Notes
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[*]
Gilles Monceau, maître de conférences, Université de Paris 8. gilles. monceau@ univ-paris8. fr
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[1]
Alain Warzee et coll., La place et le rôle des parents dans l’école (rapport au ministre de l’Éducation nationale et de la Recherche), octobre 2006.
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[2]
« Le rôle et la place des parents à l’école », circulaire n° 2006-137 du 25 août 2006 (application du décret du 28 juillet 2006).
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[3]
Alain Warzee et coll., op. cit., p. 62.
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[4]
Dans la suite du texte, les mots « école » et « famille » seront écrits avec des majuscules à chaque fois qu’il s’agira des institutions scolaire ou familiale. Ils seront écrits avec des minuscules quand il s’agira d’un établissement scolaire ou d’une famille en particulier.
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[5]
Trois étudiants de 3e cycle m’accompagnaient : Anna Athanasopoulou, Maria-Renata Prado, Luc Mauger.
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[6]
Enquête menée par Brigitte Larguèze, chercheuse en sciences sociales.
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[7]
Des enquêtes sociologiques menées dans les familles, celles de Daniel Thin par exemple, l’ont déjà montré.
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[8]
« Le rôle et la place des parents à l’école », circulaire n° 2006-137 du 25-8-2006.
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[9]
Philippe Gombert montre bien que ce phénomène n’est pas rare pour ces parents qui peuvent être à la fois plus investis scolairement que la population ordinaire de l’éducation prioritaire mais qui ont aussi plus de facilités à changer leur enfant d’établissement (Gombert, 2008).
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[10]
Concernant en particulier le respect des horaires, les modes de communication ou encore la répartition des responsabilités.
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[11]
Intervention socianalytique, recherche action, analyse des pratiques professionnelles ou enquête participative (Monceau, 2003).
1Un rapport de l’Inspection générale de l’Éducation nationale [1], rendu en octobre 2006, a produit un bilan portant sur les droits individuels et collectifs des parents d’élèves et leur mise en œuvre. Dès avril 2006, paraissait une note d’étape reposant sur des investigations de terrain. Un décret puis une circulaire d’application [2] étaient ensuite publiés durant l’été de la même année, avant même la diffusion officielle du rapport. Ce dernier adopte un style se voulant objectif (factuel et documenté). Il formule néanmoins, dans un paragraphe de sa conclusion, une évaluation de la relation école/famille dans laquelle pointent à la fois la reconnaissance d’une irréductible tension entre les deux parties et la volonté de la contenir :
« La tension école/famille, souvent perceptible, est donc assez normale. Elle est dynamique et féconde si elle reste contenue dans de justes limites. Le réglage est cependant toujours délicat. Le vœu que les parents d’élèves aient un véritable statut qui leur reconnaisse des droits précisément formulés est une très bonne chose ; les textes récents vont dans cette direction. Est-il nécessaire de rappeler que la légitime reconnaissance des droits des parents d’élèves ne doit pas pour autant aboutir à compliquer la mission déjà difficile des personnels chargés de l’enseignement des élèves [3] ? »
3Au-delà de ce discours diplomatique de hauts fonctionnaires, les évolutions réglementaires actualisent en France une transformation plus générale des rapports entre services publics et usagers (Genard et Cantelli, 2007) dans lesquels la subjectivité prend une place nouvelle. Réputé autonome et responsable, le parent d’élève doit de plus en plus explicitement assurer le pilotage de la scolarité de son (ses) enfant(s) et cela quel que soit son niveau d’information sur les rouages institutionnels de l’école [4]. Cette évolution est suffisamment large pour que l’on puisse considérer que tous les « partenaires » sont pris dans le même mouvement, un peu trop rapidement qualifié de « libéralisation », voire de « privatisation » par divers acteurs.
4Il serait illusoire de chercher à établir si les politiques étatiques précèdent ou suivent les revendications des associations de parents d’élèves dont on sait qu’elles regroupent les parents les mieux informés et en conséquence les plus à même de tirer avantage de ce processus. Comme Martine Barthélémy l’a montré dans son enquête sur les trois principales associations (fcpe, peep et unapel) de parents d’élèves (Barthélémy, 1995), les parents les plus mobilisés peuvent combiner un certain consumérisme et un engagement militant qu’ils disent mettre au service de l’intérêt général. Les histoires respectives de ces trois associations (Gombert, 2006) témoignent de leurs différents rapports à l’école, à la fois pragmatiques et politiques. Le chercheur retrouve cette complexité lorsqu’il travaille sur le terrain scolaire pour observer la coopération entre parents et enseignants.
