Notes
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[1]
Cette étude a donné lieu à une recherche exploratoire réalisée par A.-L. Ulmann, E. Betton et G. Jobert en 2009-2010.
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[2]
Nous employons désormais le féminin car notre étude ne concerne que des femmes, puisque aucun homme n’exerçait dans ces crèches.
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[3]
Ce nouveau décret a été publié le 8 juin 2010 au Journal officiel. Il assouplit également les conditions de diplômes pour les professionnels encadrant les enfants.
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[4]
Communication lors d’un colloque interne à la CNAF, Paris, le 14 juin 2011.
Une intervention sans commande explicite
1 Pénétrer dans le petit monde des crèches pour comprendre le travail des professionnels (la plupart du temps des femmes) n’est pas chose aisée. Certes, on se doute bien que ces femmes s’occupent des enfants, les nourrissent, les changent, les font jouer… Mais comment s’y prennent-elles pour faire cela ? Mystère. Comment font-elles pour répondre équitablement à leurs demandes simultanées ? Mystère. Comment vivent-elles dans le cours même de leur activité ce rapport aux enfants qui les sollicitent tout au long de la journée ? Mystère. Bien sûr, le travail n’est pas complètement méconnu d’abord parce qu’il n’est pas sans évoquer celui fait dans la sphère domestique, ensuite parce que l’importance des politiques d’emploi, notamment pour le travail des femmes, questionne les différents dispositifs de garde et, partant, la place, l’identité et les rôles des professionnelles qui y travaillent (Cresson et coll., 2011 ; Chaplain et Custos Lucidi, 2001 ; Bloch et Buisson, 1998), enfin parce que les travaux sur l’enfant en psychologie et dans les sciences de l’éducation explorent la relation qui se construit avec les professionnels qui les gardent ou entre les professionnels et les parents (Rayna, 2003 ; Mellier, 2001 ; Montagner, 1978, 2012), ces différentes approches servant aussi à repenser la formation (Murcier, 2006 ; Fablet, 2004 ; Rayna et Pérales, 1992). Pourtant, en dépit de l’abondance et de la qualité de ces études, rares sont celles qui éclairent le travail en train de se faire, du point de vue des acteurs qui le font en interrogeant ce que ces professionnels mobilisent comme compétences et ressources dans le cours de leurs activités. Les situations de travail quotidiennes, banales, telles la surveillance, la préparation d’une activité de jeu ne sont pas considérées comme des trappes d’accès pour appréhender la manière dont se structurent les rapports aux enfants et se développent les postures professionnelles. Rarement déplié pour comprendre ce qu’il peut recéler, ce travail continue d’être perçu dans les représentations sociales comme principalement relationnel, assimilé au féminin (puisque peu d’hommes l’exercent), nécessitant essentiellement des qualités, au mieux des compétences relationnelles.
2 Intéressée par cette approche à partir du travail réellement fait, la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF) sollicite le CNAM [1] pour tenter d’apporter des éclairages sur cette part d’ombre de l’activité avec les enfants. Nos sollicitations pour observer le travail de ces professionnels se heurtent à bien des refus de la part des directions, comme si ce dévoilement pouvait comporter quelque chose d’inconvenant, de risqué. Que cherchons-nous à voir pour une activité qui relève de l’évidence ? Pourquoi les entretiens ne suffisent-ils pas ?
3 Deux crèches ont finalement accepté notre présence au sein de leur établissement. La première, une crèche municipale, venait de subir la défaite d’une grève. Les professionnelles [2] très mobilisées et soutenues par les parents contre le nouveau décret [3] qui augmentait le nombre d’enfants à prendre en charge dans les différentes sections étaient un peu amères. La directrice saisit l’opportunité de notre proposition pour panser indirectement la reconnaissance bafouée de leur travail. La seconde crèche, associative, moins directement touchée par ce décret, est dirigée par une personne intéressée par ces questions de formation et formatrice elle-même. Elle réfléchit depuis longtemps sur les manières de travailler avec les enfants et utilise notre proposition comme une occasion supplémentaire de poursuivre le travail qu’elle fait déjà avec son équipe.
