi de la doctrine de prévention usuelle qui reproduit la coupure entre technique et humain d’autant plus que l’objectivité participe aux idéologies défensives développées par les préventeurs face à la souffrance. La démarche exposée par Damien Cru valorise l’expérience des hommes de métier pour réduire la césure, elle heurte plus, semble-t-il, les employés que les dirigeants.
11 C’est peut-être sur les éléments de mise en œuvre que nous pourrions questionner Damien Cru. Comment pense-t-il pouvoir convaincre les dirigeants et les employés ? Si le consensus de la prévention n’a pas de réalité, comment établir le dialogue dans un cadre qui ne sera pas, dès le départ, celui d’une intervention en groupe de travail ? Il a quelques atouts pour mener cette réflexion : son parcours remarquable en de nombreux points de vue est une hybridation. D’ouvrier du bâtiment à chercheur en passant par la position de préventeur, aujourd’hui auteur bien qu’il s’en soit vaillamment défendu, il s’est déplacé à tel point qu’il a probablement dû faire l’expérience intime de la césure qu’il nous a décrite. La pratique de métier et la pratique des concepts ne sont plus des objets exogènes pour Damien Cru, il doit pouvoir nous en apprendre à partir de son expérience particulière, si singulière. Pour finir, c’est peut-être l’irréductible résistance de cette césure qui sépare les positions relatives de Damien Cru et Christophe Dejours ?
12 Marc Guyon
13 Chercheur associé au cnam-crtd
Julien Bernet, Philippe Eynaud, Olivier Maurel et Corinne Vercher-Chaptal La gestion des associations érès, 2016
14 Cet ouvrage écrit par quatre connaisseurs de la vie des associations se présente comme un plaidoyer raisonné pour une gestion « plurielle » des associations dont les caractéristiques les différencient foncièrement du service public et du secteur marchant. Loin du guide pratique en management plein de réponses à des questions non élaborées, cette étude bien documentée n’en est pas moins une recherche praxéologique et un outil intelligent pour comprendre les écueils d’une gestion « formelle » dont la visée instrumentale, à court terme, va à l’encontre de la dynamique collective et empêche le développement même de ce qu’elle est censée gérer.
15 Poursuivant le débat dans les termes posés dans l’ouvrage La gouvernance des associations, dirigé par Christian Hoarau et Jean-Louis Laville (publié dans la même collection), les auteurs déploient leur analyse ternaire fondée sur la distinction de ce qui relève du projet, de l’organisation et de l’action, mettant à profit la diversité de leurs expériences et de leurs terrains de recherche pour proposer une lecture pertinente et efficace du fait associatif aux prises avec le fait gestionnaire. Julien Bernet, directeur d’établissements médico-sociaux dans le secteur du handicap, Philippe Eynaud, maître de conférences habilité à diriger des recherches à l’iae de Paris et membre du laboratoire gregor, Olivier Maurel, consultant-chercheur indépendant ayant dirigé des associations pendant près de quinze ans, et Corinne Vercher-Chaptal, professeure en gestion à l’université Paris 13 et membre du Centre d’économie de Paris Nord, se retrouvent en effet dans une même volonté de « penser conjointement » les dimensions de l’association pour mieux considérer la gouvernance associative, elle-même envisagée comme « gestion de la gestion » (p. 33).
16 Les trois « pôles » que sont le projet, l’action et l’organisation – même si le terme de « pôle » n’est peut-être pas le mieux choisi pour sortir d’une logique organisationnelle – sont exposés dans les analyses conceptuelles et méthodologiques qui encadrent les trois études de cas présentées, au cœur de l’ouvrage, selon cette grille de lecture. Une même précision dans le travail notionnel et dans la description des différents cas rassemble ces textes dans un livre actuel et stimulant au regard des enjeux politiques, économiques et sociaux qui se sont fait jour en France, en particulier depuis la loi sur l’économie sociale et solidaire du 31 juillet 2014. En effet, les associations participent de l’économie sociale, sinon solidaire, aux côtés des mutuelles, des coopératives et des fondations, comme le rappelle Géraldine Schmidt dans sa préface, et la question de leur activité, de leur fonctionnement et de leur direction – autant de dimensions trop souvent recouvertes sous le chapeau de la « gestion » – devient critique au fur et mesure que le tiers secteur prend de l’ampleur.
17 Les enjeux historiques et sociaux font l’objet d’un premier chapitre nécessairement synthétique sur la question liminaire : « Qu’est-ce que la gestion des associations ? » Il y est tout d’abord rappelé qu’historiquement « la gestion s’est construite sur l’étude et l’analyse des organisations du secteur marchand » (p. 18), avant d’étendre son modèle aux organisations publiques par le truchement du new public management. Dans le secteur associatif, ce modèle sous-tendu par une rationalité économique rivée aux mécanismes de marché semble bien se propager au nom d’un discours sur la nécessaire professionnalisation de ce champ multiforme. Là comme ailleurs, quand seule nécessité fait loi, on risque fort au bout du compte d’y perdre le sens, ou ses valeurs, à mesure que la force réductrice du « sophisme économiste » dénoncé par Karl Polanyi (et cité en page 20) évacue les dimensions culturelle, écologique et politique de l’association, par le biais de l’uniformisation qu’engendre la gestion formelle. Si une expression bien connue comme : « Une association donne de la valeur à ce qui n’a pas de prix » permet de rappeler au passage la finalité sociétale en même temps que le courant de pensée associationniste d’où elle est issue, l’association gouvernée par des instruments purement fonctionnels se voit, inversement, menacée d’être aplatie sous le « rabattement organisationnel » (p. 30). En référence notamment aux travaux de Vincent de Gaulejac (2005) ou à ceux d’Ève Chiapello et Patrick Gilbert (2013), les auteurs insistent sur ce point : la réduction des outils de gestion à leur seule dimension fonctionnelle occulte leur influence avérée sur « les représentations, les modes de coordination du travail, le nature des objectifs, les modalités d’évaluation, etc. » (p. 31). Ce processus normatif « avéré » n’est pas pour autant étudié en tant que tel, comme il pourrait l’être dans une enquête sociologique, mais il n’en est pas moins mis en évidence tout au long de l’ouvrage, notamment à travers l’exposé des différences significatives qui composent le champ associatif ; entre l’économie sociale et l’économie solidaire, entre les différentes formes associatives que sont les organisations non gouvernementales (ong) ou les organisations de la société civile (osc) et entre les trois dimensions de la gouvernance associative que viendront illustrer les trois études de cas.