5Entre démission et envahissement, ce que les enseignants disent des parents varie selon les lieux et les circonstances. Mes divers travaux socio-cliniques dans l’institution scolaire, mais aussi dans les établissements de l’enfance inadaptée, m’avaient déjà montré combien les professionnels de l’enfance peuvent tenir des discours fort variables sur les mêmes parents en fonction des nécessités de leur propre action. C’est ainsi que, dans une de mes interventions, des parents présentés comme « démunis » et « indifférents » à l’éducation de leur enfant ont été brusquement décrits comme « interventionnistes » et « malins » par les professionnels. Cela parce que la proposition de les inviter à participer à une réflexion collective avait été émise.
6Cet article s’inscrit dans le prolongement de travaux antérieurs concernant l’opérativité du concept de résistance (Monceau, 1997) pour l’analyse des implications des individus dans les institutions éducatives. Cette orientation m’avait précédemment conduit à travailler sur les résistances des élèves à leur rescolarisation et sur celles des enseignants au processus de professionnalisation de leur métier. Les matériaux sur lesquels je m’appuie plus particulièrement ici sont issus de l’un des volets d’une recherche consacrée à la coopération parents/enseignants coordonnée par Martine Kherroubi à la demande de la Fondation de France (Kherroubi, 2008). Les travaux ont été conduits dans des écoles maternelles et élémentaires où des observations et des entretiens individuels et collectifs ont été menés avec des parents et des enseignants dans des écoles primaires aux publics contrastés.
7La démarche socio-clinique institutionnelle interroge les résistances des parents aux formes de coopération proposées par les enseignants et plus largement aux modalités relationnelles instaurées par l’école. La dialectisation du concept en trois moments (défensif, offensif et intégratif) sera mise en œuvre pour l’analyse. Les résistances des parents, qui ne manquent pas d’interroger celles des enseignants, peuvent être travaillées comme des analyseurs des relations parents/enseignants et non comme la simple expression d’une démission ou d’un envahissement. Ainsi, cette analyse résistancielle (analyse par les résistances) vise à éclairer les nouvelles interférences institutionnelles entre École/Famille générées par les transformations en cours.
Socio-clinique institutionnelle
8Parmi les sept écoles primaires avec lesquelles nous [5] avons travaillé, les trois premières, toutes publiques, ont été primées par la Fondation de France pour leurs actions de coopération avec les parents et se trouvent en Île-de-France et en Picardie. L’une d’entre elles est située en zone semi-rurale et reçoit un public mêlant différentes catégories sociales. Les deux autres se trouvent en milieu urbain et relèvent de l’éducation prioritaire (zep). Les quatre autres établissements reçoivent des publics plus privilégiés et sont situés dans différentes régions de France. L’une est une école publique d’application (liée à un Institut universitaire de formation des maîtres) et les trois dernières sont des établissements privés. Nous tenions à cette diversité afin de pouvoir relativiser nos observations.
9Au total, notre équipe a réalisé dix-sept entretiens individuels avec des parents et douze avec des enseignants. Ces entretiens ont été complétés par des observations d’activités se déroulant dans l’enceinte scolaire (réunions d’équipes pédagogiques, réunions entre parents, réunions organisées par les enseignants à destination des parents, accueil des parents dans la classe en début de matinée, récréations et séquences de classe en dehors de la présence des parents).
10Nous avons également organisé sept entretiens collectifs (réunissant de trois à vingt-cinq personnes) dans les écoles primées, avec les parents d’une part et les enseignants d’autre part. Ces rencontres ont regroupé soixante-sept parents et vingt-quatre enseignants. Elles ont été l’occasion de soumettre certaines de nos observations à nos interlocuteurs et de recueillir ainsi leurs analyses dans un cadre différent de celui de l’entretien en face à face. Ces séances se sont tenues dans les locaux scolaires et ont duré en moyenne deux heures, permettant ainsi d’installer une réflexion collective préparée par les entretiens individuels. Ce dispositif nous a permis d’enrichir l’analyse à travers l’expression de points de vue divergents parmi les enseignants comme parmi les parents.
