Couverture de NRP_019

Article de revue

Comptes rendus d’ouvrages

Pages 255 à 276

Notes

  • [1]
    Institut universitaire de technologie.
  • [2]
    Section de technicien supérieur.
  • [3]
    Classes préparatoires aux grandes écoles.
  • [4]
    Administration économique et sociale.
  • [5]
    Sciences et techniques des activités physiques et sportives.
  • [6]
    Lettre du 16 août 1951 citée dans la préface générale de Michel Vanoosthuyse, tome 1.
  • [7]
    Lettre du 20 août 1951 à ses amis Rosin, préface tome 1.
  • [8]
    « Cette Allemagne de Weimar dont nous avons fait un mythe fut extrêmement répressive à l’égard de ses intellectuels et c’est malgré elle, souvent contre ses lois, que se développa l’essor artistique qui l’a immortalisée. Nombre de mesures répressives du IIIe Reich naquirent avec elle », écrit Jean-Michel Palmier dans Weimar en exil. 1. L’exil en Europe, Paris, Payot, 1988.
  • [9]
    A. et D. Prudhommeaux, Spartacus et la commune de Berlin, 1918-1919, Paris, Spartacus, 1977.
  • [10]
    La guerre 1914-1918 a « tué l’espoir », écrit Gérard Mendel dans De Faust à Ubu. L’invention de l’individu, Éditions de L’Aube, 1996.
  • [11]
    Il ne s’agit évidemment pas seulement d’une question de tempérament ou de personnalité, mais de point de vue politique (qu’on trouvera explicité, plus tard, en 1920 dans le pamphlet de Lénine, La maladie infantile du communisme, Paris, 10/18, 1968 et dans la Réponse à Lénine de Herman Gorter, Paris, Spartacus, 1979) et de filiation intellectuelle. Il n’y aurait pas chez Lénine de filiation démocratique (qu’on trouvera chez les « révolutionnaires » européens, chez Rosa Luxemburg, par exemple, lorsqu’elle s’opposera dans un texte sur La révolution russe à l’abolition de la Constituante opérée par Lénine) : la référence est plutôt du côté de Netchaïev (l’auteur avec Bakounine du Catéchisme révolutionnaire et de l’assassinat d’Ivanov) qui, selon Gustav Herling, aurait progressivement pris « pour modèle la politique de Machiavel, en employant à fond le système des jésuites : pour le corps, la violence, pour l’âme, le mensonge » (dans Journal écrit la nuit, Paris, Gallimard, 1989).
  • [12]
    Sans parler de celui qui les conduira, Hitler lui-même, qui suivit très exactement cet itinéraire, comme il le raconte dans Mein Kampf.
  • [13]
    « C’était une gloire chèrement acquise et incertaine, une danse éblouissante au bord d’un volcan. La culture de Weimar […] fut l’œuvre “d’étrangers” projetés par l’histoire au devant de la scène pour un court moment, fragile et enivrant », écrit Peter Gay dans Le suicide d’une République, Weimar 1918-1933, Paris, Gallimard, 1993.
  • [14]
    Peter Gay, op. cit.
  • [15]
    C’est pourquoi il m’a paru essentiel de revenir à cette époque dans mon dernier livre, Figures de la psychosociologie. De la critique de Taylor à l’actepouvoir de Gérard Mendel, Paris, L’Harmattan, coll. « Savoir et formation », 2014.
  • [16]
    Voir K. Mannheim, « De la concurrence et de sa signification dans le domaine de l’esprit » (1929), traduction française publiée dans la revue L’homme et la société, n° 140-141, avril-septembre 2001, p. 55-102.
  • [17]
    F. Giust-Desprairies, L’imaginaire collectif, Toulouse, érès, 2003, p. 45-54.
  • [18]
    A. Lévy, Sciences cliniques et organisations sociales, Paris, Puf, 1997, p. 190-191.
  • [19]
    I. Parker, The Crisis in Modern Social Psychology – and How to End it, London, New York, Routledge, 1989, p. 90-107. Moscovici évacue rapidement les critiques de Ian Parker dans le cinquième texte : « Réponses et questions » (p. 207-229).
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Jean-Luc Prades. Figures de la psychosociologie. De la critique de Taylor à l’actepouvoir de Gérard Mendel. Paris, L’Harmattan, 2014

1 On pourrait s’interroger sur la nécessité de cet ouvrage qui reprend en partie Les méthodes de l’intervention sociologique du même auteur et de Gérard Mendel. Le titre même, « Figures de la psychosociologie. De la critique de Taylor à l’actepouvoir de Gérard Mendel », justifie cette publication que l’auteur explicite dans un long préambule. Si le premier ouvrage constituait un « panorama comparatif » (p. 10) des courants français de la psychosociologie, il lui manquait une véritable confrontation des idées, liée à la volonté d’une objectivité de cette présentation. Ici, Prades met en discussion les différents courants, examine leurs similitudes et leurs divergences, leurs richesses et leurs limites. La troisième partie qui n’apparaissait pas dans la précédente édition, consacrée à la sociopsychanalyse à laquelle est affilié l’auteur, précise cette approche comparative critique.

2 La psychosociologie postule que la microsociologie permet de penser le changement aussi bien que les recherches macrosociales. Elle doit, selon l’auteur, conjuguer les approches sociologique et anthropologique en pensant les actes des sujets dans leurs rapports au monde. « C’est pourquoi la pratique d’intervention y est indissociable de la production de connaissances » (p. 14). Le précédent ouvrage s’intéressait aux méthodologies de l’intervention sociologique, celui-ci est consacré aux figures de la psychosociologie. Il élargit l’analyse tout en la personnifiant. Le choix d’exposer les différents courants de la psychosociologie par les hommes qui les ont portés fait écho aux fondements mêmes de la psychosociologie et à son principe premier, la clinique. Il risque aussi de confirmer la citation de Mendel : « Tout dispositif se paie d’un coût élevé ; il risque de devenir intimement lié à l’identité de son utilisateur qui risque alors de ne plus voir la réalité qu’à travers ce que son dispositif en révèle » (p. 192). Or ce lien entre utilisateur et dispositif apparaît nettement ici. Mais il restitue dans la recherche la part de l’humain que tous ces chercheurs ont dénoncé dans leurs réactions au taylorisme.

3 En effet, l’auteur se propose d’apporter une critique du taylorisme, reprenant l’idée de sa survivance « en tant que paradigme » (p. 14) sous des formes actualisées. La rationalité extrême de la productivité qu’il impose est encore à l’œuvre. Ce principe n’a jamais été discuté et a été naturalisé dans toutes les formes de travail. Prades rappelle dans le préambule les conditions de la naissance du taylorisme et ses effets sur le travailleur. Actuellement, les processus qui caractérisent « le mode de production et de consommation dans une société postmoderne » (p. 17) parcellisent autant le travail que le taylorisme, asservissant toujours davantage le travailleur. La psychosociologie est née en réaction au taylorisme. Cela la pose d’emblée comme une démarche politique que l’auteur revendique explicitement.

4 Prades rapporte les différents courants de la psychosociologie dans une double perspective, diachronique et synchronique, qui permet leur discussion en montrant en quoi chaque courant s’appuie sur l’héritage des précédents et en quoi il les complète ou s’y oppose. L’ouvrage se compose de trois parties. La première montre comment les premières interventions naissent dans la réalité industrielle et ouvrière nord-américaine. Dès l’origine, ces recherches (Mayo) s’appuient sur une dimension idéologique : elles veulent réintroduire l’humain dans la productivité, alors que Taylor, en divisant le travail, a dépossédé l’ouvrier de son travail, faisant ainsi disparaître l’humain de l’entreprise. Cette ré­introduction de l’humain conduit la deuxième génération de chercheurs à ne pas s’intéresser exclusivement à l’individu et à son lien avec son outil de travail, mais à questionner le groupe (Lewin et les face-to-face groupes, Moreno et le psychodrame, Rogers et ses techniques d’intervention…). La recherche psychosociologique se fait alors recherche-action et le chercheur fait partie de l’objet d’analyse. À travers les différents portraits de chercheurs étrangers, Prades montre l’apport de la psychologie sociale dans l’organisation du travail, l’élargissement de son champ d’étude (Balint mène ses recherches avec des médecins), mais également ses limites : elle ne parvient pas à un changement radical de l’organisation du travail par la participation des ouvriers. Le troisième chapitre interrompt cette présentation par une mise en perspective théorique et politique, à travers un rappel des travaux de Marx, Lénine et Gramsci. Il permet un « arrêt sur image » introduisant les recherches psychosociologiques dans un contexte historique, social et politique : chaque courant naît dans une période qui les nourrit et explique comment le taylorisme n’a pas fait l’objet d’une opposition forte et construite des ouvriers.

