Notes
-
[1]
Le terme de « scénarisation » est utilisé dans le langage théâtral. Je l’utilise pour souligner la dynamique du scénario qui se construit, mais aussi en intégrant la définition qu’en donne Ophélia Avron (1996) – le phénomène de scénarisation, dans un groupe, comme articulation vitale entre deux modalités pulsionnelles : la pulsion sexuelle en quête du plaisir et la pulsion d’interliaison en quête du sentiment d’exister par la participation continue à l’environnement.
-
[2]
De nombreuses citations de membres du groupe seront reprises entre guillemets dans la suite du texte.
-
[3]
Les classes pour l’inclusion scolaire (CLIS) permettent l’accueil dans une école primaire ordinaire d’un petit groupe d’enfants présentant le même type de handicap.
-
[4]
Dans le cadre d’une recherche sur les groupes instituants.
-
[5]
Article 24 de la Convention internationale des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées (adoptée par l’ONU en décembre 2006 et signée en mars 2007).
-
[6]
Rapport « Institutions, désinstitutionnalisation » du Conseil français des personnes handicapées pour les questions européennes (CFHE), avril 2008.
-
[7]
Terme utilisé par Castoriadis pour souligner que l’efficience des significations imaginaires sociales tient au fait qu’elles font sens pour les individus qui composent la société.
-
[8]
Étayage du psychisme sur des objets externes correspondant à des personnes ou à des composants du monde qui se présentent comme attractifs à l’investissement dans la liaison qu’ils opèrent avec les objets internes.
-
[9]
Ici, le centre, qui réunit des enfants valides et des enfants handicapés, sur un temps donné pour une action éducative.
-
[10]
Pour une analyse des processus et de l’expérience de crise : Barus-Michel, Giust-Desprairies et Ridel, 1996.
-
[11]
Dans un groupe, un membre peut se constituer à un moment donné comme porteur d’un contenu qui le constitue comme « porte-voix de lui-même et de fantaisies inconscientes du groupe » restées latentes (Pichon-Rivière, 1965).
-
[12]
Pour reprendre la formule de Michèle Bertrand qualifiant l’après-coup, nous dirons que le symptôme « est ce coût premier sur lequel porte l’après ».
« L’origine est un tourbillon dans le fleuve du devenir et elle entraîne dans son rythme la matière de ce qui est en train d’apparaître. »
1 Pour penser la notion d’événement, je me propose, dans le cadre de cet article, de traiter de la question de la formation du sens, en examinant la constitution d’un groupe restreint institué et de son projet pour sortir d’une vision catastrophique de l’avenir. Il s’agira de saisir les formes de l’investissement subjectif et social de cette équipe, en tant que collectif, en vue de repérer ce qui fait événement dans la dynamique de création du sens et dans l’histoire de ce groupe.
2 L’analyse de cette situation, prise dans sa spécificité, est choisie pour ouvrir une réflexion sur la notion d’événement comme processus réitéré d’un avènement du sens. Je propose de considérer l’événement, dans ce contexte de significations, comme un processus renouvelé de surgissement, caractérisé par le non probable, l’imprévisibilité de son inscription dans une continuité et comme prenant forme, chaque fois, d’une « inférence qui amorce une construction invisible » (Khan, 2012). Construction qui ne se donne à saisir que dans les agencements du sens qu’il favorise, la réalité qu’il façonne et les effets qu’il produit.
3 Nous suivrons donc les avatars de cette potentialité à l’œuvre dans la formation d’un monde partagé. Dans une première partie sont présentés le projet et l’expérience du groupe tels qu’ils se donnent à écouter dans les productions discursives de ses membres. Dans une seconde partie sont analysés la formation et les avatars de l’imaginaire collectif, en dégageant différents moments d’émergence dans la production du sens :
- un premier surgissement dans la rencontre entre « significations imaginaires sociales » (Castoriadis, 1975), comme organisateurs socioculturels, et problématiques subjectives partagées par les membres du groupe. Il s’agit de voir comment ces derniers s’adossent, à leur insu, à des significations macrosociales pour construire du sens à plusieurs ;
- un deuxième, dans la « prise sur le réel » que constitue la formation d’une scénarisation commune. Il s’agit de saisir comment du sens se forme dans la rencontre entre des personnes, associées dans un projet pour construire une activité commune ;
- un troisième dans l’incarnation de l’imaginaire collectif en une pratique effective, socialement validée. Il s’agit de suivre « l’épreuve de réalité » du scénario commun, comment celui-ci prend forme dans la mise en œuvre d’une véritable pratique éducative qui s’inscrit dans un contexte institué ;
- un quatrième dans l’irruption du symptôme comme accès au cœur de la construction imaginaire du groupe et comme porteur potentiellement d’un renouvellement critique des significations.
5 Pour donner un contexte théorique à mon propos, je préciserai qu’il prend forme dans une approche clinique de l’imaginaire des groupes, à partir de laquelle j’ai proposé la notion d’« imaginaire collectif » (Giust-Desprairies, 2003), dans une filiation épistémologique castoriadienne de la notion d’imaginaire (Castoriadis, 1975). C’est donc à travers la création et la réalisation de l’imaginaire collectif d’un groupe, observé dans la spécificité de sa scénarisation [1], que nous suivrons les rebonds, silencieux, de l’émergence événementielle.
6 Je rappelle, succinctement, que l’imaginaire collectif, différencié de la notion d’imaginaire social, est défini comme la production imaginaire propre à un groupe donné. Il résulte de l’appropriation, chaque fois singulière, de « significations imaginaires sociales » instituées, par le travail des subjectivités singulières en interaction dans le groupe. Il est un ensemble d’éléments qui s’organisent en une unité significative pour ce groupe, à son insu. Significations imaginaires centrales qui n’épuisent pas les significations imaginaires du groupe, encore moins celles des individus, mais qui se présentent comme un principe d’ordonnancement, une force liante déterminante pour le fonctionnement groupal dans le rapport que ses membres entretiennent à leurs relations et aux objets d’investissement commun, en situation sociale. L’imaginaire collectif remplit des fonctions d’organisation pour les perceptions et les affects, il assure des fonctions non seulement affirmatives et créatives, mais également défensives contre toute menace interne et externe en essayant de réduire les désaccords, les conflits, les contradictions. Dans sa fonction unifiante, il établit un consensus latent sur la manière d’aborder les situations par la réduction qu’il opère entre désirs individuels et nécessités collectives. Assurant une cohérence et une cohésion suffisantes, il sous-tend les projets, les objectifs, les volontés d’agir et les conduites des membres du groupe. L’imaginaire collectif est à comprendre comme présentation, création, production. Il est cet espace de représentation, d’imputation et d’action qui s’ouvre, dans une réalité sociale, à d’indécidables surgissements du sens, à travers le possible et l’impossible, l’effectif et l’ineffectif, la réussite et l’échec, la jouissance et la souffrance.