4 Ces conjonctions d’intérêts différents nous placent dans un double statut : d’une part celui d’intervenant car, derrière la mise en visibilité d’un travail insu, se jouent, surtout pour la crèche municipale, des questions de reconnaissance et de valorisation de ces professionnelles ; d’autre part celui de chercheur, analyste du travail, pour comprendre ce qui est fait, non pas à partir d’un point de vue extérieur, surplombant, mais en partant du réel, soit du travail et de ses empêchements. S’il existe un intérêt manifeste dans ces deux crèches pour faire reconnaître le travail, la commande en tant que sollicitation directe à un intervenant n’existe pas, mais notre offre fait émerger une demande. Nous faisons dès lors l’hypothèse que ces professionnelles ont des attentes et que notre approche centrée sur le travail en train de se faire peut sans doute contribuer à y répondre en partie.
5 Nous présenterons tout d’abord nos cadres théoriques et nos approches méthodologiques pour investir des espaces professionnels où aucune commande ne nous est adressée explicitement, puis à partir de notre observation immergée nous proposerons une analyse de quelques tensions éprouvées par ces professionnelles, et nous montrerons ce à quoi l’immersion nous a donné accès. Nous conclurons sur l’importance d’une démarche ethnographique pour accéder au travail et engager avec les professionnelles une réflexion conjointe leur permettant d’interroger autrement les difficultés professionnelles auxquelles elles se trouvent confrontées.
Un bricolage méthodologique pour accéder au travail
6 Comme le souligne Guy Jobert [4], l’objet de la recherche – l’activité des professionnels de la petite enfance – se présente comme un cas limite au regard des possibilités méthodologiques d’observation et d’analyse. Il s’agit en effet de rendre compte d’une activité qui se présente à la fois comme impalpable car produisant peu d’objets, non discursive pour l’essentiel, se développant principalement à partir d’une activité de repérage et d’interprétation de signes, émis par l’enfant et par son environnement familial. Approcher une telle activité interroge les outils par lesquels il est possible d’y accéder, au-delà de ce que les professionnelles peuvent en dire : celles-ci ont en effet fréquemment intériorisé les stéréotypes de genre, les représentations peu valorisantes de leur métier et les points de vue que peuvent s’en faire les parents et les institutions concernées. Les analyses que nous entendons faire s’inscrivent dans une perspective interdisciplinaire, à la croisée de l’ergonomie de langue française, qui distingue la tâche de l’activité, de la sociologie clinique, qui permet de comprendre ce qui pour n’être pas visible est cependant présent dans la situation observée, et de l’ethnographie, qui par une immersion longue auprès des professionnelles permet « d’apprendre à voir, à écouter et à comprendre de façon neuve en dépouillant son corps et son esprit de leurs croyances naturelles et en les exposant à des faces, des gestes et des mots, des moments et des lieux qui le surprennent » (Cefaï, 2010, p. 554). Une telle approche ne peut donc s’envisager a priori avec un protocole de travail prêt à l’emploi, mais suppose des ajustements progressifs avec les professionnelles. Sans chercher à faire oublier notre présence auprès des professionnelles, il s’agit de trouver un mode de fonctionnement qui préserve les possibilités d’observation et les échanges sur les situations observées. S’il revient à chacun d’effectuer « un travail d’innovation méthodologique pour construire sa propre formule » (Lacoste, 1999 p. 64), cette élaboration ne relève ni d’un « processus net, propre et logique » (Becker, 2002 p. 39), ni d’un travail solitaire du chercheur, mais d’une élaboration conjointe avec les professionnelles. Elle n’est donc pas seulement une création du chercheur lui servant de point d’ancrage pour produire des résultats, mais s’apparente plutôt à un montage, une construction fragile qu’il tente d’équilibrer entre ses présupposés théoriques, ses objets de recherche et le terrain sur lequel il se trouve.