11Notre démarche prend donc appui sur les demandes que nos interlocuteurs, parents et enseignants, ont manifestées au fil de nos interactions avec eux. Ils ont accepté de consacrer du temps à la démarche proposée malgré quelques craintes initiales de ne « pas savoir quoi dire ». Ensuite, la demande de réflexivité sur les pratiques s’est manifestée dans le contenu même des échanges et certaines découvertes semblent avoir été faites par nos interlocuteurs : « Je n’avais jamais vu les choses comme ça ! », « Maintenant que vous me posez la question, je me demande si… », « En vous parlant, je m’aperçois qu’en fait… », « Je viens de comprendre que… », « Quand monsieur dit cela, je m’aperçois qu’avant je pensais comme lui mais maintenant je pense que… ». Ces effets de l’analyse collective en situation sont bien sûr courants dans tout travail psychosociologique ou de sociologie clinique. Le sens donné à leurs actions par les sujets est en partie réélaboré par eux dans le dispositif de recherche lui-même. Le chercheur a ainsi accès non pas à une opinion constituée mais à une élaboration en cours, à un processus subjectif.
12Bien sûr, cette démarche ne peut prendre en compte que des enseignants et des parents acceptant de se laisser observer durant leurs interactions et/ou d’échanger sur leurs relations. Nous avons tenu à ce que toutes les rencontres se déroulent dans les locaux scolaires. Cependant, les parents les plus visiblement investis n’ont pas été les seuls à participer. En effet, dans les deux écoles situées en zone d’éducation prioritaire, les deux tiers des présents nous ont dit venir rarement à l’école. Par contre, dans l’établissement situé en secteur semi-rural, les trois quarts des participants se sont déclarés très investis. Cette diversité nous a permis d’accéder à des expériences et des points de vue variés.
13Une enquête de type ethnographique a été menée parallèlement dans quatre autres établissements en prenant pour objet principal les équipes enseignantes [6]. Ce travail a apporté de précieux éléments complémentaires.
14Les directeurs d’écoles et les inspecteurs des circonscriptions primaires ont facilité nos travaux et nous ont fait part de leur intérêt. Certains nous ont demandé de participer à des rencontres au-delà de l’espace des établissements (réunion syndicale, réunion en zone d’éducation prioritaire, animation pédagogique de circonscription). Cette ouverture et ces demandes témoignent de la préoccupation des professionnels concernant l’évolution de leurs relations avec les parents.
15Quelques parents nous ont également fait part de demandes plus personnelles concernant leurs propres difficultés relationnelles avec l’école. Nous leur avons alors conseillé de s’adresser aux ressources locales que nous avions identifiées au cours de la recherche mais qu’eux-mêmes semblaient méconnaître. Depuis la parution de l’ouvrage tiré de l’ensemble de la recherche, des associations de parents d’élèves et des organismes d’éducation populaire nous font plus largement part de leur intérêt, ce qui permet de prolonger l’investigation en appui sur des demandes des milieux directement concernés.
Résistances
16La démarche socio-clinique institutionnelle interroge les résistances des parents aux formes de coopération proposées par les enseignants et plus largement aux modalités relationnelles instaurées par l’école. Par « analyse résistancielle », j’entends une analyse non pas des résistances mais par les résistances. Plutôt que de suivre la logique institutionnelle, qui conduit à considérer les actes des résistants comme des actes « insensés » (tout comme l’était pour F. Taylor la « flânerie » des ouvriers de l’industrie), il s’agit d’inverser la perspective pour considérer les résistances comme des outils d’analyse de l’évolution institutionnelle. L’orientation théorique que j’adopte trouve des appuis sociologiques dans les travaux anciens de Georges Friedmann qui approchait principalement la résistance ouvrière comme un refus du « travail en miettes » imposé par la production taylorisée (Friedmann, 1956). Ce chercheur montrait, après Kurt Lewin dont il citait les expériences, le rapport entre la « résistance au changement » des ouvriers et leur non-association à la réflexion sur le devenir de l’organisation.
17Bien après les premiers travaux portant sur la résistance ouvrière, c’est dans les milieux de l’encadrement que les sociologues ont relevé diverses formes de résistances. Ehrard Friedberg a ainsi pointé la « récalcitrance » des cadres de l’industrie qui, analysant l’usage que l’entreprise fait de leur travail, mettent des limites à leur investissement intellectuel en son sein (Friedberg, 1993). La sociologie clinique (de Gaulejac et coll., 2007) s’intéresse aux compétences réflexives que développe l’individu hypermoderne (Aubert, 2004), pourtant pris dans un investissement subjectif croissant. Des chercheurs en management travaillent par ailleurs sur les formes élaborées prises par les résistances des cadres supérieurs (Courpasson et Thoenig, 2008). De nombreux sociologues et psychosociologues mettent ainsi au cœur de leurs travaux l’examen des effets, sur l’individu, de la promotion de son autonomie et de sa responsabilité. Ces approches portent sur l’individualisation des rapports sociaux (Ehrenberg, 1991) et montrent l’ampleur de la solitude engendrée par cette autonomie et le coût psychique de cette responsabilisation croissante.
