Couverture de NRP_019

Article de revue

Mise en discours de l’événement. Le cas de l’immolation du chômeur de Nantes

Pages 105 à 125

Notes

  • [1]
    Tous les aspects méthodologiques de cette étude et la constitution du corpus analysé sont présentés en annexe en fin d’article.
  • [2]
    Selon l’expression de P. Ansart, 1983. Ce caractère de production discursive « à chaud » est visible dans les divers écarts à la norme (grammaticale, syntaxique, orthographique…) que Prospéro contraint à corriger mais que nous avons choisi de restituer ici dans les extraits mobilisés.
  • [3]
    Plusieurs études ont montré que les commentaires de ceux qui écrivent sur les forums et sur d’autres dispositifs en ligne ne sont pas représentatifs des opinions de la moyenne des lecteurs, du fait de l’hétérogénéité des engagements. G. Bronner (2013, p. 85) montre par exemple que les défenseurs de thèses (« les croyants ») se mobilisent beaucoup plus que les indécis pour saturer l’offre cognitive sur internet. Un petit nombre d’acteurs déterminés est à l’origine d’une proportion importante de prises de positions permettant d’infléchir durablement la concurrence informationnelle.
  • [4]
    Par exemple, le groupe des nationalistes xénophobes étudiés par l’auteur dans son travail sur la pensée xénophobe en Suisse se caractérise par des mécanismes socio-cognitifs propres tels que la réification morale, la généralisation, la fausse identification, la biologisation du social, la spatialisation, la psychologisation du social, le volontarisme, l’atomisation du social… (Bronner, 2013, p. 14).
  • [5]
    Ce que J.-B. Grize (1996) a appelé la « logique naturelle ».
  • [6]
    D’innombrables travaux soulignent cet aspect. Voir, à ce propos, les contributions au numéro 15 de la revue en ligne MediAzioni, « Les facettes de l’événement : des formes aux signes », sous la direction de E. Ballardini, R. Pederzoli, S. Reboul-Touré et G. Tréguer-Felten (Ballardini et coll., 2013).
  • [7]
    L’avantage heuristique de cette notion, c’est que, au lieu de proposer une liste formelle de circonstances prédéfinies comme marquantes, elle suggère d’aller étudier ce que les acteurs définissent comme tel.
  • [8]
    Il existe des rapprochements discursifs, qu’on ne pourra pas aborder ici, également entre le Pôle-Emploi et, d’un côté, la Caisse d’allocations familiales, de l’autre, La Poste.
  • [9]
    Sur les enjeux de santé au travail liés aux transformations d’organisations comme La Poste, France Télécom et Pôle-Emploi, voir Clot, 2010.
  • [10]
    « Hommes, femmes, vieux, jeunes, riches, pauvres… l’auto-immolation semble concerner tout le monde » (L’Hebdo, 28.03.2013).
  • [11]
    Nous ne reprendrons pas le terme de « paradigme » utilisé par l’auteur pour désigner ces modes d’explication. Lié à l’histoire des sciences, ce terme fait appel à une conception de la rupture épistémologique qui ne nous semble pas adaptée aux formes d’hétérogénéité de la pensée sociale.
  • [12]
    « En conclusion à mon message de 6:51 », « c’est pourquoi les services Pôle-Emploi… ».
  • [13]
    Les « réflexes compassionnels » sont dénoncés par quelques commentateurs qui s’attirent d’ailleurs les foudres des autres participants.
  • [14]
    Dans la suite du texte, les commentaires sont identifiés par les initiales des journaux (MD : Le Monde, FIG : Le Figaro, LNO : Le Nouvel Observateur) suivies d’un numéro désignant leur place dans la chronologie de publication en ligne du journal.
  • [15]
    « […] Le ministre du Travail et de l’Emploi Michel Sapin a lui aussi réagi, estimant que “tout a été fait” pour empêcher ce geste, sans y parvenir. “Il y avait ici ce matin tous les services de Pôle-Emploi et les services extérieurs en termes de police et de pompiers pour faire face à un drame dont on connaissait l’intensité : tout a été fait, ce qui s’est passé ici est exemplaire”, a jugé le ministre sur les lieux du drame […] » (Le Nouvel Observateur, 14.02.2013).
  • [16]
    Des commentaires contestent néanmoins cette causalité contingente : « Mais on peut (on doit même) légiférer sur le “mariage pour tous” et sur le chômage etc. : c’est le même combat ! » (LNO13).
  • [17]
    Nous ne parlons pas ici de contrainte sociale mais de contrainte sociétale, car il nous semble que l’argumentation du lecteur mobilise davantage une représentation dénonciatrice du système qu’une position d’analyse des rapports sociaux.
  • [18]
    On désigne ici l’adoption d’un point de vue impersonnel focalisant le processus combiné à une construction pronominale.
  • [19]
    Voir, par exemple, les travaux en cours de R. Huët sur « l’expérimentation de la contestation sociale » : http ://calenda.org/274407.
  • [20]
    Portant notamment sur des objets tels que les représentations sociales (Kalampalikis, 2003), les émotions (Carli et Paniccia, 2002) et les cultures professionnelles (Dolcetti et coll., 2006).

1 Le traitement réservé par la presse française à l’immolation du chômeur de Nantes devant une agence Pôle-Emploi en 2013 fournit un cas très intéressant de production de discours publics sur le suicide. Permettant une mise en mots de cet événement, ces articles seront considérés ici comme un matériau permettant de faire le lien entre une expérience subjective et singulière, celle d’un homme désespéré par sa situation de précarité et ses conditions de vie, et ce qui est devenu, au-delà du « fait divers », un fait public emblématique de la souffrance sociale des chômeurs, un « fait social », pour reprendre Durkheim. « Penser l’événement » est pris ici dans une première analyse : comment le discours de la presse met-il en mots l’immolation du chômeur de Nantes ? Les manières d’en rendre compte seront abordées dans une double perspective : d’un côté, elles permettent d’étudier les indices et les particularités langagières qui décrivent cet acte singulier et irréductible, de l’autre, elles présentent ce cas comme un élément d’une classe d’événements plus générale. De ce point de vue, la presse est un opérateur central de la construction sociale de l’événement, qui est d’abord la construction d’une histoire de l’événement : son inscription dans une temporalité.

2 Cette production discursive permet-elle une élaboration, cette fois dans les commentaires de lecteurs ? « Penser l’événement » est pris ici dans une seconde acception, qui est moins celle de la représentation que celle de l’interprétation et de l’accès au sens. L’événement « immolation devant une agence Pôle-Emploi », fondamentalement multidimensionnel, possède une « complexité énigmatique » (Lévy, 2010). Son sens échappe et ne se laisse pas d’emblée saisir. D’autant que « la violence effraie et fascine tout à la fois » (Lévy, 2006). La question est alors celle-ci : quel travail des affects et de la pensée est rendu visible par les commentaires des lecteurs ? De ce point de vue, la construction discursive de l’événement est avant tout la tentative de construire une explication de l’événement, c’est-à-dire de l’insérer dans un système de causalité.