7 L’enjeu est de créer un monde commun investi de significations. Dans le cadre limité de cet article et selon la perspective adoptée, je centrerai l’analyse sur la scénarisation commune en ne m’attardant sur l’activité elle-même et sur les problématiques individuelles et interindividuelles que pour les besoins de l’analyse de la scène imaginaire.
La création d’un imaginaire partagé
8 « Les temps collectifs, ce sont encore ceux qui s’improvisent selon l’humeur générale : ce peut être un matin frileux où la fatigue plombe sur le centre, la décision de substituer l’animation par le partage d’un chocolat chaud tous entassés sur les matelas du préau. Mais l’activité spontanée favorite du centre, c’est d’abord et avant tout la fête. C’est vraiment là le terrain qui satisfait à l’unanimité, petits et grands, valides comme handicapés. Quelques notes de musique, un sachet de sucreries et des vieux cotillons déballés et le tour est joué, la fête peut commencer aussi vite que s’est imposée l’idée. Si nous en organisons régulièrement, c’est que nous y avons en effet trouvé le défouloir collectif dans lequel chacun peut exprimer ses singulières fantaisies de telle sorte que les grosses différences, elles, s’y trouvent comme gommées par la liesse générale [2]. »
Un lieu « complètement à part »
9 Ce « joyeux bazar », comme aime à le qualifier l’équipe, est un centre de loisirs, « terrain de jeux, de chagrins, de fous rires et d’incommensurables bêtises ». La particularité de ce centre est d’accueillir, de façon paritaire, des enfants valides et des enfants handicapés. Sa désignation, « Centre de loisirs à parité » (CLAP), ainsi que son projet, reviennent à une association qui gagne progressivement le soutien d’une importante municipalité. La question du handicap rencontre une préoccupation des élus qui facilite l’ouverture de deux centres mixtes. Au niveau pédagogique, les CLAP dépendent de la sous-direction de l’action éducative et périscolaire, du bureau des activités d’animation ainsi que du centre de ressources « Enfance handicapée ».
10 Le fonctionnement général d’un CLAP est, pour une part, similaire à celui d’un centre de loisirs classique : comme lui, il a pour vocation d’accueillir les enfants les mercredis et pendant les congés scolaires et il est encadré par des animateurs, sous la responsabilité d’un directeur, tous gérés par la municipalité. Mais le CLAP n’accepte qu’un nombre limité d’enfants, un groupe n’excédant pas trente enfants, idéalement constitué de quinze enfants valides et de quinze enfants handicapés (le handicap peut être moteur, sensoriel, mental ou psychique). Ils ont entre 3 et 6 ans pour les centres maternels et entre 6 et 13 pour les autres. L’équipe animatrice est composée de huit personnes. Les objectifs sont relativement communs à l’une et l’autre structure : essentiellement orientés sur les valeurs du « vivre ensemble », il s’agit de « favoriser la qualité de vie quotidienne » sur le centre et « l’ouverture d’esprit de l’enfant sur la vie en société ». Des perspectives plus spécifiques instruisent le projet de mixité qui tient à la « création d’un climat bénéfique » entre les deux parties afin de « favoriser le développement de l’enfant handicapé par ses fréquentes interactions avec l’enfant valide » et d’amener ce dernier à être « respectueux et tolérant face à la différence ».
11 L’équipe s’est constituée, rapidement, à partir d’une sollicitation adressée par la directrice des affaires scolaires – directrice préoccupée par la difficulté qu’elle rencontre à trouver des responsables pour ces nouvelles structures qui sont appelées à être multipliées – à madame P., bibliothécaire dans un établissement solaire doté d’une classe CLIS [3], pour sa familiarité avec les enfants handicapés. « Les objectifs du centre à parité sont les mêmes que les miens », dira madame P., en appui à sa prompte décision de prendre la gouvernance d’un de ces centres. Et, les coudées franches, elle recrutera, par cooptation, les membres de son équipe.
12 Conviés, quelques années plus tard [4], à revenir, individuellement et collectivement, sur la création de leur centre, toujours en activité, sur son projet et sur leur expérience, les membres de l’équipe vont prendre le temps de cette investigation, acceptant de contribuer à une exploration de leur entreprise commune qu’ils valorisent parce qu’elle « sort des sentiers battus ». Le centre se constitue, pour les animateurs, comme « un lieu complètement à part », espace de « création permanente » où chacun se dit être « tout le temps à innover, à inventer ». L’un d’entre eux tente de préciser ce qu’il ressent : comme « une impression de libérer quelque chose » de lui, ici ; il ne sait « pas vraiment quoi » mais qui ailleurs serait contenu dans la société. Questionnés, les membres du groupe s’entendent sur le fait que « ce quelque chose qui se trouve libéré » l’est par la présence des enfants et sans doute par celle du handicap. « Il y a quelque chose à fouiller avec le handicap. On se met à faire des choses bizarres, mais intéressantes. »
Un monde sans avenir
13 Évoquant l’origine du projet, ils reviennent sur la tension qu’ils partagent et qui tient à la représentation commune d’un monde actuel sans ouverture et sans avenir : « Mais quel monde a-t-on à leur offrir, à ces enfants ? On les arrache d’un monde, mais pour leur offrir quoi ? » Les animateurs font état du malaise qui les saisit à se voir se constituer comme agents d’une socialisation des enfants vers un monde qu’ils récusent. Mais le contact avec ces derniers va les sortir de cette tension paradoxante par la construction d’un univers dont ils diront, de façon récurrente : « Ici c’est pas pareil. »
14 La charte éducative stipule le développement de l’épanouissement de l’enfant par celui de sa créativité, de son sens de l’initiative, de l’esprit d’équipe pour réussir une mixité sociale. C’est en jouant, « seulement en jouant » qu’il se saisira des objectifs d’épanouissement. Car s’il s’agit d’aider les enfants à grandir, il ne s’agit pas de « faire comme l’école », c’est-à-dire d’imposer des contraintes. Pas de programme, « ils doivent s’amuser, s’éclater », et c’est aux animateurs qu’il revient de les y « inciter ».