5 La deuxième partie présente les figures majeures des courants psychosociologiques français des années 1950 aux années 2000. Chaque chercheur est présenté à travers le rapport d’une de ses interventions qui est alors analysée et dont les concepts théoriques sont dégagés. Le choix de ces interventions permet d’en mesurer les innovations en les inscrivant dans l’héritage des précédents courants. L’auteur dégage alors les premiers principes de la psychosociologie : l’engagement de la recherche sans présupposé théorique, l’enquête matérialise la théorie. Ce recensement chronologique, les extraits d’entretiens avec différents chercheurs mettent en lumière les liens entre les différents courants psychosociologiques, leurs évolutions, les apports et les modifications de chacun. Il met en évidence la relation entre une réalité de terrain, la question qu’elle pose, la mise en place d’un dispositif, les résultats d’une recherche, la façon dont ces résultats modifient ce type d’intervention en suscitant de nouvelles questions. Les recherches psychosociologiques s’inscrivent dans une dynamique qui garantit leur vitalité. Le lien entre héritage et innovation montre l’imbrication des évolutions sociopolitiques et de la psychosociologie. Par cette perspective sociohistorique, l’auteur clarifie l’évolution du champ, sa diversité progressive des champs d’intervention, de l’usine à la jeunesse, au monde plus diversifié des entreprises. Il montre bien comment ces courants accompagnent les transformations sociales et réagissent rapidement au contexte sociopolitique dans lequel elles évoluent. Cette réactivité est rendue possible par la souplesse de ce champ scientifique qui autorise une grande créativité théorique et méthodologique par l’adaptation constante du chercheur au terrain.

6 La troisième partie décrit quatre interventions sociopsychanalytiques. Elle se présente comme une plaidoirie pour ce courant, le plus négligé de tous (p. 185). Chaque chapitre met l’accent sur un concept à l’appui de ces descriptions : la structure des groupes, l’organisation du travail, l’actepouvoir et l’accompagnement du changement. Cette partie présente de façon exhaustive les éléments théoriques et méthodologiques de la sociopsychanalyse en relevant ce qui la distingue des autres courants. La sociopsychanalyse postule que l’organisation du travail prédétermine les rapports sociaux de travail (p. 208). Il s’agit alors d’aider les individus « à dépasser les contraintes qui pèsent sur eux » (p. 212). Le dispositif institutionnel, caractérisé par l’homogénéité du groupe réuni, organise différemment le travail le temps de l’intervention et permet de passer de « la pensée à l’acte » (p. 186). L’actepouvoir est défini comme « le pouvoir que nous avons sur nos actes que complète celui de pouvoir bénéficier des effets (des changements de la réalité) de nos actes » (p. 225). Selon l’auteur, la sociopsychanalyse est le seul courant à maintenir la critique du taylorisme, parce qu’elle considère la remise en cause de l’organisation et des divisions du travail comme la condition du « changement possible des sujets au travail » (p. 217). Cette partie laisse apparaître la sociopsychanalyse comme l’aboutissement (ultime ?) de la psychosociologie, ce qui peut être discuté.

7 En présentant sa volonté d’une mise en perspective critique de différents courants psychosociologiques, Prades autorise la discussion de sa posture engagée, politique et éminemment subjective, ce qui n’est pas le moindre intérêt de l’ouvrage. On peut ainsi questionner le choix de l’auteur de ne pas développer l’analyse de la subjectivité du chercheur dans ce type de recherche. Ce parti pris est-il lié à la sociopsychanalyse ? Cette affiliation rend d’autant plus étonnante cette absence du questionnement de la subjectivité du chercheur : il ne traite pas de la question du contretransfert. La note de bas de page de la page 194 à propos d’une intervention sociopsychanalytique au sein de formations politiques d’extrême gauche évoque même la neutralité du chercheur. La présentation à travers les figures de la psychosociologie répond au parti pris de l’auteur et à son affiliation à la sociopsychanalyse. La personnification ainsi faite des courants porte en elle-même ses limites : Prades développe plus certains courants que d’autres, s’attache particulièrement à certaines figures (Touraine, Crozier), se montre extrêmement critique à l’égard d’autres (Dejours). Il explique comment chaque courant psychosociologique développe un élément et en occulte d’autres. En évacuant la question de la subjectivité du chercheur, il choisit également de privilégier certains éléments de ces recherches aux dépens d’autres. Cette absence est d’autant plus prégnante que l’auteur revendique une posture engagée et politique tout au long de l’ouvrage. Mais cette remarque même participe de ma propre affiliation à la socioclinique institutionnelle, pour laquelle l’analyse des implications du chercheur est centrale dans la recherche et l’intervention.

8 En montrant l’héritage du taylorisme dans les organisations actuelles du travail, l’auteur légitime la psychosociologie en tant que pratique d’intervention, mais également en tant que science. Ainsi, les intentions de l’auteur, ses partis pris et les principes de la psychosociologie se répondent étroitement. L’entrée par les chercheurs permet de revisiter l’histoire de la psychosociologie mais aussi, plus généralement, l’évolution du monde du travail de l’industrie au numérique. La fluidité de l’écriture, la clarté des synthèses, appuyées par des encarts explicitant les concepts théoriques de chaque courant et des citations en début de chapitre qui justifient et légitiment chaque courant, facilitent la lecture et autorisent la diffusion de l’ouvrage auprès d’un public plus large que celui des chercheurs. Il peut intéresser quiconque se préoccupe de la question du travail.

9 Claire de Saint-Martin. Docteure, ATER en sciences de l’éducation. Laboratoire EMA, université de Cergy-Pontoise

Romuald Bodin et Sophie Orange. L’université n’est pas en crise. Éditions du Croquant, 2013

10 Voici un livre que chacun devrait avoir lu : décideurs politiques, journalistes, étudiants (actuels et futurs), familles d’étudiants et personnels de l’université, tant il met à mal les mythes répandus sur cette institution en s’appuyant sur une analyse empirique de la situation et la fonction actuelles de l’université au sein de l’enseignement supérieur. Depuis des années, en effet, le seul discours relayé dans l’espace public, alimenté par une succession de rapports ministériels et de controverses médiatiques et politiques, est celui d’une « crise de l’université ». Crise qui se caractériserait par des maux – échec important en premier cycle, insertion difficile des diplômés et faible niveau des « nouveaux étudiants » – auxquels correspondraient les remèdes miracles que sont sélection et professionnalisation. Crise invoquée tant pour dénoncer une inquiétante stagnation de ses effectifs étudiants (dans les années 2000) qu’une dangereuse massification en période de croissance (décennies 1960 puis 1985-1995).

11 Or, comment répondre aux problématiques réelles de l’université et prendre à son sujet des décisions pertinentes si l’on part d’un diagnostic tant erroné que répandu ? Car cette rhétorique crisologique ne fait pas que démoraliser les acteurs universitaires ; elle justifie, depuis de nombreuses années, les réformes les moins solidement fondées de l’université publique. Les auteurs de ce livre donnent enfin les moyens de comprendre l’université contemporaine, grâce à un état des lieux rigoureux étayé par un impressionnant travail empirique mêlant enquêtes sociologiques auprès de nombreux publics étudiants (premier cycle universitaire, IUT[1], STS[2], classes préparatoires, etc.), études statistiques nationales, comparaisons internationales, entretiens semi-directifs, monographies et travail ethnographique.

Sélection ne rime pas forcément avec excellence

12 Premier préjugé attaqué : les auteurs proposent de rompre avec une vision duale de l’enseignement supérieur selon que l’accès aux filières est sélectif ou non. Cette représentation très répandue scinde en deux les filières, les publics et les orientations. D’un côté, les filières sélectives, accessibles sur dossiers ou concours (STS, IUT, CPGE[3], écoles du paramédical et du travail social, écoles d’art, de commerce ou d’ingénieurs, etc.). De l’autre, l’université dont l’accès est de droit à tous les bacheliers. Les étudiants des filières sélectives seraient des élus, choisis par et ayant choisi leurs filières, en conséquence d’un meilleur niveau que ceux des filières ouvertes, non sélectionnés et forcément passifs, entrés à l’université par défaut. Seule institution à ne pouvoir choisir son public, non attrayante car non sélective, l’université paraît, dans cette représentation binaire, bien fragilisée, voiture-balai de l’enseignement supérieur récupérant ceux qui n’ont pu aller ailleurs, dont, notamment, les titulaires d’un bac technologique ou professionnel. De fait, seulement un quart des bacheliers professionnels poursuivent dans l’enseignement supérieur (contre trois quarts des bacheliers technologiques et la quasi-totalité des bacheliers généraux), dont les deux tiers s’orientent en STS pour préparer un BTS (brevet de technicien supérieur). Ces étudiants sont donc tout à fait marginaux à l’université qui accueille au contraire plus de la moitié des étudiants titulaires d’un baccalauréat général. Ainsi, en 2011, l’université a intégré en L1 environ 150 000 bacheliers généraux pour 12 000 bacheliers professionnels.

