1Pourquoi proposer un numéro sur la notion de résistance ? Parce que cette notion peut sans doute nous aider à penser le monde social autrement que sur le mode structuraliste, autrement que comme ensemble de rapports sociaux qui font système. Ou plutôt système fermé, clos sur lui-même et non ouvert au changement. Finalement, n’est-ce point en raison de leur capacité de résistance – que nul parfois ne pouvait chez certains soupçonner avant qu’elle s’exerce en certaines circonstances exceptionnelles, voire situations extrêmes – que les hommes ne sont pas transformés, au terme de leur socialisation, en automates dont la raison serait réduite à sa dimension instrumentale et le comportement pré-adapté à des fins imposées par la société ? (Bove, 2007). N’y a-t-il pas là une butée contre laquelle se heurte tout pouvoir, qui empêche que l’individu devienne son rôle ? Quelque chose qui précisément serait de l’ordre d’une subjectivité rebelle, irréductible, incompressible, qui, toujours, fût-ce de façon intermittente et fugace, fût-ce de façon ponctuelle et limitée – serait à l’œuvre ? Ou d’un réel se dérobant toujours aux réponses convenues et qui empêche l’infinie répétition du même dans la pensée et l’acte ? Ce réel refoulé ou dénié qui insiste et revient inéluctablement.
Du côté du vivant et de l’action
2On ne niera pas ici la pertinence des travaux portant sur l’emprise de l’organisation, la soumission volontaire, les nouvelles formes d’aliénation, les processus d’assujettissement et de normalisation mais force est de constater que ces processus ne sont jamais achevés, aboutis parce que constamment en tension avec des forces opposées, parce que toujours freinés, voire stoppés par quelques résistances tenaces et obstinées, fussent-elles les plus discrètes et les plus insidieuses. Et se dégager d’une infinie critique du travail contemporain, de son intensification et dégradation, peut permettre d’éviter le piège d’une naturalisation de la réalité présente comme seule possible, le piège d’un tableau univoque et verrouillé. Car la critique des sciences sociales à l’égard du monde tel qu’il est n’est pas à l’abri des « récupérations » revitalisant régulièrement le positivisme et la prophylaxie sociale (Clot, 2008).
3On ne contestera pas non plus l’importance des travaux portant sur souffrance/défenses, mais ces derniers ne gagneraient-ils pas à intégrer d’autres issues possibles comme les processus de dégagement, de riposte, de création, de subversion ? Peut-on oublier que résister, c’est aussi créer, comme le signalent Benasayag, Deleuze et d’autres encore… ? En un mot, peut-on se passer de la notion de résistance si l’on veut se situer du côté d’une science du vivant et de l’action ? Notion essentielle pour préserver la place centrale du conflit dans la pensée dialectique. Notons que la dimension de la résistance est fortement présente chez les sociologues mais d’abord, semble-t-il, située dans les faits sociaux. Ainsi, Durkheim nous demande de « traiter les faits sociaux comme des choses » précisément parce qu’ils seraient doués de cette propriété de résister à notre volonté de les transformer. Et cette résistance qu’ils nous opposent et qu’on éprouve parfois dans la douleur ne pourrait pas toujours être vaincue. Chez Durkheim, c’est le fait social qui résiste à l’homme. Ce dernier n’aurait pas finalement à lui résister sauf peut-être à résister à sa résistance dès lors qu’il veut le transformer. « On reconnaît principalement une chose à ce signe qu’elle ne peut pas être modifiée par un simple décret de la volonté. Ce n’est pas qu’elle soit réfractaire à toute modification. Mais, pour y produire un changement, il ne suffit pas de le vouloir, il faut encore un effort plus ou moins laborieux, dû à la résistance qu’elle nous oppose et qui d’ailleurs ne peut pas toujours être vaincue. Or, nous avons vu que les faits sociaux ont cette propriété » (Durkheim, 1967). Ce que Durkheim énonce à propos de la résistance fait écho à une partie importante de l’expérience humaine dans le monde du travail. On ne peut travailler longtemps sans éprouver que quelque chose résiste à notre volonté de maîtrise, ne se plie pas à nos exigences. Peut-être d’ailleurs ne commence-t-on à travailler qu’à partir de ce moment-là. Quelque chose – cela peut être un matériau – ou quelqu’un s’il s’agit, dans le champ du service, d’un usager. Dans le monde du travail, on ne cesse pas d’être confronté à des dysfonctionnements techniques, des incidents, des événements, des aléas, à des usagers en souffrance pour lesquels on ne parvient pas à trouver des solutions satisfaisantes… Et le plaisir, souvent, naît précisément d’avoir réussi à surmonter telle ou telle difficulté. Mais si l’homme au travail est en résistance, ce n’est pas seulement parce qu’il a affaire à un réel qui résiste à sa volonté de transformation mais aussi et d’abord peut-être parce qu’il a affaire à un réel qui met en cause son effort de conservation, sa vie elle-même dans sa multiformité. Et aussi encore parce qu’il a affaire à un réel qui met en cause ses valeurs, ses normes, son éthique, sa dimension de sujet.