18 La première étude porte sur une association du secteur médico-social créée en 1963 par des parents d’enfants handicapés pour défendre les « intérêts généraux de toutes les familles comportant des inadaptés mentaux ». Elle est de ce fait très représentative des associations gestionnaires d’établissements dans le champ du handicap en France, avec toutes les questions récurrentes auxquelles sont confrontés ces bénévoles militants devenus les employeurs des professionnels de l’accompagnement éducatif et thérapeutique de leurs enfants et des enfants d’autres familles moins engagées, voire parfois très éloignées de la vie de l’association. Pour souligner le rôle central des associations parentales dans la structuration du champ du handicap, l’auteur s’arrête sur l’exemple de l’unapei (Union nationale des associations de parents d’enfants inadaptés) et dresse brièvement un panorama institutionnel et légal depuis la loi de 1905 jusqu’à la loi « Hôpital, patients, santé et territoires » (hpst) du 21 juillet 2009. L’évolution de cette association retracée à partir d’une série d’entretiens et de nombreux documents institutionnels consultés montre comment « un projet mis à mal par les outils de gestion » (p. 57) peut conduire à la perte du pouvoir parental sur le projet lui-même. Ce type d’association de parents, mise en position de « supplétif » vis-à-vis des pouvoirs publics, est traversé par toute une série de problématiques très caractéristiques : la motivation et l’engagement des parents qui tend à s’émousser ; la professionnalisation du secteur et la gestion du temps de travail qui se combinent avec la difficulté de se distancier de la gestion au quotidien des personnes accueillies ; le passage d’une culture de l’oral à une culture de l’écrit ; l’articulation des rôles du directeur, des directeurs adjoints et des chefs de service, etc. ; sans oublier l’inévitable concurrence entre les associations et les relations « tendues » avec les financeurs et autres instances de contrôle. De fait, l’incitation, devenue obligation, de se regrouper ou de s’étendre de plus en plus amène ces associations à aborder toutes ces questions par le prisme de l’impératif gestionnaire, tant il est vrai que « la taille des associations et la contractualisation des pratiques conduisent à une culture managériale qui donne un poids déterminant à l’application des procédures et d’outils au détriment de la réflexion collective » (p. 56). Tous ces éléments mis bout à bout débouchent sur une interprétation à notre avis décisive de l’auteur qui considère que les acteurs doivent réinventer l’association et créer des opportunités pour « transformer le scénario » (p. 92).
19 La deuxième étude nous déplace vers l’international, dans le champ non moins complexe de l’action humanitaire. Elle est consacrée à la fusion entre Handicap International, association connue notamment pour son action en faveur de l’interdiction des mines antipersonnel, et Atlas Logistique, spécialisée dans la logistique de l’urgence. Toute fusion implique nécessairement un rapport de force et l’expérience montre que, lorsqu’elle n’est pas accompagnée, les identités collectives vont se confronter avant de pouvoir éventuellement se conjuguer. Le questionnement sur la temporalité, que l’on peut rapprocher de la notion d’accompagnement, est suscité chez le lecteur par l’exploration des spécificités (qui renvoient à autant de spécialisations) de ce champ d’intervention recomposé à l’aune du concept de continuum (à distinguer du concept de contiguum) dans des situations dites d’urgence complexe (« zones grises »). Sur le plan organisationnel, la juxtaposition n’est pas l’intégration et qui dit fusion dit absorption, du moins dans l’imaginaire, si ce n’est dans l’action. Atlas Logistique, créée à l’occasion de la crise des Balkans (Bosnie, 1993), était une petite ong fondée sur une équipe d’experts soudée autour d’un projet sous-tendu par une conception technique de l’action humanitaire, « resserrée autour d’un directeur, leader expert et charismatique [2] très présent et investi » (p. 112). Handicap International, créée en France au début des années 1980, a pour vocation de porter secours aux plus vulnérables dans les situations de pauvreté, d’exclusion, de conflits et de catastrophes. Sur le plan des missions, celles-ci sont classées selon les contextes d’intervention (l’urgence, la posturgence, la reconstruction ou réhabilitation, le développement, la crise chronique) qui recouvrent une diversité de métiers et de fonctions. Dès lors, le « métissage de leur métier » (p. 109) paraît bien plus complexe qu’une simple addition de ressources et de compétences. À la lecture de la chronique de cette fusion pensée comme un « mariage de raison », on comprend comment les écarts entre la stratégie telle qu’elle est fomentée par les dirigeants et la mise en œuvre concrète sur le terrain peuvent être plus déterminants que les objectifs poursuivis. Ceux-ci étaient pourtant clairement posés au départ mais le projet politique n’était pas abouti et ce rapprochement entre deux structures très différentes, par la taille mais aussi par la culture et l’idéologie humanitaire qui fondaient leur projet respectif, a engendré des incompréhensions, des tensions et quelques embardées. Le choix de garder secret le projet de fusion des deux entités, au point de ne pas associer les salariés à la réflexion et de passer en force, sinon à l’acte, en profitant d’une situation d’urgence pour « tester » la coopération entre les acteurs, a laissé des traces. Il a fallu du temps, et d’autres actions communes dans des « zones grises », pour finalement trouver un équilibre entre organisation, projet et action. L’équilibre se réalisera finalement en dehors du cadre de la gestion initiale, lors de la survenue d’un nouveau théâtre d’action (Haïti). L’auteur conclut son analyse en faisant l’hypothèse que l’appropriation de la fusion a été ensuite « facilitée par la complexification des contextes d’intervention qui évoluent vers des crises chroniques » (p. 134).