Une analyse psycho-socio-logico-discursive

3 Notre analyse [1] se situe au croisement de quatre approches théoriques :

4

  • Une psychosociologie de l’événement (Lévy, 2010), telle qu’elle pose la question du travail de la pensée et de ses potentialités d’élaboration. Par « élaboration », nous désignons un processus de ressaisissement de ce qui émerge dans une dynamique d’interlocution, susceptible de soutenir une quête de sens touchant à la problématisation du changement. Les psychosociologues ont montré que c’était dans le local (corps intermédiaires) qu’avait lieu l’innovation, la créativité (Giust-Desprairies, 2004, p. 70). Les espaces de discours ouverts par les forums, les courriers de lecteurs et plus globalement les lieux de réflexivité médiatique donnent-ils à voir des processus émancipatoires de déconstruction/reconstruction des significations ? Fonctionnent-ils comme « espaces concrets médiateurs » et constituent-ils un espace-temps de participation active au changement social ?
  • Une approche discursive et langagière, selon laquelle le langage est l’espace d’un constructivisme symbolique qui transforme un « fait divers » en « événement » (Calabrese, 2014). Autrement dit, l’événement est le fruit d’un découpage du réel et d’un agencement discursif particulier qui consiste à nommer une situation, puis à la fixer sous une certaine description (Neveu et Quéré, 1996) et enfin à en clôturer le sens à travers un ensemble de procédures interprétatives portées par la structure langagière. Si cette discursivité est essentielle, c’est parce que l’événement se caractérise par une « rupture de l’intelligibilité », qui interrompt un état de choses et ébranle notre perception de la réalité sociale. Confrontés à ce qui fait rupture, les médias et leurs publics tentent d’en constituer le sens en mobilisant des valeurs, des normes collectives, mais aussi des schèmes de causalité, voire une téléologie par une « mise en intrigue » narrative (Ricœur, 1983). L’événement est ainsi révélateur des conflits sociaux et symboliques d’un moment.
  • L’articulation entre une sociologie des controverses et l’analyse argumentative (Chateauraynaud, 2011a). En ayant recours à des analyses socio-informatiques de gros corpus textuels chronologiques, cette approche s’est penchée sur les catastrophes environnementales et les alertes sociales et sanitaires. Par l’étude de la construction discursive de la temporalité de l’événement, on vise à rendre compte des arguments et des visions du futur que les acteurs construisent pour lancer des alertes ou pour réorganiser leur pouvoir d’action (Rosa, 2010 ; Chateauraynaud, 2013).
  • Une réflexion sur la pensée sociale (Windisch, 1982), qui se pose la question des pratiques langagières dans la vie quotidienne sur des thèmes à forte consistance sociétale et idéologique. Les commentaires de lecteurs que nous analysons ci-dessous sont des réactions « à chaud », écrites sans l’intervention de chercheurs ou de maîtres à penser [2]. Ils constituent un « corpus naturel », au sens où ils reposent sur l’auto-sélection des lecteurs des journaux qui décident de commenter, sans que l’on sache quelles ont été les pratiques de modération et de sélection de ces commentaires. Ce corpus, même s’il correspond à des profils spécifiques de lecteurs de journaux en ligne [3], témoigne du fonctionnement de la pensée sociale confrontée à un fait divers médiatisé. Pour Windisch, inspiré par Piaget, Moscovici et les travaux sur les idéologies, cette pensée se déploie selon un « système d’interincompréhension mutuelle » ; elle se détermine dans la polémique. Elle révèle ainsi des « schèmes socio-cognitifs » variables selon les groupes sociaux [4]. Par ailleurs, elle se distingue de l’idéologie en ce qu’elle est une structure plus profonde, un niveau de réalité « en deçà des idéologies », relevant du long terme (« réalité historique structurelle ») et ayant à voir avec les mentalités collectives. Autre caractéristique : cette pensée se déploie selon des « logiques autres [5] » qui n’obéissent pas aux canons de la logique formelle de la science (par exemple au plan de la causalité) mais font intervenir des valeurs, des ruptures logiques, des juxtapositions et des collages argumentatifs, etc. Enfin, cette pensée sociale n’est pas détachée de l’action. L’explication est toujours liée à des objectifs poursuivis et véhicule des solutions.

Penser l’événement dans la temporalité : le rôle des précédents dans les articles de presse

5 La plupart des approches théoriques de l’événement accordent une place importante à l’étude de la temporalité [6]. Entre passé et futur, l’événement relie ce qui a eu lieu, ce qui est en cours et ce qui est susceptible de se produire. La construction discursive de sa temporalité dans la longue durée joue un rôle primordial dans sa compréhension. Or, le temps de l’énonciation et le temps de l’événement ne se recouvrent pas toujours. Un événement, par exemple, peut être mis en discours de manière presque simultanée à son déroulement ou au contraire repris, avec retard, dans la trame discursive d’un débat ou d’une confrontation entre ses protagonistes ou ses témoins.

6 L’attention aux procédés discursifs qui confèrent une historicité à l’événement révèle un paradoxe : « penser l’événement » consiste en réalité à établir des relations entre plusieurs événements, un réseau de faits. À ce propos, F. Chateauraynaud et M. Doury (2011) parlent de « parallèles à dimension temporelle ». L’examen des différentes formes que peut prendre cette structure argumentative générale a conduit les études sur les risques et les catastrophes à montrer comment les acteurs se réfèrent à la figure du « précédent » pour argumenter. Dans la ligne imaginaire du temps, le précédent est toujours placé avant le moment de l’énonciation, lequel peut varier selon les corpus. Dans le cas des dossiers sur le nucléaire, par exemple, les types de précédents invoqués par les acteurs sont Hiroshima, Seveso, Tchernobyl et, dernièrement, Fukushima (Chateauraynaud, 2011b). Ces catastrophes servent d’appui aux acteurs pour déployer leurs argumentations et pour construire, dans le discours, des rapprochements entre événements. Il s’agit de relations d’équivalence ou d’analogie qui permettent de faire des prévisions et ouvrent sur un pouvoir d’action. Dans leurs contributions, en effet, ils ne cessent de construire des narrations plus ou moins élaborées et plausibles d’un avenir souhaitable ou, au contraire, redouté.

7 Y a-t-il des « précédents » dans notre corpus [7] ? Comment sont-ils mobilisés ? Selon qu’on place le moment de l’énonciation avant ou après le suicide de Nantes, on peut distinguer deux types de précédents : « France-Télécom » d’une part, la collection de suicides qui ont eu lieu entre 2010 et 2013 de l’autre.