18Du côté de l’analyse institutionnelle, les relations que les individus entretiennent avec les institutions sont désignées comme « implications ». Dans son ouvrage fondateur, René Lourau s’est appuyé sur un texte de Freud intitulé « Psychologie collective et analyse du moi », bien connu des psychosociologues et sociologues cliniciens d’aujourd’hui, pour élaborer la triade libidinal/organisationnel/idéologique qu’il utilisera pour caractériser la manière dont les groupes humains s’instituent (Lourau, 1970). Il l’utilisera également pour décliner les trois types de déviances observables dans les institutions. M’inscrivant dans cette même orientation, je propose d’examiner les résistances des parents d’élèves, observables dans les dispositifs de coopération, en croisant les trois moments de cette résistance (offensif, défensif et intégratif) et les trois dimensions de l’implication institutionnelle (idéologique, organisationnelle et libidinale). Je sais que je prends ainsi le risque de paraître adopter une démarche froidement systématique qui enferme les individus dans des « cases » préconstruites. Je dois donc préciser que ce cadre d’analyse vise non pas à étiqueter différentes catégories de parents mais à suivre plus finement la dynamique de leurs actes et discours. Les parents avec lesquels nous avons travaillé sont des sujets traversés par divers dilemmes, appartenances et contradictions. Ils vivent des situations sociales sur lesquelles ils réfléchissent individuellement et collectivement. Ainsi, ils ne se laissent pas enfermer dans des catégories stables mais suivent des évolutions complexes, prises dans celles de l’institution.
Le moment défensif
19Lorsque des parents éprouvent crainte, méfiance ou défiance vis-à-vis de l’institution scolaire et élaborent des stratégies d’évitement, les enseignants ont tendance à les considérer comme « démissionnaires ». Ils semblent en effet se retirer du jeu institutionnel et il est difficile d’entrer en relation avec eux, aussi bien pour les enseignants que pour les délégués de parents élus. Les entretiens menés avec les parents font pourtant apparaître des stratégies bien plus complexes qu’une simple « démission [7] ».
20Ce retrait parental est multiforme. Il prend clairement une dimension idéologique lorsqu’il est question de se soustraire à l’imposition par l’école de certaines valeurs antagoniques avec celles de la famille. Le « modèle ferryste », séparant les territoires familial et scolaire, protège alors le premier de l’emprise du second bien qu’il ait plutôt été institué avec la visée inverse. Une proportion importante de parents, en particulier ceux qui ne participent qu’occasionnellement à des activités organisées par les enseignants, défendent ainsi l’idée du « chacun son rôle » ou « chacun sa place ».
21Cette position, également présente dans une partie du discours enseignant, ne peut être réduite à l’expression de craintes infondées. Nous avons en effet identifié chez certains enseignants, et en particulier des directeurs, une démarche explicite de moralisation des familles. Contrairement à ce que nous pensions initialement, les familles les plus démunies culturellement ne sont pas les seules à être concernées. Certains directeurs d’écoles maternelles disent ainsi « se battre » pour faire respecter les horaires scolaires par des parents de classes moyennes et supérieures. Ils expliquent souvent que leur objectif, au-delà du respect du cadre scolaire commun, est de donner des repères à ces parents peu ou pas « structurés ». Des enseignants nous ont expliqué qu’ils devaient nécessairement se préoccuper des pratiques d’éducation familiale car elles ont des conséquences directes sur la vie de l’enfant à l’école et sur ses apprentissages. C’est tout particulièrement le cas concernant l’heure du coucher et l’alimentation.
22Le moment défensif des résistances parentales s’exprime également au plan organisationnel par l’évitement des réunions collectives et des rencontres individuelles. Pour ne pas risquer d’être enrôlés par les enseignants ou même par les parents les plus investis dans le fonctionnement scolaire, le plus sûr moyen est encore l’absence. On ne pénètre dans l’école qu’à condition d’y avoir été explicitement invités. Le fait de ne pas être convoqué par les enseignants est en conséquence le signe que « tout va bien ». Le retrait organisationnel se présente alors comme l’expression d’une distance faite de méfiance et de respect.