20 La troisième étude, sur le collectif multi-acteurs français Éthique sur l’Étiquette (ese), décrit une tout autre trajectoire de structures qui militent en réseau pour l’amélioration des conditions de travail dans l’industrie textile. L’association par laquelle cinq organisations vont nouer des relations à partir de 1995 (Artisans du Monde, l’association Léo Lagrange pour la défense des consommateurs, la Confédération française démocratique du travail, le Comité catholique contre la faim et pour le développement-Terre Solidaire et la fédération Peuples Solidaires) se développera sur une période de dix ans avant de laisser place à d’autres initiatives citoyennes. Ce chapitre retrace les différentes actions de ce collectif, étape par étape, « de l’avènement au démantèlement de la coalition » (p. 144). Dans le prolongement des nouveaux mouvements sociaux qui ont émergé au début des années 1990 en Amérique du nord et en Europe du nord pour pallier les failles des systèmes de régulation face à la globalisation de l’industrie de l’habillement, les collectifs anti-sweatshops (« ateliers de la sueur »), Éthique sur l’Étiquette est l’une de ces initiatives multiparties prenantes issue de la société civile dont la visée institutionnelle était de « consolider un réseau multi-acteurs solide et efficace sur la question des droits de l’homme au travail ». Dans un contexte de reconfiguration des chaînes de valeurs (en référence à la tradition des recherches en socio-économie sur les chaînes globales de valeur), le collectif constitué à l’initiative d’Artisans du Monde (qui aura des conséquences importantes quant à sa structure juridique) cherche à articuler la diversité des acteurs pour alerter le public et faire pression sur les entreprises du textile. Aussi, dès sa création, deux logiques d’actions s’opposent : une première centrée sur la confrontation au travers de campagnes d’opinions et une seconde fondée sur le dialogue, voire des partenariats, avec de grandes firmes. Ces deux logiques, rassemblées dans le slogan « s’opposer et proposer » (p. 155), vont finir par provoquer une réaction hostile des grandes firmes et de fortes divergences au sein même du collectif suite au succès de l’opération « Pour un label social ». Cette action qui consistait à attribuer des notes à des entreprises, avec des mauvais et des très mauvais élèves (pas de bons !), a fait long feu lorsque les entreprises ont organisé une riposte. Le pouvoir qu’ese avait acquis avec son « carnet de notes » a fini par engendrer un contrepouvoir de la part des entreprises ciblées et des désaccords entre les partenaires sur la stratégie à mener, autant dire que la rançon du succès (des débuts) a révélé les différences d’orientation et d’implication des organisations associées. L’étude montre comment les acteurs, tiraillés entre dénonciation et dialogue, ont eu tendance à réduire leurs dispositifs de gestion à une fonction de communication, au risque de perdre de vue les finalités : « Dans la trajectoire d’ese, la dynamique de l’action prend le pas sur celles du projet et de l’organisation » (p. 171).
21 L’ouvrage se termine par une synthèse relevant les conditions pouvant permettre de « ne pas perdre l’association gestion faisant » (p. 181) et une conclusion en forme de « plaidoyer pour une autre gestion » (p. 201). Ces repères conceptuels et méthodologiques sont autant de balises utiles pour mesurer le chemin parcouru et se frayer le sien. Tout responsable d’association devrait trouver dans ce livre matière à réfléchir sa pratique ou sa conduite du projet et du changement, sur le plan tant organisationnel qu’institutionnel, au regard de la trajectoire de son association et de ses implications. L’ouvrage démontre également, s’il le fallait, tout l’intérêt des interventions psychosociologiques qui visent justement à ne pas délaisser la fin pour les moyens [3], pour penser le sens et pas seulement l’efficience. Le psychosociologue y trouvera donc aussi son compte et pourra laisser libre cours à ses réflexions sur les rapports entre l’institutionnel, l’organisationnel et la pratique, ou encore sur ce qui fait événement dans la vie associative, lorsque « la dimension politique, l’acculturation mutuelle, la part laissée à la rencontre, au désir et à l’émotion, sont ainsi totalement mésestimées » (p. 86). Et si la conclusion amène les auteurs à chercher dans la philosophie pragmatiste une ouverture pour penser un monde en train de se faire, nous serions, quant à nous, plus enclins à la chercher du côté de l’alliance que Jean-Louis Laville a récemment appelée de ses vœux, dans cette revue, entre les chercheurs de la psychosociologie, de la sociologie clinique et de l’économie solidaire [4].
22 Elwis Potier
23 Psychosociologue clinicien
Agnès Vandevelde-Rougale La novlangue managériale. Emprise et résistance érès, 2017
24 L’originalité de cet ouvrage est d’aborder la violence qui peut s’exercer à l’encontre du sujet dans les contextes de travail en s’intéressant spécifiquement au rôle du langage, notamment du discours managérial. Il montre ce que coûte, psychiquement, mais aussi physiquement et collectivement, le fait de s’exprimer en utilisant la novlangue managériale, dont l’auteure fait le constat qu’elle s’est répandue bien au-delà des organisations, imprégnant l’ensemble de la société, via l’école ou les médias par exemple. En abordant la problématique du mal-être et de la souffrance au travail sous cet angle, l’auteure rend manifeste ce qui est habituellement invisibilisé, imperceptible, sinon par ses effets diffus qu’il est difficile, pour le sujet, d’attribuer à une cause précise.