Rapprocher des organisations : « Pôle-Emploi » et « France-Télécom [8] »

8 Dans une enquête sur un événement, il faut élargir l’arc temporel d’observation à des périodes antérieures à celui-ci. Cela permet d’identifier des formes de pensée qui traversent les acteurs : le ressenti inédit d’un trouble dérangeant l’ordinaire, une attention focalisée sur des signaux inquiétants, la perception de risques ou de dangers, le lancement d’une alerte, des tentatives d’évitement de la catastrophe. Les signes annonciateurs d’un événement qui ne s’est pas encore produit peuvent en effet traverser la perception individuelle ou collective. Des suicides ou tentatives de suicide qui se sont produits dans des circonstances proches de l’expérience des acteurs déclenchent des raisonnements plus ou moins complexes.

9 Le principal précédent évoqué par les acteurs de notre corpus, plus particulièrement par les représentants syndicaux, est « France-Télécom [9] ». Pour l’aborder, il faut déplacer le curseur du temps de l’énonciation en 2009, c’est-à-dire bien avant l’événement-pivot « suicide du chômeur de Nantes ». Dans notre corpus, les premiers débats sur le thème du suicide à Pôle-Emploi ne concernent pas les usagers de cet organisme, mais ses salariés. Cette question émerge pour rendre compte d’une tentative de suicide à l’agence de Narbonne. Les syndicats locaux prennent la parole dans la presse régionale (L’Indépendant et Sud-Ouest) et lancent la « sonnette d’alarme » sur les conditions de travail. Une première mobilisation discursive du précédent vise à montrer que le « cas France-Télécom » est un point de référence, qu’il n’est pas tombé dans l’oubli, qu’il faut s’en souvenir pour comprendre les événements actuels. On opère ainsi un rapprochement avec ce qui se passe au moment de l’énonciation, le 6 octobre 2009 :

10

« Les malheureux précédents vécus à France-Télécom sont dans tous les esprits… Une tentative de suicide sur un lieu de travail prend une résonance particulière dans ce contexte. Alors, le syndicat tire la sonnette d’alarme au sujet de Pôle-Emploi, né de la fusion des Assedic et de l’ANPE, et de la situation qui résulte du “mix” voulu au plus haut niveau » (L’Indépendant, 06.10.2009).

11 Au lendemain d’une grève, le 29 novembre 2009, les salariés de Pôle-Emploi prennent la parole dans Sud-Ouest en faisant le même rapprochement :

12

« Il n’y a pas que le questionnaire qui va être envoyé aux agents du Pôle-Emploi qui ressemble à celui qu’ont reçu les employés de France-Télécom. La situation générale aussi » (21.11.2009).

13 Un précédent aussi médiatisé que « France-Télécom » constitue un exemple auquel tout le monde peut se référer afin de partager une alerte sur la nouvelle situation qui se présente. Dans cette configuration, la tentative de suicide à Pôle-Emploi n’est pas déconnectée d’autres cas similaires. Comme le précédent, elle acquiert une valeur nationale qui déborde l’échelle régionale dans laquelle elle est apparue. Alors qu’elle pouvait sembler inexplicable, elle s’articule à une trame d’interprétations. Ce rapprochement permet de remonter encore plus loin dans la chronologie des faits pour identifier un événement plus complexe, considéré comme déclencheur de ce qui fait problème au moment de l’énonciation : la fusion des Assedic et de l’ANPE.

14 Un deuxième emploi du précédent vise à considérer « France-Télécom » comme un « antimodèle » dont il ne faut pas répéter les erreurs. On trouve cet usage dans les énoncés suivants :

15

« Un cocktail explosif pour les agents, en passe de se transformer en syndrome France-Télécom : cinq tentatives de suicide parmi le personnel ont été recensées dans les dix derniers jours »
(L’Humanité‚ 14.12.2009).

16

« Ce qu’on veut surtout éviter, c’est de se retrouver dans la situation de France-Télécom. Il y a déjà eu un suicide chez nous et cinq autres tentatives »
(Le Point, 12.03.2010).

17

« Des chiffres suffisants pour faire craindre à tous les syndicats le “syndrome France-Télécom”, où 35 salariés se sont donné la mort entre 2008 et 2009 »
(Le Point, 12.03.2010).

18 L’annonce de nouvelles logiques d’action permet de délimiter un troisième emploi du précédent. Même si ces annonces n’engendrent pas directement une reconfiguration du futur, elles établissent l’idée qu’on n’attendra pas la répétition du précédent, car il faut s’en dégager :

19

« Pour déclencher une réaction à propos des conditions de travail et de l’organisation au sein de Pôle-Emploi, FO est prêt “à passer à l’action sans attendre que le schéma France-Télécom se reproduise” »
(L’Indépendant, 06.10.2009).

20

« Force Ouvrière regrette “un niveau de pression qui n’existe même pas dans le privé et qui s’installe doucement mais sûrement dans le public”. Et n’entend pas rester les bras croisés, à l’instar du Pôle-Emploi de la région PACA, qui sera en grève le 20 octobre : “Nous espérons que le mouvement fera tache d’huile” »
(L’Indépendant, 06.10.2009).

Collectionner des cas individuels, déployer des chronologies

21 Lorsque le suicide du chômeur de Nantes a lieu, « France-Télécom » perd sa qualité de précédent et l’entreprise n’est citée que pour signaler l’appartenance professionnelle d’un individu qui se suicide à Pau, le 3 mars 2013. Le moment de l’énonciation se situe alors le 13 février ou juste après, ce qui va permettre d’instituer un autre type de précédent : le parallèle se fait désormais non plus entre des organisations mais entre des types de suicide (ou de tentatives de suicide) qui sont tous comparables à celui du chômeur de Nantes. Bien que ces types de suicide relèvent d’histoires et d’appartenances professionnelles différentes, ils partagent un point commun qui justifie de les mettre en série : les destinataires de l’acte ont été explicitement désignés à travers le choix du lieu et des modalités du suicide [10]. Il n’est plus nécessaire que ces cas soient contextualisés car les suicidaires partagent tous, d’une manière ou d’une autre, la souffrance et la place de victime.

22 L’activité argumentative se déploie, en premier lieu, en établissant des chronologies, c’est-à-dire des collections de précédents qui permettent de catégoriser plusieurs événements sous la même étiquette et de montrer l’existence d’une répétition inquiétante. Le suicide à Nantes doit donc être interprété et analysé dans cette série, ce qui lui donne la qualité de « ne pas être une première ». Plusieurs énoncés témoignent de cet emploi :

23

« Il ne s’agit pas d’une première. En août dernier, un chômeur âgé de 51 ans s’était immolé devant son conseiller en emploi dans la banlieue parisienne »
(La Tribune, 13.02.2013).