4Les résistances au sujet et les résistances du sujet (Kinable et Giot, 2004) sont les objets d’une anthropologie reconnaissante de l’être humain au titre de sujet : un sujet humain qui subsiste, persiste et signe, au-delà de toute tentation et tentative de son objectivation et instrumentalisation. Au fondement du sujet s’inscrit une déliaison inaugurale, une négation qui est condition de la bordure de l’appareil psychique et de la vie psychique comme de l’existence tout court. La négation (Freud, 1925) avec ses deux aspects du jugement, d’attribution et d’existence, est bien à l’origine de la différenciation dedans-dehors, réalité psychique-réalité extérieure ; à l’origine encore de l’action intellectuelle comme présidant au choix de l’action motrice, autrement dit au passage du penser à l’agir. Hegel et Freud ont en commun une perspective processuelle de la conscience au cœur de laquelle se déploie la positivité de la négativité. Ou, dirait Winnicott, la créativité de la destructivité. L’agressivité est liée à la séparation moi-non moi, comme la peur de la destructivité est liée à la peur de ne pas pouvoir être fusionné avec la mère. Le négatif de la destructivité est bien nécessaire pour accéder au statut d’individu distinct car la séparation d’avec l’objet primaire n’est acquise qu’à ce prix.
5La catégorie dialectique et ontologique de la négativité permet de dépasser la marque négative le plus souvent attribuée au négatif et de le penser aussi comme constitutif de la limite, du dégagement, de la création (Lhuilier, 2002). « Il n’y a pas de pure négativité destructrice, freinante, régressive, mais nous avons à concevoir le rapport essentiellement dialectique que cette dimension entretient avec la négativité hégélienne qui, selon Kojève interprétant Hegel, se réalise et se manifeste en tant qu’action négatrice, c’est-à-dire créatrice car “nier le donné sans aboutir au néant, c’est produire quelque chose qui n’existait pas encore”. Or, c’est précisément ce qu’on appelle créer. Inversement, “on ne peut vraiment créer qu’en niant le réel donné” » (Dorey, 1995).
6La négation est le premier degré de l’autonomie de la pensée, la rupture avec la majorité compacte, syncrétique de l’être-ensemble, l’étape obligée de la subjectivation du Je. Rupture et négation, travail du négatif et création doivent être examinés pour éclairer les voies de la résistance. Résistance à l’adhésion, l’assimilation, l’indifférenciation, la normalisation et la dissolution de l’altérité, de la singularité… autant de traductions de la force et de la forme agglutinante d’Éros. Mais la pulsion agressive s’oppose à ce programme de « civilisation ». Car « il ne semble pas qu’en exerçant une quelconque influence, on puisse amener l’homme à muer sa nature en celle d’un termite, il défendra sans doute toujours sa revendication de liberté individuelle contre la volonté de la masse » (Freud, 1930-1971). Résister à une vie de termite suppose cette opération de jugement et donc de choix. Opération réalisée par le travail du négatif (Green, 1993) entendu comme ensemble des défenses et dégagements qui ont en commun leur obligation de statuer par oui ou par non sur les éléments de l’activité psychique comme les pulsions, les représentations de chose ou de mot, les perceptions ; ces éléments étant ici à la fois les instruments et les processus par lesquels le jugement psychique s’effectue.
