Couverture de NRP_010

Article de revue

Au-delà de l'hygiénisme : l'activité délibérée

Pages 41 à 50

Des travailleurs passifs ?

1L’image du travailleur qui s’impose quand on examine la littérature actuelle sur les risques psychosociaux est celle d’un opérateur victime des contraintes d’une organisation du travail qui aurait réussi à en faire un objet. Le savoir des experts doit servir à l’informer, à le protéger et finalement à le secourir. La critique de l’organisation du travail ramène cette dernière à une constellation de facteurs de risques. Somme de facteurs, l’organisation revêt alors le plus souvent les attributs d’une puissance toxique qui contamine la santé des salariés. Les services de santé au travail auraient alors pour mission de leur apporter les premiers soins en restaurant, par l’écoute d’abord, le précaire équilibre psycho-affectif indispensable pour travailler. Cet équilibre prend d’ailleurs de plus en plus la forme de standards de Bien-être mesurables auxquels on croit pouvoir réduire la santé.

2L’expertise ici domine deux fois : l’expertise critique sur les « risques » se marie à celle de la réparation et de la « prise en charge ». Dans cette perspective dominante, ces deux approches – critique et prise en charge – peuvent d’ailleurs se jumeler en laissant l’action possible des travailleurs eux-mêmes dans l’ombre. La dénonciation de l’organisation du travail comme cause externe des atteintes à la santé débouche très souvent sur l’organisation d’une aide individuelle pour soutenir les efforts des « sinistrés » du travail. Comme le note D. Lhuilier ci-dessus, on va directement des effets aux causes sans voir ce que font réellement les travailleurs de ce qu’on leur impose ou de ce qui leur arrive. Or, l’activité est bien cette « variable intermédiaire » essentielle qui lie, relie et souvent délie le sujet et sa tâche, la santé et la situation de travail, et qui leur donne une histoire et un devenir non écrits d’avance. Il n’y a de causalité directe et destructrice entre organisation du travail et santé que lorsque le sujet a fini de se sentir actif. Et même dans ce cas, même incarcérée dans les formes diversifiées de la psychopathologie du travail, cette activité ne disparaît pas. Elle tombe en impasse certes, s’abîme, fait rage contre elle-même mais reste toujours celle d’une femme ou d’un homme dans une situation et non celle d’un objet de l’organisation.
Les résultats de décennies d’analyses en ergonomie francophone (Wisner, 1995) sont chaque fois retrouvés : le travail ne peut être confondu avec la tâche prescrite que par naïveté sociale. Ce qu’accomplit réellement le sujet ne correspond jamais exactement à ce qu’il est censé exécuter : il fait autrement que prévu, il redéfinit la tâche qui lui est assignée – même paradoxalement parfois au prix de sa santé – pour arriver à se reconnaître dans ce qu’il fait. L’activité n’est nullement la projection de la tâche ou de l’organisation. Elles la commandent mais ne la définissent pas. De même, l’activité n’est pas la simple projection des propriétés personnelles du sujet parce que, justement, elle les transforme en situation en ouvrant son histoire sur une autre histoire que la sienne propre. Privé de la possibilité de métamorphoser son milieu professionnel en monde habitable et de s’y transformer lui-même, celui qui travaille court alors les plus grands risques. C’est cette activité « exposée », jamais complètement prédictible, jamais garantie d’avance mais aussi jamais complètement annulée, qui est le siège des liaisons et déliaisons possibles ou impossibles entre santé et travail. À la manière de Tosquelles (2009) on peut dire que chaque fois que les salariés parviennent à introduire quelque chose d’eux-mêmes dans leur métier, les chances de développer leur santé augmentent. Et rien – aucune expertise – ne saurait décider complètement à l’avance de ce pouvoir d’agir. C’est sans doute ce qui faisait douter A. Laville des vertus de l’épidémiologie pour l’action : « L’épidémiologie est faible dans l’identification des risques et dans la gestion de ces risques par les opérateurs. Elle retient la notion d’exposition, laissant supposer que les opérateurs sont passifs dans un environnement à risques » (Laville, 1998, p. 154). On peut partager ce doute, surtout quand il s’agit pour l’entreprise, dans un souci tout autre qu’épidémiologique, d’organiser la gestion des « fragiles ».

Police sanitaire ?