24

« Plusieurs précédents ont été constatés en Europe depuis 2009 en Espagne et en Italie alors qu’en France quatre tentatives avaient été constatées »
(Le Progrès, 15.02.2103).

25

« Comme l’explique Philippe Sabater, responsable national du SNU, “ce n’est pas le premier cas, en octobre, dans le Nord-Pas-de-Calais, un autre chômeur en fin de droit avait déjà tenté de s’immoler” »
(L’Humanité‚ 15.02.2013).

26

« Le 8 août 2012, un chômeur s’est suicidé dans une CAF du Val-de-Marne. Vendredi 15 février, un autre demandeur d’emploi a fait une tentative à Saint-Ouen »
(L’Humanité Dimanche, 21.02.2013).

27 L’activité discursive qui se déploie à travers des marqueurs temporels comme « depuis », « en août dernier », « en février [2011] », « en octobre [2011] », nous fait toucher du doigt le travail de mise en série qui rapproche des événements devenus des éléments appartenant à la même classe. Dans l’exemple ci-dessous, Le Parisien accompagne le lecteur dans une chronologie d’événements, du plus au moins récent :

28

« Ces tragiques événements ne sont malheureusement pas une première en France. En août 2012, à Mantes-la-Jolie, au sein des locaux de la Caisse d’allocations familiales, un homme privé de RSA s’était suicidé dans les mêmes conditions. En 2011, un salarié de France-Télécom s’était immolé par le feu sur le parking de son entreprise, près de Bordeaux, avant d’être imité par un enseignant quelques mois plus tard sous les yeux de ses élèves »
(Le Parisien, 15.02.2013).

29 En second lieu, le fait de catégoriser le présent à la lumière de ses rapports avec le passé permet, dans certains cas, de faire des projections sur le futur. Laurence Ingargiola, de la Direction régionale de Pôle-Emploi Languedoc-Roussillon, par exemple, assure ceci :

30

« Nous sommes en vigilance accrue. Nous voulons à tout prix éviter que ce malheureux événement de Nantes fasse tache d’huile »
(La Dépêche du Midi, 21.02.2013).

31 Ou encore :

32

« Des “travaux” sont “engagés” depuis “plusieurs semaines” pour “prévenir et réduire” les indus, et les “traiter” de la “manière la plus humaine possible”, a communiqué Pôle-Emploi, suite au rapport sur ce sujet que lui a présenté hier Jean-Louis Walter, le médiateur national »
(Charlie Hebdo, 11.07.2013).

33 Certaines propositions ne sont pas sans créer des conflits, comme les prévisions concernant la suspension ou l’accélération de la mise en place du plan « Pôle-Emploi 2015 ».

34

« Après la tragédie de Nantes, le syndicat SNU demande la suspension immédiate du plan de réorganisation nommé “Pôle-Emploi 2015”, il ne fait qu’accentuer les passages à l’acte des chômeurs et chômeuses en pleine détresse »
(La Dépêche du Midi, 21.02.2013).

35

« À la difficulté de l’exercice de l’accueil des demandeurs d’emploi aujourd’hui dans un contexte économique des plus dégradés, la réponse de notre directeur général est d’accélérer les différentes réorganisations fixées dans le plan stratégique Pôle-Emploi 2015 »
(L’Humanité, 18.03.2013).

36 On voit donc que lorsque le suicide du chômeur de Nantes a lieu, c’est cet événement qui devient lui-même un précédent pour les événements à venir.

Penser l’événement dans la causalité : le prisme de la pensée sociale dans les commentaires de lecteurs

37 Tournons-nous maintenant vers les commentaires de lecteurs. Comment articulent-ils les différents éléments du fait divers pour les transformer discursivement en un événement ? Si la mise en série des cas de suicides est repérable dans certains énoncés, il semble que ce soit moins pour donner à voir une chronologie à partir de laquelle pourrait se dégager un sens que pour identifier, au-delà de la récurrence, des causes et des responsabilités. Penser l’événement s’apparente plus à l’expliquer causalement qu’à en interroger ses modes d’émergence et de répétition. Pour soutenir cette hypothèse, nous nous appuyons sur la typologie avancée par U. Windisch (1982, p. 23-41) dans son étude des mouvements xénophobes suisses – saisis à partir de 550 lettres de lecteurs adressées aux journaux à propos d’initiatives populaires déposées par des citoyens suisses pour lutter contre la « surpopulation étrangère » dans les années 1970. L’auteur distingue trois grandes formes socio-cognitives d’explication causale [11] (explication « matérialiste », explication par la « déviance » de certains acteurs, explication par des « processus d’indétermination » s’emparant de la société), qui articulent notamment les formes de l’énonciation, les types d’entités ou d’acteurs représentés, le degré de mobilisation et d’affirmation de valeurs, etc. Cette typologie nous est apparue comme un bon outil d’interrogation du corpus sous l’angle du travail de la pensée.

Le difficile accès à l’enjeu de « dégagement du sens »

38 Le premier constat est celui d’une faible représentativité d’énoncés relevant d’un mode de connaissance « matérialiste ». Rappelons qu’il est celui qui se rapproche le plus de l’explication telle qu’elle est entendue dans la démarche analytique de la science. Le locuteur établit des dialectiques complexes entre facteurs matériels et subjectifs. Il intègre le jeu des acteurs sociaux comme clé d’analyse. Il évite les formes de réification morale. Il privilégie une causalité multiple.

39 Nous évitons de confondre a priori le processus d’élaboration et les formes logiques de la pensée savante. Toutefois, force est de constater que, sans être inexistantes, « les marques d’un travail cognitif et discursif visant à dégager les véritables raisons d’être, multiples et complexes, [de l’événement] » (Windisch, 1982, p. 31) sont rares. Par exemple, l’évocation d’une causalité multiple est très peu privilégiée. Les responsables sont plus vilipendés que resitués en tant qu’acteurs sociaux inclus dans des rapports sociaux conflictuels. L’emboîtement des différents ordres de détermination (économique, politique, social…), la multiplicité des instances et facteurs pesant sur le marché du travail et la politique de l’emploi, les difficultés organisationnelles de l’opérateur public Pôle-Emploi sont très peu évoqués dans leur complexité. Le locuteur établit rarement cette « dialectique complexe entre facteurs matériels, faits de consciences et qualités subjectives » dont parle Windisch et qui ressemble fort à l’enjeu de dégagement du sens comme « accession des sujets aux significations de leurs actes » chez les psychosociologues (Giust-Desprairies, 2004, p. 72). Les interactions entre lecteurs relèvent plus d’une dynamique d’amplification et de renvoi de la dénonciation que d’un travail analytique d’élaboration de différents « points de vue » sur l’événement.