7Et ce y compris dans les situations limites où le maintien de la possibilité d’un choix est anéanti ou paraît anéanti. Dans l’expérience limite, celle que réalise un environnement physique extrême, ou un environnement politique, social du type totalitarisme destructeur, ou à la révélation de la maladie mortelle en soi… le sujet vit à la frontière entre sa mort et sa survie. Et la précarité de la vie exacerbe la volonté de survivre. Cette source d’énergie puise dans la pulsion de mort : « Dans un rapport de force sans issue, seule une résistance née de ses propres sources pulsionnelles de mort peut braver la mise en danger mortelle. » Nathalie Zaltzman (1999) appelle ce courant de la pulsion de mort la pulsion anarchiste parce qu’elle serait la plus individualiste, la plus libertaire. Cette base pulsionnelle de la négativité de rupture, de déliaison est bien du côté de la pulsion de mort au service de la vie : elle ne vise pas à ramener à l’inanimé, ni à détruire, mais à individuer. La pulsion de mort travaille contre les formes de vie établies et contribue à les renouveler. « C’est encore elle qui sauve une condition fondamentale du maintien en vie de l’être humain : le maintien pour lui de la possibilité d’un choix » et ce même dans les expériences limites. « Elle travaille à la poussée libertaire la plus individuelle contre l’effet arasant de la norme sociale… Elle contre les alliances et les pactes inconscients mortifères qui nous enlisent dans la compacité du trop plein et du trop de liens » (Kaës, 1989). Non pas pour poursuivre le mirage d’un sujet auto-institué ou auto-suffisant, d’une existence solipsiste du psychisme individuel affranchi des scories de l’emprise ou de la domination des autres. Mais plutôt dans ce mouvement exploratoire en quête d’une référence commune identifiante de l’universel humain, cette tiercéité nécessaire à l’individualité, que Freud désigne par la notion de Kulturarbeit : une référence partagée à ce qui nous fait humain et nous maintient dans la communauté des hommes.
Un mélange de négation et d’affirmation
8Présente dans de nombreux travaux, la notion de résistance peut, selon les champs, les disciplines et les références théoriques, revêtir des acceptions de prime abord différentes et désigner des phénomènes connotés tantôt négativement (résistance à la vérité sur soi dans le champ de la psychanalyse, résistance au changement dans le champ du management), tantôt positivement (résistance à l’exploitation, à la domination, à l’assujettissement, à l’oppression, à la servitude, à la paupérisation, à la rationalisation instrumentale, à l’abandon de la logique du service public dans le champ sociologique ou politique…). Sens pluriel sur le registre cognitif, jugements de valeur parfois opposés sur l’axe axiologique, semblent la caractériser. Tantôt, donc, située du côté de la conservation, du statu quo, de l’archaïque ; tantôt située du côté de la transformation, de l’émancipation. Mais faut-il la situer d’un seul côté sauf à verser dans quelque manichéisme. Ne faut-il pas plutôt s’interroger sur sa nature ambiguë, équivoque, voire contradictoire ; sur l’ambivalence qui accompagne toutes ses manifestations, son mélange inextricable de réactivité et d’activité, de conservation et d’invention, de négation et d’affirmation. Car seul ce concept, peut-être, dans une perspective plus dynamique, plus dialectique pourrait nous permettre de comprendre pourquoi un effort qui, de prime abord, ne semble que réactif et viser la simple conservation de l’être, le maintien de son état de fonctionnement peut, à un moment donné, interrompre le processus d’assujettissement et rendre possible le déploiement de toutes les potentialités de la puissance d’agir et, in fine, sa subjectivation. Pourquoi un effort qui ne revêtirait d’abord qu’une dimension ontologique parce que inscrit dans l’ordre de l’être-même pourrait aussi avoir une portée éthique et politique.