13 Si la lecture de l’espace dessiné par l’enseignement supérieur, entre un pôle sélectif de qualité et un pôle qui accueillerait le tout-venant, est erronée, c’est surtout qu’elle passe totalement à côté de la véritable hiérarchie des filières. En effet, alors que le sens commun associe sélection à excellence et qualité des étudiants, le panorama des filières sélectives est en fait très hétérogène. Au regard du taux de bacheliers généraux comme du taux de bacheliers « à l’heure » (n’ayant pas de retard de scolarité), les filières sélectives se scindent en deux catégories opposées. Les CPGE, les écoles de commerce, d’ingénieurs et d’art se distinguent par une proportion très élevée de bacheliers généraux « à l’heure » ou en avance, dont très peu sont issus des classes populaires ; tandis que dans les STS, IUT, écoles du travail social et paramédicales, accessibles également sur dossiers ou concours, sont surreprésentés les bacheliers en retard issus de baccalauréats professionnels et technologiques, d’origine plus modeste (père ouvrier, employé ou inactif). Les auteurs ont ainsi pu observer les pratiques de sélection de commissions de recrutement à l’entrée en BTS : les dossiers privilégiés étaient ceux d’étudiants qui ne risquaient pas d’être attirés par d’autres filières – étudiants très « moyens », ayant souvent du retard, issus des filières technologiques et professionnelles, sans mention au bac et, critère important, d’origine géographique locale, les enseignants anticipant un public captif n’ayant pas les moyens de se déplacer dans un autre établissement. Quant aux filières universitaires, en matière de dotation scolaire de leurs étudiants, elles occupent des positions intermédiaires entre ces deux pôles sélectifs. Positions elles-mêmes différenciées selon les disciplines : droit, santé, sciences politiques concentrant le plus de bacheliers généraux et à l’heure, à l’opposé des filières AES[4], langues et lettres ; tandis que sciences, STAPS[5], sciences humaines et sociales se situent entre les deux.

14 C’est donc la place dans la hiérarchie symbolique des filières qui définit la nature du public et non le caractère sélectif d’une formation. Comme le montrent les auteurs, cette hiérarchie est bien intégrée par les bacheliers eux-mêmes et par leurs familles : ainsi, si les bacheliers généraux se projettent dans un espace composé de l’université, des CPGE et des IUT, les bacheliers technologiques et professionnels, lorsqu’ils envisagent de poursuivre leurs études, se projettent essentiellement dans les seules STS. Non par défiance pour l’université, mais, comme le montrent les entretiens menés par les auteurs, parce que nombreux sont ceux qui ne se sentent pas les compétences nécessaires (dans le rapport au savoir théorique et aux méthodes de travail) pour répondre aux exigences de l’université. Ils sont fortement influencés, dans leurs représentations et leurs choix, par les prescripteurs que sont les enseignants du secondaire et les conseillers d’orientation, eux-mêmes tout aussi victimes de préjugés erronés sur l’enseignement supérieur que la majorité de la population et contribuant massivement, souvent à leur insu, à la reproduction des hiérarchies sociales.

L’université ne forme pas que des chômeurs

15 Selon un préjugé courant, faire ses études à l’université, c’est se condamner au chômage, du moins augmenter ses risques de le rencontrer. Pourtant, toutes les études d’insertion professionnelle montrent que si le diplôme protège du chômage, ce sont les diplômes du supérieur qui s’acquittent le mieux de cette tâche : plus le diplôme est élevé, plus le taux de chômage est faible. Ceci étant posé, il importe ensuite de complexifier la représentation. Tout d’abord, si on observe que le niveau de diplôme tend à réduire le taux de chômage, l’efficacité et l’intensité de cette réduction varie selon le type de secteur et d’emploi auquel prépare le diplôme. Bien avant le diplôme, c’est donc la situation du marché du travail dans tel ou tel secteur qui est la cause structurelle du risque de chômage. Ensuite, la frontière entre les diplômes les plus protecteurs et ceux qui le sont un peu moins ne respecte pas la division entre université et (grandes ou moyennes) écoles, filières sélectives ou non, professionnelles ou non. Globalement, les taux de chômage dans les trois années suivant la formation s’échelonnent entre 1 % pour les écoles du social et du paramédical et 14 % pour les détenteurs d’un DUT. Les écoles d’ingénieur sont à 5 %, les licences professionnelles à 8 %, les écoles de commerce à 9 %, les BTS et les masters universitaires à 11 %.

16 Autre observation importante : le seul taux d’insertion ne suffit pas ; il importe de prendre en compte le niveau d’emploi (et de salaire) auquel peuvent accéder les diplômés (employés, agents de maîtrise, cadres). De ce point de vue, les formations permettant d’accéder au statut cadre sont, par ordre croissant : les écoles du secteur social ou paramédical (1 à 2 % seulement), les BTS, les DUT, les licences, les masters à égalité avec les écoles de commerce et enfin les écoles d’ingénieur (85 à 93 % selon la spécialité). Les masters constituent cependant un espace hétérogène, le taux de cadres dans les dix années suivant l’obtention du diplôme variant de 36 % pour les masters d’histoire et géographie (mais avec un taux de chômage faible) à 77 % pour les masters de physique et chimie, un taux supérieur au taux moyen des écoles de commerce (73 %).

Un carrefour qui régule l’ensemble de l’enseignement supérieur

17 Autre préjugé ô combien répandu : les différentes filières du supérieur sont perçues comme des couloirs plus ou moins longs, alignés les uns à côté des autres et sans lien les uns avec les autres autrement que de concurrence. Cette appréhension tubulaire (« choisir sa voie »), finaliste (« faire des études de médecine pour être médecin », « faire du droit pour devenir juriste ») et concurrentielle (« l’université ou les grandes écoles ») des filières empêche de saisir toutes les formes, pourtant nombreuses et complexes, de circulation des étudiants entre elles ; elle occulte la dynamique des parcours de formation au sein de l’enseignement supérieur, liée notamment à la manière dont les étudiants se les approprient. Pire, elle conduit à analyser cette variété en termes d’anomalie, voire de déviance, passant à côté du caractère répandu – et même typique – du phénomène et de son efficacité.

18 De fait, quand on étudie empiriquement les parcours, il apparaît que les filières ne sont pas côte à côte, mais au contraire emboîtées les unes dans les autres. L’université irrigue ainsi, avec ses premiers cycles, de nombreux cursus extra-universitaires, jouant un rôle de classe préparatoire. Par exemple, les écoles du travail social, théoriquement accessibles au niveau baccalauréat, ne reçoivent de l’enseignement secondaire que 15 % de leurs effectifs (en 2011), au profit d’étudiants en provenance d’une autre filière de l’enseignement supérieur et notamment de l’université. Plus de 20 % des étudiants ayant intégré une grande école proviennent de l’université (licence, master ou IUT). Et l’université prépare à de nombreux concours permettant d’intégrer des formations extra-universitaires (dans la fonction publique ou le paramédical, par exemple). Cela fonctionne également dans l’autre sens. Ainsi, l’obtention d’un diplôme d’école est fréquemment suivie d’une poursuite d’études à l’université (sur certaines spécificités de master, par exemple, ou en thèse). En 2012, 16 % des étudiants diplômés d’une école d’ingénieur ont poursuivi leur cursus. L’université peut également être un prolongement de parcours dès la L3 : trois quarts des élèves des classes préparatoires littéraires continuent leur cursus à l’université (de même que 20 % et 17 % pour ceux qui sortent respectivement de classes préparatoires économiques et scientifiques) ; les élèves d’IUT ou détenteurs d’un BTS intègrent fréquemment l’université.

19 Il apparaît donc qu’au sein d’un paysage de l’enseignement supérieur devenu plus complexe, du fait de la multiplication des établissements et des formations, l’université joue le rôle central d’un vaste service public de distribution et de redistribution d’étudiants. Elle est le carrefour autour duquel s’organise et se régule l’enseignement supérieur.