7 Pour cette étude, les observations ont été faites selon deux régimes de présence différents, souhaités par les professionnelles et cohérents avec leurs manières de fonctionner avec les enfants. Dans la crèche municipale, nous avons pratiqué une observation participante. Notre présence dans l’activité était d’autant plus appréciée que notre participation dans les moments intenses pouvait parfois soulager les professionnelles. De cette façon nous devenions des interlocuteurs et non plus de simples observateurs. Cette place impliquée dans l’activité, pendant cinq semaines sur des journées complètes mais de manière discontinue, a permis non seulement d’être destinataire, tout au long de ces journées, de nombreux commentaires sur la vie quotidienne avec les enfants et le fonctionnement de la crèche, mais aussi d’éprouver par nous-mêmes diverses épreuves : la fatigue physique, la difficulté à supporter les pleurs, un intérêt plus marqué pour certains, la peur qu’ils se fassent mal… Ces impressions et ces commentaires, notés systématiquement en fin de journée dans un journal de recherche, ont pu faire l’objet d’échanges avec les professionnelles à diverses reprises, soit dans les temps d’activité plus calmes (siestes), soit en fin de journée dans des moments courts pour ne pas trop alourdir leurs journées.
8 Dans la crèche associative, où les professionnelles travaillent différemment avec les enfants, les professionnelles n’ont pas souhaité nous faire intervenir directement avec elles. Durant les sept semaines, les observations ont porté sur le travail avec les enfants mais également sur les réunions de régulation de l’équipe. Bien que la possibilité de prendre des notes soit plus simple dans ce contexte, la difficulté de l’observation en extériorité dans une telle situation réside dans l’identification d’éléments signifiants pour « apprendre quelque chose sur la façon dont les structures des activités quotidiennes sont produites et soutenues de manière ordinaire et routinisée » (Garfinkel, 1967, p. 100). L’observation d’une activité comme la surveillance, où en apparence il ne se passe pas grand-chose, s’avère délicate. Pourtant, avec le temps, ce mode d’observation plus distancé a petit à petit permis de comprendre la densité de la présence avec les enfants et la mobilisation subjective d’une activité qui, en apparence, se donne à voir sans profondeur. À distance du faire avec les enfants, nous pouvions comprendre comment ces femmes structurent une relation avec les enfants sans passer par la médiation d’une activité ludique organisée. Ces observations plus distancées ont donné accès au travail d’interprétation effectué par les professionnelles pour comprendre les sollicitations des enfants avant d’y apporter une réponse. Progressivement, ce mode d’observation cohérent en quelque sorte avec les pratiques de travail a permis de saisir les théories que les professionnelles mobilisent dans leurs actes avec les enfants. En participant régulièrement aux réunions de l’équipe, nous avons pu mettre en discussion notre compréhension du travail avec les points de vue de ces professionnelles.
9 Dans les deux cas ce mode d’observation nous a conduits à faire usage de notre « choc émotionnel et moral » (difficulté à supporter certaines situations…) comme d’un « outil d’investigation » pour exprimer aux professionnelles ce que nous ressentions et travailler avec elles les perceptions différentes, les nôtres, celles de personnes non accoutumées à ce type de travail, les leurs, celles de professionnelles aguerries (Benelli et Modak, 2010).
La crèche : un univers traversé de tensions
10 L’immersion dans une crèche fait découvrir un tout autre univers que celui qui est évoqué habituellement par les discours sociaux à propos de la petite enfance. À l’image de l’organisation de l’espace structuré en deux circuits étanches, celui du « sale » avec les cuisines, les vestiaires, les sanitaires des personnels et la laverie, rarement évoqué sauf sur le plan du respect des règles d’hygiène, et celui du « propre », l’espace des enfants, où le monde revêt de belles couleurs vives, les discours sur la vie dans la crèche semblent également clivés en deux mondes : l’un éprouvant mais rarement évoqué, l’autre idéalisé, objet de multiples discours sur la socialisation du petit enfant. S’immerger dans les crèches suppose de dépasser ces clivages pour comprendre ce qui s’y vit. Par-delà ou en deçà des belles couleurs vives qui décorent ces espaces lumineux, les professionnelles se confrontent à différentes tensions qui éprouvent parfois durement leur santé.