Au pluriel et sans majuscule
9Précisons que nous avons invité les contributeurs de ce numéro à évoquer, à analyser plutôt les résistances au quotidien que La Résistance. Faire usage du pluriel et faire tomber les majuscules est sans doute nécessaire si l’on veut comprendre les processus en jeu. Nous les avons invités à porter l’attention sur des actes de résistance plus quotidiens, moins visibles, moins spectaculaires qu’ils aient ou non une portée stratégique. Cela vaut pour le monde du travail. À ce propos, on ne peut ignorer les mouvements de résistance actuels qui essaiment en France dans les entreprises, les universités, les hôpitaux, ainsi que les mouvements transversaux tels que ceux développés par l’Appel des appels (à l’initiative de R. Gori), Travail et Démocratie, la Nuit Sécuritaire, entre autres. Il est certes difficile, sur une telle problématique, de ne pas se référer à quelques ouvrages phares ; de ne pas citer, par exemple, Le droit à la paresse de Paul Lafargue, un ouvrage pamphlet dans lequel l’auteur dénonce avec véhémence le travail excessif et exténuant, qu’il n’hésite pas à assimiler au « plus terrible fléau qui ait jamais frappé l’humanité » (Lafargue, 1969). Un ouvrage dans lequel il ne se contente pas de dresser des portraits-charges à l’encontre des industriels qui tirent profit d’un tel phénomène, mais fustige aussi le prolétariat lui-même parce que – reprenons son vocabulaire – une furibonde et moribonde passion se serait emparée de lui, l’aurait avili et atteint tant physiquement que cérébralement ; parce qu’une étrange folie posséderait ses membres : celle de se tuer de surtravail en produisant comme des maniaques. Avec le recul, on ne peut qu’être frappé par la résonance psychopathologique d’un tel texte, sur cette insistance à montrer que les ouvriers, loin de se contenter de se résigner, participeraient activement à leur propre exploitation parce que fortement mobilisés dans et pour les tâches qui leur sont imposées, fussent-elles les plus ingrates, les plus besogneuses, les plus dures, les plus dangereuses. Difficile ici de ne pas citer Le sabotage du syndicaliste Émile Pouget ; un autre ouvrage phare édité au tout début du xxe siècle qui dresse la liste des différentes manières de s’y prendre pour en faire moins que ce que les employeurs exigent, voire pour bloquer la machine productive (Pouget, 1911). On sait que le mouvement syndical, au terme d’une longue série de controverses, avait en effet lancé, lors du congrès de Toulouse de 1897, un appel en ce sens.
10Mais l’on ne saurait, ici, se contenter de se référer au seul mouvement ouvrier organisé, aux seuls appels militants (politiques ou syndicalistes) à la résistance, aux grandes grèves qui ont marqué son histoire, sous peine de donner à penser que celle-ci ne serait pas déjà là, selon des modalités fort diverses, à l’œuvre dans les pratiques quotidiennes du monde du travail et ne pourrait advenir qu’au terme d’une conscientisation. Il faut donc analyser le travail en train de se faire et l’action collective « comme des réalités enchevêtrées », « dégager les racines sociales de l’action collective, ses conditions d’émergence comme ses modes d’expression… » (Bouquin, 2008). Dans une magnifique préface au Sublime de Poulot et plus tard dans un article de la revue Le mouvement social (1983), Alain Cottereau nous met précisément en garde contre une telle coupure entre conscience militante et pratique ouvrière quotidienne et s’attache, en historien, à débusquer maintes et maintes pratiques de résistance, avec le souci de montrer que ces dernières s’intégraient dans une culture plus vaste, dans une façon de gérer au mieux un cours de vie au travail. Cette résistance à l’usure prématurée au travail est contemporaine de la montée de la pression productiviste propre au capitalisme industriel du début du xixe siècle. Elle l’accompagne et vient doubler son expansion en tentant d’opposer une limite à son appétit illimité, insatiable et à sa puissance dévastatrice. Nulle figure de la résistance au travail ne semble a priori plus proche de la simple conservation. Résister signifie ici opposer une force à une force qui tend à détruire sa force de travail, sauver coûte que coûte le corps qui la contient, ou pour le moins retarder le temps de l’usure et, à terme, de l’épuisement, de la destruction. C’est bien ici une histoire de vie et de mort, une lutte à la vie à la mort. Pourtant, même sous cette forme-là, résister signifie aussi ne point faire sien le mode de vie requis par la montée de la pression productiviste, et tout particulièrement les valeurs et normes qui l’accompagnaient, tenter de ne pas s’inscrire dans le seul moment de la consommation productive du capital, de ne pas être qu’un sujet assujetti se laissant, pourrait-on dire, vampiriser, vider de sa substance vitale par ce dernier, se donnant entièrement à lui, telle une victime lors d’un sacrifice expiatoire. Un sujet qui, une fois usé, voire épuisé, ne peut être que mis au rebut ou à la casse. La recherche sociologique présente témoigne de l’actualité de cette figure-là de la résistance. Nombre de salariés refusent, pour reprendre leurs propres termes, « de se laisser crever au travail ». Certains s’aménagent des temps pour souffler, pour économiser leur force, leur énergie, à même leur poste de travail ; d’autres contournent les travaux les plus pénibles ou se retirent à temps de la situation de travail, avant la survenue de l’usure, lorsque cela est possible (Roche, 2005).