23De nombreux représentants élus ou responsables d’associations de parents évoquent leur propre difficulté à entrer en relation, à faire participer ces parents rétifs à un enrôlement participatif. Ils sont rarement conscients de leur manque de légitimité aux yeux de ces résistants.
24La coopération entre parents et enseignants passe par des relations régulières, voire par l’établissement d’une certaine connivence. Les parents les plus coopératifs disent d’ailleurs fréquemment avoir tissé des relations amicales avec les enseignants. Cette dimension libidinale tient donc un rôle important bien qu’institutionnellement non reconnue.
25Précisons que nous retenons ici une acception large du concept de libido, adoptée par Freud en 1921 : « Libido est un terme emprunté à la théorie de l’affectivité. Nous désignons ainsi l’énergie, considérée comme une grandeur quantitative – quoique pour l’instant non encore mesurable –, de ces pulsions qui ont affaire avec tout ce que nous résumons sous le nom d’amour » (Freud, 1981, p. 150).
26Si cette énergie affective peut jouer comme un élément de consolidation de la coopération, elle est aussi un facteur de retrait pour une partie des parents. Ainsi, lorsque certains enseignants optent pour des relations conviviales, voire pour le partage d’expériences privées (en évoquant par exemple avec les parents de leurs élèves leurs difficultés avec leurs propres enfants), cette dilution de la frontière enseignants/parents génère dans certains cas des inquiétudes à la fois sur la compétence des enseignants (qui ont exprimé leurs propres doutes) et sur les risques d’intrusion dans les affaires familiales.
27Nous avons eu accès à certaines stratégies qui simulent l’acceptation d’une relation de proximité aussi bien vis-à-vis des « parents d’élèves » que des enseignants. Se présenter comme « en demande » ou « en faiblesse » est un moyen de construire une relation avec les enseignants en se rendant acceptables. Ainsi, dans un entretien collectif, une mère explique que la meilleure manière de se faire « bien voir » par les enseignants est de leur demander conseil, y compris sur l’éducation domestique (le coucher par exemple). La relation d’éventuelle domination est ainsi construite à l’initiative du dominé. Les enseignants dupés par cette stratégie voient d’abord dans ces demandes la preuve d’une incompétence parentale.
Le moment offensif
28Ce moment caractérise principalement l’action de parents considérés par certains enseignants comme « envahissants ». S’appuyant sur des valeurs et se disant porteurs de l’intérêt général ces résistants ne s’opposent pas au principe de la coopération mais lui donne un contenu plus politique que fonctionnel. Cette démarche parentale se présente d’abord comme contestation de l’existant et formulation de propositions alternatives.
29Ce moment offensif, dans sa dimension idéologique, apparaît explicitement dans certains discours de parents dits « bobos » scolarisant leurs enfants dans des écoles de quartiers dits « populaires ». Ils mettent en avant l’intérêt collectif et des valeurs d’intégration sociale en se distinguant d’autres parents qu’ils jugent davantage préoccupés par leurs affaires personnelles. Ainsi une mère élue à un conseil d’école établit, lors d’un entretien individuel, une distinction entre les « bobos » (groupe auquel elle dit appartenir) qui se préoccuperaient davantage de la défense des intérêts collectifs et les autres catégories qui seraient plus repliées sur leurs intérêts propres : « (Ils) s’intéressent énormément au scolaire, mais pas d’une façon collective. Eux, ils ne pensent qu’à leur pomme. » Ces parents se présentent volontiers comme militants et garants des valeurs républicaines face à des enseignants (les plus jeunes en particulier) à qui ils reprochent de ne pas y être suffisamment attachés. C’est aussi en débordant le cadre scolaire ordinaire que se manifeste la dimension idéologique de ce moment offensif. En élargissant leur militantisme à la défense de parents étrangers menacés d’expulsion, en agissant auprès des mairies ou des organismes de logements sociaux ou encore en menant des actions à partir de l’école pour mobiliser les habitants du quartier sur des problèmes sociaux et urbains, ces militants débordent largement la place que leur assigne le cadre réglementaire. Ils poursuivent des objectifs relevant de dimensions politiques et s’opposent ainsi à ce que la coopération se réduise à des aspects fonctionnels.