15 Cette société, « qui est la nôtre » et qui les rend réticents à socialiser les enfants, « n’est pas faite pour l’humain ». Elle répond à « des envies et des besoins », mais qui vont « à contresens du bien-être de l’humanité ». La compétition, par exemple, qui commence avec les notes à l’école : « Rien de plus anti-humain. » L’accent est mis sur l’incohérence d’un monde qui ne se donne plus à comprendre. Contradictions entre des incitations politiques, érigées en valeur, concernant la sauvegarde de la planète, notamment la préservation de la couche d’ozone et, dans le même temps, une survalorisation fortement médiatisée des exploits de la Formule 1. Absurdité de voir des patrons « gagner mille fois plus qu’un smicard ». Férocité des logiques ultralibérales qui appauvrissent les peuples. Les animateurs montrent leur profond découragement parce que ce sont « les mêmes » qui cautionnent les attaques destructrices et font la leçon sur la préservation des liens, des lieux, des valeurs.
16 Devant « ce monde qui fatigue parce que l’humain est mal barré », que reste-t-il comme espoir ? À cette question posée par l’un des membres et qu’ils partagent, certains vont répondre en faisant état de leurs modalités de retrait. « Moi, dit un éducateur, j’ai un petit terrain, je cultive mes légumes et je vais acheter des poules et puis j’emmerde tout le monde. Je fais mes trucs à moi et puis la société elle fait ce qu’elle veut. » « Je ne vote plus, s’exprime un autre, depuis trois, quatre ans c’est terminé, je n’y crois plus. » Un troisième fait état de son inertie et de son écœurement de voir les politiques « au service du marketing international », de la puissance de l’argent.
17 C’est dans le climat affectif d’un désarroi partagé que le groupe arrive à ces conclusions : « De toute façon, c’est un monde qui va s’autodétruire », « Tant qu’on n’aura pas changé ça, une société basée sur l’argent, on ne s’en sortira pas », « On s’en sortira jamais, jamais, jamais ». Chacun est arrivé au centre avec une histoire qui lui est propre, mais tous partagent d’emblée cette position défaitiste qui préside à l’alliance initiale, conclue au moment du recrutement, dans la reconnaissance mutuelle entre la directrice et les animateurs et qui fait dire à celle-ci : « Au fond, eux et moi, on est un peu pareils. »
18 La question du quoi faire avec les enfants se pose à l’intérieur de cette atmosphère mélancolique d’un monde perdu. Comment pousser les enfants à prendre place dans ce système, alors même qu’ils n’y trouvent plus la leur ? Face à cette difficulté d’avoir à contribuer à la socialisation d’enfants auxquels le futur est refusé, vers quoi peut-on donc emmener ces derniers ?
19 « Vers un monde qui nous convient forcément à nous », ce monde à créer étant une façon de « vivre facile », de « vivre les choses dans le plaisir ».
20 L’instauration d’une pratique éducative centrée sur la création ludique et le plaisir s’accompagne d’une organisation temporelle fondée sur l’imprévisible : « Il faut le préciser, ce qui rythme nos journées, c’est l’imprévisibilité. » La journée se déroule « en fonction des imprévus » qui peuvent tenir aux données météorologiques comme à la présence des animateurs qui cherchent, au centre, à se déconnecter de leurs préoccupations anxiogènes – « Dès l’arrivée dans le centre, tu débranches tout », « tu as le cerveau désactivé ».
21 Ainsi l’image d’une enfance ludique et atemporelle, qui se donne dans l’immédiateté du plaisir, se présente-t-elle comme un recours à l’adversité d’une société ressentie comme déshumanisante. Mais cette image d’un retour vers un univers ludique de l’enfance, comme dégagement nécessaire à l’investissement d’un projet éducatif, ne constitue que la trame d’une intrigue dont l’organisateur est la construction centrale d’une figure identificatoire, structurante et salvatrice, autour du handicap et de l’enfant handicapé.
Le handicap comme « objet trouvé-créé »
22 Ces enfants « qui sont à l’ouest », selon l’expression utilisée, vont polariser les investissements parce qu’ils vont se constituer comme réponse calmante à l’anxiété et comme possibilité d’un certain dégagement de l’impuissance et de la désespérance. La construction imaginaire du handicap va remplir, pour les animateurs, plusieurs fonctions.
23 Premièrement, les enfants handicapés vont porter la promesse de freiner la socialisation du groupe d’enfants et, se faisant, la normalisation et l’intégration dans une société vécue comme destructive. L’enfant handicapé polarise, en effet, l’investissement des animateurs parce qu’il garantit le maintien dans l’enfance : « J’aime l’enfance mais ce que j’aime encore plus, c’est l’enfance et le handicap ensemble. Le handicap c’est un peu le plus plus de l’enfance. Un enfant qui a un handicap, cela le remet encore plus dans l’enfance. »
24 Davantage encore, l’enfant handicapé réussit cette opération extraordinaire : il peut régresser en grandissant. « Je ne sais pas comment vous dire ; Pauline, par exemple, a 9 ans, mais en fait elle en a 6. Et nous on l’adore ; c’est un peu notre mascotte. On l’aime bien parce qu’elle est bien là avec nous, mais on l’aime aussi finalement parce qu’elle est conforme à un idéal. C’est pas vraiment Pauline qu’on adore, c’est ce qu’elle représente, même au-delà de savoir si c’est une réussite ou non pour le centre… » L’enfant handicapé se présente ainsi comme la possibilité d’échapper à la marche du temps dont on a vu qu’elle se constituait comme une impasse. Grandir vient signifier un développement qui prend la voie de la régression, du retour en arrière.
25 Deuxièmement, l’enfant handicapé se constitue comme une figure du désordre et, pour les animateurs, comme support projectif d’une agressivité adressée à la société : « Le handicap emmerde tout le monde et moi j’emmerde la société. » Mais la vertu du handicap est de se présenter comme un désordre innocent, soustrayant les animateurs à deux questions ; celle de la culpabilité de leur propre violence et celle de leur participation active à la transformation de la société avec ce qu’elle impliquerait immanquablement d’agressivité, d’ambivalence, de limitation.