Abandon ne rime pas avec échec

20 Autre idée tenace : l’université serait une machine à produire de l’échec et de l’abandon. En 2010-2011, moins de la moitié des étudiants de L1 (43 %) ont accédé à la deuxième année ; les autres se sont partagés entre redoublement et abandon (recouvrant surtout réorientation, plus marginalement sortie des études supérieures). Ce taux d’abandon d’environ 25 % à l’issue de la L1 est généralement analysé par les commentateurs – politiques, médiatiques, mais aussi acteurs universitaires – comme un dysfonctionnement témoignant, selon ce qu’il s’agit de dénoncer, d’un manque de moyens, de la mauvaise orientation des bacheliers, d’absence de projet professionnel et de motivation, de mauvais dispositifs pédagogiques, d’enseignants incompétents ou peu impliqués, d’expériences personnelles avec l’université malheureuses. S’il ne s’agit pas de nier les difficultés que peuvent rencontrer un certain nombre d’étudiants en première année de licence, ces commentaires répandus font écran à une véritable compréhension du phénomène.

21 Tout d’abord, les auteurs soulignent que sont mises dans la case « abandon » des situations très variées qui sont loin d’être toutes synonymes d’échec. Ainsi, un étudiant qui ne se présente pas aux examens et ne se réinscrit pas peut être aussi bien un étudiant qui trouve un emploi stable ou un salarié en reprise d’études « pour le plaisir » qu’un étudiant inscrit par sécurité dans une filière universitaire et ayant réussi un concours de la fonction publique ou d’une école du travail social.

22 Ensuite, la situation de l’université, bien que systématiquement dénoncée, n’est en fait pas différente de celle des autres filières de l’enseignement supérieur, elles aussi touchées par le phénomène d’abandon. Étrangement d’ailleurs, le taux d’abandon dans les classes préparatoires (étudiants ayant échoué aux concours et quittant la filière CPGE), de 33 % en 2008, n’est jamais brandi pour critiquer cette filière, la réformer, voire la supprimer, ce qui met en évidence le caractère idéologique de la dénonciation dont l’université fait l’objet. Si l’on compare non aux autres filières, mais aux autres pays, on observe que l’université française se situe plutôt très bien : dans les pays de l’OCDE, en 2008, le nombre d’étudiants ne terminant pas leurs études dans le supérieur est en moyenne de 30 %, pour environ 20 % en France, en quatrième position sur 25, très loin devant les États-Unis ou l’Italie, bons derniers avec respectivement 65 % et 70 %.

23 De manière plus fondamentale, les auteurs montrent, en recourant à des séries statistiques sur longue période, que depuis les années 1960 l’abandon à l’issue de la première année universitaire est en France quasiment invariable d’une année sur l’autre, constituant un « fait social » au sens de Durkheim. L’espace universitaire semble ainsi prédestiné à produire chaque année un certain nombre d’abandons indépendamment des aléas de la vie universitaire, de l’évolution des équipes et méthodes pédagogiques ou des expériences individuelles. Ce taux moyen cache des disparités importantes, elles aussi stables, en fonction des disciplines. Ainsi, à l’université, les taux d’abandon vont croissant selon qu’on fait des études d’ingénieurs (inférieurs à 20 %), de santé, de droit, de sciences politiques, de sciences, de STAPS, de sciences économiques et gestion, de sciences humaines et sociales, de lettres, de langues, d’art et d’AES (plus de 50 %).

24 Comme le montrent également les auteurs, l’existence d’un projet professionnel n’est pas systématiquement reliée à la persistance dans une filière (contrairement à l’idée reçue que l’abandon à l’université serait lié à une absence de projet professionnel chez ses étudiants). Ainsi, dans les IUT et STS coexistent à la fois des taux d’abandon plus faibles qu’ailleurs (9 % et 14 % de sortie en fin de première année) et des taux d’absence de projet professionnel très élevés (les taux de ceux qui ont un projet étant inférieurs de 10 à 20 % à ceux des étudiants de licence).

Un espace de régulation des flux étudiants et de construction de soi

25 S’il est un mythe puissant, c’est celui d’une désorientation universitaire, qui sert de fondement aux projets successifs de rationalisation des parcours, de simplification de l’offre de formation et d’appels à la « professionnalisation » des étudiants. Ce mythe n’est pas neutre : il renvoie au rêve gestionnaire de parcours sans accrocs, sans risques, sans expérimentation, rentables politiquement et économiquement, dans une conception parfaitement mécaniste des parcours scolaires ; au rêve d’un système produisant en flux tendu, sans stocks ni pertes, des étudiants « sans histoire » (dans les deux sens du terme). Cet idéal oublie pourtant que les étudiants sont des êtres en construction, ayant besoin de temps et d’essais pour devenir ce qu’ils seront.

26 En suivant les parcours d’étudiants à l’université sur le long terme, les auteurs montrent que les parcours « typiques », c’est-à-dire tubulaires et ascensionnels au sein de la même filière, sont minoritaires : les bifurcations et réorientations sont multiples, dès la première année, mais également, dans une moindre mesure, par la suite. Même lorsque les parcours sont in fine considérés comme réussis, ils sont loin d’être linéaires. Les entretiens menés par ces chercheurs montrent que de nombreux étudiants ne sauraient réussir leurs études supérieures autrement. La possibilité de s’essayer, de se réorienter, voire de mener plusieurs parcours en parallèle, permet de construire des trajectoires singulières, avançant et s’affinant progressivement sur la base des expériences vécues, des informations nouvelles recueillies. Une telle lecture donne un relief particulier au fait que la France, au sein des pays de l’OCDE, combine un des taux d’achèvement des études supérieures les plus élevés et une proportion importante de réorientations, la seconde pouvant être analysée comme une condition du premier.

27 Ce que montrent aussi les auteurs, c’est que les réorientations sont très dépendantes des disciplines considérées. Ainsi, certaines disciplines mieux connues des étudiants avant leur entrée à l’université, dont les attendus pédagogiques et les possibilités d’avenir sont mieux cernés, se caractérisent par un faible taux d’abandon et un faible taux de redoublement : sciences du vivant, sciences de l’ingénieur, STAPS et histoire. D’autres disciplines sont moins connues des étudiants, qui n’en anticipent pas forcément la difficulté, mais les représentations et projections liées à leur prestige social permettent d’en avoir des attentes claires : les taux de réorientation sont faibles et les taux de redoublement élevés en droit, médecine et pharmacie. Au contraire, dans les disciplines telles qu’AES, langues, psychologie, sociologie, art, les taux de réorientation sont élevés et les taux de redoublement faibles. Disciplines des « vocations intellectuelles », elles sont souvent en décalage, dans la réalité, avec l’image que s’en font de nouveaux entrants qui ne les ont pas abordées dans leurs études antérieures. C’est ici que se trouve la plus grande proportion d’étudiants d’origine sociale défavorisée, d’étudiants dotés d’un baccalauréat technologique ou professionnel et d’étudiants « en retard » scolairement.

28 L’orientation à l’université apparaît donc comme le produit d’une « rencontre plus ou moins heureuse » d’un processus qui mûrit progressivement pour que les caractéristiques objectives d’une formation puissent faire écho aux dispositions héritées et acquises de l’étudiant. À l’heure où les réformes proposées pour l’université prennent pour modèle les écoles (notamment sur l’aspect professionnalisation et injonction au projet), il n’est pas anecdotique de comparer ce processus à celui, bien différent et jamais questionné, de l’orientation en école de commerce : pourtant situées dans le haut de la hiérarchie des formations en matière de prestige, ces écoles concentrent, d’après des statistiques nationales (Enquête Conditions de vie 2010, OVE) et les enquêtes sociologiques disponibles, le taux le plus élevé d’orientations par défaut ou contrariées, chez des étudiants animés par le devoir de tenir un rang scolaire ou social.

Défendre la singularité de l’université

29 Ce livre, il faut le répéter, devrait être lu par chacun, et d’abord par les acteurs de l’université eux-mêmes ! Il donne de la visibilité et du sens à de nombreuses observations, vécues au quotidien par ceux qui y œuvrent sans pour autant avoir été intégrées jusqu’alors à un diagnostic d’ensemble de leur institution. Il évite de laisser un tel diagnostic à ceux dont la méconnaissance de l’université est proportionnelle à la force du dénigrement systématique dont ils l’accablent. Il redonne espoir, dignité et force aux acteurs universitaires pour défendre les fondements d’une institution qui, malgré attaques et réformes idéologiques inefficaces, a continué tant bien que mal à assurer sa mission. Il donne les moyens de comprendre non seulement ce qu’est l’université en France aujourd’hui mais aussi, plus largement, la manière complexe, complémentaire et interdépendante dont y fonctionne l’enseignement supérieur. Les attaques portées à l’université affaiblissent finalement l’ensemble des institutions de ce paysage, dès lors que l’on cerne mieux le rôle de régulateur et de plaque tournante de l’enseignement supérieur qu’y joue l’université. Ce livre donne également les moyens d’agir, en localisant précisément ce sur quoi il faut se concentrer au lieu de s’attaquer à de faux problèmes. Car, nous ne l’avons pas développé ici, les auteurs montrent que, si elle permet un certain brassage social, l’université contribue également en partie à reproduire certaines inégalités.