11L’investigation, ici, a été guidée par quatre grands types de questions : Qu’est-ce que résister ? Qu’est-ce qui résiste ? À quoi résiste-t-on ? Comment résiste-t-on ?
Qu’est-ce que résister ?
12Au fond, on pourrait dire que toute chose devient résistante dès lors que son effort pour persévérer dans son être rencontre une force qui tend à l’amoindrir, à la contrarier, voire à lui ôter son existence. Une telle formulation nous invite à comprendre que partout où il y a du vivant, il y a aussi de la résistance. Son étymologie (stare) peut nous aider à penser cela, à saisir l’être qui stationne, qui marque un temps d’arrêt. « Toute chose, autant qu’il est en elle, résiste à toute chose qui diminue sa puissance de persévérer dans son être » (Spinoza, 1985). « Toute force, en même temps qu’elle est affectée par une autre force, suscite une résistance qui contrecarre, à défaut d’arrêter, l’action de la première » (Foucault, 1976). « Toute chose » selon Spinoza ; « toute force » selon Foucault. Le choix de ces termes indique bien que la résistance en tant que telle n’est pas un phénomène proprement humain. Ces deux auteurs nous invitent ici à engager la réflexion sur la généralisation de sa loi physique. Pour eux, la résistance est immanente à tout objet, relève plutôt du contre être que du devoir être. Que la résistance, cependant, ne soit pas un phénomène spécifiquement humain ne nous exonère pas, bien au contraire, de penser la spécificité de sa détermination, de sa manifestation et de son sens dans l’ordre humain. Peut-être pourrions-nous alors comprendre pourquoi l’homme s’épuisait moins vite, résistait mieux que le cheval dans le camp de Kolyma (Chalamov, 1980). Se situerait-elle hors de tout axe axiologique ? Son activation ne relèverait-elle pas, aussi, d’un registre éthique et politique ? Cette notion, en fait, apparaît très tôt dans le vocabulaire juridique et politique où elle figure – au moins dans l’ordre du discours – en tant que droit et devoir. La résistance à l’oppression constitue en effet un des quatre droits naturels et on ne cesse aujourd’hui de l’évoquer même si on préfère parfois la nommer « terrorisme »… ce n’est pas le lieu ici d’en retracer, même de façon concise, l’histoire.
Qu’est-ce qui résiste ?
13« Dès qu’il y a de l’étant ou de l’état, il suscite et bute sur une résistance qui le tord irrésistiblement et le fissure irréversiblement… Tout état est flanqué de son double qui le contre et le hante, tout étant est bordé de son ombre qui le limite et le presse de l’intérieur » (Proust, 1997). La résistance s’inscrit dans cette loi du contre qui trouve à se décliner autour de la problématique des rapports de pouvoir et plus globalement de celle des articulations et tensions entre l’institutionnel et l’intrapsychique. Quelle théorie du sujet pour éclairer ces mouvements dialectiques ? Peut-on assimiler cette part rebelle de la subjectivité et la subjectivation ? Ou faut-il plutôt penser la résistance comme une expérience de subjectivation ?