26 Troisièmement, l’imaginaire donne la possibilité de se loger dans la figure du handicap comme figure dévalorisante de sa déficience ou de son retrait. « On est tous des handicapés de ce monde sans avenir » ; « Ce monde fait de nous des handicapés. » Étendue à toutes les personnes valides, la figure du handicap vient également désigner l’état de tout individu, « habitant la planète aujourd’hui », conduit à un nécessaire repli. « On est tous handicapés… se replier sur soi, c’est ce qu’on fait à peu près tous. » La figure innocente du sujet handicapé, innocenté car non responsable de sa déficience et du désordre qu’il produit, permet, par extension, d’innocenter tout un chacun tenu pour non responsable du monde dans lequel il se trouve. « Nous sommes tous des handicapés et les handicaps des autres nous renvoient aux nôtres, ça nous désinhibe. » Ainsi le handicap et l’enfant handicapé se trouvent-ils requis pour construire la figure soulageante d’un désordre innocent, ou la figure innocente du désordre, portant la promesse imaginaire d’une attaque irresponsable de l’ordre établi et d’une possibilité d’inverser la marche du temps.
27 Au niveau manifeste des intentionnalités conscientes, le projet de parité est présenté comme une action « pour aider l’enfant handicapé à tendre vers le monde valide en même temps que d’amener l’enfant valide à se rendre plus sensible, empathique et ouvert à la question du handicap et de la différence en général ». Sur la scène imaginaire commune, il s’agit, pour les membres de l’équipe, de trouver, par l’investissement idéalisant de la régression infantile, à s’abriter d’une société qu’ils ressentent comme âpre et déshumanisante.
Les phases de surgissement de l’avènement du sens
28 Nous avons suggéré, en introduisant notre propos, que l’avènement du sens, d’une scénarisation commune, se présentait comme un processus à rebondissement, comme un jaillissement reconduit, toujours potentiel, toujours indécidable, hypothéquant sa prise sur le réel. Dans cette deuxième partie, nous allons examiner les différents moments de ce jaillissement, en suivant la dynamique, chaque fois spécifique, de ces phases successives au destin indécidable.
29 Nous avons mis en lumière l’institution d’une « manière d’être ensemble» des membres d’une équipe, formée autour du projet de création d’un centre de loisirs à parité. Construction imaginaire où chacun est, en même temps, agi et agissant et où se forge le sentiment d’être une équipe, de former un monde commun – « On a créé une manière de vivre les choses. » L’imaginaire collectif, « cet entre-nous en décalage avec la réalité », s’est constitué, pour chacun des animateurs et à son insu, pour faire face à ce « réel incommode » qui attaquait le sentiment de continuité. La « mise en intrigue » (Ricœur, 1983) spécifique qui est la leur et qui vise une effectivité aurait pu, tout autant, ne pas « prendre » ; la qualité économique et dynamique du scénario ne pas trouver les étayages, internes et externes, nécessaires et suffisants, pour constituer une histoire qui s’inscrive dans la réalité sociale d’une entreprise éducative.
30 Si la potentialité et l’indécidabilité caractérisent l’événement, il faut admettre que son origine présumée peut en cacher d’autres. Précisons que la distinction et la hiérarchisation des phases comme la proposition de décomposer en moments ce qui, du sens, se donne immanquablement comme lié tient à une démarche clinique. Celle-ci sous-tend, en effet, une approche de l’événement à partir de ce qui « fait événement » et qui donne une réalité subjective et sociale à travers la quête des objets et l’intériorisation/participation aux significations imaginaires sociales.
L’imaginaire social comme condition constituante
31 Nous considérons, donc, qu’une première étape du surgissement réside dans ce moment où des significations imaginaires sociales se constituent comme soubassement à une disposition psychique favorisant une potentialité représentative. Pour examiner les conditions de possibilité de la formation de cet espace social significatif commun qu’est la scénarisation du groupe, nous dégageons certains contenus des imaginaires sociaux contemporains qui entrent en résonance avec les représentations des membres du groupe. Contenus imaginaires sociaux qui précèdent et encadrent la construction imaginaire du groupe et se constituent comme contraintes matricielles pour les individus.
32 Un premier contenu concerne ce que plusieurs auteurs désignent par la perte du sens historique et que Marcel Gauchet nomme la « déshistoricisation de l’espace humain social » et de l’organisation de l’extériorité qui lui est consubstantielle. Ce qui faisait sens, du point de vue de l’idée de soi, était l’avenir dans le présent. Depuis les années 1970 se produit une « crise de l’avenir », c’est-à-dire un écrasement de la prévisibilité et un effacement des figures qui donnaient des repères. Aujourd’hui, le politique, l’État, n’arrivent plus à prendre en charge une dimension essentielle de l’identité collective, la projection vers l’avenir. L’idée de progrès n’a plus sa capacité d’organisation imaginaire, l’avenir n’est porteur d’aucune fin de l’Histoire (Gauchet, 2002).
33 Période historique qualifiée par Castoriadis (1996) de crise des processus identificatoires et du sentiment d’appartenance à une collectivité, caractérisée par « l’effondrement de l’auto-représentation de la société et une montée de l’insignifiance ». La conséquence en est pour l’individu un retrait de la participation au politique et la recherche vaine d’un abri protecteur. Un glissement s’opère entre le mythe de la toute-puissance selon lequel l’homme bâtit l’Histoire qui avait, jusque-là, prévalu à un autre mythe, symétrique, celui de sa totale impuissance face à la complexité du monde. « Désormais s’affirme l’idée que l’homme ne peut rien, si ce n’est subir les forces irrationnelles de l’Histoire » (Benasayag et Schmit, 2003).
34 Ce sentiment de fatalité conduit à une désillusion qui construit un univers où le sujet ne se réfère plus à un idéal qui échappe, mais à des objets de jouissance – qui ne remplissent pas les besoins d’étayage attendus d’une société qui se trouve récusée et niée en même temps qu’appelée. « L’impératif de la jouissance illimitée » (Melman, 2009), spécifique à l’imaginaire social néo-libéral contemporain, produit une impossibilité de créer une discipline du temps, comme il dessine une figure de l’homme qui survalorise une « jeunesse atemporelle » (Badiou, 2011). La participation à la vie d’une société qui ne fournit plus les repères symboliques pour soutenir la confrontation, la contradiction, le conflit social et intergénérationnel, prend préférentiellement la voie d’une « participation caritative » (Gauchet, 2010) que fait prévaloir l’appel au sentiment. Une « dépressivité chronique et un état traumatique diffus imprègnent désormais tout » (Richard, 2011).