Tension entre le travail réel et le travail idéalisé
11 Un premier type de tension tient aux décalages entre les discours et les pratiques. Par exemple, alors que les projets pédagogiques des crèches signalent toujours la volonté de respecter les rythmes individuels des enfants, l’observation du travail laisse plutôt apparaître un travail fait sous la pression de l’horloge. De l’arrivée au départ des enfants, le temps est compté pour que repas, jeux et soins soient strictement calés avec les horaires des personnels de cuisine et ceux du retour des parents. Une obligation implicite de respecter ces créneaux horaires pèse sur l’organisation de la journée : il faut rendre aux parents l’enfant ayant dormi, joué et pris tous les repas prévus. Cette organisation « naturelle » de la journée entraîne pour les professionnelles une tension entre les demandes des enfants et cette exigence implicite de respect des temps : « Les parents le week-end sont contents de récupérer leur enfant, ils les prennent dès qu’ils réclament, mais nous, après le lundi, il faut tout recommencer… » Ce formatage de l’enfant aux contraintes de la crèche, manifestement difficile à faire, supposerait une coopération des parents, souvent mentionnée comme défaillante de la part des professionnelles, mais néanmoins jamais évoquée avec eux explicitement, tant les discours sur le respect des rythmes des enfants semblent délicats à relativiser dans les crèches. Ce déni de la contrainte horaire oblige à de multiples ajustements délicats entre les rythmes parfois très irréguliers des enfants et ces principes organisateurs de la journée. En apparence anodins, ils mettent à rude épreuve la patience et peuvent engendrer de l’exaspération, voire de la violence retenue, quand l’enfant résiste : « Tous les jours c’est pareil avec lui, c’est minant à la longue ; il dérange les autres en se tournant dans tous les sens et puis évidemment quand il commence à s’endormir, ben les autres commencent à se réveiller… On n’y arrive pas on a beau faire… » L’exaspération est à son comble quand la résistance de l’enfant met en difficulté la professionnelle, mais le plus souvent elle est lancinante, questionnant indirectement l’éthique dans le travail : agir avec justice. Comment cesser de se faire accaparer par tel enfant pour garder autant de disponibilité à ceux qui sollicitent moins ? Peut-on accepter qu’un enfant qui résiste au sommeil ne fasse pas la sieste et contraindre les autres au repos parce qu’ils sont plus dociles ?
Tensions d’autorité entre parents et professionnelles
12 Outre la gestion du temps, les professionnelles sont prises en tension entre une relation de service, où il s’agit de garder la confiance des parents en leur apportant la preuve, via leur enfant, que ce moment à la crèche est profitable pour leur socialisation, et un travail de care, plus obscur, sans véritable possibilité de se faire reconnaître (Ulmann, 2012). Cette tension peut expliquer des choix de fonctionnement se fondant sur des conceptions éducatives différentes, voire opposées. Dans les fonctionnements qui privilégient la relation de service, les professionnelles se donnent pour tâche de mettre en activité les enfants, soit de les stimuler en organisant des activités collectives, supposées contribuer à leur développement. L’action auprès des enfants est conçue et organisée en réponse aux demandes implicites des parents. Cette stimulation des enfants suppose de faire alterner des moments de contention pour arriver à obtenir du groupe l’attention requise (écouter l’histoire, chanter, danser…) et des moments de relâchement, où ils peuvent se détendre librement après l’effort de concentration. Cette alternance contention/relâchement est manifestement coûteuse physiquement et psychiquement pour les professionnelles, qui expriment parfois le sentiment d’un travail impossible : « Des jours où c’est le Far West comme ça, on n’y arrive déjà pas… Alors avec des enfants en plus, vous voyez ce que ça va faire… » Des arrêts de travail courts pour « souffler un peu » sont quelquefois utilisés dans cette crèche.