30Des parents peuvent intervenir directement sur l’organisation de l’équipe enseignante. Ainsi, dans une école un conflit a opposé le nouveau directeur au reste des enseignants, plus anciens. Une partie des adhérents de l’association de parents a pris position contre le directeur et a même fait intervenir la hiérarchie de l’Éducation nationale. Les représentants de parents ont accès au fonctionnement de l’école et se trouvent en proximité avec les enseignants. Ils élaborent des stratégies, se répartissent des rôles, jouent sur des relations individuelles et collectives. Ainsi, il leur arrive alternativement de soutenir et d’attaquer les enseignants. Il y a là une dynamique de minorité active (Moscovici, 1979) qui peut être tour à tour inquiétante et rassurante pour les enseignants et les directeurs. Pour ces derniers, la mobilisation et les compétences parentales peuvent être plus dérangeantes encore que leurs manques. Cet activisme, combiné à la réflexivité qui s’élabore dans les réunions entre parents, redéfinit leurs relations avec les enseignants. Leur résistance se manifeste au plan organisationnel quand ils se posent comme des partenaires indépendants qui refusent d’être les objets de l’action enseignante.
31Le moment offensif se décline également dans une dimension libidinale lorsque des parents investissent l’école comme un lieu de convivialité que certains souhaitent même « familial ». Dans les entretiens individuels et collectifs, nous avons recueilli des témoignages de mères d’élèves pour qui l’établissement scolaire est au centre de leur activité sociale. Une partie d’entre elles n’a pas d’activité salariée et consacre une part importante de son temps à l’animation d’ateliers, l’accompagnement de sorties scolaires, voire à un soutien direct à l’enseignant dans la classe. Ces femmes parlent de leur « plaisir » à venir dans ce lieu « chaleureux », de l’épanouissement qu’elles y ont trouvé et de ce qu’elles y ont appris. Certaines disent qu’elles sont devenues « copines » avec les enseignants. Une mère nous a également expliqué qu’après le départ de son enfant de l’école, elle avait eu l’impression de n’« être plus rien ».
32En investissant l’école comme un espace de socialisation, ces parents transforment celle-ci en un lieu « pour eux », dans lequel ils peuvent éprouver le plaisir d’être et de faire avec d’autres. Les réponses des enseignants à ces demandes sont diverses et les changements de directeur peuvent conduire à un certain refroidissement libidinal lorsque les nouveaux nommés tentent de réinstaurer une relation plus impersonnelle. Ces situations s’accompagnent de conflits dans lesquels les affects tendent à subvertir le cadre institutionnel.
Le moment intégratif
33Les parents qui participent au fonctionnement institué prévu par les textes officiels (conseil d’école, réunion des associations de parents) mais aussi à d’autres activités plus quotidiennes comme l’encadrement d’ateliers de travail manuel, l’accompagnement de la classe à la piscine ou lors de visites, la préparation des fêtes ou bien encore la fourniture d’une petite aide matérielle (matériel de récupération, gâteaux et boissons) ont la possibilité d’approcher les enseignants et d’entrer dans l’école. Ils peuvent ainsi intervenir, de l’intérieur, sur la conception même que les enseignants se font de la coopération avec les parents.
34Nous avons ainsi observé comment des représentants de parents tentent et parviennent parfois à renverser les rôles traditionnels et à enrôler idéologiquement les enseignants dans des dispositifs de coopération. Il arrive ainsi que le conseil d’école (auquel participent enseignants et représentants de parents) soit le lieu où des parents réconfortent des enseignants en difficulté en soulignant l’importance de leur mission. Ce faisant ils résistent à la perte de sens qui peut résulter d’une institutionnalisation de la coopération. En interrogeant systématiquement sur les finalités des actions mises en œuvre dans l’école, les parents contraignent les enseignants à expliciter une politique d’établissement. Par le dialogue, ils peuvent influer sur celle-ci.
35Ces interventions menées à partir des instances instituées s’appuient sur la légitimité conférée par la réglementation scolaire elle-même. Membres d’associations nationales ou de groupements locaux de parents d’élèves, ils jouent le jeu institutionnel pour influer sur les choix municipaux (montant des crédits scolaires) ou administratifs (nombre de postes d’enseignants) mais aussi sur la vie de l’établissement. Un espace de négociation est ouvert, il y a donc jeux d’influence souples et réciproques. En prenant place dans l’institution scolaire, les parents rendent des services en relayant certaines demandes des enseignants. Un responsable d’association déclare ainsi : « Le directeur considère l’association de parents d’élèves comme une aide, un appui. Pour l’aider à obtenir des choses auprès de l’académie par exemple, des choses en plus, des ouvertures de classe. » Mais dans le même temps, ces parents résistent à l’instrumentalisation. Dans certaines situations, l’antagonisme des intérêts des uns et des autres peut ressurgir. C’est par exemple le cas lorsque des parents organisés s’appuient sur les derniers textes officiels pour demander à disposer d’un local à l’intérieur de l’établissement [8] et que les enseignants voient dans cette demande le risque d’un contrôle permanent de leur activité professionnelle.