30 Enfin, ce livre constitue en lui-même un véritable manifeste pour défendre la légitimité de la recherche en sciences humaines et sociales : pariant sur l’intelligence de son lecteur, il produit ce miracle de faire basculer les représentations du sens commun et de créer chez lui le sentiment d’un avant et d’un après. Et quand cela se produit, quelle jubilation…

31 Bénédicte Vidaillet. Professeure, université Paris-Est Créteil.

Alfred Döblin. Novembre 1918. Une révolution allemande. 4 tomes : I. Bourgeois et soldats, II. Peuple trahi, III. Retour du front, IV. Karl et Rosa. Traduit de l’allemand par Maryvonne Litaize et Yasmin Hoffmann. Éditions Agone, 2008 et 2009

L’édition d’un livre oublié

32 Alfred Döblin est pour le lecteur français l’auteur d’un seul livre, Berlin Alexanderplatz, ouvrage majeur de la littérature européenne de l’entre-deux-guerres, à l’égal de L’homme sans qualités de Robert Musil ou du Voyage au bout de la nuit de Céline. Mais ce chef-d’œuvre a en quelque sorte éclipsé tout le reste de l’œuvre qui reste, pour l’essentiel, à découvrir. La tétralogie de Novembre 1918, roman de l’exil, écrit entre 1937 et 1943, est publiée en France en quatre volumes (plus de 2000 pages) par les éditions Agone, petite maison d’édition exemplaire dont on ne dira jamais assez le travail formidable qu’elle réalise dans la publication et la traduction d’ouvrages ignorés par les grandes maisons d’édition. Il faut dire qu’il avait fallu déjà attendre quelques années pour que Novembre 1918 soit disponible en langue allemande. Le projet de revenir (longuement) sur la révolution allemande de 1918 et la répression sanglante du spartakisme n’était probablement pas du goût de ceux qui, à l’Ouest (et en Allemagne particulièrement), installaient la restauration de l’ordre et de la croissance économique d’après-guerre sur le silence de ce moment inaugural qui avait pourtant largement contribué à ouvrir la voie au nazisme. Dans une lettre à Ludwig Marcuse datée de 1951, Döblin écrivait : « Nous n’avons jamais connu en Allemagne de situation politique pareille à celle d’aujourd’hui : purement nationaliste, sans liberté, réactionnaire. Les socialistes ne sont nullement de gauche. La vieille bourgeoisie a disparu, les littérateurs sont des opportunistes, parfaitement insignifiants sur le plan intellectuel et plus ou moins imprégnés eux-mêmes d’idées nazies. » Et de poursuivre : « […] Je ne sais si tu as reçu mes livres sur Novembre 1918, ils sont à peu près partout boycottés. La jeune génération est […] apolitique […] et sans repères [6]. » Et dans une autre lettre de la même époque : « Tout ce que la défaite avait recouvert remonte lentement et c’est tout simplement un solide nazisme, qu’on a ancré en soi [7]. »

Le roman historique, littérature de combat

33 « Là où il y a émigration, là se plaît le roman historique », a dit Döblin. L’écrivain émigré, parce qu’il se trouve écarté de la société, va être tenté par le roman historique. En construisant des « parallèles historiques », il va essayer de comprendre ce qui est arrivé, ce qui lui arrive et ce qui arrive à l’Allemagne. Dans son esprit, « Hitler convient bien à l’Allemagne » : il est le continuateur de la social-démocratie de Ebert et de Noske [8]. Il incarne l’armée défaite de 1918, avec son lot de violence tournée d’abord vers l’intérieur du pays (d’où l’antisémitisme et l’élimination de tous ceux qui s’opposent à l’ordre nouveau) avant de s’en prendre à l’extérieur. La révolution trahie par ceux mêmes qui auraient dû la porter, la « dégénérescence » de la société allemande, le combat pour l’émancipation des valeureux combattants de la liberté : telle est la matière sur laquelle se porte le regard rétrospectif du Döblin de la fin des années 1930 sur la révolution manquée de 1918. Le retour du refoulé, que le récit historique matérialise, accompagne la fiction que des histoires de vie traduisent. Celle de Becker, en premier lieu, blessé de guerre revenu comme un miraculé et que le traumatisme empêche de se réadapter à un monde qu’il ne reconnaît pas et qui ne le reconnaît pas. Homme brisé qui se fait chrétien. Le drame psychologique à travers une recherche éperdue dans les profondeurs de l’âme humaine vient s’ajouter au drame social-historique.

La révolution allemande ou la tragédie de Spartacus

34 « Quiconque lit de près l’histoire du mouvement Spartacus en Allemagne comprend qu’il finit et commence quelque chose », écrit André Prudhommeaux dans un des rares ouvrages français consacrés à ce mouvement [9]. Si l’on se place du point de vue de Döblin, ce qu’il finit est l’espoir dans la révolution et plus généralement dans le progrès continu de la société que les Lumières avaient impulsé [10]. Ce qu’il commence, par la « trahison » de la social-démocratie, c’est la fin de l’espérance d’un peuple oublié, malheureux, sans boussole, conduit dans les bras des nazis. Deux figures, le servile et obéissant Ebert et l’exalté Liebknecht, rendent compte (aux plans tant psychologique que politique) des contradictions que vit le peuple allemand. Döblin les projette sur la société allemande, mettant en lumière la commune impuissance des masses et celle des leaders et intellectuels ; situation qui fait que la révolution allemande, malgré tous les ingrédients la favorisant, ses Conseils ouvriers et de soldats, n’aura pas lieu.

35 Résumons. La déclaration de guerre à la Russie par l’Allemagne (3 août 1914) et le SPD (Parti social-démocrate allemand) votant les crédits de guerre, l’aile gauche du SPD incarnée par Rosa Luxemburg s’opposant à la guerre (rejointe par Karl Liebknecht) et qui prendra en 1916 le nom de Groupe Spartacus, l’incarcération des deux agitateurs pacifistes (1916), leur exclusion du SPD puis leur assassinat (janvier 1919), le renversement du tsarisme en Russie (1917) et l’accession au pouvoir des bolcheviks, le retour du front de soldats battus, l’humiliation d’un traité de paix laissant l’Allemagne à terre, la naissance de la République de Weimar (1918), autant de faits historiques dont le roman de Döblin ne fait pas seulement une toile de fond, mais qu’il combine méticuleusement et croise avec des personnages romanesques, inventés même lorsqu’ils représentent des grandes figures de la révolution, Karl et Rosa mais aussi Ebert, Noske ou Radek. Tous apparaissent ambivalents, incertains. Ils cherchent et se cherchent dans un tourbillon ininterrompu où la vérité historique le dispute à l’invention romanesque, l’analyse politique à la recherche mystique.

Bourgeois et soldats sans ouvriers

36 Le premier volume, Bourgeois et soldats, a été publié en 1939, alors que l’exilé Döblin se trouve à Amsterdam. Dès ce premier volume s’installe le principe narratif de l’œuvre qui est la juxtaposition. Dans une unité de temps (le 10 novembre, par exemple) et d’espace (l’Alsace et Berlin), l’auteur juxtapose des situations microsociales dont chacune est un univers propre : des vieux dans une maison, l’hôpital et ses divers espaces et chambres, une villa, une cellule… où se mêlent le privé et le public. Organisation du récit qui permet de faire dialoguer une pluralité de points de vue sur la révolution et sur l’Allemagne, au point, comme il est dit dans l’avant-propos, que « les interprétations des événements sont au moins aussi importantes que les événements eux-mêmes », que les commentaires prévalent de plus en plus sur les événements. Cette « Allemagne profonde et dangereuse » et cette révolution, à la fois vécue comme « la fin de tout », « l’enfer » et comme un désir de révolution par la haine du bourgeois et du banquier, pour plus d’égalité et de justice. Et parmi les personnages apparaît Becker, celui qui dit n’être « pas revenu de la guerre pour continuer la vie qu’il menait auparavant ». Becker dont on suivra l’évolution tout au long de l’ensemble du roman.