13 Dans un fonctionnement orienté principalement sur le travail de care, les professionnelles limitent ces mises en activité. Les enfants ne sont plus mis de façon volontariste en activité, mais un espace ludique avec différents « coins » est à leur disposition. L’organisation de l’espace, préparé en fonction des âges et de l’évolution des enfants, fait l’objet d’un travail d’équipe régulier avec la directrice pour prendre des décisions sur les transformations à envisager (ajouts ou suppressions de jouets…). Les activités ludiques ne sont pas absentes mais intégrées au cadre d’action, et non portées par les professionnelles qui, assises, observent les évolutions des enfants dans l’espace et interviennent auprès d’eux seulement s’ils les sollicitent. Si l’agitation et le niveau sonore sont nettement moindres, le rapport aux enfants, n’étant plus médiatisé par une activité ludique, nécessite un travail d’équipe soutenu, effectué la plupart du temps sur les pauses méridiennes. Cette manière de travailler avec les enfants ne semble possible que si elle est étayée par ces réunions de régulation, qui s’effectuent lors d’un temps prévu au « non-travail » mais qui sont considérées par toutes comme un moment essentiel qui soulage les éprouvés du travail avec les enfants. La pause, dans ces cas, n’est pas un temps de repos pour récupérer de la fatigue, mais apparaît ici comme une instance de travail différente qui facilite pour chacune la reprise des activités avec les enfants. Elle permet donc de souffler non en se détournant du travail mais en le verbalisant pour prendre un peu de recul, comprendre ce qui s’y passe et s’alléger de ce fardeau subjectif. À distance de la demande des parents, qui cherchent les preuves du bien-être de leur enfant, la ressource du collectif professionnel semble ici la condition du travail avec les enfants. Peut-on faire l’hypothèse qu’en privilégiant le travail collectif, la direction de cette crèche peut mieux affirmer son autorité institutionnelle à l’égard des parents et, ce faisant, protéger les personnels de l’épuisement professionnel ?
Tension entre la retenue contrainte ou régulée des affects
14 Le travail avec les jeunes enfants ne se limite pas aux activités techniques de maternage ou d’apprentissages sociaux mais implique la construction d’une relation avec chacun d’eux. Cette relation, insaisissable mais en même temps agissante, est souvent suspectée d’entrer en concurrence avec la relation établie entre l’enfant et ses parents. Rassurer les parents sur le bien-être de leur enfant à la crèche suppose aussi de les rassurer sur la pérennité de ce lien avec leur enfant. Cette concurrence affective entre professionnelles et parents, réelle ou imaginaire, conduit à maintenir dans l’ombre une partie de leurs savoirs sur l’enfant en se maintenant dans une posture ancillaire (Molinier, 2006). Mais au-delà de cette difficulté, il reste que le travail avec les enfants mobilise les affects, renvoyant toujours à l’enfant que nous avons été (Soarès, 2003). « Appréhender d’une part ce qui résonne du travail et de son contexte dans la psyché […] et de l’autre, ce qui est investi psychiquement ponctuellement ou plus constamment par les individus dans leur travail » (Amado, 2010, p. 66) devient une nécessité. Cette compréhension des « résonances » semble particulièrement importante lorsque les affects (amour, exaspération, dégoût, plaisir…), qui agissent toujours dans la construction d’une relation, rendent le travail particulièrement éprouvant physiquement et psychiquement. Les sourires charmeurs comme les cris de rage des enfants questionnent les professionnels sur la manière d’y répondre et les réponses effectivement apportées sont rarement détachées des affects éprouvés.