25 Cette novlangue managériale, qui va de pair avec la diffusion du modèle économique néolibéral, considère l’humain comme une ressource, un capital à faire fructifier ou un potentiel à exploiter, elle promeut la responsabilité individuelle, la flexibilité, la polyvalence, l’adaptabilité, réifiant les personnes qui travaillent. Mais par un étrange paradoxe, elle a progressivement intégré la mobilisation des émotions au travail, enjoignant les sujets à « canaliser », « gérer » ou « transformer » leurs émotions. L’idéal promu n’est plus celui du professionnel neutre mis en avant par Max Weber dans l’organisation bureaucratique, mais celui du professionnel capable de reconnaître et de nommer ses émotions, pour utiliser leur énergie au service de l’entreprise. C’est ce que l’on retrouve dans l’injonction à l’assertivité, très répandue dans le coaching et la formation au développement personnel, ou la mise en avant de l’« intelligence émotionnelle » célébrée par Goleman. Le risque de cette conception est cependant de rendre l’individu responsable de la mauvaise gestion de ses émotions « négatives », le conduisant ainsi à préférer les taire par honte ou culpabilité. L’auteure souligne aussi combien l’individu qui parlerait de sa souffrance, de son mal-être au travail, constitue un danger pour ses collègues, auxquels est indirectement rappelée leur propre vulnérabilité, qu’ils s’efforcent en permanence de refouler. D’où, là encore, la tentation de taire ce qui ne peut s’exprimer dans la langue managériale dominante et ne peut être entendu dans l’organisation de travail. C’est ici que se situe une des principales violences auxquelles est soumis l’individu qui travaille : parler une langue qui normalise, formate et limite son autonomie de sujet pensant ; violence d’autant plus active qu’elle s’exerce de manière invisible.
26 Si ces développements sont fort intéressants, et pertinents au regard des situations de travail contemporaines, on pourra cependant regretter dans les trois premiers chapitres de l’ouvrage une difficulté à synthétiser clairement la pensée de l’auteure. La mobilisation de nombreuses références théoriques appartenant à des corpus assez variés, dont le point commun est leur intérêt pour le langage et son rôle pour l’être humain, induit parfois une certaine confusion et une difficulté du lecteur à se repérer dans cette conceptualisation foisonnante qui gagnerait à être resserrée. La partie la plus personnelle et la plus aboutie de l’ouvrage vient après, lorsque l’auteure, à partir de son expérience clinique, montre que l’intériorisation du langage managérial et sa dimension contraignante ne sont pas une fatalité. C’est ici également que l’on saisit le mieux la pertinence d’une approche sociologique qui s’appuie sur la clinique, tient compte de la subjectivité et propose des dispositifs permettant d’accompagner et soutenir ce qui peut s’élaborer du côté du sujet. On y voit ainsi que le sujet peut s’émanciper de la novlangue managériale, celle-ci ne détruisant pas les structures de subjectivation à partir desquelles une autre énonciation est possible. La précision du dispositif clinique décrit, de ce qui peut y être travaillé et de la place particulière dévolue à la fois à l’animateur de ce dispositif et aux membres du groupe intéressera particulièrement celles et ceux qui croient aux effets de la parole et s’interrogent sur la manière dont ces situations de mal-être au travail peuvent être accompagnées au sein d’un cadre favorisant ce que Lacan appelle une « parole pleine ». Un autre aspect particulièrement intéressant de l’ouvrage est de faire comprendre la spécificité de l’entretien de recherche clinique, et notamment de ce qui s’y joue entre le chercheur et la personne interviewée, mais aussi pour l’un comme pour l’autre. Là aussi, ce livre montre le pouvoir créateur du recours à la parole et la manière dont l’entretien de recherche peut participer à une transformation du sujet, dès lors qu’il écoute ou est écouté dans le cadre d’un dispositif de recherche assumant la dimension clinique.
27 Bénédicte Vidaillet
28 Professeure, université Paris-Est Créteil
Sabine Caillaud, Virginie Bonnot et Ewa Drozda-Senkowska (sous la direction de) Menaces sociales et environnementales : repenser la société des risques Presses universitaires de Rennes, coll. « Psychologies », 2017
29 Dans le cadre des recherches du laboratoire « Psychologie sociale : menaces et société » de l’université Paris-Descartes et des journées de réflexion sur ce thème de 2012, cet ouvrage collectif rassemble des études empiriques de psychologie sociale expérimentale (à l’exception d’une contribution) sur les menaces dites sociales et environnementales dans le but de proposer une alternative à l’analyse en termes de risques et d’ériger la notion de « menace » comme concept. Il est à bien des égards le pendant, si ce n’est le répondant, de celui consacré aux peurs collectives, édité chez érès en 2013 [5], qui nous avait alerté sur les confusions possibles entre les peurs collectives, les risques et les menaces, et dans lequel on pouvait déjà lire une contribution de trois des auteurs de ce volume sur les menaces sociales (et non collectives) et environnementales (et néanmoins sociétales) : Silvia Krauth-Gruber, Virginie Bonnot et Ewa Drozda-Senkowska, les deux dernières assurant également la direction de l’ouvrage avec Sabine Caillaud.
30 À partir de questions faussement simples autour desquelles les différents textes sont répartis, telles que : « Qu’est-ce que c’est ? Qu’en fait-on ? » (première partie : Penser et saisir les menaces) ; « D’où viennent les menaces ? Où mènent-elles ? » (deuxième partie) ; et « Au-delà de la menace, le défi ? » (troisième partie : Agir sur les menaces), chaque auteur apporte sa pierre à cet édifice bâti suivant les niveaux d’analyse de Willem Doise [6] afin de monter un programme de recherches suffisamment solide et porteur sur un thème encore peu exploré dans une perspective sociocognitive.