Soldats vaincus et révolution trahie

37 Les deux volumes suivants, Peuple trahi et Retour du front, ont été écrits et pensés comme un ensemble. L’auteur montre dans le premier les « errements » de la révolution : « Oui, par ce vaste pays qu’épargnèrent les ravages de la guerre erre la révolution qui ailleurs se comporta en furie, allumant des incendies, chassant les gens de leurs demeures ; en Allemagne, elle erre, de plus en plus chétive, telle une bouquetière dans sa petite guenille, tremblant de froid, les doigts bleuis, cherchant un toit. » Et plus loin : « Elle médite à Berlin sur ce qu’elle est devenue. Ah, comme elle envie le sort de sa grande sœur en Russie ! Bientôt, elle quittera ce pays pour chercher un gîte ailleurs. » Eh oui, l’Allemagne n’est pas la Russie et Liebknecht n’est pas Lénine [11].

38 Peuple trahi commence par l’assaut de la préfecture de police de Berlin le 22 novembre et finit le 7 décembre 1918. Döblin nous parle d’amour, de conversations entre professeurs et du froid qui augmente en soirée ; de romances et d’affaires criminelles, de la voix de Liebknecht sur Berlin pour finir par les ovations pour Friedrich Ebert… Ce qu’il dit, c’est encore et encore les hésitations et les contradictions du camp des gauches (faut-il aller aux élections à la Constituante ou miser sur l’insurrection ?), la malignité d’Ebert entrant à la Chancellerie (parce que le socialisme, c’est l’ordre), rencontrant ainsi les souhaits des bourgeois, des milieux d’affaires, des militaires et des banquiers – Döblin donne la parole à tous. Et aux pauvres, partout. Écoutons-le décrire le climat que d’autres diraient insurrectionnel tant il porte en lui toutes les misères du monde : « Dans les grandes artères, à l’angle des rues, s’installaient avec ou sans chien, avec ou sans enfants, des victimes de guerre, des amputés, des malades agités de spasmes et de tremblements, qui exhibaient leur détresse muette. La gigantesque métropole perturbée engendrait à l’extérieur la méfiance et l’effroi, les paysans se défiaient de l’argent et dissimulaient leurs provisions plus encore que pendant la guerre. Et jour après jour, en une colonne ininterrompue et lamentable, les citadins – des familles entières, à pied et en voiture, des chômeurs et des soldats licenciés – partaient pour la campagne […]. Le soir, beaucoup se tenaient devant les cabarets et les grands restaurants, devant les cafés du centre de la ville […], déguenillés, transis, ils regardaient, par les fenêtres et les portes, les salles illuminées. C’était un spectacle funeste que cette foule attroupée devant les lieux de plaisir. Leurs pensées se lisaient sur leur visage. Le salut, c’est Spartacus. Le temps est venu de piller, d’exterminer. » Violence extrême, sous fond de pauvreté extrême, qui ne trouve pas son expression politique.

39 Retour du front commence aux alentours du 8 décembre et va jusqu’au 14 décembre 1918, semaine qui renvoie au chaos de la démobilisation, de la formation des corps francs, à la désorganisation et au désastre. Le social-démocrate Ebert fait allégeance aux militaires pour préparer le « coup de force de Berlin » qui sera un échec. La contre-révolution attendra, les soldats ne rêvant que de rentrer chez eux. Qu’il s’agisse des financiers ou des trafiquants en tous genres, des militaires ou des politiques, à commencer par le bolchevik Radek en discussion avec le spartakiste Liebknecht, c’est le même constat inquiet et incertain : « Où sont les prolétaires ? » demande le révolutionnaire. Et les intellectuels ? Mieux vaut ne pas en parler. À l’incertain Liebknecht qui ne voit que des brutes et des petits bourgeois, le bolchevik répond : « Vous avez pris le nom de Spartacus, le libérateur des esclaves. Vous devez sortir ces gens de la pourriture. Sinon, les généraux risquent de les rameuter et de vous tomber dessus avec. » On ne pouvait pas être plus lucide : encore quelques années et les « brutes » formeront ce qui deviendra la SA puis la SS, entraînant l’Allemagne entière sur la route de la catastrophe [12]. Encore une fois, Radek le bolchevique compare le leader allemand à Lénine. Il enrage. On ne sait jamais où est Liebknecht. Il parle. Il ne fait que parler. Il enflamme les masses mais ne les mène nulle part. Mais Retour du front introduit aussi la conversion de Becker qui prend là la place du personnage majeur du roman. La crise qui le secoue, la culpabilité, le trauma dû à la guerre, autant de symptômes renvoyant à des dialogues hallucinés et à des illuminations. Sans que ne cessent les interrogations, la conversion renvoie à la question de l’engagement que de longs dialogues scrutent. Becker dit : « La culpabilité du capitalisme ne diminue en rien la mienne. »

Retrait politique et engagement mystique

40 Dans le quatrième et dernier volume, Karl et Rosa, que Döblin situe de Noël 1918 au 15 janvier 1919, le christianisme de Becker est précisément mis à l’épreuve non pas seulement de la pensée, mais des actes. C’est une confrontation avec la lie des hommes et avec Dieu. L’issue dramatique, la destinée de Becker indique le double échec du christianisme et de la révolution. La première partie du volume rompt avec la chronologie puisqu’elle revient sur les arrestations de Rosa Luxemburg en 1915 et 1916. Il s’agit pour l’auteur de revenir aussi dans ce dernier volume sur la crise de la République de Weimar qui amènera Hitler au pouvoir, moment éphémère et éblouissant [13], du traumatisme de sa naissance (puisque née pour s’opposer autant à la monarchie qu’au bolchevisme et aux spartakistes, faisant que « partout les socialistes se heurtèrent aux socialistes [14] ») à son « suicide ». Les socio-démocrates en prendront pour leur grade et si le point de vue est largement celui des vaincus, il n’épargne toutefois pas les spartakistes, surtout l’aventurisme de Liebknecht (que critiquera Rosa Luxemburg). Döblin ironise : « Quand la guerre fut finie, en 1918, tous les peuples en avaient assez, et le besoin de calme refit surface aussi chez les Allemands qui se mirent à réclamer leur bonnet de nuit héréditaire. » L’envie de dormir est ce qui définirait le mieux la révolution de novembre, « dans sa détermination à ne rien faire et à revenir sur tout ce qui avait été fait ».

41 Le volume commence en 1915 avec Rosa Luxemburg « en prison » et se termine par « l’assassinat de Karl et Rosa » et « la fin d’une révolution allemande ». Quelques pages avant la fin du livre (p. 664-665), on peut lire ceci : « Le calme régnait alors en Allemagne. Le peuple avait trahi ses légions de morts et ne pensait pas à eux, comme il se doit. Friedrich Ebert et Noske, son acolyte, n’emporteraient pas leur victoire au paradis. La vengeance les rattrapa. Mais tout le poids de la punition retomberait (plus tard) sur le peuple (et les peuples étrangers). […] Le pays, avec dans les veines le poison qu’il n’avait pu éliminer au cours de la révolution, se remettait peu à peu de la guerre et se préparait à la suivante. » La messe est dite ou le réquisitoire implacable. C’est selon le point de vue.

Pour conclure

42 Ces lignes que nous venons de rapporter montrent à quel point la révolution manquée de 1918 est bien pour Döblin la phase historique inaugurale de l’arrivée au pouvoir de Hitler quinze ans plus tard. Que conclure, une fois ces quatre forts volumes refermés ? Ouvrage magnifique, impossible à résumer, mêlant l’histoire à la fiction pour mieux nous permettre l’accès à un moment absolument décisif de notre histoire commune. Mieux que le seul historien pourrait le faire. Ou que la seule fiction pourrait l’imaginer. En quoi cette histoire fait-elle écho à la période trouble que nous traversons actuellement ? Bien sûr, comparer des périodes historiques séparées d’un siècle est toujours délicat, pour ne pas dire impossible tant il est vrai que la méthode comparative exige la présence d’objets comparables. Toutefois, le rejet de la politique, aversion massive en son endroit, apparaît sans doute comme un point commun, le symptôme d’un moment de l’histoire des sociétés toujours inquiétant. C’est le temps des incertitudes où chacun s’interroge sur ce qu’il doit faire face à la montée des périls (économiques, sociaux, écologiques, politiques), où chacun hésite entre le désir que tout change et la peur du chaos, entre l’engagement radical et le retrait politique. En cela, ce livre ne nous offre pas seulement le plaisir de lire la prose d’un grand écrivain. Il nous entraîne dans le passé pour nous aider à penser le présent. Sans doute est-il nécessaire de retourner au début du xxe siècle pour essayer de mieux comprendre ce siècle tragique. À ce travail réflexif, entreprise indispensable, la psychosociologie a probablement à participer [15].