40 Certains mouvements discursifs méritent néanmoins d’être soulignés, car ils témoignent d’ouvertures vers une quête de sens. Des marqueurs discursifs traduisent un souci d’enchaîner des idées, de construire la cohérence d’une argumentation [12] ; des formes de modalisation limitent la valeur de vérité des assertions émises. Des demandes d’informations complémentaires aux articles des journalistes sont exprimées (par exemple, sur l’aide psychologique dans les dispositifs d’accompagnement), des questions sont posées (par exemple, sur la place politique des associations de chômeurs en France), des arguments sont mobilisés pour défaire les amalgames (la détérioration des conditions de travail des salariés chez Pôle-Emploi), des expériences vécues sont mobilisées pour construire des hypothèses tout en signalant la nécessité d’autres enquêtes pour pouvoir être validées. Les exemples ci-dessous montrent que ces raisonnements sont néanmoins enchâssés dans des évaluations polémiques, des rappels à l’ordre, des critiques d’autres lecteurs, ce qui limite leur ouverture interprétative :

41

« Les services de Pôle-Emploi ont-ils la possibilité – face à des personnes fragiles qu’ils peuvent reconnaître – de se faire épauler par des psychologues à même de prendre en charge la personne bien au-delà de sa “seule” situation de chômage ? Rien ne le dit dans cet article et j’aimerais en savoir davantage sur ce point. Le reste est de la com’ compassionnelle [13] » (MD14[14]).

42 La potentialité que le langage travaille les contradictions et accroisse pour les acteurs sociaux « la connaissance des processus dans lesquels ils sont pris et dont ils sont partie prenante » (Windisch, 1982, p. 70) n’est pas impossible, mais notre corpus montre qu’elle reste limitée. En revanche, ce genre discursif qu’est le commentaire de lecteurs favorise très largement le déploiement d’une pensée critique.

Le champ d’explication par la déviance

43 Dans les lettres des nationalistes xénophobes suisses, U. Windisch désigne une parole qui explique le changement social par la déviance de certains de ses acteurs. Ce type de pensée renvoie à une forme de réification morale à partir du système de valeurs du locuteur : pour ce dernier, tout comportement d’autrui est stigmatisé comme déviant dès lors qu’il ne correspond pas à son cadre normatif. « De ce décalage résulte une tension chez les sujets, tension qui laisse des traces, des marques dans leur discours » (Windisch, 1982, p. 29). L’explication de l’événement est alors inscrite dans un système de causalité focalisé sur la négativité, la nocivité de certaines conduites ou intentions, réifiées moralement et représentées comme laxistes, égoïstes, malhonnêtes, partisanes, etc. Windisch indique qu’il ne s’agit pas d’établir des causes, mais de « causaliser des intentions ». Ce n’est donc pas la société ou le système qui sont responsables, mais les individus qui agissent mal. Le manque de volonté, le laisser-aller, l’absence de courage, etc. sont responsables des maux de la société et l’événement est le moment qui expose au grand jour les effets délétères de cette déviance. Face à ces comportements insoutenables, la volonté et la détermination de ceux qui ont un comportement « normal » peuvent toutefois triompher des plus lourdes pesanteurs sociologiques : vouloir, c’est pouvoir.

44 Les commentaires mobilisant la déviance se formulent dans l’ordre de l’accusation et de la condamnation. Cette parole critique, majoritaire dans notre corpus, prend la forme d’un dénigrement systématique des hommes politiques, des agents de Pôle-Emploi, des financiers, des entreprises, de la France, de l’Europe, du libéralisme, des fonctionnaires, de l’étatisme, etc., tour à tour rendus responsables du chômage et de la détresse du chômeur de Nantes. Cette parole présente un entremêlement indifférencié de jugements et d’explications :

45

« […] Et il est où Hollande là face à ce drame ? En Inde avec les patrons du CAC 40 et sa Valou qui a daigné abandonner les défilés de Haute Couture pour le suivre… Tout un symbole » (LNO19).
« Honte à la France qui laisse pourrir ses chômeurs. En plus les agents de Pôle-Emploi sont eux même limite des cas sociaux démotivés (cela se comprend) qui ont une faible expérience professionnelle dans le privé… au final, ils bossent à leur rythme et sont totalement incompétent car pas à l’écoute et complètement incapable de donner un minimum de chaleur humaine (ce qui aurait certainement permis d’éviter le drame de ce jour) » (LNO10).
« J’accuse le répugnant machin europe d’avoir assassiné un membre de ceux qui l’entretient grassement, aujourd’hui ! » (LNO5).

46 Windisch souligne que, dans cette parole de dénonciation de la déviance, le fort investissement du sujet dans son discours, l’aspect véhément et tendu de ce dernier peuvent être considérés comme une prise de pouvoir discursif palliant l’absence de pouvoir réel. La violence du commentaire serait à la fois signe de frustration et satisfaction imaginaire du désir (plaisir que procure la norme et déplaisir qu’entraîne la « déviance »). Le langage, par ses qualités pragmatiques et ses possibilités inépuisables de jeu sur le sens, favoriserait cette jouissance de la prise de pouvoir imaginaire (sur la réalité, sur les autres, sur soi-même).

47 Dans notre corpus, on trouve de nombreuses traces de ce processus : humour, jeux de mots, ironie, phrases à l’emporte-pièce, invention de slogans, construction de scénarios parodiques, reprise et subversion de la parole des politiques ou du discours des journalistes… Mais aussi : apostrophes, injures, paroles grossières ou argotiques, disqualification de l’autre sous divers registres…, autant de formes discursives qui instaurent des rapports de place où le locuteur occupe temporairement une position de toute-puissance pour disqualifier ou abattre l’adversaire imaginaire responsable de la situation. Nous nous sommes penchés par exemple sur les formes de disqualification opérée à la faveur de reprises dialogiques (discours rapporté, généralement en style direct) des propos des hommes politiques relayés dans les journaux du 13 et du 14 février 2013, notamment ceux du ministre du Travail repris dans un des sous-titres de l’article du Nouvel Observateur (14.02.2013 à 12 h 51) : « Tout a été fait [15]. » Les commentaires sont féroces :

48

« ”Tout a été fait”, selon Michel Sapin. Eh bien non ! puisque ce pauvre gars est mort. Au lieu d’attendre devant le bâtiment avec des extincteurs, il fallait filer le gars depuis son domicile, chercher à le rencontrer autrement que par téléphone, etc. La première chose qu’a fait notre premier ministre sur FR3 a été d’exonérer les fonctionnaires, sans avoir jamais rien analysé de la situation ni attendu le résultat de l’enquête. Tout cela est minable » (MD37).
« ”Tout a été fait” ? Donc tout a été raté ! Le résultat final est là ! Personne pour se poser les bonnes questions […] » (MD21).