15 La nécessité de « déspontanéiser » la relation aux enfants, comme le dit une auxiliaire de puériculture de la crèche associative, pour endosser une posture professionnelle et se démarquer d’une conception domestique du métier semble dans ce cas une réponse qui convient à ces professionnelles. Être professionnel consiste, dans cette crèche, à se démarquer de la figure parentale ou maternelle pour échapper à la représentation d’un métier qui ne serait que la mise en œuvre de savoirs relationnels attribués au genre ou hérités du modèle familial. Le travail de régulation effectué pour mettre en partage au sein de l’équipe ses difficultés, ses interrogations ou ses succès avec un enfant, constitue manifestement une ressource pour affirmer sa posture professionnelle et sa place à l’égard des enfants comme des parents. « L’activité empêchée » (Clot), coûteuse psychiquement, mais réfléchie en équipe permet, ici, la construction collective d’une identité de métier, affirmée en ces termes par une des auxiliaires de puériculture de cette crèche : « Nous ne sommes pas là pour faire jouer ou amuser, ça c’est le rôle des parents, nous, on est des professionnelles. » Cette « déspontanéisation » fait l’objet d’un travail collectif de régulation, où la question des affects dans la relation aux enfants peut être traitée sans être rabattue sur des protocoles applicatifs. En effet, quand l’usage systématique d’une « implication distancée » s’impose à chacune comme une technique professionnelle sans un travail collectif de mise en mots des affects éprouvés ou des difficultés rencontrées, il finit par ravaler la complexité des liens à l’enfant à une ingénierie du relationnel, soit par réduire le métier aux procédures de travail. Cette « implication distancée », imposant aux professionnelles d’être proches des enfants tout en gardant leur distance, d’être attachantes sans toutefois s’attacher, ne fait plus sens et semble suspendre les possibilités de penser le métier. Cette retenue des affects, imposée comme une procédure, supposant des apprentissages pratiques en formation (ne pas embrasser un enfant, éviter une trop grande proximité dans la manière de le porter…), conduit à une professionnalisation qui s’effectue à revers du métier. Certaines disent augmenter leurs consommations de cigarettes dès les vacances terminées, quasiment toutes ont de fréquents maux de dos et de tête, et plusieurs d’entre elles ont déjà utilisé au moins une fois la ressource de l’arrêt de travail court quand elles se sentent « à bout ». Peut-on faire l’hypothèse d’une relation entre ces constats de santé dégradée et ces tensions professionnelles vécues silencieusement dans leur travail ? L’enfouissement de ces tensions, ces « mises en apnée » (Dejours, 2009) peuvent-ils porter à conséquence sur le travail effectué avec les enfants ?
La place du chercheur-intervenant dans l’élucidation du travail
16 Le travail auprès des enfants apparaît comme tendu entre, d’un côté, des conceptions sur le développement de l’enfant plus ou moins théorisées, ou plus ou moins dictées par les demandes des parents, et, de l’autre, une conception de la professionnalisation, qui comme nous venons de le noter prescrit la place laissée aux affects. Pour le chercheur-intervenant cette question des affects est difficile à saisir parce que ce travail de la relation est pratiquement indescriptible, il résiste à la mesure et n’apparaît d’abord que de façon indirecte, à travers la force des systèmes défensifs déployés, notamment sous forme de discours de justification, ou dans les façons de faire avec les enfants. En s’immergeant dans le travail auprès des professionnels le chercheur-intervenant peut s’en saisir s’il accepte de laisser parler sa propre subjectivité, ouvrant par là même des possibilités d’échanges avec les professionnelles, permettant de mettre au jour « l’économie émotionnelle cachée » dans le travail (Benelli et Modak, 2010, p. 57).