14Dans le prolongement de ces questions, on peut souligner le lien entre affect et résistance. « Étale une belle indifférence ; mais entretiens secrètement ta colère. Elle pourra servir. » Jean Texcier avait écrit et diffusé clandestinement en août 1940 dans un Paris meurtri et plutôt anesthésié une petite brochure composée de 33 conseils adressés à l’occupé. Celui-ci – le vingt et unième – nous paraît le plus précieux d’entre tous car introduisant l’affect colère (Texcier, 1945). Certains, pourtant, seraient tentés de ne pas nous suivre sur ce chemin, en nous objectant qu’il nous faut, au contraire, la proscrire parce qu’elle serait une passion aveugle, violente, dévastatrice, parce qu’elle empoisonnerait l’esprit, serait « mauvaise conseillère » et ferait « perdre la raison » à celui-là même qui en serait possédé. Mais objecter cela, c’est oublier de l’inscrire dans une dynamique affective ; c’est oublier de voir qu’elle est, une fois prise dans cette perspective, préférable à toutes les passions qui fixent l’homme dans l’impuissance. Préférable à la peur, à la crainte, au sentiment de culpabilité, à la honte… Mais faisons encore un pas supplémentaire. S’il nous fallait désigner l’affect de la résistance, ce serait, à la suite de Françoise Proust, plus vers l’indignation que la colère que nous nous tournerions. Pourquoi ? Parce que l’indignation introduit du tiers, projette celui qui l’éprouve hors de la relation purement duelle. Qu’est-ce qui en effet suscite l’indignation sinon un mal fait à un tiers, sinon le non-respect de sa dignité, de sa qualité proprement humaine. Qu’est-ce que l’indignation sinon une colère éprouvée lorsqu’une injustice est commise contre un tiers, lèse celui-ci dans son intégrité même ? L’indignation opère tel un convecteur d’énergie. Elle est encore triste et réactive parce que liée à la haine de celui qui commet le mal mais déjà joyeuse et active, voire inventive parce que permettant d’exprimer de la bienveillance vis-à-vis de celui qui est victime d’injustice. Elle soulève celui qui l’éprouve, l’aidant, ce faisant, à sortir du ressentiment dans lequel il était englué et à offrir moins de prises aux passions tristes, à être moins sujet à cela. Parce que l’indignation repose sur l’identification à autrui. Elle est alors communicable, partageable. Elle a le pouvoir de se transmettre, de se diffuser bien au-delà de la première relation triangulaire, de parcourir les rapports sociaux. Enfin, parce qu’elle dépersonnalise les relations, on est moins, à terme, en colère contre quelqu’un que révolté par le fait qu’une telle injustice soit possible dans un système social et politique donné. Parce qu’elle n’existe guère, enfin, sans son envers. Il n’y a pas d’indignation contre l’injustice sans enthousiasme pour la justice. Si la colère, l’indignation, le courage nous poussent à ne plus supporter l’insupportable, à quelles conditions cette réaction s’affirme-t-elle et est-elle partagée ?
À quoi résiste-t-on ?
15Concrètement à quoi résiste-t-on aujourd’hui ? Pour nombre de salariés, l’effort de résistance vise moins à protéger leur corps que leur métier, que le sens de leur travail et, au-delà, de leur mission. C’est particulièrement le cas de ceux qui, dans une fonction d’accueil des usagers, doivent faire face au déchaînement de la rationalité instrumentale, au processus de réification de la relation qu’ils nouent avec eux. Sans doute est-on de prime abord frappé ici par le caractère massif, multiforme et exacerbé de la souffrance générée ou suscitée par un tel déchaînement et par la diversité des procédures de défense qu’ils sont contraints de mettre en œuvre afin de la contenir peu ou prou. Mais on peut aussi y repérer quelques points de résistance à la réification, à l’endroit même où, à première vue, ne semblent proliférer que des procédures défensives. Des actes y sont posés, qui tentent de re-signifier le rapport au travail, d’y introduire un axe axiologique, en se référant à un agir co-subjectivant. Des actes qui retentissent positivement sur la qualité même de cette relation dite « de service ».
16Toute résistance est donc résistance de et résistance à. Mais sans doute l’homme n’a-t-il pas seulement à résister à ce qui, de l’extérieur ou d’en haut, vient s’imposer à lui, le contraindre, voire l’écraser, contrarier voire empêcher l’affirmation de sa puissance d’agir, de penser, d’exister mais aussi et surtout peut-être à lui-même ou plutôt à ce qui, en lui, tend à céder à la défense afin de ne pas réveiller un douloureux et parfois insupportable sentiment d’abandon (Mendel, 1992) ; afin de pouvoir bénéficier de quelques reconnaissances et honneurs ou tout simplement encore de pouvoir vivre tranquillement, loin du tumulte et des tourments, en se mettant « au service des biens » et donc de ceux qui ont des biens…
Comment résiste-t-on ?