3Cette faiblesse « scientifique » dans l’identification des risques réels en situation ordinaire est pourtant vite oubliée dès que s’engage la « gestion » des risques psychosociaux. Au nom de la connaissance a priori des « facteurs de risques », dans les plans d’action qui se multiplient, cette faiblesse est masquée par la force factice du chiffre. Pour beaucoup trop de dirigeants d’entreprises qui cherchent à prévenir la critique de l’organisation du travail devant la montée des maladies du corps et de l’esprit, le modèle toxicologique l’emporte. Et pour beaucoup trop de salariés ou de syndicalistes, revendiquer une mesure du stress apparaît comme un pas important alors même qu’ils s’offrent ainsi à une « évaluation » de plus.

4F. Daniellou a bien vu le problème : « On parle beaucoup ces temps-ci des risques psychosociaux comme s’il s’agissait d’un nuage toxique planant au-dessus de l’entreprise ou de certaines de ses composantes, et qui atteint certains des salariés, en premier lieu bien sûr ceux dont les caractéristiques personnelles les fragilisent. Selon ce modèle, l’atmosphère est un peu pourrie et les plus sensibles vont avoir des problèmes. Les mesures qui en découlent sont à l’image du modèle : on peut faire des prélèvements d’atmosphère (mesurer l’environnement psychosocial). On peut faire des dosages sur les salariés (pour évaluer le risque qu’ils courent). On peut mettre en place un système de signalement mutuel (alerter quand un collègue commence à ne pas aller bien ou si on le juge fragile). On peut tenter de désintoxiquer ceux qui sont déjà atteints, par exemple en leur offrant un soutien psychologique financé par l’entreprise, comme on met en caisson hyperbare les victimes du monoxyde de carbone. Par tous ces moyens on vise à éviter que le nuage ne fasse trop de victimes, surtout celles dont la fragilité intrinsèque pourrait les pousser à la tentative de suicide, dont les effets sont délétères pour l’organisation et l’image de marque » (Daniellou, 2009, p. 40).

5Ce modèle d’un monde social reconverti en péril sanitaire, typique de l’hygiénisme, peut s’imposer comme une évidence jusqu’à constituer le socle d’un consensus de surface. Le danger est alors, en milieu de travail, de regarder le psychosocial lui-même comme un risque toxique. Daniellou poursuit : « Ce modèle est en passe de faire consensus dans beaucoup d’endroits : face aux drames déjà survenus, les organisations syndicales sont soulagées que quelque chose soit mis en place par les directions, avec la garantie de spécialistes externes. Il n’est pas rare de trouver dans des tracts syndicaux de savants développements sur la mesure du stress, qui reprennent en toute bonne foi les mêmes termes que ceux qui apparaissent sur les présentations de la direction » (ibid., p. 41).

6Dépistage, prélèvements, dosage, désintoxication. Un certain modèle de prévention des risques psychosociaux porté le plus souvent par des cabinets d’expertise sur un marché en « surchauffe » promeut une externalisation de la gestion de ces risques. Mais c’est là une sorte de « blanchiment » d’une élaboration collective impossible qu’on peut voir comme un retraitement des déchets subjectifs du travail. Les deux réductionnismes décrits ci-dessus sont alors cumulés : ce qui est visé, c’est la réadaptation stricte de la personne au travail tel qu’il est. Une fois réduite à ses conditions externes l’activité des sujets est réduite une deuxième fois à ses conditions internes. En parlant dans les termes du dilemme critiqué par Tosquelles – comme si le choix des hommes n’était qu’entre s’adapter ou périr à la manière des animaux – on pourrait dire : pour ne pas périr il faut s’adapter en se laissant réadapter soi-même à l’organisation. L’idée même que l’activité des sujets et leur vie subjective puissent se développer dans des transformations qui, au contraire, adaptent la tâche et l’organisation aux exigences vitales du travail ne vient plus spontanément à l’esprit de certains organisateurs.
Mais c’est pourtant ainsi, il y a adaptation et adaptation. À n’en voir qu’une, la tentation, nourrie de bonnes intentions, de contrôler à tout prix l’urgence, nous rapproche dangereusement d’un « despotisme compassionnel ». Prenons un exemple : il existe maintenant des grandes entreprises qui ont mis au point des « fiches de signalement » autorisant un tiers « témoin » à signaler un « porteur de risques ». Il peut alors demander l’instruction d’un dossier de traitement des risques psychosociaux pour un collègue ou un subordonné devant une commission. Le signalant, émetteur du signalement, peut être aussi la « victime » du risque. Mais ce tiers est tenu de signaler cette « victime » pour éviter une situation de non-assistance à personne en danger. La commission réclame alors le maximum d’informations sur l’aptitude du signalé à envisager l’instruction de son cas et à accepter un suivi. La personne signalée doit bien sûr donner son accord pour que s’engage une « procédure ». Mais si elle ne le donne pas, le document de signalement est archivé par la commission. On suppose que c’est là le moyen trouvé pour se « couvrir » sur le plan juridique. On ne peut encore contraindre les travailleurs à une « obligation de soin ». Mais quand le « bénéficiaire » a accepté le traitement du risque qu’il « présente », il doit contacter de préférence un réseau de soignants – psychiatres et psychologues – proposé par l’entreprise elle-même. Même si l’ensemble est évidemment « confidentiel », on peut qualifier cet hygiénisme conquérant de véritable police sanitaire, même si à l’oms on parle plus volontiers de « démocratie sanitaire » pour caractériser plus largement ces stratégies. En tout cas, un tel « recyclage » des dégâts du travail est, comme tel, un risque psychosocial d’un autre type et largement sous-estimé : le risque que fait courir ce « marquage » des victimes non seulement aux travailleurs eux-mêmes mais à la vie sociale tout entière qu’il contamine.