35 Dans les analyses de la société actuelle, deux thématiques transversales sont au cœur des questionnements des chercheurs et rencontrent la préoccupation des politiques : la question du traitement de l’altérité et celle de la socialisation, notamment de leurs contenus symboliques. Mais les différents termes et contenus renvoyant à « l’hétérogénéité » ou à la « diversité », et les usages qui en sont pratiqués dans les institutions, par la démultiplication des critères de la différence qu’ils opèrent, participent plus à une entreprise de dissimulation qu’à celle d’une véritable confrontation à la complexité en jeu (Giust-Desprairies, 2010). On peut se demander si la municipalité et les services de la petite enfance, dans leur empressement à se saisir de l’offre du dispositif CLAP, ne se sont pas trouvés, à leur insu, mobilisés par l’illusion d’une promesse, celle d’un dispositif pouvant traiter simultanément la question de l’altérité et celle de la socialisation ; promesse d’un remède aux effets délétères de logiques sociales à l’œuvre dans la société d’aujourd’hui.
36 Pour ce qui est plus particulièrement des enfants handicapés, les politiques publiques actuelles d’intégration sociale, en particulier par l’école, laissent entrevoir le développement d’un imaginaire de réinvestissement idéalisant qui s’accommode mal des contraintes spécifiques. Celles-ci sont balayées au nom de la normalisation d’une conception de l’inclusion qui vise une totalité pleine : le « plein développement de leur potentiel, de leur personnalité, de leur créativité et de leurs aptitudes », pour un accès à une vie sociale et citoyenne « complète [5] ». Imaginaire du plein et du complet comme déni du manque, de la déficience et de la différence. Mais aussi modèle sociétal d’une inclusion généralisée et de la désinstitutionnalisation, comme progrès, qui prend la forme d’une ambition d’accorder à tous le droit à une vie « comme tout le monde [6] ».
37 Ainsi le malaise initial des membres de l’équipe du centre tel qu’il s’exprime dans le matériau recueilli s’inscrit-il dans ce diagnostic contemporain selon lequel le malaise croît à mesure que se tarit le sens de la vie et du vivre ensemble et qu’est rendue difficile la représentation d’un avenir désirable. Disparition du futur, difficulté à trouver du sens, éprouvé d’une totale impuissance, sentiment de fatalité qui rabat l’idéal sur la jouissance immédiate, investissement narcissique sur une jeunesse intemporelle, autant de contenus qui nourriront l’imaginaire collectif. Ce dernier se constitue comme entité fragmentaire de ces significations sociales, il en révèle leur construction et leurs modes d’intériorisation. Et parce qu’elles se constituent comme un monde « participable [7] » (Castoriadis, 1973), ses significations sociales vont soutenir, orienter, canaliser, fonctionnaliser les significations spécifiques de l’équipe, dans leur fondement.
38 Concernant le handicap, les nouvelles législations contre la discrimination qui prennent la voie, culturellement significative, d’une neutralisation des différences et d’une indistinction des conditions, ont pu se constituer comme structure de sollicitation (Huguet, 1983) à l’émergence des projets CLAP mais aussi, pour cette équipe, à l’imaginaire qui prend forme dans un déni de la différence. Toutefois, il convient de préciser que la création imaginaire du groupe est une création de significations qui restent également irréductibles à ce qui prédispose leur émergence et qui tient à une liaison interpsychique et sociale inédite car, si c’est à l’intérieur du sens que la société se donne qu’a lieu la formation d’une scénarisation spécifique, celle-ci est également tributaire des configurations psychiques qui orientent les voies du désir.
L’émergence d’une prise sur le réel
39 La deuxième phase tient à ce moment de « prise sur le réel » où une construction imaginaire collective spécifique s’opère sous l’impulsion de la rencontre avec un objet [8]. Objet investi par des sujets associés qui, eux, se constituent comme unité groupale signifiante à partir de la formation d’une scénarisation commune dont nous avons suivi le cours. Celle-ci s’atteste par des énoncés identifiants comme ceux déjà évoqués, « on crée une manière de vivre ensemble » ; « c’est un lieu complètement à part » ; « cet entre-nous en décalage avec la réalité ». Saisie sur le réel qui conduit le groupe vers une satisfaction hallucinatoire qui allège des humeurs mélancoliques et ouvre à du possible sur la scène sociale. Bien des opérations à l’articulation du psychique et du social sont à l’œuvre dans ce moment où une « foi à la mesure de la fiabilité de l’affect » (Khan, 2012) conduit le groupe à cette formation imaginaire collective. Nous reviendrons sur celle, centrale, de la formation de l’idéalité.
40 Nous l’avons vu, l’efficience de l’imaginaire collectif se laisse saisir à travers la subjectivité des acteurs qui expriment, chacun à leur manière, combien il leur faut avoir des raisons de vivre. Or ce que l’individu ne peut réaliser dans son expérience singulière, il le projette hors de lui dans la réalité extérieure. Les qualités dont il est privé en tant qu’individu, il les attribue à un autre qu’il pose en face de lui, envers ou contrepartie de l’image négative de sa propre limitation, de son manque.
41 La construction d’idéalité est une forme de la vie sociale ; c’est le processus subjectif par lequel les individus et les groupes s’approprient le monde réel et essaient imaginairement d’en résoudre les contradictions. Contradictions qui ne leur sont pas nécessairement intelligibles mais dont ils ne cessent d’éprouver les effets dans leur vie quotidienne. Rappelons que l’idéal du moi implique l’idée d’un projet marqué par l’ajournement, le détour, l’inscription temporelle et a, dans une certaine mesure, vocation à la socialisation. L’idéal collectif tire, ainsi, son efficacité de l’émergence d’une convergence.
42 Si l’imaginaire donne forme à « un idéal désirable qui crée une attente désireuse » (Bertrand, 1987), il est possible d’avancer que la construction d’idéalité de ce groupe, concernant l’enfant handicapé, prend la voie non pas de l’idéal du moi, mais d’un repliement sur le moi idéal, c’est-à-dire sur l’illusion maintenue d’une omnipotence de l’objet qui ne peut être investi dans « sa finitude et sa vulnérabilité, mais pour sa perfection imaginaire » (Chasseguet-Smirgel, 1973). Il semble, d’ailleurs, que la difficulté, en lien avec la représentation d’une histoire sans avenir, porte moins sur l’impossibilité de relancer l’objet idéal que sur l’impossibilité de se le figurer. Impossibilité qui conduit à ce rabattement de l’idéal du moi sur le moi idéal, instaurant le lien sur un mode adhésif dans la négation du temps et de l’altérité.