Hiérarchiser des priorités d’action

49 Cette parole de dénonciation passe par des chaînes causales qui n’ont que peu à voir avec la causalité construite par les sciences sociales. Parmi ces formes, la causalité contingente (Windisch, 1982, p. 25). Il s’agit d’établir des liens entre des phénomènes qui, pour des raisons conjoncturelles ou par coïncidence, se produisent au même moment dans la réalité sociale et donc sont coprésents dans la conscience sociale. Cette mise en relation d’éléments hétérogènes offre de grandes possibilités dans une logique de dénigrement. L’investigation du corpus par Prospéro fait par exemple surgir la récurrence d’une mise en relation entre le thème de l’immolation du chômeur de Nantes et celui du « mariage pour tous » :

50

« On a besoin d’emploi : on nous propose le mariage entre homosexuels » (LNO4).
« Pendant qu’on occupe le devant de la scène avec le “mariage pour tous” (sujet de société typiquement bobo parigo), les désespérés se suicident en Province. Bravo, Hollande ! » (LNO16).
« On se rend aisément compte à quel point il était extrêmement urgent de légiférer sur le mariage pour tous, les chômeurs en fin de droit pouvant attendre, n’est-ce pas ? » (MD70).

51 Simplement induite par la coïncidence temporelle d’éléments d’actualité coprésents dans le débat public et les médias, l’opposition des deux thèmes fait surgir une critique de l’action politique du gouvernement autour de multiples arguments : mauvaise priorisation de l’action politique, focalisation sur les actions les plus faciles à mener, satisfaction donnée à un électorat « parisien », détournement de l’attention publique pour occulter l’impuissance au plan économique, orientation vers l’intérêt des élites, etc. Dans cette critique, la pensée sociale mobilise un implicite qui n’accède jamais à la formulation : celui d’une hiérarchie des problèmes publics qui impose de traiter d’abord les questions impactant le plus grand nombre sous l’angle d’une régulation économique des ressources, avant de traiter de problèmes de société considérés comme catégoriels. Le chômeur de Nantes serait mort de l’inversion des priorités de l’action publique [16], qu’il s’agit de rétablir. La créativité verbale alimente cette causalité contingente, en reprenant une « formule » (Krieg-Planque, 2012) pour la subvertir :

52

« Les socialistes font de la fanfaronnade avec le “mariage pour tous” au lieu de s’attaquer au vrai problème dans ce pays : un “travail pour tous” » (MD35).

Alerter, dramatiser, prophétiser

53 Windisch décrit un troisième mode de fonctionnement de la pensée sociale, lui aussi largement représenté dans notre corpus : le modèle de « l’indétermination » (Windisch, 1982, p. 32). Le commentaire suivant l’illustre de manière saisissante, par sa concision et sa force argumentative :

54

« S’il faut s’immoler pour être entendu que l’on est pauvre et sans défenses devant ce système fait de fric et de stupidité et bien voilà un constat bien inquiétant » (LNO21).

55 Cet énoncé est le résultat d’une série de « transformations logico-discursives » (Grize, 1996). À partir de l’énoncé journalistique identifiant sur un mode descriptif un acteur, une action et un contexte singulier : « un homme s’est immolé devant l’agence Pôle-Emploi » (fait divers), le lecteur a fabriqué un énoncé impersonnel et modal, dans lequel l’immolation est une action valable pour n’importe quel acteur social en position de fragilité et s’imposant à lui comme une contrainte sociétale [17] : « Il faut s’immoler pour être entendu que… » L’action suicidaire est présentée ici sous sa dimension de « message » doté d’une intentionnalité. Le « on » à valeur collective invite à s’identifier à cette place, comme le locuteur semble le faire lui-même.

56 Que s’agit-il de faire entendre ? La fragilité de l’individu face à un système absurde, dans une sorte de combat pour la reconnaissance des plus humbles. « L’indétermination » met en scène le face-à-face entre un sujet impuissant et une réalité sociale « autonome, réifiée, comme suspendue et hors d’atteinte des acteurs sociaux, échappant à toute volonté d’action sur elle-même » (Grize, 1996, p. 32). L’incorrection grammaticale qui met l’accent sur le résultat visé de l’action (« être entendu que l’on est pauvre ») plutôt que sur l’action elle-même (« faire entendre que l’on est pauvre ») désigne la place d’un sujet-patient plus qu’agent et contribue à marquer la toute-puissance du système et l’impossibilité du sujet de peser sur lui autrement que par une action désespérée. Enfin, une évaluation métadiscursive (« voilà un constat bien inquiétant ») remplit une fonction d’alerte quant à la gravité de l’événement et sa valeur d’indicateur des transformations sociétales en cours.

57 C’est donc toute la construction discursive qui transforme l’information livrée par l’article du Nouvel Observateur en un « événement » que le commentateur constitue pour lui et pour ceux à qui il s’adresse : l’imposition d’un nouveau régime d’expression de la dénonciation sociale qui passe par l’extrémisation de la violence retournée contre soi pour se faire entendre. En soumettant aux autres lecteurs l’hypothèse que l’immolation manifesterait une nouvelle norme de communication de la souffrance sociale, le locuteur opère un déplacement interprétatif que ne désavouerait pas la critique sociologique, s’il ne mobilisait pas par ailleurs des termes évaluatifs et affectifs, une identification impliquée à la position de victime et un processus de généralisation qui mobilise plus une entité aveugle et incontrôlable (le système) que la mécanique des rapports sociaux. Mais la force argumentative de cet énoncé ne cesse de produire ses effets et l’on reste interpellé par la capacité de la pensée sociale, au-delà de la dénonciation, à dramatiser l’alerte sur la violence des ruptures sociétales en cours et sur l’absence de réponse de la société à la détresse économique des chômeurs.

58 Dans d’autres énoncés, le caractère dénonciateur et prophétisant est encore radicalisé. Une dénomination inscrit le fait divers dans une série (le suicide du chômeur devient « les tragédies familiales ») et une opération de processualisation ouvre les bornes temporelles, notamment celle du futur (« se succèdent », « se multiplieront [18] »). Cette généralisation permet de prophétiser un monde de banalisation des suicides de chômeurs :

59

« Le souci, c’est que ce n’est pas la première tragédie liée au chômage sauf que celle-ci revêt un caractère sensationnaliste dont les médias s’emparent comme d’hab. Les tragédies familiales se succèdent pourtant, sur fond de chômage. Et elles se multiplieront. Mais cela va devenir tellement banal… » (LNO14).

60 Dans le même registre, un autre commentaire abandonne toute référence au suicide du chômeur pour ne retenir que la dimension d’un processus impersonnel dramatisé :

61

« La grande crise a eu lieu il y a 4 ans et demi (en octobre 2008) et on continue à s’enfoncer aujourd’hui ; ça va s’arrêter quand ? On se dirige vers l’apocalypse économique ou quoi ? » (LNO13).

