Notes
-
[*]
Valérie Ganem, intervenante et enseignante en psychologie du travail. valerie.ganem@wanadoo.fr
-
[1]
Cet intitulé ne connaît pas de traduction satisfaisante mais est assez explicite pour un francophone. Nous ne proposerons donc pas de traduction.
-
[2]
Travail domestique, Kou de men, travail artisanal ou entrepreneurial, entretien d’un jardin vivrier, petit élevage…
-
[3]
Terminologie créole désignant un sujet dont la couleur de peau est perçue comme claire.
-
[4]
Le leader du lkp, lui, parle de Guadeloupéens d’origine africaine et indienne, nous considérons, pour simplifier, consciente que les choses sont plus complexes dans la réalité, que toutes ces désignations correspondent à la condition sociale de Nègre.
1Du 20 janvier au 5 mars 2009, la Guadeloupe a été le théâtre d’un « Liyannaj Kont Pwofitasyon [1] » qui a généré la fermeture de la majorité des établissements publics et privés de l’île. Ce mouvement a été qualifié d’historique et d’inédit par une grande partie de la presse locale, nationale et internationale.
2Après coup, nous proposons une analyse de cet événement à partir des résultats d’une recherche sur le rapport subjectif au travail réalisée en Guadeloupe (Ganem, 2007). Nous tenterons de montrer que deux processus psychologiques, observés en Guadeloupe, mais jamais décrits à ce jour, peuvent aider à comprendre l’avènement de ce mouvement.
3Pour ce faire, nous reviendrons sur le mouvement lui-même. Quelles étaient les organisations qui l’ont constitué ? Que revendiquaient-elles ? Comment se sont déroulées les négociations ? Quelles étaient les modalités de son action ? Quel impact a-t-il eu sur la société, sur les consciences ? Ensuite, nous présenterons ces processus inédits que sont la stratégie de défense par la résistance et de la désobéissance au travail salarié et l’assignation de la couleur de peau.
Composition, revendications et négociations
Composition et revendications
4Le collectif lkp est composé de cinquante organisations, parmi lesquelles on compte l’ensemble des syndicats de l’île, des associations de professionnels tels que les pêcheurs et les agriculteurs, des associations de consommateurs, de protection de l’environnement, et des associations culturelles qui travaillent à la valorisation de la culture créole. Dès le début du conflit, le 16 décembre, le lkp communique un cahier de cent vingt revendications touchant à des sujets aussi divers que : le niveau et les conditions de vie, l’éducation, la formation professionnelle, l’emploi, les droits syndicaux et les libertés syndicales, les services publics, la production agricole et la pêche, l’aménagement du territoire et des infrastructures, et la culture.
Déroulement des négociations
5Le point de départ de ce mouvement social peut être situé en novembre 2008, lorsque se crée en Guyane un collectif qui revendique une baisse du prix de l’essence. Ce mouvement mobilisera une grande partie de la population et obtiendra, en deux semaines, une baisse significative mais limitée dans le temps du prix du carburant ; baisse partiellement financée par l’argent des contribuables.
6Début décembre, un mouvement social est réalisé dans le même but en Guadeloupe par des entrepreneurs et obtient en trois jours une baisse significative aux mêmes conditions que la Guyane.
7C’est dans la continuité de ces deux mouvements, du fait d’une volonté d’association des syndicats qui date de plusieurs années, que naît le mouvement lkp en Guadeloupe. Il se manifeste concrètement pour la première fois le 16 décembre 2008. Des milliers de personnes se mobilisent déjà, mais le collectif lkp décide de repousser au 20 janvier la suite de cette mobilisation.
8Des négociations multilatérales télévisées. Le 20 janvier 2009, le collectif organise sa deuxième journée d’action qui se traduit dès le départ par une grève générale et une manifestation majeure (10 à 15 000 personnes) dans les rues de Pointe-à-Pitre. Ce mouvement se poursuit jusqu’à la fin de la semaine. Les négociations finissent par débuter le 26 janvier en présence de tous les partis concernés (État, patronat, élus, lkp). Elles sont filmées et retransmises en direct sur deux chaînes locales (rfo et Canal 10). L’audience de ce programme explose, la population guadeloupéenne souhaite découvrir ainsi l’étendue de la pwofitasyon dont elle est victime, les autres parties apparaissent mal à l’aise pour répondre aux questions incisives des leaders du lkp.