43 Les analyses précédentes ont mis en lumière combien l’imaginaire collectif de cette équipe se constituait comme tentative de maintien de l’idéal. Tentative qui s’inscrit, nous l’avons vu, dans un contexte vécu de crise dans l’identification, qui prend sens dans la déficience des étayages macrosociaux pour la psyché de chacun. L’idéal du moi tend ainsi à fonctionner comme moi idéal dans un retour régressif et défensif à une image réparatrice d’un retour à l’enfance. La représentation attractive est, en effet, celle de redevenir enfant avec la valorisation d’un mouvement régressif. Il s’agit d’aller toujours davantage vers plus d’enfance comme condition d’un monde de liberté dans lequel on ne triche pas. Mais quelle est plus précisément la configuration de l’idéal ? Car il ne s’agit pas de « retomber » en enfance, ce qui signerait le retour à une extrême dépendance à l’égard d’autrui ; or cette extrême dépendance est éprouvée, dans la plainte, à travers la personnification d’une société abusivement contraignante. L’idéal se présente davantage comme un retour à une toute-puissance d’imagination (survalorisation du ludique) comme réplique à l’impossibilité de trouver à investir du sens socialement constitué. Il prend également la forme d’un retour à l’originaire ; éterniser ce qui est à jamais révolu, comme défense contre la menace d’un futur catastrophique.
44 Le recours à l’image de la violence innocente, sur fond du mythe du paradis perdu de l’enfance, permet, dans cette phase de création collective, que du sens apaisé se reprenne et que le désir soit relancé. Elle permet aux animateurs de lutter contre leurs pulsions destructives, en clivant un objet pourvu de toutes les qualités (le handicap et l’enfant handicapé) de son autre, une image interne menaçante d’un monde « anti-humain » aux traits persécuteurs qui, dans la scénarisation collective, pourra prendre, nous le verrons, le visage de l’enfant « valide ». Ces enfants handicapés perçus comme ceux qui ne dissimulent pas (« ils ne trichent pas ») permettent aux animateurs d’éprouver, par projection, leur violence comme innocente. Ce faisant, elle leur permet de dissimuler la réalité de leur véritable confrontation à l’adversité du handicap, à celle de l’enfance, comme à celle de leur propre agressivité/négativité qui n’apparaît, dans les productions discursives conscientisées, que sous des formes euphémisées ou déniées.
L’ouverture d’un possible, une signifiance en acte
45 L’avènement de la troisième phase peut être considéré comme concomitant à la deuxième parce qu’il est celui de l’émergence de l’objet externe contextualisé comme objet interne/externe, condition pour que la scénarisation trouve à s’inscrire dans l’effectivité d’un projet et d’une action sociale. Mais il peut également en être distingué, car le surgissement qui s’opère dans ce moment où l’agencement produit une liaison significative et sa satisfaction pour le groupe peut se tenir à distance d’une confrontation à une pratique effective. Ce surgissement peut, en effet, se faire dans un moment d’imaginarisation de l’objet, en différé et préalablement à la rencontre avec la réalité.
46 L’indécidabilité de la troisième phase tient à sa (possible ou non) incarnation dans une pratique effective, socialement validée. Cette opération traduit, en expérience sociale, la fabrication imaginaire signifiante qui résulte de la rencontre entre un objet contingent [9] et l’attractivité hallucinatoire qu’il opère sur les membres du groupe. Or cette opération, imprévisible, est dépourvue de toute garantie, car le scénario imaginaire, en tant que tel, peut ne pas trouver à se constituer véritablement comme réalité sociale. L’imaginaire collectif peut rencontrer un point d’indécidabilité qui fait qu’il ne va pas prendre. Son destin est, en effet, étroitement lié en premier lieu à l’économie générale des significations imaginaires sociales, qui déterminent les formes sociétales et institutionnelles au sein desquelles va émerger cet arrangement inédit. Secondairement, il dépend de la capacité du groupe à tolérer et à traiter des perturbations occasionnées par les écarts entre ces imaginaires sociaux, dans leur pouvoir institué, et les réalisations concrètes instruites par l’imaginaire collectif (réel qui résiste, démentis, autres imaginaires et leur pouvoir social, etc.).
47 La responsable du centre fait état de remises en cause régulières de la part des institutions de tutelle. Il lui est demandé de changer « leur façon de faire qu’on ne comprend pas », comme de laisser venir les enfants à l’heure qu’ils veulent ou de permettre aux animateurs de gérer leur emploi du temps en fonction de leurs humeurs. Mais, ajoute-t-elle, « ils n’ont pas de prise sur nous ». C’est bien de la « prise » qu’il s’agit, c’est-à-dire du pouvoir qui peut ou non, ou pas encore, s’exercer jusqu’à mettre potentiellement en crise la construction collective et avec elle les acteurs sociaux. Au cours de l’histoire, en train de s’écrire, du fonctionnement et des relations du centre éducatif, une mise en crise peut advenir dans un moment où de nouvelles significations, portées par un pouvoir social effectif, peuvent venir faire effraction dans la construction collective ; par exemple avec de nouvelles décisions prises par des responsables institutionnels et venant remettre en cause les pratiques professionnelles. Nouvelles décisions et leurs significations qui introduisent, de façon brutale, des contenus déniés. La crise [10] tient précisément au fait que ces contenus qui se trouvaient exclus du champ représentatif dans la constitution de l’unité du groupe font brutalement retour, opérant un travail de déliaison. Déclencheurs directs qui font événement mais qui peuvent également constituer un surgissement de ce qui couvait de longue date. « On a tout sur le dos : les enfants, les parents, les chefs qui nous surveillent, l’Éducation nationale », se décourage la responsable. Moment de tension, de conflictualité, dû aux immanquables écarts existant entre dynamique interne de l’équipe et pouvoirs extérieurs, ou prémices d’une déchirure, d’une rupture ? Nous verrons comment l’incident critique arrive avec le symptôme.
Le symptôme, un surgissement à contre-sens
48 Ce sont les relations qui organisent les objets, leur donnent vie et signification. Les investissements connaissent des avatars, soumis qu’ils sont à la porosité du champ social et culturel comme à celle de la conflictualité intra et interpsychique. L’imaginaire collectif du groupe a ainsi une histoire. Mais ce qu’il produit comme histoire, le mouvement qui lui est propre et son pouvoir spécifique ne se donnent que dans les formes qu’il promeut et les effets qu’il produit, notamment dans le symptôme. Il ne se donne que dans ce qui pose problème et qui rompt la linéarité du récit et, avec elle, la naturalisation et l’objectivation de la scénarisation.