Hygiénisme et positivisme

7Les « sciences du travail », psychologie ou ergonomie et, au-delà, la tradition clinique n’ont bien sûr rien à gagner à répondre à ce genre de demande sociale ; ni sur le plan de la reconnaissance de leur fonction sociale – qui ne serait là que contrefaçon – ni sur le plan épistémique (Clot, 2010b). Pour s’en convaincre il suffit de se souvenir des débuts de la psychologie du travail, au cours du xxe siècle. En effet, l’histoire de la psychotechnique, évoquée dans ce même numéro par D. Lhuilier, est là pour montrer combien les risques sont grands d’un mouvement de balancier pernicieux dont on ne s’émancipe pas si facilement. Partie du « bon sentiment » mâtiné de naïveté que l’expertise peut permettre de s’affranchir des conflits engendrés par le travail dans le monde réel, la psychotechnique a pris sur elle de donner une solution à la question sociale (Huteau, 2002). Entre la Première Guerre mondiale et les années 1950, elle y a d’abord gagné une grande légitimité enracinée dans un puissant développement pratique de ses « applications » industrielles. Elle s’est trouvée assez vite reconnue. Mais en cherchant indistinctement à « adapter » l’homme au travail et le travail à l’homme, elle a fini par s’adapter elle-même au travail tel qu’il était. Elle s’est crue la source savante de sa transformation. Elle s’y est dissoute en devenant toujours plus l’instrument de sa « rationalisation ». Tels sont les pièges de la prophylaxie sociale. Non sans conséquence. Suzane Pacaud, l’une de ses figures les plus marquantes, a bien exprimé les dilemmes et les oscillations qui ont finalement causé la perte du courant de recherche novateur qu’a constitué en son temps la psychotechnique.

8En 1954, alors que l’euphorie initiale de l’entre-deux-guerres s’achève, elle formule le diagnostic suivant : « Nous assistons aujourd’hui précisément à ce fait inquiétant que l’extension extrêmement rapide des applications psychotechniques aboutit à l’abandon par certains “psychotechniciens” de l’analyse du travail. […] La plupart des applicateurs s’en affranchissent, en portant ainsi préjudice aussi bien à l’enrichissement des connaissances dans le domaine de la psychologie du travail qu’à l’efficacité des techniques psychologiques, pour l’industrie qui les utilise » (Pacaud, 1954, p. 580). Elle pronostique : « Si l’expérimentation en psychologie appliquée ne peut dépasser l’étape de “testation” automatique, elle signera l’arrêt de sa fin, par l’arrêt de son évolution » (ibid., p. 693). Et, en une phrase, elle condense finalement, peut-être à son insu, le mouvement de balancier incontrôlé évoqué plus haut : « Comme dans la famille et à l’école, au travail aussi on nous demande de conseiller, de défendre, d’arbitrer, de réconcilier, d’apaiser, de consoler […] et pour accomplir des tâches d’une si noble et si haute responsabilité, on nous propose de dépendre d’un quelconque chef d’une quelconque entreprise. Allons, c’est une plaisanterie que cela ! […] Nous ne voulons dépendre que de la science » (Pacaud, 1953-1954, p. 195). Prise au piège d’une pratique d’entreprise candide ou complaisante, à la recherche d’urgentes protections pour les travailleurs, l’expertise psychologique se retourne alors vers la Science en majuscule qu’elle prend comme bouclier.
C’est que l’activisme hygiéniste sur le terrain et le positivisme du laboratoire ont toujours fait bon ménage. Dans cette perspective, le territoire de l’activité réelle des travailleurs avec ses imprévus, ses irrégularités, ses événements et, au total, son histoire possible, n’est rien d’autre qu’une colonie pour le savoir de la métropole scientifique (Vygotski, 1926/2010, p. 225). Quand la colonie se dérobe à l’action hygiéniste la métropole sait reprendre ses droits au Savoir. Mais c’est malheureusement alors au prix de sa propre sclérose. Dans les deux cas, le « catéchisme » positiviste est respecté, mais c’est au détriment de l’action et de la connaissance à la fois. Comme l’a bien vu G. Canguilhem, la formule d’A. Comte, « savoir pour prévoir afin de pouvoir est aussi trompeuse que célèbre » (Lecourt, 2008, p. 71). Lorsqu’on fait descendre l’action du savoir, l’échec de l’action provoque immanquablement la restauration de l’académisme où le savoir s’ankylose.