31 Les fondements de la problématique sont exposés dans la première partie et ce de façon particulièrement claire et consistante dans le texte de Denise Jodelet (« Les menaces : passer du mot au concept »). Celui-ci pose d’emblée le socle du questionnement sur le sens du terme « menace », les facteurs qui font passer du risque et du danger à la menace ainsi que les critères pertinents de classification et d’observation de ses différentes formes. Articulant ses propres recherches aux études les plus remarquables sur le sujet, en passant par les dimensions individuelle, groupale et collective, sans oublier la dimension subjective par laquelle les sujets intériorisent les menaces les plus culpabilisantes, Denise Jodelet déploie une conception interactionniste qui suppose autant d’allers et retours entre un menacé et un menaçant (la situation, l’événement, autrui, le groupe, etc.), la vulnérabilité de l’un étant inévitablement liée au danger de l’autre. Cette vue d’ensemble des multiples aspects de la relation entre le type de menace et le type de « cible » débouche sur le « processus de la confrontation avec la menace » (p. 26) qui passe par des positions allant du déni au défi. Sensible aux phénomènes sociaux autant qu’aux processus sociocognitifs, l’auteure souligne notamment les effets peu souvent évoqués de la position de défi, « lorsque l’affrontement à la menace devient source de force et forme d’expression de cette force » (p. 28). Les exemples de mouvements sociaux qui viennent illustrer ce processus (« Black is beautiful » ; le Care) relèvent d’un retournement de la stigmatisation par lequel les personnes « vulnérables » reconstruisent leur identité sur le stigmate ou revendiquent un statut de victime (ce qui peut au contraire renforcer la stigmatisation). Mais cela dépend tout à la fois des formes que peut prendre la menace et de ce qu’en font les menacés.
32 L’étude de Christine Bonardi intitulée « Menaces, risques, dangers dans la pensée profane » poursuit la réflexion en présentant une enquête par association de mots sur les représentations communes – du « profane » – de ces trois notions plus ou moins proches selon les types de « problèmes ». Alors que les dangers peuvent prendre un aspect plutôt ordinaire, les risques paraissent davantage assumés, voire acceptés, en fonction de leur caractère conditionnel. Les menaces évoquent des événements négatifs plus vastes ; elles semblent plus diffuses et incontrôlables individuellement, ce qui les rend d’une certaine manière plus politiques.
33 Laurent Bonelli [7], maître de conférences en science politique à l’université de Paris-Ouest-Nanterre, est donc le seul politiste à apporter une lecture critique du montage politique des menaces qui participent de l’édification et de la légitimation des autorités étatiques, en matière sociale comme sur le plan de la sécurité nationale et internationale. Dans son texte incisif sur « Entrepreneurs de cause et construction sociale des menaces », il commence par présenter de façon judicieuse les enjeux actuels de l’interdisciplinarité en sciences sociales avant d’arpenter son champ de recherche dans une approche que l’on pourrait sans trop de risques qualifier de sociologie constructiviste. Dans un style toujours alerte et convaincant qui rappelle celui de ses articles dans Le Monde diplomatique, Laurent Bonelli s’appuie sur plusieurs sociologues et politologues de renom, tels Pierre Bourdieu ou Charles Tilly à qui il emprunte une citation comparant la protection des gouvernements contre la violence à un « racket », pour démontrer à travers plusieurs exemples bien choisis comment « tout entrepreneur de cause devient – parfois malgré lui – un entrepreneur de menace ».
34 En se centrant davantage sur les processus cognitifs des individus en situation d’évaluation – principalement dans un cadre scolaire –, Alice Normand (« Être évalué, se sentir menacé : impact sur l’attention, la motivation et la réussite ») ouvre la deuxième partie par une belle synthèse des travaux sur la facilitation sociale suivie d’une discussion pointue sur les rapports complexes entre menace d’évaluation de soi et conflit attentionnel. Incidemment, et pour autant que l’on puisse en juger d’un point de vue d’enseignant, ces travaux donnent à notre avis de précieuses indications pour comprendre pourquoi autant d’élèves ne parviennent pas à « lire » les consignes le jour de l’examen.
35 Les deux études qui suivent présentent des recherches théoriques et empiriques sur les menaces intergroupes. Celle de Silvia Krauth-Gruber et Ewa Drozda-Senkowska (« Ces groupes qui ne nous laissent pas indifférents : menaces et émotions intergroupes ») s’inscrit dans une approche fonctionnelle des émotions en situation intergroupe. Elle tente de mesurer la perception des menaces de jeunes étudiants français face à divers groupes sociaux. On retrouve sur le plan méthodologique les biais habituels de ce type d’enquête (les résultats confirment toujours les postulats, les questions sont très orientées, les sujets sont des étudiants, etc.). Celle d’Élodie Roebroeck et Serge Guimond (« Idéologies politiques, menaces collectives et préjugés »), dans une autre démarche, met l’accent sur l’influence des menaces collectives sur les relations entre groupes et reprend les recherches de E.D. Knowles et ses collègues sur la malléabilité des idéologies, dans la suite des travaux de M. Billig. Si elles s’inspirent toutes deux de la théorie de la menace intégrée de W. G. Stephan (2005, 2009), ces recherches n’en développent pas moins des questionnements suffisamment distincts pour mener à des perspectives sociales et sociétales intéressantes.
36 Constantina Badea et Véréna Aebischer (« Identité nationale, modèles d’intégration et préjugés : le rôle de la menace culturelle ») différencient ce qui relève de la dimension « réaliste » de la menace, qui affecte le « pouvoir économique et politique du groupe majoritaire », de la dimension « symbolique » impliquant les valeurs, normes, croyances… qu’elles qualifient de « menace culturelle » (p. 113). Après avoir rappelé les principaux modèles d’intégration existant au sein des grandes nations démocratiques : l’« assimilation », le « multiculturalisme », le « républicanisme », elles interrogent le type de lien entre ces différents modèles d’intégration et la « menace culturelle ».
37 C’est à la lumière de nombreuses études réalisées au sein de pays menant des politiques différentes (États-Unis, Canada, Grande-Bretagne, Australie), y compris celles qu’elles ont pu mener en France (Aebischer et Badea, 2012), que les auteures tentent de clarifier cette question. Les différentes conclusions sont hétérogènes et ne permettent visiblement pas d’affirmer que la menace serait ou non une conséquence des modèles d’intégration. C’est donc avec prudence qu’elles dégagent que « l’adhésion à différents modèles d’intégration semble être une « stratégie » utilisée par les membres du groupe majoritaire en réponse à la menace culturelle provenant de l’immigration » (p. 121).