36Les opportunités relationnelles créées par les activités de coopération avec les enseignants permettent aux parents d’intervenir sur la scolarité de leur enfant. Une déléguée de parents explique qu’en côtoyant l’enseignante de son fils au conseil d’école et dans d’autres réunions, elle a pu établir avec elle une relation suffisamment étroite pour se sentir autorisée à lui demander « des trucs » pour faciliter sa scolarité. C’est le cas également pour d’autres parents qui apportent une aide dans l’école.
37Les représentants disent aussi s’attacher à faciliter les relations entre les enseignants et les parents de leurs élèves. Une mère d’élève, membre d’une association locale, explique que « La subtilité, c’est d’essayer de faire comprendre à l’enseignant, de lui faire prendre conscience qu’il y a des choses qui ont été dites qui sont blessantes pour l’enfant et sont blessantes pour les parents. » On retrouve, dans cette posture, une dimension psychosociologique dans laquelle beaucoup de représentants de parents nous disent se reconnaître. Cette action n’est cependant pas toujours perçue comme un soutien par les enseignants qui, dans certaines situations, estiment que ce type intervention parentale brouille les responsabilités des uns et des autres.
38Ce moment intégratif de la résistance se module idéologiquement, organisationnellement et libidinalement. Il peut donner l’image d’une école colonisée par certains parents, qui tendent à capter les ressources scolaires au profit de leurs propres enfants (Van Zanten, 2001). Ainsi, dans l’une des écoles, située en zone d’éducation prioritaire, la place centrale prise par un groupe de parents de classe moyenne a éloigné les autres parents. Après un conflit entre l’équipe enseignante et ce groupe, ses leaders ont quitté l’école. Les enseignants ont alors révisé les modalités de leur relation aux parents en cherchant à créer un lien direct avec le plus grand nombre possible d’entre eux [9].
Considérer les résistances dans toute leur dimension institutionnelle
39Les dimensions idéologique, organisationnelle et libidinale, qui viennent d’être déclinées dans les trois moments dialectiques proposés, s’observent dans les dispositifs de coopération. En s’écartant d’une conception binaire opposant adhésion et résistance, il s’agit d’élaborer un outil d’analyse de la dynamique des implications parentales dans l’institution scolaire. Les mêmes parents peuvent en effet actualiser, selon les circonstances, des comportements et des discours fort variables, voire opposés. Les résistances des parents, qui ne manquent pas d’interroger celles des enseignants, peuvent alors être travaillées comme des analyseurs des relations parents/enseignants et non comme la simple expression d’une démission ou d’un envahissement.
40En étudiant de près la coopération parents/enseignants et en dialectisant la résistance des parents à cette coopération (le même travail pouvant être fait pour les enseignants) apparaît un rapport complexe entre École et Famille.
41Le moment intégratif de la résistance est aujourd’hui le plus valorisé par les discours politiques et les enseignants favorables à une coopération effective. Il est attendu des parents qu’ils se rapprochent de l’école et qu’ils y prennent une place active afin de contribuer à son efficacité. Nos travaux de terrain montrent que, contrairement à ce qui est souvent imaginé, cette entrée des parents à l’école ne pacifie pas les relations. Non seulement la coopération ne fait pas disparaître les tensions mais elle ouvre de nouveaux espaces où celles-ci peuvent s’exprimer. Au-delà de l’analyse localisée de la coopération dans telle ou telle école, c’est le réarrangement, permis/provoqué par la nouvelle réglementation, de l’implication parentale dans l’institution scolaire que l’analyse par les résistances cherche à travailler dans un souci dialectique.
42Si les parents d’élèves (ainsi désignés en fonction d’une d’implication dans l’institution scolaire qui les distingue des individus sans enfants scolarisés) sont objets de cette nouvelle politique, leurs résistances montrent assez qu’ils demeurent dans le même temps des sujets traversés par des contradictions internes et externes. Leurs positionnements restent en conséquence en grande partie imprévisibles.