Sans pouvoir tout prévoir

9La perspective en clinique du travail est peut-être de nature à éviter à la fois le pragmatisme hygiéniste et le scientisme qui le prépare et le suit. Elle rend praticable un renversement essentiel en intercalant l’activité vitale imprédictible – ce qui ne veut pas dire inexplicable – entre le savoir et ses « objets » : agir sans pouvoir tout prévoir afin de savoir est certes une option difficile à prendre et à tenir (Clot, 2009 ; Clot 2010a). Pourtant la psychopathologie du travail, au sens large retenu dans l’article de D. Lhuilier ici même, peut aider la clinique du travail à le faire. Dans ce cadre la réponse ne peut pas précéder la question. C’est elle qu’il faut reconstruire chaque fois. « Le médecin, note Canguilhem, a tendance à oublier que ce sont les malades qui appellent le médecin » (2004, p. 139). Avec lui on peut en effet se rappeler que s’il n’y avait pas d’obstacles pathologiques, il n’y aurait pas de psychologie car il n’y aurait pas de problèmes psychologiques à résoudre : « C’est le pathos qui conditionne le logos parce qu’il l’appelle » (ibid., p. 139). Le trait est net.

10Toutefois il est également précis : le pathos appelle aussi bel et bien le logos. Canguilhem n’hésite guère : « On peut bien admettre que la vie déconcerte la logique, sans croire pour autant qu’on s’en tirera mieux avec elle en renonçant à former des concepts » (1955, p. 1). N’hésitons pas non plus. Mais l’appel en question doit être entendu par un logos qui mérite mieux que le scientisme. Par-delà le « déjà dit » du savoir constitué, à vocation monologique, l’appel au savoir dont il est question ici est tourné du côté du « pas encore dit », des problèmes irrésolus, des concepts en jachère. Du côté de ce qui reste difficile à penser – à vocation dialogique – dans l’histoire du savoir. Ce que le pathos réclame dans cette direction c’est finalement, au-delà du logos en tant que tel, le travail du logos : une activité de connaissance dont la controverse soit le ressort principal et la dispute le principe de développement. La pratique en santé au travail, sur son versant clinique d’élargissement possible du pouvoir d’agir des professionnels, exige maintenant, devant l’explosion des maladies, un renouveau scientifique. Elle a donc besoin de vraies confrontations théoriques.

Des questions à reprendre

11Il y a, en la matière, une tradition de discussion, une expérience d’échanges authentiques dans l’histoire de la psychopathologie du travail. Entre ceux qu’on peut considérer comme les fondateurs de cette discipline, des questions ont été ouvertes, des affrontements théorico-cliniques ont eu lieu. Ils ne sont pas si loin de nos soucis d’aujourd’hui au cours de l’action qui est la nôtre (Lhuilier et Litim, 2009). Prenons un exemple qui évoquera peut-être les questions du collectif comme opérateur clinique dans la psychologie du travail contemporaine. En 1951 eu lieu à Bonneval à l’initiative de H. Ey un symposium sur la psychothérapie collective consacré au travail dans les hôpitaux psychiatriques comme moyen thérapeutique (1952). Il a été l’occasion d’un vif échange entre L. Le Guillant et F. Tosquelles. Le Guillant y critiquait certaines pratiques d’ergothérapie et de travail de groupe à l’intérieur de l’hôpital. Il soutenait qu’elles détournaient de l’action sur les conditions réelles d’aliénation : « Ces transformations, à l’intérieur en quelque sorte du dispositif matériel de l’asile et de l’esprit qui l’inspire, nous éloignent des vrais problèmes psychiatriques qui sont, à mon sens, l’étude des situations pathogènes qui aliènent les hommes, de leur mode d’action et leur transformation » (p. 571). Tosquelles, dont on connaît la contribution oblique mais forte à nos disciplines, lui répondit sans ménagement que sa pensée avait pour conséquence malheureuse de « scotomiser » la question : « Les groupes à l’hôpital sont des mystifications, que les malades aillent travailler à l’usine et qu’ils rejoignent leurs parents ! C’est vrai, mais Le Guillant est trop intelligent pour ne pas s’apercevoir que c’est de l’usine ou de la famille précisément que les malades ont été amenés volontairement ou de force à l’hôpital » (p. 573). Au-delà de la question du travail en psychiatrie, cette « dispute professionnelle » reste au cœur de la question difficile qui nous retient ici : le rapport entre l’étude des risques, la critique des aliénations, et les moyens d’agir pour la transformation réelle des situations dont, bien sûr, personne ne souhaite « s’éloigner ». Ce n’est qu’un exemple. Mais convenons qu’en touchant à la fonction psychique du groupe dans l’histoire des sujets, il reste d’une grande actualité. Convenons aussi de l’utilité d’un dialogue aussi vivant.