62 À mi-chemin entre le paradigme matérialiste et le paradigme de la déviance, ce mode de pensée met en scène une responsabilité indéterminée, impersonnelle, floue. Par opposition à la causalité matérialiste, la société est devenue une sorte de « tout indistinct » sur lequel on n’a pas de prise et qui s’est substitué à la réalité construite des rapports sociaux. Le paradigme de l’indétermination est celui de la fatalité, de l’impuissance, entraînant « la liquéfaction des acteurs sociaux » (Grize, 1996, p. 33). Les courriers de lecteurs produisent ici une pensée de la réification qui, loin d’interroger et de déconstruire la société, opacifie les représentations sociales du changement et fait du lecteur un spectateur impuissant du chômage.

Conclusion

63 Au lieu de proposer une définition normative de ce qu’est un événement, nous nous sommes interrogés sur les formes discursives et argumentatives qui permettent aux rédacteurs et aux lecteurs de la presse de penser l’acte d’immolation du chômeur de Nantes en le délimitant dans une temporalité ou dans des modes de causalité. Cela a évité à l’analyse de figer préalablement les caractéristiques de ce que veut dire « penser l’événement ». Dans les articles de journaux, la mise en discours de celui-ci révèle des modes de pensée sociale centrés sur son inscription dans une série. Cette mise en rapport avec des situations antérieures ou ultérieures offre des possibilités d’anticipation et d’action qui font de la presse une base mémorielle pour relayer des alertes et préfigurer des modalités potentielles d’intervention, de prévention ou de mobilisation. Pourtant, l’analyse des commentaires de lecteurs ne donne pas à voir la construction d’une mobilisation collective partagée, mais plutôt le panorama d’une juxtaposition fragmentée et conflictuelle de mises en discours défensives de l’événement. La pensée des lecteurs est mobilisée par la critique, la recherche de causes, la dénonciation de coupables et enfin l’alerte sur une société qui confine les acteurs dans un sentiment d’impuissance face à la crise et au chômage. Notre analyse valide à trente ans d’intervalle la pertinence du modèle élaboré par U. Windisch. L’univers des commentaires de lecteurs fonctionne plus comme un lieu d’amplification du désarroi et de reproduction de la violence sociale que comme un espace concret médiateur, susceptible de mettre au travail la pensée sociale pour l’orienter vers un dégagement du sens. La faible mobilisation du modèle d’analyse empirique multicausal proche des formes d’explication des sciences sociales montre que la pensée sociale ne réussit pas à produire une analyse plus structurelle des conditions qui engendrent la souffrance sociale. Nous rejoignons ici certains travaux actuels sur l’investissement de l’espace public médiatique, les nouvelles formes de contestation sociale et l’expression de la subjectivité politique, qui montrent que la critique ne prépare pas forcément les sujets de l’écriture numérique à se constituer en acteurs politiques [19]. Les commentaires de l’événement s’expriment plus sur le registre de l’indignation, de la plainte et de la dénonciation ad hominem que sur celui de l’interrogation des structures de domination et d’exploitation socio-économique et sur les manières de s’organiser collectivement pour y faire face. Certes, ils comportent des appels à la mobilisation, mais la manière dont est investi « l’espace intermédiaire » ouvert par les nouvelles formes de médiatisation ne témoigne pas d’un sursaut de la pensée pour faire face à l’in­acceptable immolation du chômeur de Nantes.


Pré-enquête et méthodologie de l’analyse

64 Lorsqu’on n’est pas le témoin ou le protagoniste d’un acte, comment rendre compte de celui-ci par une enquête ? Comment étudier un acte qui ne peut pas en soi être qualifié comme un événement ? C’est par la problématisation de ces questions fondamentales que l’idée de collecter et analyser des textes dans un processus de longue durée est devenue une exigence méthodologique. Cela permettait d’insérer l’acte du suicide de Nantes dans une configuration plus complexe composée de discours peuplés de dates, d’événements, d’acteurs et de dispositifs de médiatisation. La possibilité de travailler sur des corpus évolutifs prévoit la mise en série des contributions faites à propos de l’acte choisi par le chercheur, mais également l’élargissement de cette sélection à des contributions qui ont précédé cet acte. Dans le choix de cette démarche, nous avons tiré profit de plusieurs études qui ont démontré l’avantage d’utiliser des outils d’analyse de textes en psychosociologie [20].

65 Pour délimiter un premier corpus, on a fait appel à Factiva, une base de données agrégeant la presse quotidienne. Après plusieurs essais, le critère suivi pour la constitution du corpus a été celui de la coprésence, dans le même article, des mots-clés suivants : « suicide », « chômeur » et « pôle emploi ». On a ainsi sélectionné 139 articles de presse, publiés essentiellement de 2009 à 2013.

Évolution chronologique des 139 articles de presse analysés (nombre de textes/année)

Évolution chronologique des 139 articles de presse analysés (nombre de textes/année)

66 Afin de saisir les réactions des lecteurs à cet événement, un sous-corpus s’est ajouté à ce premier. Il s’agit de l’ensemble des commentaires rédigés en réponse à quatre articles rédigés le 13 février 2013 sur trois quotidiens nationaux.

Tableau récapitulatif du corpus analysé

Tableau récapitulatif du corpus analysé

67 Pour maîtriser et analyser ces informations, il fallait s’appuyer sur un outil de traitement de texte. On peut motiver le choix du logiciel Prospéro (Chateauraynaud, 2003) par la spécificité de celui-ci : il a été conçu afin de suivre sur la longue durée la manière dont un problème public ou une controverse chemine à travers de multiples arènes discursives. Il ne propose pas des simples analyses quantitatives du lexique des textes étudiés mais, par l’informatique, il vise à supporter les activités caractérisant toute enquête empirique : lire, catégoriser, mettre en relation, compter, rechercher de manière ciblée, sans jamais se substituer au chercheur dans ces opérations. Ainsi, il fonctionne tout d’abord comme un instrument de lecture permettant de parcourir et d’explorer le matériau textuel recueilli à partir de ses récurrences et de différents niveaux de catégorisation. Ensuite, ses fonctionnalités permettent de maîtriser des relations entre ce qui est dit, comment et par qui, qu’on ne pourrait pas observer et analyser sans des outils de suivi qui permettent l’analyse temporelle de gros corpus. Prospéro propose une solution au clivage récurrent dans l’analyse de textes et de discours en combinant une approche lexicographique et une approche herméneutique. Cette combinaison permet la codification et la construction interactive de catégories et de classes sémantiques, pour ensuite effectuer des décomptages de fréquences et des comparaisons de séries temporelles. Les procédures du logiciel permettent en particulier de distinguer la multitude d’actants (associations de chômeurs, syndicats, personnels des agences du Pôle-Emploi, le ministre du Travail, etc.) mobilisés dans la presse. Les analyses visent ainsi à repérer les formules argumentatives qui font sens pour les actants eux-mêmes et qui leur permettent de proposer à l’opinion publique des pistes pour repenser de manière collective des événements individuels. Par ces formules, des nouvelles prises de position et de nouveaux événements sont mis en rapport avec l’immolation du chômeur de Nantes.