9Départ impromptu du préfet, arrivée et départ du secrétaire d’État. Le patronat, les élus, mais également l’État n’apparaissent donc pas à leur avantage. Le troisième jour, le préfet arrive à la table des négociations avec une lettre du secrétaire d’État qui propose des exonérations sur les charges sociales et sur la tva. Après avoir diffusé ce document, le préfet impose que les négociations ultérieures menées à partir de cette proposition se déroulent en groupes de travail non médiatisés. Le préfet déclare ensuite qu’il quitte immédiatement la table des négociations. Ce qu’il fait, malgré les mises en garde de certains élus outrés par son attitude. Les représentants du lkp, quant à eux, ne disent rien, mais leurs sympathisants, postés à l’extérieur, applaudissent et chantent leur « hymne » désormais célèbre : « La Gwadloup sé tan nou, la Gwadloup sé pa ta yo » [La Guadeloupe c’est à nous, la Guadeloupe ce n’est pas à eux]. Les autres parties en présence restent et les politiques affirment clairement leur solidarité au mouvement, alors que certains le décriaient jusque-là.
10Après quelques jours de flottement, dans la nuit du 1er février 2009, le secrétaire d’État arrive en Guadeloupe dans la plus grande discrétion. Il prend le temps de rencontrer chaque partie pour entendre les différents points de vue et ne débutera vraiment les négociations que le jeudi 5 février. Malgré la volonté du lkp, ces négociations ont lieu à huis clos. Après une dernière négociation marathon qui va durer toute la nuit du 7 au 8 février, un préaccord est rédigé à 8 h du matin et doit être signé dans l’après-midi après la pause demandée par toutes les parties. Coup de théâtre : alors que les leaders du lkp se rendent sur les lieux de la négociation, ils apprennent qu’entre-temps, le secrétaire d’État s’est déjà envolé vers la métropole.
11Pour manifester contre ce qu’ils vivent comme une humiliation, ce sont 100 000 Guadeloupéens (selon le lkp) qui défilent dans les rues de Pointe-à-Pitre et de Basse-Terre. Tous pressentent que l’État ne validera pas le préaccord. C’est ce qui se passera : le mardi 10 février, le Premier ministre déclare que l’État ne doit pas interférer dans les négociations entre les partenaires sociaux de la Guadeloupe et refuse donc en bloc toute exonération visant à satisfaire les revendications du collectif lkp dont l’augmentation des bas salaires et la baisse des prix des produits de première nécessité.
12Retour du secrétaire d’État, installation de médiateurs, barrages et mort d’un militant. Le 11 février 2009, le secrétaire d’État revient en Guadeloupe, bredouille de toute proposition, mais accompagné de deux médiateurs qu’il compte installer dans l’île. Il repart le lendemain pour la Martinique où un mouvement social a également démarré depuis le 5 février. La première rencontre avec les médiateurs et le lkp avorte ; les leaders du mouvement déplorent que ces derniers n’aient pas d’informations suffisantes concernant les différents dossiers et refusent de reprendre les négociations à zéro. Ils exigent que celles-ci reprennent à partir du préaccord rédigé le 8 février.
13Parallèlement, le lkp durcit le mouvement, les syndicats de la distribution de l’eau potable, de l’énergie et du Port Autonome rentrent en action. La semaine suivante, le lkp change de méthode, des barrages sont érigés un peu partout, à sa demande, par les sympathisants. L’île est sens dessus dessous, totalement bloquée par ces barrages improvisés (avec des arbres, des épaves, de l’électroménager hors d’usage, des poubelles, des pneus, etc.). Dès le départ, des violences policières sont déplorées envers des militants du lkp ; l’un d’entre eux est hospitalisé, plusieurs sont mis en garde à vue et relâchés le jour même sous la pression populaire.
14Des émeutes ont lieu sur les barrages ; les jeunes exaspérés, parfois sous l’emprise de l’alcool et de la drogue, jouent « au chat et à la souris » avec les forces de l’ordre ; des bombes lacrymogènes sont lancées auxquelles répondent des jets de pierre, des cocktails Molotov et, rarement, des tirs à balles réelles. Des magasins et des entrepôts ainsi que des voitures de particulier sont incendiés. Pire, dans la nuit du 17 au 18 février, un militant du lkp est tué par balle. Une enquête tend à prouver que le meurtrier serait un jeune manifestant.
15Négociations laborieuses et suspension du mouvement. Après trois nuits enfiévrées et une intervention très attendue du chef de l’État, la Guadeloupe connaît une certaine accalmie et les négociations reprennent. Des propositions sont faites au lkp sur la base du préaccord du 8 février. Ce ne sera donc que le 4 mars 2009 qu’un accord permettant une suspension du mouvement sera signé.