17 À partir de ses propres éprouvés, l’attention du chercheur-intervenant se porte plus facilement sur les signes de fatigue des professionnelles qui se manifestent sans paroles : un jouet reposé brutalement sur une étagère en hauteur, une crispation des mains réprimant un énervement extrême, des haussements de ton, parfois la nécessité d’un retrait brusque de « l’arène » pour fumer une cigarette, « prendre l’air cinq minutes » et revenir plus calme. D’autres salves d’exaspération, moins immédiatement visibles, se découvrent dans l’après-coup, donnant à chacun, pendant le court instant de ce dévoilement, le sentiment que ça ne va plus, sans toutefois bien identifier ce « ça » qui dysfonctionne silencieusement. Il en a été ainsi, par exemple, lorsqu’une mère amenant sa fille le matin signale une marque bleue sur l’avant-bras de l’enfant pouvant évoquer la pression d’une main. Une dispute entre enfants ? Un adulte qui aurait cherché à la ramener un peu lestement vers un endroit d’où elle s’éloignait ? Que cherche à signifier cette marque sur l’écoulement d’une journée à la crèche pour les enfants comme pour les professionnelles ? Pourrait-il s’agir d’actes non maîtrisés, qui débordent les sujets qui les font, émergeant de leur invisibilité quand, par hasard, ils se signalent indirectement par des traces : un bleu, un objet détérioré… ?
18 Parfois, c’est complètement tapies dans la banalité des activités quotidiennes que ces tensions peuvent s’apercevoir, si le chercheur-intervenant sait s’en saisir. La situation de Camille est un exemple de cet aperçu fugace des difficultés issues du travail dans un moment ordinaire de jeux libres avec une section d’enfants âgés de 5 à 15 mois :
Camille est un bébé de 10 mois qui, par rapport aux autres enfants de la section, est moins mobile, sans doute en raison de ses lunettes. Assise sur un coussin elle joue avec un mobile placé au-dessus d’elle, mais ses lunettes font l’objet d’une grande convoitise chez les autres enfants de la section qui cherchent régulièrement à les lui enlever. Obligée d’intervenir à plusieurs reprises d’une part pour remettre les lunettes correctement d’autre part pour essayer de détourner l’attention des enfants vers un autre objet, la professionnelle finit, de guerre lasse, par retirer définitivement les lunettes et les poser sur un support hors d’atteinte des enfants. Dix minutes plus tard, la directrice traverse la section et comme chaque jour vérifie que les personnels prévus pour chaque section sont effectivement présents. Par la même occasion, elle s’arrête pour dire un petit mot aux enfants qu’elle n’a pas vus à leur arrivée. Elle découvre alors Camille sur un coussin et dit : « Bonjour Camille, toi aussi je ne t’ai pas vue ce matin… Dis donc la belle robe que tu as, tout en dentelle, que tu es chic… » Puis, sans faire le moindre commentaire sur l’absence de lunettes, elle s’en va poursuivre sa vérification dans les autres sections.
20 Participant au travail de la section, cette situation nous interpelle. Nous nous demandons intérieurement si le retrait des lunettes vise à s’économiser physiquement puisque à chaque fois la professionnelle se dirige prestement vers l’enfant qui retire les lunettes, les lui reprend, le soulève pour le reposer plus loin, puis se baisse de nouveau vers Camille pour lui réajuster ses lunettes. La répétition d’une telle opération, qui en interrompt une autre et qui doit s’effectuer sans traîner, est de toute évidence fatigante. S’agit-il d’un geste qui cherche à protéger Camille, qui à chaque fois que se produit cet incident se signale en pleurant ? Vise-t-il à préserver les lunettes qui régulièrement doivent être reprises des mains d’un enfant qui les a attrapées ? Le retrait des lunettes de Camille entraîne-t-il une cécité générale au point que la directrice ne s’en inquiète pas ? Traversée par ces questions, nous essayons de comprendre et d’en parler avec la professionnelle.