43 Jean-Luc Prades. Sociologue, université Nice Sophia-Antipolis. Sociopsychanalyste (Adrap)

Anasthasia Blanché. La retraite, une nouvelle vie. Une odyssée personnelle et collective. Odile Jacob, 2014

44 Le titre de ce beau livre est éloquent, prometteur et reflète très bien son propos. Contrairement à l’image négative ou idéalisée qui s’attache souvent à la fin de vie au travail, Anasthasia Blanché, psychanalyste et psychosociologue, nous montre les chemins, parfois tortueux et douloureux, de la nouvelle vie qui s’ouvre devant les retraités, mais aussi les opportunités qu’elle offre à chacun d’entre nous. La retraite est ainsi appréhendée comme une odyssée créative, un rendez-vous avec soi-même, non pas seulement à la fin de sa vie professionnelle, mais au seuil d’une « troisième adolescence », elle-même au cœur des huit âges de la vie.

45 Dans une première partie, l’auteur, d’origine grecque, nous entraîne, étape par étape, dans l’épopée d’Ulysse, l’homme de la mètis par excellence, depuis Troie jusqu’à l’île d’Ithaque. À travers cette allégorie, elle explore les nombreuses difficultés à envisager et les obstacles à surmonter : la désidentification sociale, la confrontation à notre finitude, la tentation d’oublier qui risque de nous transformer en « psychotropophages » (les Français sont en effet connus pour être les premiers consommateurs de psychotropes), la vaine nostalgie, la peur du vide, les risques de l’autodestruction, les inévitables pertes. C’est d’ailleurs « l’attitude envers les pertes qui déterminera la façon dont on va vivre la retraite », précise l’auteur dans un raccourci qui pourrait donner lieu à de multiples développements. Pourtant, ceux-ci sont en général menés ici de façon fort à propos grâce aux très nombreux éclairages de psychanalystes, sociologues, philosophes, historiens, écrivains, mais aussi à partir d’enquêtes socio-économiques, de films et de témoignages de participants aux stages de préparation à la retraite qu’Anasthasia Blanché anime depuis plusieurs décennies. Ces multiples accompagnements, qui témoignent d’une grande ouverture d’esprit, nous aident alors à aborder la seconde partie du livre avec l’optimisme raisonnable que l’auteur veut insuffler à sa population-cible d’aujourd’hui : les baby-boomers.

46 C’est en revisitant ses choix, ses valeurs, ses relations, en résistant à la pression sociale, en se donnant le temps et les moyens de sentir, d’être avec les autres, en saisissant de nouvelles opportunités ou en renouant avec des projets jusqu’alors laissés de côté que le retraité pourra viser un « développement durable », une « croissance psychique », véritables convictions de l’auteur dans « la possibilité d’évolution et d’amélioration à tout âge de la vie », contrairement à beaucoup d’idées malheureusement reçues. À condition, par conséquent, de savoir résister aux fallacieuses sirènes de l’immortalité, aux artifices en tous genres prônés par les vendeurs de jeunesse qui renforcent à leur façon l’individualisation déjà si prégnante au sein de notre société occidentale et qui nous empêchent alors de vieillir « en accord d’âge ».

47 Écrit pour cette génération « bénie des dieux » à laquelle l’auteur ne se cache pas d’appartenir, cet ouvrage ne vise donc pas seulement, parmi ses retraités, les deux populations à haut risque que sont les accros au boulot et les maltraités de fin de carrière. Il concerne en fait une immense partie de la population, si l’on veut bien être attentif à deux données remarquables : en premier lieu, le taux d’emploi des seniors en France (44 %) est l’un des plus faibles des pays développés ; par ailleurs, la durée de vie moyenne ne cesse d’augmenter (28 ans au xviiie siècle, 78 ans en 2012 pour les hommes), la moitié de la population mondiale devant dépasser 50 ans en 2050.

48 Consacré aux aspects psychologiques de la retraite, cet ouvrage extrêmement vivant est écrit avec un mélange savoureux de légèreté et de profondeur, dans un style alerte, savamment documenté, plein d’un enthousiasme qui donne vraiment envie d’aller voir « ce qui se joue dans les profondeurs de notre aventure intérieure » à l’orée de cette nouvelle vie pour être digne du statut désormais conféré par Anasthasia Blanché au retraité : « Figure emblématique de l’avenir et symbole de la cause humaine ».

49 Gilles Amado. Professeur émérite de psychosociologie à HEC. Membre du laboratoire GREGHEC-CNRS

Serge Moscovici. Le scandale de la pensée sociale. EHESS, 2013

50 Tour à tour penseur de l’écologie, philosophe des sciences humaines et sociales, psychologue expérimentaliste, Serge Moscovici a durablement marqué la psychologie sociale en France et dans le monde à travers ses recherches sur l’influence des minorités actives et, plus encore, sa théorie des représentations sociales sur laquelle devaient reposer les fondations de cette discipline « anticartésienne ». C’est comme si la psychologie sociale, cette science bâtarde qui a toujours cherché son unité et ses frontières, et ce français d’origine roumaine au parcours atypique étaient faits l’un pour l’autre : la rencontre fut en tout cas décisive – scandaleuse même, d’après le titre de cet ouvrage – pour avoir engendré une bouillonnante activité intellectuelle au service d’une recherche toujours en mouvement.

51 Paru plus d’un an avant son décès survenu le 15 novembre 2014, ce recueil de textes inédits en français du grand psychologue social, réunis et préfacés par Nikos Kalampalikis, complété par une postface d’Annick Ohayon reprenant les éléments essentiels pour resituer « Serge Moscovici dans l’histoire de la psychologie en France », offre une variété de réflexions, de questions et de réponses, jamais définitives, sur les représentations sociales telles qu’elles ont été pensées et repensées par l’auteur. Nous voici donc conviés au débat d’idées, au ferment de cette élaboration théorique sans cesse reprise et remaniée, rediscutée, sur une notion à la fois spécifique à la psychologie sociale et transversale aux « humanités », de la philosophie et la littérature aux sciences sociales.

52 En retraçant la genèse de sa théorisation des représentations sociales en lien avec le problème de la connaissance sociale qui constitue selon lui la « matière » de la psychologie sociale, Moscovici annonce clairement son projet : « Il s’agit de savoir comment la science, en se répandant au sein de la société, peut se transformer en connaissance commune ou en connaissance profane : en bref, comment la science a-t-elle pu faire partie intégrante de notre héritage culturel, de notre mode de pensée, de notre langage et de nos pratiques quotidiennes ? » (p. 23). Cette citation pourrait à elle seule résumer l’intention sous-tendue par les six textes habilement agencés pour rendre compte de la cohérence et de la complexité de cette pensée vagabonde qui abonde en références multiples, convoquant les penseurs les plus divers avec une certaine virtuosité qui laisse souvent le lecteur perplexe, tant sur le fond que sur la forme.

53 Sur le fond, la réflexion se déploie telle une longue méditation épistémologique qui part de Durkheim, bien sûr, mais aussi de Lévy-Bruhl, Evans-Pritchard, Mauss et quelques autres, pour reconstituer une sorte de généalogie de la notion de représentation sociale en anthropologie, en sociologie et en psychologie. La philosophie n’est pas en reste, notamment lorsqu’il s’agit d’enfoncer le clou sur le plan théorique en invoquant James, Hume, Husserl ou Kuhn et Koyré. C’est que la notion renvoie à toute une tradition ethnographique et anthropologique matinée de philosophie moderne dans laquelle il faut savoir puiser afin de comprendre comment l’on peut passer de l’opinion à la véritable connaissance, et vice versa. Cela nous conduit à considérer la représentation comme nécessairement liée à la communication, à la cognition et, finalement, au social, tout en postulant, positivement, une différence essentielle, presque de nature, entre la science et le sens commun. S’il ne semble pas faire grand cas de la critique de la condition postmoderne (J.-F. Lyotard) et de la remise en cause des grands récits, y compris scientifiques, Moscovici soutient néanmoins l’idée d’une création de « post-sciences populaires » (p. 26) qu’il illustre par les transformations du pidgin hawaïen censées montrer comment nous créons de la même manière « un créole darwinien, un créole d’économie de marché, un créole de la psychanalyse… » (ibid.). Cette analogie linguistique, à moins qu’elle ne soit davantage littéraire, est directement inspirée par l’œuvre de Flaubert : le Dictionnaire des idées reçues mais aussi Bouvard et Pécuchet qui symbolise selon lui le « profane contemporain ». On comprend alors, peu à peu, que cette conception certes nuancée, qui cherche à ne pas réduire le sens commun à une « usine à absurdités et à fausses idées » (p. 32), repose néanmoins sur une forme de sacralisation de la science contemporaine uniquement centrée sur l’économie cognitive d’un « sujet social » quelque peu décontextualisé, à l’image des quelques exemples « empiriques » mobilisés de-ci de-là pour servir la démonstration. L’auteur dénonce un certain nombre d’apories liées à la confusion entre « l’étude de la pensée et celle du penseur profane, comme celle entre l’étude de la pensée scientifique et celle de la pensée des scientifiques » (p. 34), ainsi que les oppositions factices entre connaissance et culture, raisonnement individuel et esprit collectif, sans jamais remettre en question le type de rationalité retenu pour qualifier la pensée scientifique.