Modalités d’accomplissement du mouvement
Modalités d’action
16Des manifestations. C’est sans doute la modalité d’action la plus spectaculaire du mouvement. De grandes manifestations réunissant des dizaines de milliers de personnes (dans une île qui compte un peu moins de 500 000 habitants) sont organisées ponctuellement à l’appel du lkp dans différentes communes.
17Mais au-delà de ces « coups de force » du lkp, régulièrement, des milliers de personnes se réunissent pour des meetings et des concerts donnés par des artistes militants au siège du lkp, ou encore, sur les lieux où se déroulent les négociations. Tous les observateurs se sont accordés à dire que ces manifestations étaient remarquablement contrôlées par le lkp ; aucun débordement n’a été déploré.
18Parallèlement, la Guadeloupe étant à cette époque de l’année traditionnellement en pleine préparation du carnaval, le dimanche soir des milliers de personnes défilent, habillées aux couleurs du lkp.
19Systématiquement, lors de toutes ces manifestations, les participants chantent l’hymne du mouvement lkp, « La Gwadloup sè tan nou, la Gwadeloup sè pa ta yo » et les sons du tambour traditionnel et du chacha résonnent pour donner plus de vigueur aux manifestants qui parcourent des dizaines de kilomètres à cette occasion.
20Une grève générale. En marge de ces manifestations, pendant quarante-quatre jours, la Guadeloupe connaît une grève générale et tous les secteurs sont touchés : le secteur public (écoles, collèges, lycées, université, mairies, hôpitaux, conseil général, conseil régional, caf, cgss…), mais aussi le secteur privé (stations-service, centres commerciaux, grandes surfaces, hôtels, presque tous les magasins de l’île, les écoles…). Il faut dire que cette grève générale a été favorisée par le fait qu’il était presque impossible de se procurer de l’essence pendant toute la durée du mouvement, et par le fait que des membres du lkp positionnés aux portes des locaux appartenant aux principaux employeurs de l’île empêchaient ceux qui voulaient travailler d’y entrer et ce, en scandant des slogans. De même, les chefs d’entreprises de plus petite taille ont vécu dans l’angoisse de voir « débarquer » ces militants pour leur faire « fermer boutique ». Ainsi, toute l’économie de l’île s’est trouvée paralysée.
21Des débats. En marge de cette grève générale et de ces manifestations, il faut aussi noter que de nombreux débats ont eu lieu tout au long du mouvement, que ce soit à la radio ou à la télévision ; ces médias ont fini par modifier leur programme pour ne retenir que des débats sur le mouvement en cours entre des invités et des anonymes qui téléphonaient pour donner leur avis ou poser des questions à ces invités. Le lkp lui-même a organisé des débats avec les jeunes ou les chefs d’entreprise par exemple, débats qui ont connu un franc succès. À chaque fois, les salles retenues se sont avérées trop étroites pour recevoir les milliers de personnes qui se présentaient.
22Des barrages. Après un mois d’actions pacifiques de ce type (manifestation, grève et débats), aucune réelle avancée n’a été obtenue et les esprits se sont échauffés… À la demande du lkp, des barrages, modalité traditionnelle de résistance en Guadeloupe, ont été érigés.
Impacts immédiats du mouvement sur la société guadeloupéenne
23Impact sur l’économie. En dehors de la paralysie de l’économie classique, il faut noter le maintien et le développement d’une économie « vivrière ». En effet, les agriculteurs, avec l’aide du lkp, ont appelé ceux qui le pouvaient à venir récolter les fruits de leur terre à moindre coup. Ces personnes, ainsi que parfois les agriculteurs eux-mêmes, vendaient ensuite ces fruits et ces légumes sur de petits marchés improvisés au bord des routes et ce, dans toute la Guadeloupe. La population put ainsi se procurer ces produits locaux à un prix bien moindre que celui qui était pratiqué dans les grandes surfaces.
24Parallèlement, seules les petites boutiques, souvent tenues par des Guadeloupéens, sont restées ouvertes. Assaillies de clients, alors qu’elles sont en temps normal désertées, elles ont pu tant bien que mal approvisionner la population en produits de première nécessité. La population a ainsi pu renouer avec ces petits commerces, desquels elle s’était détournée au profit des grandes surfaces.