43Face à ces évolutions, nous avons observé des équipes enseignantes qui installent des cadres explicites de fonctionnement [10] et des modalités relationnelles visant à maintenir un traitement équitable des parents malgré leurs différences de ressources et la variété de leurs implications scolaires. Dans le même temps, ces équipes rendent possible l’expression de divergences, voire d’oppositions, et élaborent des dispositifs dans lesquels cette confrontation peut avoir lieu. Certains des directeurs rencontrés parviennent ainsi à s’appuyer sur les résistances parentales pour dynamiser et élargir les relations avec les parents. Il n’est cependant pas certain que l’institutionnalisation de la coopération (comme pratique ordinaire et réglementée) intègre ces préoccupations qui résultent d’une réflexivité souvent acquise au fil de leur expérience professionnelle.
44L’usage du concept de résistance en situation socio-clinique [11] impose une lecture multidimensionnelle (prenant en compte idéologie, organisation et libido) et dynamique (attentive aux processus en cours) des évolutions institutionnelles. Pour ce qui est de l’école, cela concerne aussi bien les parents que les enseignants (Monceau, 2004). L’identification et la dialectisation des moments défensif, offensif et intégratif n’opposent pas individu et institution ou bien local et global mais font porter l’attention sur les rapports évolutifs que les sujets entretiennent avec des institutions de plus en plus mouvantes. Les qualifier de « liquides », comme le sociologue Zygmunt Bauman le fait pour notre société contemporaine dans son ensemble (Bauman, 2007), pourrait laisser croire que ces institutions perdraient de leur puissance en perdant de leur solidité/stabilité. L’exemple développé ici, concernant les rapports entre École et Parents d’élèves, montre que la coopération conduit ces derniers à investir davantage dans l’institution scolaire, y compris par l’effet paradoxal de leurs résistances. Cette évolution ne va pas de soi dans l’institution scolaire, elle manifeste davantage l’ampleur des remaniements en cours qu’un supposé affaiblissement.
45Nos recherches actuelles et à venir visent à mieux comprendre la manière dont des individus, objets de politiques publiques cherchant à susciter leur engagement, sont aussi sujets dans leur rapport à l’institution (leur implication). Nous nous éloignons donc d’une conception qui assimilerait les parents à des consommateurs ou bien réduirait leur action à celle du simple calcul investissement/rentabilité. Le concept de résistance guide l’analyse en insistant sur la nécessaire prise en compte du négatif. Sans ce dernier, nous ne percevrions que l’apparente et trompeuse positivité de la vie institutionnelle.
Bibliographie
Bibliographie
- Aubert, N. (coord.). 2004. L’individu hypermoderne, Toulouse, érès.
- Barthélémy, M. 1995. « Des militants de l’école. Les associations de parents d’élèves en France », Revue française de sociologie, 26, n° 3, p. 439-472.
- Bauman, Z. 2007. Le présent liquide. Peurs sociales et obsession sécuritaire, Paris, Le Seuil.
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Notes
-
[*]
Gilles Monceau, maître de conférences, Université de Paris 8. gilles. monceau@ univ-paris8. fr
-
[1]
Alain Warzee et coll., La place et le rôle des parents dans l’école (rapport au ministre de l’Éducation nationale et de la Recherche), octobre 2006.
-
[2]
« Le rôle et la place des parents à l’école », circulaire n° 2006-137 du 25 août 2006 (application du décret du 28 juillet 2006).
-
[3]
Alain Warzee et coll., op. cit., p. 62.
-
[4]
Dans la suite du texte, les mots « école » et « famille » seront écrits avec des majuscules à chaque fois qu’il s’agira des institutions scolaire ou familiale. Ils seront écrits avec des minuscules quand il s’agira d’un établissement scolaire ou d’une famille en particulier.
-
[5]
Trois étudiants de 3e cycle m’accompagnaient : Anna Athanasopoulou, Maria-Renata Prado, Luc Mauger.
-
[6]
Enquête menée par Brigitte Larguèze, chercheuse en sciences sociales.
-
[7]
Des enquêtes sociologiques menées dans les familles, celles de Daniel Thin par exemple, l’ont déjà montré.
-
[8]
« Le rôle et la place des parents à l’école », circulaire n° 2006-137 du 25-8-2006.
-
[9]
Philippe Gombert montre bien que ce phénomène n’est pas rare pour ces parents qui peuvent être à la fois plus investis scolairement que la population ordinaire de l’éducation prioritaire mais qui ont aussi plus de facilités à changer leur enfant d’établissement (Gombert, 2008).
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[10]
Concernant en particulier le respect des horaires, les modes de communication ou encore la répartition des responsabilités.
-
[11]
Intervention socianalytique, recherche action, analyse des pratiques professionnelles ou enquête participative (Monceau, 2003).