49 Or, si le symptôme est intrinsèque à l’histoire, « il n’y a d’histoire que de symptômes » (Didi-Huberman, 2000), son apparition signe un moment du processus événementiel. Il est un surgissement qui apparaît à contretemps, à contresens. Il interrompt le cours normal des choses en attaquant les allant-de-soi des constructions représentatives et leur déclinaison dans les registres relationnel et fonctionnel.
50 Mais si le symptôme provoque à l’émergence du sens, sa fonction critique, on l’a dit, reste, elle aussi, indécidable ; car ce que le symptôme contrarie, qui est de l’ordre de l’impensé, du refoulé, du dénié, il le soutient en même temps, paradoxalement, par une visibilité expressive qui se double de l’obscurité de son sens. Il en est ainsi pour le « porte-symptôme » qui, dans les organisations sociales, fait fonction d’écran pour ce qui concerne l’être et le faire ensemble. En polarisant sur sa personne propre ce qui, des « alliances inconscientes » (Kaës, 2009) contractées par le groupe et au-delà, a perdu, pour lui, sa fonction d’étayage, il met en acte une alerte en même temps qu’il préserve le montage d’ensemble. Le surgissement brutal du symptôme ne fait événement que dans la mesure où la force contrariante de celui-ci provoque les conditions d’une déconstruction du sens favorisant l’émergence de potentialités destructrices ou transformatrices.
51 Dans la situation qui nous occupe, le gain occasionné par la promesse de l’imaginaire collectif, l’enthousiasme d’une vitalité ressentie et retrouvée dans la projection-création d’une enfance handicapée idéalisée, permet aux animateurs de s’affronter, avec vigueur, aux attaques dont ils font l’objet ou aux démentis opposés aux contenus de leur scénarisation. Loin de les affaiblir, ces invalidations viennent au contraire consolider les liens de certitude et confirmer la puissance figurative qui donne forme à la praxis éducative, y compris en intégrant les moments de découragement, car « l’idéalisation est à la mesure de la répression du vœu » (Bertrand, 1987). La fonction critique du symptôme va sortir de sa potentialité et troubler l’équipe éducative, dans ses fondements, à partir de l’expression du malaise d’un enfant valide.
52 Au cours d’un épisode où il manifeste, pour une énième fois, sa colère et son agressivité vis-à-vis des enfants handicapés et des animateurs, cet enfant, appelons-le Pierre, sort de ses gonds et finit par dire, comme un sauve-qui-peut : « Charlotte a détruit notre cabane ! Y en a marre que les handicapés massacrent toujours ce qu’on construit. Je n’en veux plus. Je ne veux plus qu’il y ait de handicapés ici. Pourquoi, à la place, on ne prendrait pas plutôt des pauvres ? » Comment comprendre l’offre faite par cet enfant à ses animateurs d’une figure du pauvre comme figure substitutive du handicap ?
Au cœur du scénario imaginaire
53 En faisant émerger une réalité insoutenable pour lui (et sans doute pour d’autres dont il se fait, par sa colère et ses contenus, le porte-voix [11]), Pierre signale ce dont il ne doit pas être question et dont le pacte assure la défense ; ces contenus irreprésentés, déniés que requiert le lien pour qu’il perdure, contenus exigés par les alliances inconscientes.
54 La surestimation de l’enfant handicapé s’accompagne du déni de la fonction que les animateurs lui demandent d’occuper : celle d’un auxiliaire du moi, agent du désordre. Mais la scène qui semble se jouer, à guichets fermés, et dont Pierre en vient à refuser le rôle qui lui est assigné, est celle d’une attaque des mondes construits dans les jeux des enfants valides par les enfants handicapés, investis d’un rôle exceptionnel de détruire ces mondes dans une pure innocence. Cette mise en acte se présente comme une scène métaphorique de leur réplique au monde institué inhumain auquel ils tentent d’échapper. Elle s’inscrit dans un scénario qui clive les imputations d’innocence et de culpabilité, entre enfant handicapé et enfant valide.
55 L’idéologie d’une intention à former à l’altérité, par le maillage des enfants handicapés et des enfants valides, cache une autre réalité, inconsciemment scellée dans la formation de l’idéal. Recherche, pour les animateurs, d’une restauration d’eux-mêmes, par projection/identification à un enfant handicapé, reconfiguré par les impératifs du moi idéal qui prescrit ce qui doit être, mais laisse entendre ce qui n’est pas.
56 Ainsi, le symptôme révèle que, dans le processus d’idéalisation de l’agressivité et du désordre de l’enfant handicapé, l’enfant valide est prédisposé à être le premier destinataire de cette violence comme représentant du monde nocif et se constitue, de ce fait, comme témoin imaginairement porteur de la menace du dévoilement du pacte. L’innocence attribuée par les animateurs à l’enfant handicapé implique un traitement de l’agressivité qui s’accompagne d’une désintrication de la dualité pureté/impureté en un clivage entre enfant handicapé et enfant valide. Ce clivage laisse à ce dernier le « reste » de ce qui ne peut trouver à se lier et qui concerne la négativité.
57 En opposant la pureté de ses énoncés mythiques au désordre du monde, l’équipe impose dès lors sa « fiction vertueuse » à tous les enfants, ce qui, on le voit, ne s’opère pas sans contrepartie. Ce que le déni et le clivage n’ont pu résoudre revient dans les actes de violence des enfants entre eux. La créativité qui s’est arrimée sur la dimension ludique de l’enfance et le plaisir comme organisateur du lien constituent des alliés fragiles lorsqu’un enfant se dresse pour renvoyer le tragique de l’existence et tenter ainsi de se déprendre d’une captation imaginaire devenue trop coûteuse pour lui.
58 En proposant aux animateurs d’échanger l’enfant handicapé contre un enfant pauvre, Pierre espère, sans doute, inconsciemment, faut-il le préciser, obtenir un déplacement de la place inconfortable qui lui est allouée en tant qu’enfant valide dans la scénarisation. En suggérant un simple glissement d’investissement sur une autre figure de la déficience, moins onéreuse à ses yeux, il s’offre à trouver une solution de compromis.
59 Mais la rébellion d’un enfant valide inscrira-t-elle un nouvel épisode de surgissement événementiel ? Aura-t-elle le pouvoir de déclencher les conditions d’une mise à l’épreuve critique des alliances structurantes et défensives qui ont forgé l’imaginaire collectif ? Le rebondissement « d’après-coup [12] », succédant au surgissement du symptôme, ne tiendra pas tant à l’impact de l’épisode critique qu’à son traitement. Ce que fera l’équipe de cet accroc dans la trame de l’imaginaire collectif, entre camouflage, retissage ou déchirure, signera de nouvelles émergences du sens, aujourd’hui imprévisibles.