25Le projet du lkp de favoriser à la fois la consommation de produits locaux et la répartition des richesses au profit des Guadeloupéens était ainsi ponctuellement réalisé. Le pari du lkp était que les Guadeloupéens, contrairement à leur réputation de consumérisme effréné, changent leur manière de consommer et qu’ils conservent cette habitude de favoriser la consommation de produits locaux.
26Impact sur les consciences. Lorsque le préfet et son équipe ont quitté la table des négociations télévisées, les autres parties ont pu débattre des questions de race et de classe que sous-tendait le mouvement. Le leader du lkp en a profité pour mettre des mots sur un malaise ressenti par tous mais rarement exprimé et pensé ; le fait que, dans cette économie guadeloupéenne, se mélangeaient les questions de race et de classe. En effet, il a rappelé que, le plus souvent, le haut de la hiérarchie des organisations était occupé par des Blancs et que le bas de la hiérarchie était occupé par des descendants des Africains ou des Indiens. Les seules exceptions, selon ses mots, étant les organisations chargées de gérer « la misère » du peuple guadeloupéen comme la cgss, la caf, l’anpe ou l’adi. Aujourd’hui, plus personne ne peut nier cette évidence. Depuis, des photos prises lors de la réunion des patrons de la Guadeloupe sont venues le confirmer ; on n’y voit que des personnes d’origine européenne… Même si en réalité il y avait aussi quelques Guadeloupéens d’origine africaine ou indienne ce jour-là, ils ne se sont pas mélangés au patronat d’origine européenne et ils étaient minoritaires.
27Par ailleurs, tout au long de ce mouvement, est née une réelle solidarité au sein de la population ; les pêcheurs, les agriculteurs ont fait leur possible pour distribuer leurs produits, chacun aidait son voisin ou sa voisine à s’alimenter, lors des manifestations, du fait de la pénurie d’essence, le covoiturage était de rigueur… Le collectif lkp a lui-même donné l’exemple et il est évident que le mouvement n’aurait jamais pu tenir aussi longtemps sans cette solidarité. Ainsi, ce mouvement a-t-il définitivement enterré un vieil adage, répété à l’envi en Guadeloupe, qui disait : « Konplo a nèg sè konplo a chyen » (les complots des nègres sont des complots de chiens).
28Mais le plus important sans doute, c’est que ce mouvement a été, au final, une véritable entreprise de valorisation de la culture créole en général et guadeloupéenne en particulier. Grâce au lkp, les Guadeloupéens ont retrouvé leur fierté. Lorsqu’ils manifestaient pendant ces longues semaines, ils étaient fiers de ce mouvement, fiers d’être les premiers à ne pas se laisser faire face à la pwofitasyon, fiers de leur musique, fiers de leur hymne, fiers des leaders du lkp, fiers de leurs agriculteurs, de leurs pêcheurs, fiers de pouvoir tenir là où tout le monde prévoyait un délitement du mouvement, fiers du déplacement de la presse internationale, fiers des nombreux messages d’encouragement qu’ils ont reçus du monde entier.
Contribution de la psychodynamique du travail à la compréhension de ce mouvement
29En 2007, nous avons soutenu une thèse de psychologie sur le rapport subjectif au travail en Guadeloupe. Cette recherche basée sur le cadre théorique de la psychodynamique du travail et sur celui de la psychanalyse nous a amenés à mettre en évidence deux processus non décrits jusqu’alors :
- une stratégie de défense collective, transversale au genre et aux métiers, basée sur la résistance et la désobéissance au travail salarié ;
- l’assignation de la couleur de peau.
Travail et résistance
30Le matériel clinique relatif au travail a été recueilli lors de la réalisation de formations sur les thèmes de l’animation d’équipe, la coopération et l’accueil dans l’hôtellerie. Depuis, ce premier matériel a été enrichi par un nouveau matériel issu d’enquêtes de psychodynamique du travail menées dans des hôpitaux, une administration publique, une banque.
31Toutes ces investigations ont abouti au même constat : il existerait bien en Guadeloupe une stratégie de défense collective transversale au genre (adoptée tant par les hommes que par les femmes) et aux métiers. Cela est tout à fait inédit.
32L’équipe de psychodynamique du travail dirigée par C. Dejours qui appartient au Centre de recherche sur le travail et le développement du cnam Paris a mis en évidence l’existence de stratégie de défense collective. Ce processus est très proche de la défense individuelle, bien connue en psychologie mais qui, ici, est érigée collectivement, entre collègues, pour faire face à une même réalité de travail. La première stratégie de défense collective mise en évidence par la psychodynamique du travail est celle des ouvriers du bâtiment qui, pour faire face au risque inhérent à leur travail, doivent lui opposer collectivement un déni qui porte sur la perception du risque.