Bibliographie

Bibliographie

  • ANSART, P. 1983. « Windisch Uli, Pensée sociale, langage en usage et logiques autres », Revue française de sociologie, 24, 2, 352-353.
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  • BRONNER, G. 2013. La démocratie des crédules, Paris, Puf.
  • CALABRESE, L. 2014. L’événement en discours. Presse et mémoire sociale, Louvain-la-Neuve, L’Harmattan-Academia.
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  • CHATEAURAYNAUD, F. 2011b. « Le sens de l’irréversible. Chronique du nucléaire civil après Fukushima (première partie) », Socio-informatique et argumentation, [En ligne] http ://socioargu.hypotheses.org/2447 (27.05.2011).
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  • GIUST-DESPRAIRIES, F. 2004. Le désir de penser. Construction d’un savoir clinique, Paris, Téraèdre.
  • GRIZE, J.-B. 1996. Logique naturelle et communication, Paris, Puf.
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  • KRIEG-PLANQUE, A. 2012. Analyser les discours institutionnels, Paris, Armand-Colin.
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  • NEVEU, E. ; QUÉRÉ, L. (sous la direction de). 1996. « Présentation », Réseaux, 75, 7-21 et Réseaux, 76, 5-7.
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  • ROSA, H. 2010. Accélération : une critique sociale du temps, Paris, La Découverte.
  • WINDISCH, U. 1982. Pensée sociale, langage en usage et logiques autres, Lausanne, L’Âge d’homme.

Notes

  • [1]
    Tous les aspects méthodologiques de cette étude et la constitution du corpus analysé sont présentés en annexe en fin d’article.
  • [2]
    Selon l’expression de P. Ansart, 1983. Ce caractère de production discursive « à chaud » est visible dans les divers écarts à la norme (grammaticale, syntaxique, orthographique…) que Prospéro contraint à corriger mais que nous avons choisi de restituer ici dans les extraits mobilisés.
  • [3]
    Plusieurs études ont montré que les commentaires de ceux qui écrivent sur les forums et sur d’autres dispositifs en ligne ne sont pas représentatifs des opinions de la moyenne des lecteurs, du fait de l’hétérogénéité des engagements. G. Bronner (2013, p. 85) montre par exemple que les défenseurs de thèses (« les croyants ») se mobilisent beaucoup plus que les indécis pour saturer l’offre cognitive sur internet. Un petit nombre d’acteurs déterminés est à l’origine d’une proportion importante de prises de positions permettant d’infléchir durablement la concurrence informationnelle.
  • [4]
    Par exemple, le groupe des nationalistes xénophobes étudiés par l’auteur dans son travail sur la pensée xénophobe en Suisse se caractérise par des mécanismes socio-cognitifs propres tels que la réification morale, la généralisation, la fausse identification, la biologisation du social, la spatialisation, la psychologisation du social, le volontarisme, l’atomisation du social… (Bronner, 2013, p. 14).
  • [5]
    Ce que J.-B. Grize (1996) a appelé la « logique naturelle ».
  • [6]
    D’innombrables travaux soulignent cet aspect. Voir, à ce propos, les contributions au numéro 15 de la revue en ligne MediAzioni, « Les facettes de l’événement : des formes aux signes », sous la direction de E. Ballardini, R. Pederzoli, S. Reboul-Touré et G. Tréguer-Felten (Ballardini et coll., 2013).
  • [7]
    L’avantage heuristique de cette notion, c’est que, au lieu de proposer une liste formelle de circonstances prédéfinies comme marquantes, elle suggère d’aller étudier ce que les acteurs définissent comme tel.
  • [8]
    Il existe des rapprochements discursifs, qu’on ne pourra pas aborder ici, également entre le Pôle-Emploi et, d’un côté, la Caisse d’allocations familiales, de l’autre, La Poste.
  • [9]
    Sur les enjeux de santé au travail liés aux transformations d’organisations comme La Poste, France Télécom et Pôle-Emploi, voir Clot, 2010.
  • [10]
    « Hommes, femmes, vieux, jeunes, riches, pauvres… l’auto-immolation semble concerner tout le monde » (L’Hebdo, 28.03.2013).
  • [11]
    Nous ne reprendrons pas le terme de « paradigme » utilisé par l’auteur pour désigner ces modes d’explication. Lié à l’histoire des sciences, ce terme fait appel à une conception de la rupture épistémologique qui ne nous semble pas adaptée aux formes d’hétérogénéité de la pensée sociale.
  • [12]
    « En conclusion à mon message de 6:51 », « c’est pourquoi les services Pôle-Emploi… ».
  • [13]
    Les « réflexes compassionnels » sont dénoncés par quelques commentateurs qui s’attirent d’ailleurs les foudres des autres participants.
  • [14]
    Dans la suite du texte, les commentaires sont identifiés par les initiales des journaux (MD : Le Monde, FIG : Le Figaro, LNO : Le Nouvel Observateur) suivies d’un numéro désignant leur place dans la chronologie de publication en ligne du journal.
  • [15]
    « […] Le ministre du Travail et de l’Emploi Michel Sapin a lui aussi réagi, estimant que “tout a été fait” pour empêcher ce geste, sans y parvenir. “Il y avait ici ce matin tous les services de Pôle-Emploi et les services extérieurs en termes de police et de pompiers pour faire face à un drame dont on connaissait l’intensité : tout a été fait, ce qui s’est passé ici est exemplaire”, a jugé le ministre sur les lieux du drame […] » (Le Nouvel Observateur, 14.02.2013).
  • [16]
    Des commentaires contestent néanmoins cette causalité contingente : « Mais on peut (on doit même) légiférer sur le “mariage pour tous” et sur le chômage etc. : c’est le même combat ! » (LNO13).
  • [17]
    Nous ne parlons pas ici de contrainte sociale mais de contrainte sociétale, car il nous semble que l’argumentation du lecteur mobilise davantage une représentation dénonciatrice du système qu’une position d’analyse des rapports sociaux.
  • [18]
    On désigne ici l’adoption d’un point de vue impersonnel focalisant le processus combiné à une construction pronominale.
  • [19]
    Voir, par exemple, les travaux en cours de R. Huët sur « l’expérimentation de la contestation sociale » : http ://calenda.org/274407.
  • [20]
    Portant notamment sur des objets tels que les représentations sociales (Kalampalikis, 2003), les émotions (Carli et Paniccia, 2002) et les cultures professionnelles (Dolcetti et coll., 2006).
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