17Se souvient-on encore de Benjamin Fondane : « Tant que la réalité sera telle qu’elle est, de manière ou d’autre, par le poème, par le cri, par la foi ou le suicide, l’homme témoignera de son irrésignation, dût cette irrésignation être – ou paraître – absurdité ou folie. Il n’est pas dit, en effet, que la folie ne doive jamais finir d’avoir raison de la raison » (Fondane, 1936). Irrésignation est ici un autre nom pour dire résistance, ou simplement refus de ce qui est, d’un étant que l’on ne peut pas accepter à l’état, d’une certaine disposition des êtres et des choses qui choque la conscience éthique. Mais ce sur quoi l’homme s’appuie pour résister ne pourra jamais être complètement énoncé. Aux ressources de la poésie ou du cri, certains préfèrent, à un moment donné, former des « cercles de silence » ou opposer à l’oppression leur vitalité elle-même, fût-elle, parfois, désespérée. Et ce jusqu’au bout, quitte à être assassiné. Car l’individu peut faire feu de tout ce qui a été déposé en lui par la socialisation elle-même. Il peut faire feu des normes, des valeurs, et de cela même, parfois, qui a pu participer de son assujettissement. La résistance peut en effet prendre parfois la forme d’un retournement de ce qui assujettit contre l’assujettissement lui-même.
Condition de la subjectivation et de la transformation sociale
18On peut sans doute convenir que nombre de résistances, aujourd’hui, semblent suffisamment fortes pour être en mesure de limiter, de contrarier les processus auxquels elles s’opposent, voire parfois de les rendre inopérants, sans prise réelle sur ceux qu’ils visent ; elles semblent, par contre, impuissantes à réorienter les pratiques vers de nouveaux champs, de nouveaux horizons et, ce faisant, risquent donc, à terme, d’enfermer ceux qui les mettent en œuvre dans une identité essentiellement négative. Pourtant, toute résistance témoigne d’un potentiel stratégique dans la mesure où son exercice permet de gagner du temps et de l’espace. De la marge. Et donc aussi du souffle et de l’air. Elle est peut-être d’abord ce qui permet de ne pas étouffer tout à fait sous la chape de plomb. Sans pouvoir généralement sortir du cadre spatio-temporel imposé par l’autre dominant, en habitant à sa manière le temps de ce dernier, en parcourant à sa manière son espace et en développant « la liberté buissonnière des pratiques ». Dans les déterminations de l’institution s’insinuent toujours des inventions techniques, des résistances morales, une esthétique de coups, une éthique de la ténacité, « ces mille manières de refuser l’ordre établi, le statut de loi, de sens ou de fatalité » ; « l’ordre est joué par un art » (de Certeau, 1980). La résistance peut aussi s’exprimer par une saisie des opportunités, lorsqu’elles se présentent, au vol, pourrait-on dire. Non pas en se contentant d’attendre des jours meilleurs mais en travaillant activement à leur venue.
19Par là, elle est le concept même de la possibilité de la subjectivation. Car la persévérance dans l’être propre au conatus ne peut s’affirmer sans qu’il y ait – à un moment donné – refus. On a insisté sur l’affect indignation. Point focal à partir duquel, par lequel, et dans lequel s’opère le processus d’inversion. Seule l’indignation, lorsqu’elle est partagée, lorsqu’elle se généralise, devenant l’affaire non de quelques-uns mais du plus grand nombre, peut non seulement contrarier le processus de destruction et de décomposition de la vie, non seulement le stopper mais l’inverser, le transformer en processus de reconstruction et de recomposition de la vie. Seule l’indignation peut transformer une somme d’individus atomisés en collectif et peut permettre le passage de la résistance individuelle à la résistance collective. Dans cette perspective, la résistance devient aussi le concept même de la possibilité de la subjectivation collective, et donc de la transformation sociale, de l’histoire.
20C’est à l’ensemble de ces questions que les auteurs de ce numéro, dans une perspective résolument pluridisciplinaire, ont été invités à répondre à partir de leurs expériences d’intervention et de recherche dans le monde du travail, de l’éducation, de leurs pratiques thérapeutiques, de leurs analyses d’œuvres littéraires ou cinématographiques…
Bibliographie
Bibliographie
- Bouquin, S. (sous la direction de). 2008. Résistances au travail, Paris, Syllepse.
- Bove, L. 2007. La stratégie du conatus, affirmation et résistance chez Spinoza, Paris, Vrin.
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- Spinoza, B. 1985. L’éthique, Paris, Gallimard, coll. « Idées ».
- Texcier, J. 1945. Écrit dans la nuit, Paris, La nouvelle édition.
- Zaltzman, N. 1999. De la guérison psychanalytique, Paris, puf.