Bibliographie
Bibliographie
- AULAGNIER, P. 1975. La violence de l’interprétation. Du pictogramme à l’énoncé, Paris, Puf.
- AVRON, O. 1996. La pensée scénique, Toulouse, érès.
- BADIOU, A. 2011. La relation énigmatique entre politique et philosophie, Paris, Germina.
- BARUS-MICHEL, J. ; GIUST-DESPRAIRIES, F. ; RIDEL, L. 1996. Crises. Approche psychosociale clinique, Paris, Desclée de Brouwer, 2014.
- BENASAYAG, M. ; SCHMIT, G. 2003. Les passions tristes. Souffrances psychiques et crises sociales, Paris, La Découverte.
- BENJAMIN, W. 1928. Les origines du drame baroque, Paris, Flammarion, 1985.
- BERTRAND, M. 1987. « L’homme clivé », dans Je. Sur l’individualité, Paris, Messidor/Éditions sociales.
- CHASSEGUET-SMIRGEL, J. 1973. La maladie d’idéalité. Essai psychanalytique sur l’idéal du moi, Paris, L’Harmattan, 2000.
- CASTORIADIS, C. 1975. L’institution imaginaire de la société, Paris, Le Seuil.
- CASTORIADIS, C. 1996. La montée de l’insignifiance, Paris, Le Seuil.
- DIDI-HUBERMAN, G. 2000. Devant le temps. Histoire de l’art et anachronisme des images, Paris, Minuit.
- FREUD, S. 1920. « Au-delà du principe de plaisir », dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, 41-115.
- GAUCHET, M. 2002. La démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard.
- GAUCHET, M. 2010. L’avènement de la démocratie, Paris, Gallimard.
- GIUST-DESPRAIRIES, F. 2003. L’imaginaire collectif, Toulouse, érès.
- GIUST-DESPRAIRIES, F. 2004. Le désir de penser. Construction d’un savoir clinique, Paris, Téarèdre.
- GIUST-DESPRAIRIES, F. 2010. « Traitement de la diversité et crise du lien social », Nouvelle revue de psychosociologie, 9, 29-39.
- GIUST-DESPRAIRIES, F. 2013. « La rationalité instrumentale comme utopie de la sortie de l’hétéronomie », Cahiers Castoriadis, 8, Bruxelles, Presses de l’université de Saint-Louis.
- GIUST-DESPRAIRIES, F. ; FAURE, C. 2015. Figures de l’imaginaire contemporain, Paris, Les Archives contemporaines.
- GORI, R. 2013. La fabrique des imposteurs, Paris, Les liens qui libèrent.
- GREEN, A. 2007. Pourquoi les pulsions de destruction ou de mort ?, Paris, Panama.
- HUGUET, M. 1983. « Structures de sollicitation sociales et incidences subjectives », Bulletin de psychologie, 360, 511-517.
- JAQUES, E. 1955. « Des systèmes sociaux comme défense contre l’anxiété dépressive et l’anxiété de persécution », dans A. Lévy, Psychologie sociale, Textes fondamentaux, tome 2, Paris, Dunod, 1990, 546-565.
- KAËS, R. 2009. Les alliances inconscientes, Paris, Dunod.
- KAËS, R. 2012. Le malêtre, Paris, Dunod.
- KHAN, L. 2012. L’écoute de l’analyste. De l’acte à la forme, Paris, Puf.
- MELMAN, C. 2009. L’homme sans gravité, Paris, Denoël.
- PICHON-RIVIÈRE, E. 1965. El proceso grupal. Del psichoanalisis a la psichologia social, Buenos Aires, Ediciones Nueva Visión, 1980.
- RICHARD, F. 2011. L’actuel malaise dans la culture, Paris, Éditions de l’Olivier.
- RICŒUR, P. 1983. Temps et récit, Paris, Le Seuil.
- WIDLÖCHER, D. 1986. Métapsychologie du sens, Paris, Puf.
- WINNICOTT, D.W. 1971. Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975.
- ZALTZMAN, N. 2007. L’esprit du mal, Paris, Éditions de L’Olivier.
Notes
-
[1]
Le terme de « scénarisation » est utilisé dans le langage théâtral. Je l’utilise pour souligner la dynamique du scénario qui se construit, mais aussi en intégrant la définition qu’en donne Ophélia Avron (1996) – le phénomène de scénarisation, dans un groupe, comme articulation vitale entre deux modalités pulsionnelles : la pulsion sexuelle en quête du plaisir et la pulsion d’interliaison en quête du sentiment d’exister par la participation continue à l’environnement.
-
[2]
De nombreuses citations de membres du groupe seront reprises entre guillemets dans la suite du texte.
-
[3]
Les classes pour l’inclusion scolaire (CLIS) permettent l’accueil dans une école primaire ordinaire d’un petit groupe d’enfants présentant le même type de handicap.
-
[4]
Dans le cadre d’une recherche sur les groupes instituants.
-
[5]
Article 24 de la Convention internationale des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées (adoptée par l’ONU en décembre 2006 et signée en mars 2007).
-
[6]
Rapport « Institutions, désinstitutionnalisation » du Conseil français des personnes handicapées pour les questions européennes (CFHE), avril 2008.
-
[7]
Terme utilisé par Castoriadis pour souligner que l’efficience des significations imaginaires sociales tient au fait qu’elles font sens pour les individus qui composent la société.
-
[8]
Étayage du psychisme sur des objets externes correspondant à des personnes ou à des composants du monde qui se présentent comme attractifs à l’investissement dans la liaison qu’ils opèrent avec les objets internes.
-
[9]
Ici, le centre, qui réunit des enfants valides et des enfants handicapés, sur un temps donné pour une action éducative.
-
[10]
Pour une analyse des processus et de l’expérience de crise : Barus-Michel, Giust-Desprairies et Ridel, 1996.
-
[11]
Dans un groupe, un membre peut se constituer à un moment donné comme porteur d’un contenu qui le constitue comme « porte-voix de lui-même et de fantaisies inconscientes du groupe » restées latentes (Pichon-Rivière, 1965).
-
[12]
Pour reprendre la formule de Michèle Bertrand qualifiant l’après-coup, nous dirons que le symptôme « est ce coût premier sur lequel porte l’après ».