33La stratégie collective de défense, qui passe par l’adoption de conduites de résistance et de désobéissance au travail salarié mise en évidence en Guadeloupe, vise à défendre les sujets contre la souffrance d’avoir à être dominés dans le cadre de la condition salariale. L’investigation a montré que le rapport subjectif au « travail pour soi [2] » (Ganem, 2002) était très différent. Nous émettions l’hypothèse qu’il est un lieu privilégié d’accomplissement de soi du fait de la marge d’autonomie qu’il laisse à ceux qui y participent, du fait qu’il n’engendre pas, a priori, de rapports de domination et que les sujets s’y engagent différemment que dans le travail salarié. Ce qui nous a permis de formuler cette hypothèse, c’est le constat fait par l’Histoire que les esclaves disposaient d’un jardin particulier octroyé par le maître qui leur permettait de se nourrir entièrement ou du moins d’améliorer leur ration quotidienne. Plus tard, lors de l’abolition de l’esclavage, on a vu que la pratique du « travail pour soi » a longtemps été favorisée par les anciens esclaves au détriment du travail sur les plantations. Des serveuses de restaurant ont longuement évoqué cette question lors d’une discussion collective :
« Moi je le fais [le travail pour soi] parce que je suis obligée d’aller à un certain rythme ici [dans son entreprise], je suis obligée, mais quand je sais que c’est un travail pour moi, je prends tout mon temps […] Personne ne te presse, tu n’as pas le temps de finir aujourd’hui, tu le feras demain, tu le fais bien, mais ici tu es obligée d’aller à un rythme, tu es obligée, hein, il y a l’heure, de telle heure à telle heure, il te faut faire ça, tu es obligée de courir. Mais dans le jardin, comme tu ne vas pas vite, tu as le temps de méditer, tu as le temps de réfléchir à ce que tu veux. »
35Plus tard, nous leur demandons en conclusion : « Est-ce que le “travail pour soi” vous apporte plus que votre travail salarié ? » L’une d’entre elles nous répond : « Tu ne peux pas dire que “le travail pour soi” t’apporte plus de choses, c’est une décontraction. »
36La stratégie de défense mise en évidence passe par un déni de la subordination inhérente au contrat de travail salarié. Pour être plus précis, il faudrait utiliser les termes de déni de la domination, car l’analyse a montré que cette stratégie de défense n’est pas uniquement adoptée pour faire face à la domination de la hiérarchie, elle peut également être adoptée pour faire face à la domination des clients et même des collègues. Ainsi est-il apparu qu’une tentative de jugement du travail par un collègue peut également être perçue comme une volonté de domination et déclencher l’adoption de conduites de résistance et de désobéissance. Mais cela n’est pas systématique, celles-ci sont adoptées lorsque l’organisation du travail est délétère et injuste, lorsque les travailleurs ont le sentiment d’être des pions dans l’organisation parce qu’ils n’ont pas le droit à la parole, lorsque la répartition du travail et des responsabilités se fait sur des critères comme la couleur de peau ou de liens affectifs existant entre ceux qui sont privilégiés et ceux qui dirigent l’organisation.
37Ce qui est le plus nouveau dans ce processus psychologique, c’est son caractère transversal. Nous avions pu constater que les hommes autant que les femmes pouvaient adopter cette stratégie de défense collective et elle était présente dans tous les secteurs dans lesquels nous étions intervenus.
38Pour tenter d’expliquer cette spécificité, nous avons donc pris la décision d’investiguer les relations entre les adultes et les enfants dans des familles de salariés volontaires qui avaient participé aux premières investigations collectives sur le travail. Cette fois, les entretiens réalisés furent individuels.
Assignation de la couleur de peau
39À l’occasion de cette investigation des familles, nous avons pu mettre en évidence un autre processus non décrit à ce jour : l’assignation de la couleur de peau. Pour ce faire, nous sommes partis d’un concept similaire mis en évidence par J. Laplanche : l’assignation du genre (Laplanche, 2003).