38 Quels types d’intervention pourraient être employés pour réduire ce sentiment de « menace culturelle » et les conséquences négatives qui s’ensuivent ? Reprenant une étude qu’elles ont menée auprès d’étudiants français (Badea, Aebischer, Sherman, Iyer et Verlhiac, 2014), elles concluent que « lorsqu’on réfléchit à des valeurs importantes pour soi on perçoit les immigrés comme étant moins menaçants et, de ce fait, on exprime moins de préjugés à leur égard » (p. 114). On peut sans doute interroger le caractère représentatif des étudiants français sur une telle question d’autant que, en conclusion, les auteures rappellent le rôle de l’éducation dans le « développement d’une identité nationale plus tolérante » (p. 125). « Chaque école, concluent-elles, devrait inculquer des valeurs telles que la fraternité, le respect, la tolérance… » (p. 126). Mais ne peut-on pas penser que c’est ce qui sous-tend déjà profondément le travail pédagogique des enseignants ?
39 Cette deuxième partie est clôturée par Valérie Haas, Sabine Caillaud et Amélie Demoures (« Face aux menaces, la pensée sociale mise au défi »). Pour les auteures, « la mémoire collective, les rumeurs, les représentations sociales sont autant d’éléments qui constituent la pensée sociale, c’est-à-dire la pensée qui alimente notre savoir quotidien, notre savoir de sens commun » (p. 128). Reprenant plusieurs de leurs travaux sur les rumeurs : le changement climatique (Caillaud et Flick, 2013) ; azf (Demoures, 2015) ; les émeutes urbaines de 2005 en France (Haas et Vermande, 2010) ; Vichy et son passé (Haas, 1999, 2002, 2004), elles arrivent à la conclusion que « chaque phénomène qui met le groupe dans une situation de menace l’amène, souvent dans l’urgence, à “bricoler” avec l’ensemble des savoirs dont il dispose » (p. 143). On ne peut que souscrire au constat que « les groupes sont capables d’un travail surprenant, riche et inventif » (p. 132), mais que peut-on savoir des facteurs qui favorisent cette tendance plutôt que la tendance à la « justification du système » présentée dans la partie suivante ?
40 La troisième partie, « Agir sur les menaces. Au-delà de la menace, le défi ? », est constituée de quatre contributions orientées vers la recherche des types d’interventions envisageables en réaction aux menaces. Lolita Rubens et David Vaidis (« Se rappeler ses propres transgressions : d’une menace environnementale à un défi pour le soi ») s’appuient sur la théorie de « l’hypocrisie induite » (Aronson, Fried et Stone, 1992), qui découle de la théorie de « la dissonance cognitive » (Festinger, 1957), pour mettre en place un programme amenant les individus à changer leur comportement par activation de la menace de l’image positive du soi. Pour le lecteur qui n’adhère pas au paradigme expérimental tel qu’il est décliné ici, des notions telles que « l’hypocrisie inductive » ou « l’inconsistance du soi » peuvent être perçues comme normalisantes et risquant de réduire la question du changement environnemental au comportement des individus.
41 Les deux contributions suivantes portent sur la menace qui pèse sur l’apprentissage dans le contexte universitaire. Et, « à défaut de pouvoir agir sur le fonctionnement de l’université en tant qu’institution et la fonction que celle-ci remplit dans la société », elles fournissent des « pistes d’actions qui peuvent servir de support de réflexion aux enseignants » (p. 192). Avec Céline Buchs et Fabrizio Butera (« Travailler en duos coopératifs : entre soutien et menace »), on voit combien la coopération peut être difficile à mettre en place dans « une société et un système éducatif compétitifs dans lesquels ils [les étudiants] n’ont pas l’habitude de coopérer et n’y sont pas préparés » (p. 176). Le dispositif pédagogique mis en place à l’université par les auteurs permet de vérifier que la coopération, qui fut largement à la base des principes des mouvements d’éducation nouvelle au début du xixe siècle, est bien un facteur favorisant la réussite.
42 De leur côté, Mickaël Jury, Annique Smeding, Cristina Aelenei, Virginie Wiederkehr et Céline Darnon (« Réussir dans l’enseignement supérieur : un défi pour les plus défavorisés ») font un large recensement des études et travaux traitant de la question des étudiants issus de milieux défavorisés à l’université et de l’université comme vecteur de reproduction sociale (depuis les travaux de Bourdieu et Passeron en sociologie bien sûr, jusqu’à nos jours, aux États-Unis et en France avec les recherches en psychologie sociale et expérimentale). La « double discrimination » dont sont l’objet ces étudiants est soulignée : « discrimination émanant du groupe d’entrée » qu’est l’université, mais aussi « discrimination du groupe d’origine » (on pense au livre de Magyd Cherfi, Ma part de Gaulois, publié chez Actes Sud, en 2016). Et c’est donc naturellement sur la discrimination à l’université que les auteurs proposent aux enseignants des pistes concrètes.
43 Le dernier texte se centre sur cette tendance « à défendre notre système en le rationalisant et en le justifiant » (p. 193). Virginie Bonnet et Catherine Verniers (« Quand système menacé rime avec système renforcé : la justification du système, un défi ? ») effectuent un recensement des recherches relatives à cette « justification du système » qui consiste, face à une menace, à rationaliser et à justifier les fonctionnements du système (familles, institutions et société tout entière) même si cette position se révèle contraire à nos intérêts et à nos groupes d’appartenance, renforçant ainsi le statu quo. Théorie qui amène à juste titre à poser la question du changement social : « La tjs est une théorie de la résistance au changement plutôt qu’une théorie du changement social » (p. 201). Changement social qui pourrait toutefois être envisagé, selon les recherches citées, par l’affirmation positive du système qui permettrait paradoxalement de le critiquer, par « l’augmentation des ressources personnelles » pour faire face à la menace et, enfin, par la modification de la perception du changement « non comme une menace mais au contraire comme une façon de préserver le statu quo » (p. 149).