54 Il reconnaît volontiers que sa démarche a « quelque chose de très classique » (p. 207) et ceci peut l’amener, par exemple, à affirmer de façon péremptoire que « nous sommes tous d’accord sur le développement de la connaissance scientifique et sur la croyance selon laquelle la science est un modèle d’entreprise rationnelle réussie » (p. 34). Son projet pourrait ne pas sembler si éloigné de celui de la sociologie de la connaissance telle qu’elle a été initiée par Karl Mannheim [16], d’ailleurs cité à deux reprises, mais encore aurait-il fallu s’inspirer de la lecture marxiste des processus psychosociologiques et donc prendre en compte les facteurs socio-économiques qui orientent en partie les représentations. La psychologie sociale prônée par l’auteur reste d’abord une psychologie et le marxisme sera étudié, tout comme la psychanalyse, non pas en tant que théorie (scientifique ou non), mais en tant représentation sociale. Moscovici croyait fermement en la vie des idées, au-delà du corps et des conditions sociales, à tel point que le mieux, pour lui, était parfois de les laisser mourir : « La seule réponse à donner à la question : l’idée d’un esprit du groupe est-elle fallacieuse ?, c’est de ne pas s’en occuper. En bref, la laisser mourir de vieillesse, ce qui arrive à la plupart des questions qui ont perdu leur fécondité » (p. 143). En ce sens, il avait au moins un point commun avec François Mitterrand qui croyait dans les « forces de l’esprit » : « N’est-ce pas au fond l’esprit qui devrait prédominer dans les sciences de l’homme, dans la psychologie sociale en particulier ? » (p. 95).

55 Sur la forme, le lecteur pourra être séduit ou au contraire irrité par certains procédés rhétoriques employés par l’auteur, mais cela ne doit pas pour autant nous priver d’une lecture attentive et « discursive » de son œuvre, d’autant qu’il semble nous y inviter en mettant en avant les travaux de Michael Billig qui a initié un courant de recherche important fondé sur l’analyse du discours en psychologie sociale critique. En bon intellectuel rompu à l’art de la dispute savante, Moscovici a toujours choisi ses armes conceptuelles ainsi que ses adversaires. C’est ainsi que Billig, qualifié de « l’un des psychologues sociaux les plus talentueux que compte la nouvelle génération » (p. 61), fait l’objet d’une longue citation suivie d’une réplique qui confirme sa conception positiviste de la science ainsi que sa tendance à identifier sa propre pensée à la théorie des représentations sociales, bien qu’il s’en défende. On peut avoir le même sentiment en lisant le quatrième texte, dans lequel il répond aux critiques de Rom Harré qui taxe sa théorie de « mythe du paradigme isolé » (p. 179), ou les deux derniers textes reprenant des échanges plus ou moins dialogués avec ses pairs (comme Robert Farr et Ivana Markovà) sur ses positions en la matière. À la lecture de ces controverses qui continuent à irriguer les débats actuels entre psychologues sociaux ou psychosociologues, on serait tenté de poursuivre la conversation avec l’auteur pour faire entendre d’autres points de vue à même d’enrichir la compréhension des processus psychosociologiques.

56 On pense inévitablement à la lecture clinique et critique de Florence Giust-Desprairies dans L’imaginaire collectif[17], qui tend à montrer que « c’est le sujet qui n’est pas théorisé » dans cette approche défendue par Moscovici, mais aussi aux critiques antérieures qui lui ont été adressées avec la notion de discours de représentation d’André Lévy, reprise dans son ouvrage sur les sciences cliniques et les organisations sociales [18], ou à la critique radicale de Ian Parker, dans la partie consacrée aux représentations sociales de son ouvrage sur la Crise dans la psychologie sociale moderne[19]. Mais on peut également adopter le point de vue de Michael Billig et repérer dans les textes eux-mêmes, dans le discours érudit et fécond de Moscovici, ses silences, ses ellipses, ses points de fuite dans lesquels on peut s’engouffrer pour poursuivre sa réflexion sur la « transformation des représentations de chaque individu dans la représentation du groupe, et réciproquement » (p. 190), en nous interrogeant sur ce qui façonne notre réalité psychique et sociale, au-delà du « prima » de la représentation : « ce qui nous est étrange, troublant, mystérieux » (p. 39).

57 Elwis Potier. Psychosociologue

Notes

  • [1]
    Institut universitaire de technologie.
  • [2]
    Section de technicien supérieur.
  • [3]
    Classes préparatoires aux grandes écoles.
  • [4]
    Administration économique et sociale.
  • [5]
    Sciences et techniques des activités physiques et sportives.
  • [6]
    Lettre du 16 août 1951 citée dans la préface générale de Michel Vanoosthuyse, tome 1.
  • [7]
    Lettre du 20 août 1951 à ses amis Rosin, préface tome 1.
  • [8]
    « Cette Allemagne de Weimar dont nous avons fait un mythe fut extrêmement répressive à l’égard de ses intellectuels et c’est malgré elle, souvent contre ses lois, que se développa l’essor artistique qui l’a immortalisée. Nombre de mesures répressives du IIIe Reich naquirent avec elle », écrit Jean-Michel Palmier dans Weimar en exil. 1. L’exil en Europe, Paris, Payot, 1988.
  • [9]
    A. et D. Prudhommeaux, Spartacus et la commune de Berlin, 1918-1919, Paris, Spartacus, 1977.
  • [10]
    La guerre 1914-1918 a « tué l’espoir », écrit Gérard Mendel dans De Faust à Ubu. L’invention de l’individu, Éditions de L’Aube, 1996.
  • [11]
    Il ne s’agit évidemment pas seulement d’une question de tempérament ou de personnalité, mais de point de vue politique (qu’on trouvera explicité, plus tard, en 1920 dans le pamphlet de Lénine, La maladie infantile du communisme, Paris, 10/18, 1968 et dans la Réponse à Lénine de Herman Gorter, Paris, Spartacus, 1979) et de filiation intellectuelle. Il n’y aurait pas chez Lénine de filiation démocratique (qu’on trouvera chez les « révolutionnaires » européens, chez Rosa Luxemburg, par exemple, lorsqu’elle s’opposera dans un texte sur La révolution russe à l’abolition de la Constituante opérée par Lénine) : la référence est plutôt du côté de Netchaïev (l’auteur avec Bakounine du Catéchisme révolutionnaire et de l’assassinat d’Ivanov) qui, selon Gustav Herling, aurait progressivement pris « pour modèle la politique de Machiavel, en employant à fond le système des jésuites : pour le corps, la violence, pour l’âme, le mensonge » (dans Journal écrit la nuit, Paris, Gallimard, 1989).
  • [12]
    Sans parler de celui qui les conduira, Hitler lui-même, qui suivit très exactement cet itinéraire, comme il le raconte dans Mein Kampf.
  • [13]
    « C’était une gloire chèrement acquise et incertaine, une danse éblouissante au bord d’un volcan. La culture de Weimar […] fut l’œuvre “d’étrangers” projetés par l’histoire au devant de la scène pour un court moment, fragile et enivrant », écrit Peter Gay dans Le suicide d’une République, Weimar 1918-1933, Paris, Gallimard, 1993.
  • [14]
    Peter Gay, op. cit.
  • [15]
    C’est pourquoi il m’a paru essentiel de revenir à cette époque dans mon dernier livre, Figures de la psychosociologie. De la critique de Taylor à l’actepouvoir de Gérard Mendel, Paris, L’Harmattan, coll. « Savoir et formation », 2014.
  • [16]
    Voir K. Mannheim, « De la concurrence et de sa signification dans le domaine de l’esprit » (1929), traduction française publiée dans la revue L’homme et la société, n° 140-141, avril-septembre 2001, p. 55-102.
  • [17]
    F. Giust-Desprairies, L’imaginaire collectif, Toulouse, érès, 2003, p. 45-54.
  • [18]
    A. Lévy, Sciences cliniques et organisations sociales, Paris, Puf, 1997, p. 190-191.
  • [19]
    I. Parker, The Crisis in Modern Social Psychology – and How to End it, London, New York, Routledge, 1989, p. 90-107. Moscovici évacue rapidement les critiques de Ian Parker dans le cinquième texte : « Réponses et questions » (p. 207-229).
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