40En effet, cet auteur a décrit un processus psychologique inédit, qui se développe dans le cadre de la relation des adultes et des enfants qu’ils élèvent. Ce processus se caractérise toujours par une situation de dépendance et de domination du petit enfant par rapport aux adultes. Il décrit ce phénomène comme suit :
« Assignation souligne le primat de l’autre dans le processus […] C’est un processus qui n’est pas ponctuel, limité à un seul acte […] L’assignation est un ensemble complexe d’actes qui se prolonge dans le langage et dans les comportements significatifs de l’entourage. On pourrait parler d’une assignation continue ou d’une véritable prescription […]. C’est donc le petit groupe des socii qui inscrit dans le social (père, mère, ami, frère, cousin…), mais ce n’est pas la Société qui assigne. »
42J. Laplanche souligne donc que, dès la naissance, l’enfant serait assigné au genre féminin ou masculin par son entourage immédiat et ce, sur la base de son anatomie sexuelle. L’entourage ne se comportera pas de la même façon, n’aura pas le même langage avec l’enfant dans l’un ou l’autre des cas, n’attendra pas de lui les mêmes conduites. Tout son destin sera ainsi marqué. Ajoutons, avec C. Dejours (2003), que le sujet sera également positionné, à cette occasion, dans les rapports sociaux de domination à une place déterminée par son anatomie sexuelle. Le résultat étant que l’enfant, devenu adulte, se considérera comme un homme ou comme une femme. Il s’agit d’un processus d’une grande stabilité.
43Notre hypothèse est qu’il existe un processus similaire concernant la couleur de peau de l’enfant : au regard de la couleur de l’enfant à sa naissance, mais également du milieu social et de la couleur de peau de son père ou de sa mère, dans une famille où plusieurs enfants de parents différents cohabitent, les adultes qui entourent l’enfant pourraient l’assigner en tant que Nègre, en tant que Blanc ou encore en tant que chabin [3] par exemple.
44Cette assignation passe par des messages transmis par les adultes qui prennent la forme de phrases du type : « Gay ti nèg la ! » [Regarde le petit nègre] ou encore « gay ti chabin ou ti blan la », cela pouvant être aussi « i nwè kon chawbon » [il est noir comme le charbon] ou encore « i nwè kon papa ay » [il est noir comme son père]… Mais ces messages ne sont pas uniquement liés au langage lui-même, c’est aussi dans les soins qui sont prodigués aux enfants que l’assignation prend place et dans le traitement qui leur est réservé. Ainsi il est apparu, dans cette investigation, qu’un traitement spécifique était souvent réservé aux enfants en fonction de leur couleur de peau (ou de celle de ses parents et toujours relativement à la couleur de peau des autres enfants de la famille).
45Les enfants dont la couleur de peau est perçue comme plus foncée subiraient généralement plus de violence de la part des adultes (coups de ceinture, de liane, de bâton…), tandis que les enfants perçus comme plus clairs de peau en seraient plus souvent exemptés. De même les tâches domestiques reviendraient plus souvent aux enfants dont la peau est perçue comme plus foncée (fille comme garçon). Ainsi, cette première expérience de la domination au travers des relations entre les enfants et les adultes peut-elle être particulièrement difficile pour ces enfants dont la peau est perçue comme plus foncée.
46Les participants (ils avaient entre 30 et 50 ans), lorsqu’ils étaient enfants bénéficiaient souvent, en revanche, d’une certaine liberté lorsque les adultes s’absentaient pour vaquer à leurs occupations. Lors de ces escapades, ces enfants auraient ébauché la construction collective d’une stratégie de défense qui passe par la résistance et la désobéissance à la domination des adultes. Ainsi, les enfants coopéraient-ils pour évacuer le plus rapidement possible les tâches domestiques qui leur étaient confiées et partaient à l’aventure ensemble. C’est l’existence de ces moments de liberté qui expliquerait que la violence subie et l’imposition de nombreuses tâches domestiques aux enfants guadeloupéens n’aient pas créé chez eux l’obéissance, comme cela a pu être mis en évidence ailleurs (Miller, 1981), mais au contraire la résistance, voire la désobéissance. C’est ce type d’éducation qui explique que cette stratégie collective de défense soit aussi transversale.
47Il faut tout de même préciser que cette assignation n’est pas systématique, nous avons pu observer que certaines mères par exemple vont tout faire pour éviter à leurs enfants ce type de traitement. Elles réussiront si cette précaution est partagée par l’ensemble des adultes qui entourent l’enfant, ce qui n’est pas forcément le cas. J. Laplanche insiste sur le fait que ce n’est pas seulement la mère ou le père qui assigne, mais tout le socius (l’ensemble des adultes et des aînés qui entourent l’enfant).