44 Comme le souligne Jorge Vala dans sa postface, ce livre a été conçu avant la crise des réfugiés, avant les attentats en France (Charlie Hebdo en janvier 2015, le Bataclan en novembre 2015) et à Bruxelles en mars 2016, mais aussi avant les élections dans les grandes démocraties que sont les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France, la remise en cause de la cop 21 par les États-Unis… Événements inquiétants et dramatiques qui confirment, si besoin était, que l’interrogation sur les menaces sociales et environnementales est particulièrement d’actualité. Si cela renforce l’intérêt de ces recherches, on peut également remarquer qu’une telle conception sociocognitive des menaces entraîne une forme d’évacuation de l’événement, d’une part, et de la violence, de l’autre, ces deux « dimensions » étant difficilement réductibles en termes de variables.
45 Cet ouvrage propose néanmoins de sortir d’une conception figée, substantielle, de la menace, avec le menacé d’un côté et le menaçant de l’autre, au profit de l’étude de l’interaction, toujours spécifique, entre un menaçant et un menacé, et nous rappelle justement qu’« il n’y a pas de menaces en soi, elles ont une réalité sociale » (p. 59), psychique et sociale, dirions-nous.
46 Chantal Humbert et Elwis Potier
47 Psychosociologues à Emanence
Antoine Kattar Adolescent dans un environnement incertain. Une expérience libanaise L’Harmattan, 2016
48 Dans le prolongement du dossier consacré à ce numéro, signalons cet ouvrage qui explore les sources anxiogènes liées à la menace de guerre intervenant sur la construction identitaire des adolescents et adolescentes vivant actuellement au Liban. L’auteur, praticien psychosociologue (membre du cirfip) et chercheur en sciences de l’éducation d’orientation psychanalytique, réalise là, de notre point de vue, une synthèse originale qui articule l’étude en profondeur des processus psychiques spécifiques du développement du sujet adolescent à une problématique sociopolitique liée au contexte actuel libanais, notamment celle d’une immigration forcée et celle de la menace de guerre.
49 L’originalité et l’intérêt du travail soutenu par l’auteur résident dans le fait qu’il cumule selon moi deux approches. L’une se positionne en référence aux recherches cliniques d’orientation psychanalytique en sciences de l’éducation initiées par Claudine Blanchard-Laville à l’université de Paris-Nanterre. L’autre rejoint les questionnements de la psychosociologie par l’objet même de la recherche dans le sens où les traumatismes liés à un contexte socioculturel d’un pays traversé par plusieurs guerres depuis plus de trente ans sont mis en relation avec les constructions et réorganisations intrapsychiques propres aux processus de maturation spécifiques du sujet adolescent.
50 L’ouvrage expose les principaux résultats d’un travail de recherche réalisé au Liban. L’hypothèse de l’auteur est que la menace externe liée à un environnement sociopolitique instable et incertain vient redoubler la « menace intrapsychique » inhérente aux remaniements identitaires de l’adolescence, notamment ceux appartenant à la sphère des liens d’affiliation que constituent la famille, l’école, les amis et globalement la société.
51 Dans le premier chapitre, l’auteur nous livre un fragment de son récit autobiographique et de quelques mouvements psychiques qui ont accompagné sa reconstruction identitaire suite à un exil forcé par la guerre civile au Liban. Nous voyons comment cette reprise de son itinéraire le mène à la construction de son objet de recherche, nommé ainsi dès la page 18 : « L’impact des caractéristiques d’un environnement incertain sur le déroulement des processus propres à cette phase de la vie qu’est l’adolescence ». En arrière-plan de ce chapitre (et de plusieurs passages ultérieurs du livre), le lecteur pourra percevoir le travail contretransférentiel du chercheur clinicien à son objet de recherche, au cours duquel, ainsi que le remarque Claudine Blanchard-Laville dans sa préface, « le questionnement prend vie au plus profond de la trajectoire personnelle du chercheur ». L’auteur nous communique ainsi avec lucidité combien l’écriture de ce livre, qui fait suite à sa thèse de doctorat de sciences de l’éducation, a pu être pour lui un point d’appui et un point d’élaboration de la souffrance qu’il a lui-même éprouvée pour faire coexister et se continuer son « Moi adolescent » et son « Moi d’adulte exilé » (p. 36).
52 Le deuxième chapitre situe le contexte historique et sociopolitique du Liban qui, depuis plus de trente ans, est en proie à une menace permanente de guerres contraignant les habitants à « composer avec des tensions multiples » et à vivre dans le danger, la peur et surtout la banalisation de la violence. Cette synthèse de l’évolution socio-historique du Liban a pour objectif de situer le contexte des entretiens qu’il a conduits auprès d’adolescents libanais. La méthodologie utilise un double dispositif : deux entretiens cliniques non directifs individuels avec deux adolescents (un garçon et une fille) et deux « entretiens cliniques en groupe à visée de recherche ». Ces derniers sont menés en 2008, l’un en province à Jezzine, l’autre en milieu urbain à Beyrouth. Les deux groupes se composent chacun de six adolescents de 15-16 ans (trois garçons et trois filles). L’analyse du matériel recueilli par cet ensemble fait l’objet de quatre chapitres du livre. On remarquera plus particulièrement la précision technique relatée par l’auteur pour décrire les modalités d’analyse des deux entretiens collectifs dont l’exploitation, comme le savent bien les psychosociologues, reste assez complexe.
53 Relatons à présent quelques résultats exposés dans l’ouvrage qui sont pour nous en lien direct avec le thème des anxiétés contemporaines présenté dans ce numéro. Le livre montre comment des sources d’anxiété que l’on peut qualifier de « conjoncturelles », causées par les dangers quotidiens bien réels, inhérents à un environnement instable, viennent se superposer à des sources d’anxiété relevant des modes de structuration psychique d’un sujet pris dans les conflits internes de sa construction identitaire. Par exemple, le chapitre 3, qui développe l’analyse d’un entretien avec un jeune Libanais, nous montre comment le dilemme entre partir ou rester au Liban constitue une source d’anxiété exprimée par l’adolescent dans une version défensive, selon l’auteur. Les risques psychiques liés à la rupture des liens familiaux, à la « désidéalisation » de la figure du père expriment une crainte de quitter le pays, solution que l’adolescent envisage comme une voie d’insécurité et d’incertitude le privant de repères suffisamment stables pour construire sa vie.