21 Le retrait des lunettes au nom d’un « principe supérieur commun » (Boltanski, 1991) mis en acte avec une certaine détermination est d’abord évoqué : « Les parents devraient bien savoir qu’à la crèche les lunettes, ce n’est pas évident… » Nous comprenons ce point de vue mais nous maintenons notre argumentation sur les difficultés de l’enfant qui est gênée sans ses lunettes ; les professionnelles éprouvent alors le besoin de parler d’autres situations délicates. Il semble soudain qu’à partir du « cas Camille » il devient possible de parler du travail, du déni des limites, qui ne leur permet plus de situer les frontières entre ce qui est possible et ce qui ne l’est pas dans le métier. Progressivement au cours de cet échange, s’instaure la prise de conscience que les formes hypocoristiques dans les paroles adressées aux enfants, tout en installant un contact chaleureux avec eux, occultent les difficultés réelles de leur prise en charge dans un cadre collectif. Chacune doit alors inventer, bricoler, faire au mieux de ce qui est possible, sans plus vraiment savoir si ce qui est fait convient ou dysfonctionne… À force de silence, de solitude dans le travail et de prescriptions déréalisées, la prise de conscience de la portée des actes professionnels se dissout dans la charge de travail. Les lunettes de Camille ont été enlevées, mais qui peut dire, si ce n’est les professionnelles elles-mêmes à partir d’un échange entre elles, si ce choix n’était pas, au fond, le meilleur ?
22 L’immersion auprès des professionnelles a permis d’installer avec le chercheur-intervenant un espace de paroles pour traiter les énigmes et les imprévus qui sont apparus dans le cours même de la confrontation avec la réalité du travail. L’intérêt pour cette observation de petits événements ne tient pas à un attrait particulier pour le minuscule, mais au fait que « la description d’une situation précise et située, est toujours la métonymie d’une question sociale ou politique qu’elle prétend éclairer » (Ulmann, 2011, p. 218). C’est donc à partir de ces petites situations, qu’il faut saisir quand elles se produisent, qu’il devient possible de parler du travail avec les professionnels, pour offrir un espace inédit de réflexion sur des difficultés enfouies devenues, avec le temps, des allants de soi. Dans les crèches, les « multiples formes d’occultation du travail » (Lhuilier, 2010, p. 32) produisent un délitement des pratiques dont les conséquences pour les enfants comme pour les professionnelles ne sont pas anodines. Les corps semblent résister à ces dénis en se manifestant par la douleur mais les signaux qu’ils envoient sont rarement entendus comme une question concernant les collectifs de travail. Quand paroles et affects se trouvent barrés de la scène du travail, l’intervention centrée sur l’analyse de l’activité peut contribuer à faire émerger de l’ombre ces pratiques insues et redonner un peu de « contenance » (Mellier, 2008) à ces fonctionnements à la dérive. Cette présence de l’intervenant-chercheur auprès des professionnels souligne l’importance ici du « raisonnement ethnographique qui, par l’approche comparative liée à la distance cognitive entre l’enquêteur et ses enquêtés » (Beaud et Weber, 2010, p. 243), place le professionnel dans une perspective de discours où il n’est plus un exécutant qui applique des procédures, mais un sujet qui se questionne et pense son travail.
Bibliographie
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : care, relation de service, activité invisible, Métiers de la petite enfance, intervention, approche ethnographique
Mise en ligne 28/05/2013
https://doi.org/10.3917/nrp.015.0193Notes
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[1]
Cette étude a donné lieu à une recherche exploratoire réalisée par A.-L. Ulmann, E. Betton et G. Jobert en 2009-2010.
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[2]
Nous employons désormais le féminin car notre étude ne concerne que des femmes, puisque aucun homme n’exerçait dans ces crèches.
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[3]
Ce nouveau décret a été publié le 8 juin 2010 au Journal officiel. Il assouplit également les conditions de diplômes pour les professionnels encadrant les enfants.
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[4]
Communication lors d’un colloque interne à la CNAF, Paris, le 14 juin 2011.