48Par ailleurs, ce processus d’assignation mis en œuvre par les adultes de manière partiellement inconsciente ne réussit pas toujours. Il faut faire avec l’interprétation que feront les enfants de ces messages énigmatiques qui leur sont transmis par les adultes. C’est ainsi qu’un enfant assigné comme un chabin pourra se considérer, lui, comme un Nègre et vice versa. Assignation ne signifie pas intériorisation.
49Au départ, nous avons caractérisé ce phénomène par les termes d’assignation par la couleur de peau, considérant que la couleur de peau était le point de départ du processus au même titre que le sexe. Cependant, après mûre réflexion, il semble que c’est bien aussi la couleur de peau qui est assignée au même titre que le genre. Le résultat étant qu’une personne de peau claire peut se considérer comme un Nègre. Tandis qu’une personne de peau foncée peut se considérer comme un chabin. Cette notion de couleur de peau qui est le résultat de ce processus d’assignation est apparue finalement extrêmement subjective.
50Pour finir, il faut préciser que ce processus mis en œuvre par les adultes a un sens ; il ne s’agit pas d’une quelconque haine qu’auraient les adultes envers ces enfants dont la peau est perçue comme plus foncée, il s’agit d’une préparation psychologique de ces enfants à ce qui les attend dans la société. Le fait de les traiter durement opérerait une sorte de « désensibilisation » à la domination qui a pour vocation de leur permettre de tenir face à la souffrance qui les attend d’avoir à être dominés en tant que « Nègres ». Pour le dire autrement, l’assignation de la couleur de peau est une stratégie de sortie de la misère ; les adultes favoriseraient les enfants perçus comme plus clairs de peau, en espérant que ceux-ci puissent monter dans la hiérarchie sociale et sortir ainsi toute la famille de la misère. Les traits culturels « nègres » seraient dévalorisés parce qu’ils seraient associés à la misère dans l’esprit des adultes. L’héritage des « Nègres », du fait qu’il correspondrait à vivre dans la misère, apparaîtrait très difficile à s’approprier par les adultes sans qu’ils aient le sentiment de se condamner à y rester. D’autant moins que la société dévalorise, elle aussi, cette culture, même si cela est en train de changer. Le travail domestique, le petit élevage, le jardin seraient enseignés très tôt aux enfants nègres pour qu’ils puissent survivre en toute circonstance.
51Au bout de ce processus, les adultes qui se considèrent comme des Nègres manifesteraient une très grande résistance à la domination et se montreraient solides face à l’adversité, contrairement aux chabins et aux Blancs qu’ils considéreraient comme plus fragiles du fait qu’enfants, ils ont été privilégiés et protégés des difficultés de la vie.
52J. Laplanche insiste sur le caractère binaire de l’assignation du genre mais l’assignation de la couleur de peau est beaucoup plus complexe : d’une part, elle renvoie à des différences et non à une différence et, d’autre part, ces différences sont instables car l’assignation d’un enfant à une couleur de peau plutôt qu’à une autre sera variable selon l’adulte dont elle émane. Enfin, ces différenciations participent de l’assignation à une place plus ou moins privilégiée dans un ordre social, issu de l’esclavage, donc particulièrement douloureux.
Analyse et perspectives
53Nous avons constaté que ces deux processus psychologiques (stratégie collective de défense et assignation de la couleur de peau) étaient très liés à la condition de dominé de ceux qui sont considérés et qui se considèrent comme des Nègres. Cette condition génère de la souffrance chez les sujets concernés qui tentent de s’en défendre :
- en déniant ce rapport de domination dans le cadre des milieux de travail salarié ; en adoptant des conduites de résistance et de désobéissance face à toute tentative de domination, qu’elle provienne des chefs, des collègues ou des clients ;
- en réservant, inconsciemment, un traitement particulier aux enfants de couleur de peau perçue comme foncée pour qu’ils puissent tenir face à la domination qui leur est réservée dans la société. En leur assignant le fait d’être Nègre, les adultes entourant l’enfant favorisent l’adoption ultérieure par ces sujets de conduites de résistance et de désobéissance dans les milieux de travail salarié.
54Ce « Liyannaj Kont Pwofitasyon » en Guadeloupe est susceptible de favoriser une subversion de l’assignation de la couleur de peau et de la stratégie de défense par la résistance et la désobéissance au travail salarié. Il recèle donc en lui le pouvoir de freiner la reproduction de la condition de dominé du Nègre au sein de la société.