54 Au chapitre suivant, l’analyse de l’entretien avec une adolescente souligne le malaise éprouvé par la jeune fille entre fatalisme et accommodation forcée au danger permanent et à la peur qu’une bombe n’explose à tout moment. L’auteur analyse ce malaise comme une anxiété relevant d’un paradoxe que constitue « cette tension extrême entre la volonté de vivre normalement et l’éprouvé permanent de la peur » (p. 90). Cette tension, que l’on pourrait décrire comme étant de nature anxiogène, implique une résignation qui renforce encore davantage l’impossibilité de choisir. Autrement dit, l’anxiété s’installerait lorsque le sujet se trouve confronté à des contraintes externes qui le condamnent à des impasses concernant ses choix.
55 Au cours des deux entretiens collectifs, le thème de l’émigration revient à plusieurs reprises dans les échanges entre les adolescents et sans doute aussi dans les demandes adressées au chercheur. Ayant lui-même fait le choix d’émigrer, celui-ci nous indique que cette solution prend une double signification du fait d’un environnement incertain. La première se présente comme « une potentialité d’avenir reconnue par les familles » (p. 102) et par la société libanaise, notamment pour les jeunes hommes désireux de poursuivre leurs études dans d’autres pays. La seconde nécessite que s’élabore le processus d’individuation-séparation lié à la peur de perte des objets d’attachement. Les interprétations liées aux « positions psychiques » (M. Klein) des adolescents interviewés en situation de groupe conduisent l’auteur à faire l’hypothèse que ce « processus d’individuation-séparation », inévitable en période de l’adolescence, revêt en contexte d’incertitude l’expression « d’une lutte face à une position dépressive où l’inquiétude que générerait l’émigration vaudrait toujours mieux que l’incertitude vécue dans le pays » (p. 103). Autrement dit, l’angoisse ressentie inconsciemment dans ces situations d’insécurité psychique et d’instabilité sociale anxiogène fragilise le sujet adolescent « dans la continuité de son sentiment d’existence et de création de soi ».
56 Les questions autour des difficultés à vivre les différences agitent également les adolescents, difficultés que ceux-ci attribuent d’abord à l’existence des différentes communautés confessionnelles existant au Liban et aux rapports de domination qu’elles entretiennent. Mais ces questions ont aussi un retentissement sur la socialisation entre pairs et sur les tensions éprouvées par les adolescents lorsqu’ils se trouvent en conflit avec des amis appartenant à une autre confession que la leur. L’auteur analyse ces tensions anxiogènes comme un « danger que constitue le regard censé interdire les agressions réciproques » (p. 130). La cohabitation avec l’altérité de l’autre mobilise ici, dans ces conditions, des peurs que la guerre civile éclate à nouveau, réveillant des rancunes anciennes accumulées et venant « ouvrir le champ de l’imaginaire au fantasme meurtrier » (p. 136). Nous voyons comment des représentations collectives inconscientes émanant du social et du culturel peuvent être traversées par trois composantes majeures du travail de la pulsion de mort que sont la « hantise de l’extermination réciproque » (M. Chamoun), « l’interdit du meurtre cannibalique » (J. Barus-Michel) et la menace de retour à la « violence fondamentale » (J. Bergeret).
57 Le panorama d’ensemble de la situation que nous donne à voir l’auteur n’est pas pour autant pessimiste sur le devenir des adolescents libanais. Celui-ci indique dans son chapitre conclusif quelles seraient les voies offrant à ceux-ci les moyens d’élaborer leur devenir. Deux axes sont envisagés, le premier évoque la création d’espaces de médiation à l’image des espaces transitionnels de Winnicott, « espaces permettant de jouer avec les doutes et les réalisations, de s’approcher progressivement des exigences du monde réel qui ne doivent pas être occultées, mais parfois repoussées temporairement ». Le second propose des modalités d’accompagnement clinique des professionnels (éducateurs, parents, enseignants, formateurs) ayant à intervenir auprès d’adolescents « afin qu’ils puissent se sentir autorisés à découvrir le monde et à le transformer sans craindre en permanence d’être interdits d’advenir ou détruits » (p. 165).
58 Danielle Hans
59 Maîtresse de conférences,
60 Paris-Nanterre
Notes
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[1]
Association pour l’ouverture du champ d’investigation psychopathologique.
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[2]
Sur cet aspect dans les ong et pour élargir la réflexion à propos des différentes cultures organisationnelles dans l’action humanitaire, le lecteur pourra se reporter à deux recherches-actions menées à msf : C. Michelot et O. Ortsman, « Quelques leçons tirées d’une opération miroir à Médecins sans Frontières », dans Revue internationale de psychosociologie, 2001,16, vol. VII, p. 191-205.
-
[3]
Rappelons quand même, puisque cet ouvrage évoque à plusieurs reprises la relation – réversible comme toute relation – entre la fin et les moyens, que celle-ci est bien un des thèmes fondamentaux de la psychosociologie, et ce depuis les origines : Gabriel Tarde, en son temps, avait déjà énoncé la loi psychosociologique qui veut que « tout ce qui a commencé par être fin devienne moyen » (G. Tarde, L’opposition universelle, 1897, réédition Les Empêcheurs de tourner en rond, 1999.)
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[4]
J.-L. Laville, « Changement social et économie solidaire : les événements dans le processus de recherche », Nouvelle revue de psychosociologie, 19, printemps 2015.
-
[5]
Voir notre compte rendu de l’ouvrage Les peurs collectives, dirigé par S. Delouvé, P. Rateau et M.-L. Rouquette, dans la Nouvelle revue de psychosociologie n° 17, p. 217-221.
-
[6]
Cf. W. Doise, L’explication en psychologie sociale, Paris, Puf, 1982.
-
[7]
Auteur, entre autres livres, d’un ouvrage de référence sur la politique sécuritaire : La France a peur. Une histoire sociale de « l’insécurité », Paris, La Découverte, 2010.