12Prenons un autre exemple plus actuel. Aujourd’hui l’hygiénisme qui progresse a besoin, pour s’assurer un semblant de légitimité ou se rassurer à bon compte, d’une construction imaginaire : celle d’un sujet « passif » incarcéré dans sa souffrance et à qui porter secours. Or, comme l’a bien repéré une psychanalyste comme N. Zaltzman : « Une certaine culture analytique de l’intime associée à une conception doloriste de l’existence humaine, à la fragilité supposée du psychique, à sa réactivité traumatique, peut collaborer à son insu et prêter dangereusement main-forte à une colonisation du sujet par l’État. Au nom des fragilités à protéger, l’ordre socio-politique exigerait de chaque sujet dans ses rapports à l’État, une transparence de plus en plus grande » (2000, p. 123). Je crois vraiment que l’entrée de ce genre de « culture analytique » dans le monde du travail est effectivement un cheval de Troie du « bon pouvoir », pour parler comme E. Enriquez (2009, p. 87). Le bon pouvoir transparent de l’hygiénisme se retourne donc aussi contre une certaine psychanalyse et l’interroge du coup sur ses fondements. Pour ne considérer que lui, le travail de N. Zaltzman a repris, après d’autres, à l’intérieur de la psychanalyse, la question de la place du collectif dans la destinée individuelle, pourtant irréductiblement singulière.

13La clinique du travail, afin de présenter une alternative crédible à la gestion par le haut des risques psychosociaux, ne peut éviter de participer à cette discussion qui est finalement une discussion sur la fonction psychique du social. Autant dire clairement que je partage le point de vue de N. Zaltzman en cherchant à en tirer toutes les conséquences : « Certaines conceptions latentes ou manifestes de la psychanalyse comme processus d’individuation, comme parti pris d’œuvrer au renforcement identitaire d’un sujet, que ce soit du côté du self ou du côté du moi, accréditent l’idée d’une unicité subjective, centrée sur l’autodéfense de son intimité. Elles participent ainsi à l’idée d’un antagonisme entre l’individu et la société » (2000, p. 126). Pour elle, l’intimité a un préalable : « Un sentiment de communauté intérieure, le sentiment de l’existence d’un investissement commun possible » (ibid., p. 128). À la façon de Vygotski, on pourrait dire alors : « L’individuel chez l’homme n’est pas le contraire du social mais sa forme supérieure » (2004, p. 136). Si l’on suit cette piste, il y va bien sûr de la conception du sujet, de la clinique et de l’intervention en milieu professionnel.
Le cadre de cette clinique-là est le siège d’une action où le psychosocial n’a pas seulement un risque mais aussi une vraie ressource possible. Une clinique où le psychosocial n’est pas seulement un « facteur » plus ou moins favorable pour la santé des travailleurs mais le terrain de prédilection et le moyen de retrouver une initiative perdue. C’est peut-être une clinique de « l’activité délibérée » pour reprendre la formule de C. Castoriadis (2002, p. 111-157). Alimentée par une autre tradition que celle de la psychanalyse, est-elle de nature à éviter cette « colonisation du sujet par l’État » au nom du bien-être qui définit si bien l’hygiénisme ? On peut, comme c’est mon cas, le penser. Mais on peut aussi le discuter. Souhaitons-le. Car l’action pour en finir avec les risques psychosociaux dépend aussi des discussions que nous saurons conduire.

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Mots-clés éditeurs : activité délibérée, psychanalyse, positivisme, police sanitaire, hygiénisme

Date de mise en ligne : 01/02/2011

https://doi.org/10.3917/nrp.010.0041

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