55Ce qui a sans aucun doute été déterminant ici, c’est la capacité des leaders du mouvement à coopérer, à être solidaires. La résistance sociale en Guadeloupe a, en effet, toujours été bien vivace mais, jusqu’à ce jour, ceux qui dominent la société ont toujours pu maintenir une division entre les syndicats.
56Une stratégie de défense, par nature, est une amputation de la pensée, mais le mouvement lkp ne serait pas de nature défensive ; il apparaît comme un mouvement construit et pensé, c’est ce qui expliquerait qu’il soit resté longtemps exemplaire en termes de non-violence.
Conclusion
57Le mouvement lkp a situé sa lutte sur le terrain de la société, il a cherché à revaloriser la culture créole, à dénoncer formellement les rapports de domination liés à la couleur de peau qui existent dans la société guadeloupéenne, à susciter un débat sur la souffrance qui l’accompagne, et enfin à démontrer que les Guadeloupéens d’origine africaine et indienne sont en mesure de s’emparer d’une partie du pouvoir économique par exemple, au travers des marchés locaux et des boutiques.
58Mais la domination et la discrimination qui l’accompagne n’existent pas seulement au sein de la société. Elles sont également très présentes dans les organisations du travail en vigueur dans les entreprises et les administrations. Le lkp, en revendiquant une discrimination positive des Guadeloupéens d’origine africaine et indienne, a peut-être contribué à ce que ces derniers puissent évoluer dans la hiérarchie en fonction de leurs compétences et indépendamment de leur couleur de peau. Par ailleurs, d’une certaine manière, en obligeant chacun à faire preuve de débrouillardise pour « survivre » dans un contexte économique totalement paralysé, le lkp a peut-être aussi valorisé « le travail pour soi ». Toutefois, la domination et la discrimination diffuses qui existent au sein des organisations du travail ne pouvaient être prises en compte dans ce mouvement qui s’attaquait à des phénomènes touchant la société tout entière. De ce fait, il n’a pas pu non plus réellement prendre en compte la domination et la discrimination qui existent au sein des familles.
59Pour poursuivre et approfondir ce mouvement d’émancipation entamé par le lkp, il faudrait donc aussi lutter sur le terrain pour rendre les organisations du travail plus justes. Mais chacun devrait aussi individuellement chercher à s’émanciper de l’assignation dont il a inévitablement été l’objet au sein de sa famille, qu’il soit homme ou femme, qu’il soit métropolitain, béké, chabin, nègre…
Bibliographie
- Dejours, C. 2003. « Pour une théorie psychanalytique de la différence des sexes », Sur la théorie de la séduction, Paris, Libres cahiers pour la psychanalyse – In Press Éditions.
- Ganem, V. 2002. Formes, sens et impact de conduites de désobéissance et de résistance au travail observées en Guadeloupe, Mémoire de dea en psychologie du travail et de l’action, cnam, Paris.
- Ganem, V. 2007. Le rapport subjectif au travail en Guadeloupe. Analyse des incidences de l’héritage de l’esclavage sur les conduites actuelles des salariés dans l’hôtellerie, thèse de doctorat de psychologie ete, Paris.
- Laplanche, J. 2003. « Le genre, le sexe, le sexuel », Sur la théorie de la séduction, Paris, Libres cahiers pour la psychanalyse – In Press Éditions.
- Miller, A. 1981. C’est pour ton bien, Paris, 3e édition 1984, Aubier.
Mots-clés éditeurs : mouvement social, stratégie de défense, Guadeloupe, couleur de peau
Date de mise en ligne : 01/06/2010
https://doi.org/10.3917/nrp.009.0199Notes
-
[*]
Valérie Ganem, intervenante et enseignante en psychologie du travail. valerie.ganem@wanadoo.fr
-
[1]
Cet intitulé ne connaît pas de traduction satisfaisante mais est assez explicite pour un francophone. Nous ne proposerons donc pas de traduction.
-
[2]
Travail domestique, Kou de men, travail artisanal ou entrepreneurial, entretien d’un jardin vivrier, petit élevage…
-
[3]
Terminologie créole désignant un sujet dont la couleur de peau est perçue comme claire.
-
[4]
Le leader du lkp, lui, parle de Guadeloupéens d’origine africaine et indienne, nous considérons, pour simplifier, consciente que les choses sont plus complexes dans la réalité, que toutes ces désignations correspondent à la condition sociale de Nègre.